HOMÉLIE 26

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique du bienheureux Jean, dite Constantinienne

 

Lecture de l'évangile de Jean : (20, 19-31)

En ce temps-là, le soir de ce même jour, le premier de la semaine, les portes du lieu où se trouvaient les disciples étaient fermées par crainte des Juifs; Jésus vint, et se tenant au milieu d'eux, il leur dit : "La paix soit avec vous !" En disant cela, il leur montra ses mains et son côté. Alors les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur. Il leur dit de nouveau : "La paix soit avec vous ! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie." Et ayant dit cela, il souffla sur eux et il leur dit : "Recevez l'Esprit saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus."

Or Thomas, l'un des Douze, surnommé Didyme, n'était pas avec eux quand vint Jésus. Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur." Mais il leur dit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets pas mon doigt à la place des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas."

Huit jours après, les disciples se trouvaient de nouveau à l'intérieur, et Thomas était avec eux. Jésus vint, les portes étant fermées, et se tenant au milieu d'eux, il leur dit : "La paix soit avec vous !" Puis il dit à Thomas : "Mets ton doigt ici, et regarde mes mains; approche aussi ta main, et mets-la dans mon côté; et ne sois plus incrédule, mais croyant." Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu !" Jésus lui dit : "Parce que tu m'as vu, Thomas, tu as cru; bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru."

Jésus fit encore devant ses disciples une multitude d'autres miracles, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Mais ceux-ci ont été écrits pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant, vous ayez la vie en son nom.

 

A la lecture de cet évangile, une première question agite notre esprit : comment le corps du Seigneur, une fois ressuscité, est-il resté un véritable corps, alors qu'il a pu entrer auprès des disciples malgré les portes fermées ? Mais nous devons savoir que l'action divine n'aurait plus rien d'admirable si elle était comprise par la raison, et que la foi n'aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait des preuves expérimentales. De telles Ïuvres de notre Rédempteur, qui ne peuvent en rien se comprendre par elles-mêmes, doivent être méditées à la lumière de ses autres actions, en sorte que nous soyons amenés à croire à ces faits merveilleux par d'autres qui le sont plus encore. Car ce corps du Seigneur qui s'est introduit auprès de ses disciples malgré les portes fermées est le même que sa Nativité fit sortir aux yeux des hommes du sein fermé de la Vierge. Il ne faut donc pas s'étonner si notre Rédempteur, après être ressuscité pour vivre à jamais, est entré malgré les portes fermées, puisque venant [en ce monde] pour mourir, il est sorti du sein de la Vierge sans l'ouvrir.

Comme la foi de ceux qui regardaient ce corps visible demeurait hésitante, le Seigneur leur montra aussitôt ses mains et son côté; il leur présenta à toucher cette chair qu'il venait d'introduire malgré les portes fermées. En cela, il a manifesté deux choses étonnantes, et fort contradictoires entre elles au regard de la raison humaine, puisqu'après sa Résurrection, son corps se révélait tout à la fois incorruptible et tangible. Or, ce qui se touche se corrompt nécessairement, et ce qui ne se corrompt pas ne peut être touché. Mais d'une manière qui force l'étonnement et dépasse l'entendement, notre Rédempteur nous a donné à voir après sa Résurrection un corps à la fois incorruptible et tangible : en le montrant incorruptible, il nous invitait à la récompense; en le donnant à toucher, il nous confirmait dans la foi. Il se fit donc voir à la fois incorruptible et tangible, pour bien manifester qu'après sa Résurrection, son corps restait de même nature, mais qu'il était élevé à une gloire tout autre.

