HOMÉLIE 28

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique des saints Nérée et Achille, le jour de leur fête

 

Lecture du saint Évangile selon saint Jean : (4, 46-53)

En ce temps-là, il y avait un officier du roi dont le fils était malade à Capharnaüm. Comme il avait entendu dire que Jésus venait de Judée en Galilée, il alla vers lui et le pria de descendre pour guérir son fils, qui était à la mort. Jésus lui dit : «Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas.» L'officier du roi lui dit : «Seigneur, viens avant que mon fils ne meure.» Jésus lui dit : «Va, ton fils vit.»

L'homme crut ce que lui disait Jésus et partit. Comme il s'en retournait, ses serviteurs vinrent au-devant de lui et lui annoncèrent que son fils vivait. Il leur demanda l'heure à laquelle il s'était trouvé mieux, et ils lui dirent : «Hier, à la septième heure, la fièvre l'a quitté.» Le père reconnut alors que c'était l'heure à laquelle Jésus lui avait dit : «Ton fils vit.» Et il crut, lui et toute sa maison.

 

 

La lecture du saint évangile que vous venez d'entendre, mes frères, n'a pas besoin d'explication. Mais pour que je ne paraisse pas l'avoir laissée passer sans rien dire, je vous en parlerai quand même en quelques mots, plutôt pour vous exhorter que pour vous l'expliquer.

Je ne vois d'ailleurs qu'un point dont il nous faille chercher l'explication, c'est de savoir pourquoi cet homme venu demander la guérison de son fils s'est entendu dire : «Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas.» N'est-il pas évident qu'il croyait, cet homme qui implorait la guérison de son fils ? Aurait-il imploré cette guérison de la part du Seigneur, s'il n'avait pas cru qu'il était le Sauveur ? Pourquoi donc Jésus dit-il : «Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas», à celui qui a cru avant de voir un signe ?

Souvenez-vous pourtant de ce que cet homme a demandé, et vous verrez clairement qu'il a douté dans sa foi. Car il a prié Jésus de descendre pour guérir son fils. Il désirait donc la présence corporelle du Seigneur, alors que celui-ci n'est absent d'aucun lieu par son esprit. L'officier royal ne croyait donc pas assez fermement en Jésus, puisqu'il ne le jugeait pas capable de rendre la santé sans être physiquement présent. Si la foi de cet homme avait été parfaite, il aurait été persuadé qu'il n'y a pas de lieu où Dieu ne soit présent. Il a ainsi considérablement manqué de foi, parce qu'il n'a pas rendu honneur à la Majesté [du Seigneur], mais à sa seule présence corporelle. Il a donc demandé la guérison de son fils, mais sa foi se mêlait de doute, puisque tout en croyant que celui à qui il s'adressait avait le pouvoir de guérir, il a toutefois pensé qu'il était absent d'auprès de son fils mourant. Mais le Seigneur, qu'il supplie de venir, lui montre qu'il est déjà là où il l'invite : d'un simple commandement, il rend la santé, lui dont la volonté a créé toutes choses.

2. Il nous faut ici considérer avec grande attention ce que le témoignage d'un autre évangéliste nous apprend du centurion qui vient au Seigneur et lui dit : «Seigneur, mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie, et il souffre cruellement.» Jésus lui répond aussitôt : «J'irai le guérir.» (Mt 8,6-7). Pourquoi donc notre Rédempteur refuse-t-il d'aller corporellement auprès du fils de l'officier royal, qui lui avait pourtant demandé de venir, alors qu'il promet d'aller corporellement auprès du serviteur du centurion, sans cependant qu'on l'en ait prié ? Il ne consent pas à se rendre par lui-même auprès du fils de l'officier royal; il ne refuse pas d'aller auprès du serviteur du centurion. Pourquoi cette manière d'agir, sinon pour réprimer notre orgueil, qui ne nous inspire de l'estime que pour les honneurs et les richesses des hommes, et non pour leur nature faite à l'image de Dieu ? Quand nous jaugeons les biens dont les gens s'entourent, il est clair que nous ne nous soucions pas de leur être intérieur; et lorsque nous considérons leur aspect physique, pourtant bien digne de mépris, nous ne nous intéressons pas à ce qu'ils sont. Mais notre Rédempteur ne voulut pas aller auprès du fils de l'officier royal, et se montra prêt à se rendre auprès du serviteur du centurion, pour bien faire voir que les saints doivent mépriser ce qui est élevé pour les hommes, et ne pas mépriser ce que les hommes jugent digne de mépris. Notre orgueil se trouve ainsi blâmé, lui qui ne sait pas estimer les hommes par ce qui les fait hommes, et qui ne regarde, comme nous l'avons dit, que les choses extérieures qui les environnent, sans considérer leur nature, ni reconnaître l'honneur de Dieu en eux. Voici que le Fils de Dieu ne veut pas se rendre auprès du fils de l'officier royal, et qu'il est prêt pourtant à aller guérir le serviteur. Si le serviteur de tel ou tel nous demandait de nous rendre auprès de lui, aussitôt notre orgueil nous répondrait en secret dans notre pensée : «N'y va pas! Ce serait t'abaisser, te déshonorer, et avilir ta charge.» Celui qui vient du Ciel ne refuse pas d'aller sur terre auprès d'un serviteur, et nous qui venons de la terre, nous n'acceptons cependant pas d'être humiliés sur terre. Quoi de plus vil, quoi de plus méprisable devant Dieu que de rechercher la considération des hommes et de ne pas craindre le regard du témoin intérieur !