2. Il leur dit : "La paix soit avec vous ! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie." C'est-à-dire : "De même que moi qui suis Dieu, le Père qui est Dieu m'a envoyé; moi qui suis homme, je vous envoie, vous qui êtes des hommes." Le Père a envoyé le Fils en décidant qu'il s'incarnerait pour la rédemption du genre humain. Il a voulu que celui-ci vînt dans le monde pour souffrir, et cependant il a aimé ce Fils qu'il envoyait pour souffrir. Les apôtres qu'il a choisis, le Seigneur ne les envoie pas non plus dans le monde pour en goûter les joies, mais il les envoie, tout comme lui-même a été envoyé, pour y souffrir. Ainsi, de même que le Père aime le Fils et l'envoie quand même pour souffrir, le Seigneur aime aussi ses disciples et les envoie quand même dans le monde pour y souffrir. C'est pourquoi il affirme : "Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie." Autrement dit : "En vous envoyant au milieu des pièges des persécuteurs, je vous aime de cette même charité dont m'aime le Père, qui m'a fait venir [dans le monde] pour y endurer les souffrances."

"Etre envoyé" peut pourtant s'entendre aussi dans l'ordre de la nature divine [du Christ]. En effet, on dit du Fils qu'il est envoyé par le Père en ce qu'il est engendré par le Père. Bien que le Saint-Esprit, qui est égal au Père et au Fils, ne se soit pas incarné, le Fils témoigne qu'il l'envoie, en disant : "Lorsque viendra le Paraclet, que je vous enverrai d'auprès du Père." (Jn 15, 26). Si l'on ne devait comprendre "être envoyé" qu'au seul sens de "s'incarner", il est évident qu'on ne pourrait aucunement dire du Saint-Esprit qu'il est envoyé, puisqu'il ne s'est nullement incarné. Mais sa "mission" [missio : le fait d'être envoyé] est la procession en vertu de laquelle il procède du Père et du Fils. C'est pourquoi, de même qu'on dit de l'Esprit qu'il est envoyé en tant qu'il procède, on peut aussi dire du Fils, sans se tromper, qu'il est envoyé en tant qu'il est engendré.

3. "Et ayant dit cela, il souffla sur eux et il leur dit : ÐRecevez l'Esprit saint.ð" Il nous faut chercher pourquoi Notre-Seigneur nous a donné le Saint-Esprit, une première fois durant son séjour sur la terre, puis une autre fois depuis qu'il règne au Ciel. Car nulle part ailleurs, on ne nous indique clairement que l'Esprit-Saint est donné, si ce n'est ici, où il est reçu dans un souffle, et, postérieurement, quand il se révèle comme venant du Ciel sous forme de langues multiples (cf. Ac 2,1-4). Pourquoi donc est-il d'abord donné aux disciples sur la terre, puis envoyé du Ciel, sinon parce qu'il y a deux préceptes de charité, l'amour de Dieu et l'amour du prochain ? L'Esprit nous est donné sur la terre pour aimer le prochain, et il nous est donné du Ciel pour aimer Dieu. De même qu'il n'y a qu'une seule charité, mais deux préceptes, il n'y a aussi qu'un seul Esprit, mais il est donné deux fois : la première fois par le Seigneur séjournant sur la terre, la seconde fois du haut du Ciel. N'est-ce pas par l'amour du prochain qu'on apprend comment parvenir à l'amour de Dieu ? D'où la parole de Jean : "Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ?" (1 Jn 4,20)

Si dès avant la Résurrection, l'Esprit saint a résidé dans les cÏurs des disciples pour les amener à la foi, il ne leur fut cependant donné visiblement qu'après la Résurrection. Aussi est-il écrit : "L'Esprit n'avait pas encore été donné, parce que Jésus n'avait pas encore été glorifié." (Jn 7, 39)

Moïse dit au même sujet : "Ils ont sucé le miel du rocher et l'huile de la roche dure." (Dt 32,13). Or, quand bien même on étudiera tout l'Ancien Testament, on n'y trouvera aucun fait d'histoire correspondant. Le peuple n'y suce nulle part le miel du rocher, non plus que l'huile. Mais puisque, d'après le mot de Paul, "le Rocher était le Christ" (1 Co 10,4), ceux qui ont vu les faits et les miracles de notre Rédempteur ont sucé le miel du Rocher. Et ils ont sucé l'huile de la Roche dure, car après sa Résurrection, ils ont mérité d'être oints par l'effusion de l'Esprit saint. C'est donc pour ainsi dire un Rocher encore peu ferme qui a donné le miel, quand le Seigneur, encore mortel, a montré la douceur de ses miracles aux disciples. Mais l'huile s'est écoulée d'une Roche dure, puisque le Seigneur, qui ne peut plus souffrir après sa Résurrection, a répandu le don de son onction sainte par le souffle de l'Esprit.

4. C'est de cette huile que le prophète affirme : "Le joug pourrira par la présence de l'huile." (Is 10, 27). Le démon nous tenait sous le joug de sa domination, mais nous avons été oints par l'huile de l'Esprit saint. Et le joug de la domination du démon a pourri du fait que la grâce de la liberté nous a oints, comme l'atteste Paul : "Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté." (2 Co 3,17)

Sachons-le bien : si les disciples ont commencé par posséder l'Esprit-Saint pour vivre eux-mêmes dans l'innocence et se rendre utiles à un petit nombre par leur prédication, ils ont reçu ce même Esprit de manière visible après la Résurrection du Seigneur, pour pouvoir se rendre utiles non plus seulement à quelques personnes, mais à un grand nombre.

D'où la parole qui accompagne ce don de l'Esprit : "Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus." Il fait bon considérer à quel sommet de gloire Dieu fait parvenir ces disciples qu'il avait appelés à de si lourdes humiliations. Voici que non seulement il les rassure pour eux-mêmes, mais il leur accorde aussi le pouvoir de relâcher autrui de ses chaînes et d'exercer la primauté du jugement céleste, en sorte que tenant la place de Dieu, ils retiennent les péchés à certains et les pardonnent à d'autres. C'est bien ainsi que méritaient d'être élevés par Dieu ceux qui avaient consenti pour lui à un tel abaissement. Voyez : ceux qui craignent le sévère jugement de Dieu deviennent juges des âmes; et ceux qui redoutaient leur propre condamnation condamnent ou libèrent les autres.

5. Ce sont sans aucun doute les évêques qui tiennent aujourd'hui la place de ces disciples. Ceux qui se voient confier la juridiction [épiscopale] reçoivent le pouvoir de lier et de délier. L'honneur est grand, mais la responsabilité correspondant à cet honneur est lourde. Il est dur, pour ceux qui ne savent pas tenir les rênes de leur propre vie, de devenir juges de la vie des autres. Or il n'est pas rare d'en voir certains exercer une charge de juge alors qu'ils ne mènent pas une vie en harmonie avec une telle fonction. Il leur arrive fréquemment, ou bien de condamner ceux qui ne le méritent pas, ou bien d'absoudre autrui quoiqu'ils soient eux-mêmes liés. Souvent, pour lier ou délier leurs ouailles, ils ont égard aux inclinations de leur volonté propre, et non à la gravité des fautes jugées. Il s'ensuit qu'ils perdent ce pouvoir de lier et de délier, pour l'avoir exercé selon leur volonté propre, et non selon ce qu'exigeait la conduite de leurs pénitents.

Il advient souvent que les pasteurs se laissent guider par leur aversion ou leur sympathie envers un de leurs proches. Or ils ne peuvent juger dignement les causes de leurs ouailles, ceux qui suivent en cela leur aversion ou leur sympathie. C'est pourquoi le prophète dit fort justement : "Ils faisaient périr des âmes qui ne sont pas mortes, et ils faisaient vivre des âmes qui ne vivent pas." (Ez 13,19). Il fait périr quelqu'un qui n'est pas mourant, celui qui condamne un juste; et il s'efforce de faire vivre quelqu'un qui ne pourra vivre, celui qui tente d'épargner à un coupable le supplice qu'il mérite.