Aussi le Seigneur dit-il aux pharisiens dans le saint évangile : «Vous êtes de ceux qui se font passer pour justes devant les hommes; mais Dieu connaît vos coeurs, et ce qui est élevé aux yeux des hommes est abominable aux yeux de Dieu.» (Lc 16,15). Remarquez, mes frères, remarquez bien ces paroles. Car s'il est vrai que ce qui est élevé aux yeux des hommes est abominable aux yeux de Dieu, alors les pensées de notre coeur sont d'autant plus basses aux yeux de Dieu qu'elles sont plus hautes aux yeux des hommes, et l'humilité de notre coeur est d'autant plus haute aux yeux de Dieu qu'elle est plus basse aux yeux des hommes.

3. Tenons donc pour rien ce que nous faisons de bien. Ne nous laissons pas exalter par nos travaux, ni élever par l'abondance ou la gloire. Si la profusion de toutes sortes de biens nous gonfle d'orgueil, nous sommes dignes du mépris de Dieu. Au contraire, le psalmiste déclare à propos des humbles : «Le Seigneur garde les petits enfants.» (Ps 116,6). Et parce que ceux qu'il appelle de petits enfants sont les humbles, sitôt après avoir exprimé cette sentence, il ajoute une réflexion comme pour répondre à notre désir de savoir ce que Dieu fera pour ces humbles : «Je me suis humilié, et il m'a délivré.»

Voilà ce à quoi il vous faut bien réfléchir, mes frères, voilà ce que vous devez méditer avec toute l'attention possible. N'estimez pas dans vos proches les biens de ce monde. N'ayant que Dieu en vue dans les hommes, ne rendez honneur qu'à leur nature faite à l'image de Dieu - je ne parle pourtant ici que des hommes qui ne sont pas vos supérieurs. Vous observerez cela vis-à-vis de vos proches si vous commencez vous-mêmes par ne pas laisser vos coeurs se gonfler d'orgueil. Car celui que les choses éphémères exaltent encore ne sait pas respecter dans son prochain ce qui dure. Ne considérez donc pas en vous-mêmes ce que vous avez, mais ce que vous êtes.

Voyez comme il s'enfuit, ce monde qu'on aime! Ces saints auprès de la tombe desquels nous sommes assemblés ont foulé aux pieds avec mépris un monde florissant. On y jouissait d'une longue vie, d'une santé continuelle, de l'abondance matérielle, de la fécondité dans les familles, de la tranquillité dans une paix bien établie. Et ce monde qui était encore si florissant en lui-même était pourtant déjà flétri dans leur coeur. Alors que tout flétri qu'il soit maintenant en lui-même, il demeure toutefois florissant dans nos coeurs. Partout la mort, partout le deuil, partout la désolation; de tous côtés nous sommes frappés, de tous côtés nous sommes abreuvés d'amertumes; et cependant, dans l'aveuglement de notre esprit, nous aimons jusqu'aux amertumes goûtées dans la concupiscence de la chair, nous poursuivons ce qui s'enfuit, nous nous attachons à ce qui tombe. Et comme nous ne pouvons retenir ce qui tombe, nous tombons avec ce que nous tenons embrassé dans son écroulement.

Si le monde nous a autrefois captivés par l'attrait de ses plaisirs, c'est désormais lui qui nous renvoie à Dieu, maintenant qu'il est rempli de si grands fléaux. Songez bien que ce qui court dans le temps ne compte pas. Car la fin des biens transitoires nous montre assez que ce qui peut passer n'est rien. L'écroulement des choses passagères nous fait voir qu'elles n'étaient presque rien, même quand elles nous semblaient tenir ferme. Avec quelle attention, frères très chers, nous faut-il donc considérer tout cela! Fixez votre coeur dans l'amour de l'éternité; et sans plus chercher à atteindre les grandeurs de la terre, efforcez-vous de parvenir à cette gloire dont votre foi vous donne l'assurance, par Jésus Christ notre Seigneur, qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.