6. Il faut donc bien examiner chaque cas avant d'exercer le pouvoir de lier et de délier. Il faut voir la faute qui a précédé, et la pénitence qui a suivi cette faute, en sorte que ce soit bien ceux que le Dieu tout-puissant visite par la grâce de la componction qui soient absous par la sentence du pasteur. En effet, l'absolution du prélat n'est valide que si elle suit la décision du Juge intérieur.

La résurrection de Lazare, mort depuis quatre jours, exprime bien cette vérité; elle la manifeste en ce que le Seigneur commença par appeler le mort et lui rendit la vie, en disant : "Lazare, viens dehors !" (Jn 11,43), et que celui-ci étant sorti vivant du sépulcre, il fut ensuite délié par les disciples, comme il est écrit : "Lorsque celui qui était lié par des bandelettes fut sorti, le Seigneur dit à ses disciples : ÐDéliez-le et laissez-le aller.ð" (Jn 11,44). Vous voyez que les disciples délient vivant celui qui, mort, avait été ressuscité par le Maître. Car s'ils avaient délié Lazare quand il était encore mort, ils auraient plutôt découvert sa puanteur que fait paraître leur pouvoir. Il nous faut tirer de cette remarque l'observation suivante : nous devons délier, par notre autorité pastorale, seulement ceux dont nous reconnaissons que notre Créateur leur a rendu la vie en les ressuscitant par sa grâce. Et leur retour à la vie commence à se manifester par la confession des péchés, avant même d'avoir pu se traduire en Ïuvres de justice. C'est pourquoi le Seigneur ne dit pas à Lazare, qui était mort : "Revis !" mais : "Viens dehors !" Tout pécheur qui dissimule sa faute dans sa conscience se cache et se terre en lui-même au fin fond de son âme. Mais le mort vient dehors lorsque le pécheur confesse spontanément son iniquité. Lazare s'entend donc dire : "Viens dehors !" comme n'importe quel homme mort en son péché pourrait s'entendre dire clairement : "Pourquoi caches-tu ta faute dans ta conscience ? Avance au-dehors en confessant cette faute, toi qui te dissimules au-dedans en refusant de l'avouer." Ainsi, que le mort vienne dehors, c'est-à-dire que le pécheur confesse sa faute. Et que les disciples délient celui qui vient dehors, c'est-à-dire que les pasteurs de l'Eglise lui retirent la peine qu'il avait méritée, puisqu'il n'a pas eu honte de confesser ce qu'il avait fait.

J'ai donné ces quelques indications sur l'ordre à observer pour absoudre, afin que les pasteurs de l'Eglise ne s'appliquent à lier ou à délier qu'avec un grand discernement. Mais que la sentence par laquelle le pasteur lie soit juste ou injuste, elle doit être respectée par les fidèles, de peur que celui qui la subit, bien qu'il ait peut-être été lié injustement, n'en vienne à mériter par une autre faute cette sentence qui le lie. Que le pasteur craigne donc d'absoudre ou de lier sans réfléchir. Mais que le sujet soumis à sa puissance craigne d'être lié, fût-ce injustement, et qu'il se garde de critiquer avec témérité le jugement de son pasteur, de peur que même s'il a été lié injustement, il ne se rende coupable, par l'orgueil de sa critique présomptueuse, d'une faute qu'il n'avait pas encore commise.

Vous ayant dit ces quelques mots en manière de digression, reprenons le fil de notre commentaire.

7. "Or Thomas, l'un des Douze, surnommé Didyme, n'était pas avec eux quand vint Jésus." Ce disciple seul était absent; de retour, il entendit ce qui s'était passé, mais il refusa de croire ce qu'il entendait. Le Seigneur vint une seconde fois; il offrit au disciple incrédule de toucher son côté, il lui montra ses mains, et lui faisant voir la cicatrice de ses blessures, il guérit la blessure de son incrédulité.

Que remarquez-vous, frères très chers, que remarquez-vous donc en cela ? Est-ce par hasard, selon vous, que ce disciple choisi est d'abord absent, qu'à son retour il entend [ce récit], que l'entendant il doute encore, que dans son doute il touche, et qu'en touchant il croit ? Non, cela n'est pas dû au hasard, mais à une disposition divine. La bonté céleste, en effet, a tout conduit d'une manière admirable, pour que ce disciple, sous l'empire du doute, touche en son Maître les blessures de la chair, et guérisse ainsi en nous les blessures de l'incrédulité. Et l'incrédulité de Thomas a été plus utile pour notre foi que la foi des disciples qui croyaient : quand Thomas est ramené à la foi en touchant [les plaies de Jésus], notre esprit est délivré de tous ses doutes et se trouve conforté en sa foi.

Le Seigneur permit ainsi qu'un disciple doutât après sa Résurrection, sans pourtant l'abandonner dans ce doute, de même qu'il voulut qu'avant sa naissance, Marie [sa mère] eût un époux, qui néanmoins ne consomma pas le mariage. Et le disciple, en doutant puis en touchant, devint le témoin de la vérité de la Résurrection, comme l'époux de la Mère [de Jésus] avait été le gardien de l'inviolable virginité de celle-ci.

8. Thomas toucha et s'écria : "Mon Seigneur et mon Dieu !" "Jésus lui dit : ÐParce que tu m'as vu, Thomas, tu as cru.ð" Comme l'apôtre Paul nous dit que "la foi est la réalité des choses qu'on espère, la preuve de celles qu'on ne voit pas" (He 11,1), il est fort clair que la foi est la preuve des choses qui ne peuvent être vues. Car celles qui sont visibles ne relèvent pas de la foi, mais de la connaissance. Mais puisque Thomas vit et toucha, pourquoi lui dit-on : "Parce que tu m'as vu, tu as cru." C'est que Thomas vit une chose et en crut une autre. La divinité ne peut être vue par un homme mortel. Thomas vit donc l'homme, et il confessa Dieu, en s'écriant : "Mon Seigneur et mon Dieu !" Il crut en voyant, puisqu'en considérant celui qui était vraiment homme, il proclama qu'il était Dieu, ce qu'il ne pouvait voir.

9. La suite du texte nous procure une joie immense : "Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru." Cette phrase ne nous désigne-t-elle pas tout spécialement, nous qui nous attachons à notre Rédempteur selon l'esprit, sans l'avoir jamais vu de nos yeux de chair ? C'est bien nous que cette phrase désigne, si cependant notre foi s'accompagne d'Ïuvres. Car celui-là croit vraiment qui met en pratique dans ses Ïuvres ce qu'il croit. A l'inverse, Paul dit au sujet de ceux qui ne sont fidèles que par le nom : "Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient par leurs actes." (Tt 1,16). Et Jacques affirme : "La foi sans les Ïuvres est morte." (Jc 2,26)

C'est dans le même sens que le Seigneur déclare au bienheureux Job à propos de l'antique ennemi du genre humain : "Il absorbera le fleuve et ne s'en étonnera pas, et il garde confiance que le Jourdain va se déverser dans sa bouche." (Jb 40,23). Que symbolise le fleuve, sinon le cours rapide du genre humain, qui s'écoule depuis ses origines jusqu'à sa fin, et comme un torrent formé des eaux de la chair, poursuit sa course jusqu'au terme qui lui est fixé ? Et que représente le Jourdain, sinon les baptisés ? Puisque c'est dans le fleuve du Jourdain que l'Auteur de notre Rédemption a daigné se faire baptiser, le Jourdain désigne à bon droit l'ensemble de ceux qui ont reçu le sacrement de baptême. L'antique ennemi du genre humain a donc absorbé le fleuve, parce que de l'origine du monde à la venue du Rédempteur, à l'exception d'un très petit nombre d'élus qui lui ont échappé, il a entraîné tout le genre humain dans le ventre de sa méchanceté. Il est dit fort justement à ce sujet : "Il absorbera le fleuve et ne s'en étonnera pas", car il ne fait pas grand cas de ravir des infidèles. Mais ce qui suit est très grave : "Et il garde confiance que le Jourdain va se déverser dans sa bouche", c'est-à-dire qu'après avoir ravi tous les infidèles depuis l'origine du monde, il pense pouvoir attraper aussi les fidèles. Et la gueule de sa malfaisante persuasion dévore en effet, jour après jour, ceux dont la mauvaise vie est en désaccord avec la foi qu'ils confessent.

10. Craignez donc un tel sort, frères très chers, craignez-le de toutes vos forces ! Mettez pour y réfléchir toute l'attention de votre esprit. Voici que nous célébrons les solennités pascales; mais il nous faut vivre de telle manière que nous puissions parvenir aux fêtes éternelles. Elles passent, toutes les fêtes que nous célébrons en cette vie. Vous qui participez aux solennités présentes, prenez garde de ne pas être exclus de l'éternelle solennité. A quoi bon prendre part aux fêtes des hommes, si nous en venons à manquer la fête des anges ? La solennité de cette vie n'est que l'ombre de la solennité à venir. Nous ne célébrons la première chaque année que pour nous acheminer vers celle qui ne sera plus annuelle, mais éternelle. En fêtant la première à date fixe, nous nous souvenons mieux qu'il faut désirer la seconde. Puisse notre esprit, par la participation à cette joie transitoire, s'échauffer et brûler d'amour pour les joies éternelles, afin que nous goûtions dans la Patrie à la pleine réalité de cette joie dont l'ombre fait l'objet de nos méditations dans le chemin.

Remodelez donc, mes frères, votre vie et vos mÏurs. Considérez par avance avec quelle sévérité viendra vous juger celui qui ressuscita de la mort plein de douceur. Au jour de son redoutable jugement, il apparaîtra avec les Anges, les Archanges, les Trônes, les Dominations, les Principautés et les Puissances, tandis que les cieux et la terre s'embraseront et que tous les éléments le serviront en tremblant de terreur. Gardez donc bien devant les yeux ce Juge si terrifiant, et craignez-le tandis qu'il s'apprête à venir, afin de n'être pas effrayés, mais pleins d'assurance, quand il viendra. En somme, il faut le craindre pour ne plus avoir à le craindre. Puisse la terreur qu'il nous inspire nous pousser aux bonnes Ïuvres, et la crainte préserver notre vie de toute inconduite. Croyez-moi, mes frères, nous serons alors d'autant plus rassurés en sa présence que maintenant, nous nous inquiétons davantage de nos fautes.

11. Si l'un de vous avait à se présenter demain à mon tribunal avec son adversaire pour y défendre sa cause, inquiet pour lui-même et l'esprit agité, il passerait peut-être toute une nuit d'insomnie à ressasser ce qu'on pourrait bien lui dire le lendemain, et ce qu'il répondrait aux accusations. Il aurait grand peur que je ne sois intraitable à son égard, et il redouterait de me paraître coupable. Or, qui suis-je moi-même ? ou plutôt, que suis-je ? Dans peu de temps, après avoir été homme, je ne serai plus que ver, et après avoir été ver, poussière. Si donc on tremble avec tant d'appréhension devant le jugement de ce qui n'est que poussière, avec quel sérieux ne faut-il pas penser au jugement [d'un Dieu] d'une telle majesté, et avec quel effroi ne faut-il pas le prévoir ?

12. Mais puisqu'il en est qui hésitent au sujet de la résurrection de la chair, et que notre enseignement va mieux au fait s'il répond aux questions que vous vous posez secrètement en vos cÏurs, il nous faut parler un peu de la foi en la résurrection. Car beaucoup doutent de la résurrection &emdash; comme cela a pu aussi parfois arriver à [certains d'entre] nous : constatant à la vue des sépulcres que la chair tombe en putréfaction et les os en poussière, ils n'arrivent pas à croire que la chair et les os puissent se reformer à partir de cette poussière; et ils concluent pour ainsi dire en se demandant à part eux : "Comment un homme pourrait-il être reformé à partir de la poussière ? Comment ferait-on pour rendre une âme à la cendre ?"

Nous leur répondrons brièvement que pour Dieu, restaurer ce qui existait est bien moindre que créer ce qui n'existait pas. Et qu'y a-t-il d'étonnant à ce qu'il refasse un homme à partir de la poussière, lui qui a tout créé à la fois à partir de rien ? Il est en effet plus admirable d'avoir créé le ciel et la terre sans partir de rien de préexistant que de restaurer l'homme à partir de la terre. Mais on ne prête d'attention qu'à la cendre, et tandis qu'on désespère de la voir redevenir chair, on cherche en quelque sorte à embrasser par la raison la puissance de l'Ïuvre divine.

De telles réflexions leur viennent du fait que des miracles divins qui sont quotidiens perdent pour eux de la valeur à cause de leur fréquence. N'est-il pas vrai pourtant que la masse tout entière d'un arbre qui va naître se cache en une seule graine minuscule ? Remettons-nous devant les yeux l'image magnifique d'un arbre immense, puis inquiétons-nous de savoir d'où est né cet arbre qui a atteint par sa croissance une telle masse. Assurément, nous trouverons qu'il tire son origine d'une toute petite graine. Examinons maintenant cette petite graine : où donc se cachent, en celle-ci, le bois plein de robustesse, l'écorce rugueuse, le goût et l'odeur intenses, les fruits généreux et les feuilles bien vertes ? Au toucher, la graine n'est pas robuste; d'où procède donc la dureté du bois ? Elle n'est pas non plus rugueuse; d'où jaillit la rugosité de l'écorce ? Elle n'a pas de goût; d'où lui vient la saveur de ses fruits ? Elle ne sent pas; d'où s'exhale l'odeur de ses fruits ? En elle, rien de vert; d'où est sortie la verdeur de ses feuilles ? Toutes ces choses se trouvent ensemble cachées dans la semence, bien qu'elles ne soient pas appelées à en sortir ensemble. La semence produit une racine, de la racine sort la pousse, de la pousse naît le fruit, et dans le fruit se reforme une semence. Ajoutons donc qu'une semence se cache également dans la semence. Quoi d'étonnant, dès lors, à ce que Dieu fasse revenir de l'état de poussière des os, des nerfs, de la chair et des cheveux, lui qui renouvelle chaque jour le prodige de faire sortir d'une petite semence le bois, les fruits, les feuilles qui forment la masse immense d'un arbre ?

Ainsi, lorsqu'une âme, en proie au doute, cherche à s'expliquer quelle puissance peut produire la résurrection, il faut l'interroger sur des faits qui sont de la réalité courante et qu'on ne peut pourtant pas du tout comprendre par la raison, en sorte que cette âme, se voyant incapable de pénétrer une chose qu'elle voit, après l'avoir constatée de ses yeux, en vienne à croire à cette puissance dont elle entend la promesse.

Réfléchissez donc en vous-mêmes, frères très chers, à ce que Dieu nous promet; ces choses-là demeureront. Méprisez en revanche ce qui passe avec le temps, comme si c'était déjà perdu. Empressez-vous de tout votre désir vers cette gloire de la résurrection, dont la Vérité nous montre en elle la réalisation. Fuyez les désirs de la terre, qui nous séparent de notre Créateur, car la contemplation du Dieu tout-puissant à laquelle vous atteignez est d'autant plus haute que vous aimez plus exclusivement le Médiateur entre Dieu et les hommes, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.