HOMÉLIE 20

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique de saint Jean-Baptiste.

 

Lecture de l'évangile de Luc : (3, 1-11)

La quinzième année du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode, tétrarque de Galilée, Philippe, son frère, tétrarque d'Iturée et de Trachonitide, Lysanias, tétrarque d'Abilène, sous les grands-prêtres Anne et Caïphe, la parole du Seigneur fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert. Et il vint dans toute la région du Jourdain, prêchant un baptême de pénitence pour la rémission des péchés, comme il est écrit dans le livre des oracles du prophète Isaïe : "Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Toute vallée sera comblée, toute montagne ou colline sera abaissée. Les chemins tortueux deviendront droits, et les raboteux seront aplanis. Et toute chair verra le salut de Dieu."

Il disait aux foules qui venaient se faire baptiser par lui : "Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? Faites donc de dignes fruits de pénitence, et n'essayez pas de dire en vous-mêmes : «Nous avons Abraham pour père.» Car je vous l'affirme, de ces pierres mêmes, Dieu peut faire des enfants d'Abraham. Déjà la cognée est à la racine de l'arbre. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu." Et les foules lui demandaient : "Que devons-nous donc faire ?" Il leur répondait : "Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même."

 

Le temps où le précurseur de notre Rédempteur reçut la parole de sa prédication est désigné par la mention du chef de l'état romain et des rois de Judée : "La quinzième année du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant procurateur de la Judée, Hérode, tétrarque de Galilée, Philippe, son frère, tétrarque d'Iturée et de Trachonitide, Lysanias, tétrarque d'Abilène, sous les grands-prêtres Anne et Caïphe, la parole du Seigneur fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert."

Puisque Jean-Baptiste venait annoncer celui qui devait racheter quelques Juifs et beaucoup de païens, le temps de sa prédication est désigné par la mention de l'empereur des païens et des princes des Juifs. Mais parce que les païens devaient être réunis, et les Juifs dispersés à cause de leur incroyance, cette description du gouvernement du monde indique qu'un chef unique était à la tête de l'état romain, alors que le royaume de Judée, partagé en quatre, était gouverné par plusieurs princes. Notre Rédempteur n'a-t-il pas dit : "Tout royaume divisé contre lui-même court à sa ruine." (Lc 11,17). Il est donc clair que celui de Judée était arrivé au terme de son existence comme royaume, puisqu'il était divisé entre tant de rois.

C'est encore bien à propos que cet évangile ne nous dit pas seulement sous quels rois, mais aussi sous quels prêtres ces faits se produisirent. Jean-Baptiste annonçait celui qui devait être à la fois Roi et Prêtre; c'est pourquoi l'évangéliste Luc situe le temps de la prédication de Jean en référence aux autorités royales et sacerdotales.

2. "Et il vint dans toute la région du Jourdain, prêchant un baptême de pénitence pour la rémission des péchés." Il est évident pour tous les lecteurs que Jean n'a pas seulement prêché le baptême de pénitence, mais qu'il l'a aussi administré à certains, sans pouvoir toutefois conférer par ce baptême la rémission des péchés. En effet, la rémission des péchés nous est accordée par le seul baptême du Christ. Aussi faut-il remarquer qu'il est dit : "Prêchant un baptême de pénitence pour la rémission des péchés", car ne pouvant administrer le baptême qui remet les péchés, il l'annonçait. De même que la parole de sa prédication était l'avant-coureur de la Parole du Père faite chair, ainsi son baptême, par lequel les péchés ne pouvaient être remis, devait être l'avant-coureur du baptême de pénitence, par lequel les péchés sont remis; et de même que sa parole était l'avant-coureur de la personne du Rédempteur, ainsi son baptême, précédant celui du Seigneur, devait être l'ombre de la vérité.

3. Le texte poursuit : "Comme il est écrit dans le livre des oracles du prophète Isaïe : «Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.» (Is 40,3)." Interrogé sur ce qu'il était, Jean-Baptiste répondit : "Je suis la voix de celui qui crie dans le désert." (Jn 1,23). Comme nous venons de le dire, s'il fut appelé "la voix" par le prophète, c'est qu'il précédait la Parole.

La suite nous révèle ce qu'il criait : "Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers." Tous ceux qui prêchent la foi droite et les bonnes Ïuvres, que font-ils d'autre que préparer le chemin au Seigneur qui vient dans les cÏurs de ceux qui les écoutent ? Leur dessein est que la force de la grâce pénètre ces cÏurs, et que la lumière de la vérité les éclaire; ils veulent rendre droits les sentiers du Seigneur, en suggérant aux âmes des pensées pures par leur bonne prédication.

"Toute vallée sera comblée, toute montagne ou colline sera abaissée." Que désignent ici les vallées, sinon les humbles, et les montagnes ou les collines, sinon les orgueilleux ? A la venue du Rédempteur, les vallées ont donc été comblées, et les montagnes ou les collines abaissées, parce que, suivant sa parole, "tous ceux qui s'élèvent seront abaissés, et tous ceux qui s'abaissent seront élevés" (Lc 14,11). Oui, la vallée est comblée et son niveau s'élève, tandis que la montagne ou la colline est abaissée et que son niveau descend : par leur foi au Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus Christ fait homme (cf. 1 Tm 2,5), les païens ont reçu la plénitude de la grâce, tandis que les Juifs, en s'écartant de la vérité par leur refus de croire, ont perdu cela même qui faisait leur orgueil. Toute vallée sera comblée, car les cÏurs des humbles, recevant la doctrine sacrée de l'Écriture, seront remplis de la grâce des vertus, selon ce qui est écrit : "Il fait jaillir des sources dans les vallées" (Ps 104,10), et aussi : "Les vallées regorgeront de froment." (Ps 65,14). L'eau s'écoule du haut des montagnes, c'est-à-dire que la doctrine de vérité abandonne les esprits orgueilleux; mais les sources naissent dans les vallées, en ce sens que les esprits humbles reçoivent la parole de la prédication. Que les vallées regorgent de froment, nous le voyons et le constatons déjà, puisque tant d'hommes doux et simples, qui paraissaient méprisables à ce monde, ont été comblés à satiété de l'aliment de la vérité.

4. Ayant reconnu de quelle admirable sainteté Jean-Baptiste était investi, le peuple voyait en lui cette montagne d'une hauteur et d'une fermeté incomparables, dont il est écrit : "A la fin des jours, la montagne de la maison du Seigneur sera affermie au sommet des montagnes." (Mi 4,1). Car on pensait que Jean était le Christ, ainsi que le rapporte l'évangile : "Comme le peuple était dans l'attente et que tous se demandaient dans leur cÏur, au sujet de Jean, s'il n'était pas le Christ, ils l'interrogèrent : «Serais-tu le Christ ?» (cf. Lc 3,15). Mais si Jean ne s'était pas considéré comme une vallée, il n'aurait pas été rempli de l'esprit de grâce. Et pour bien montrer ce qu'il était, il déclara : "Un plus fort que moi vient après moi. Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de sa sandale." (Mc 1,7). Il dit ailleurs : "Celui qui a l'épouse est l'époux, mais l'ami de l'époux, qui se tient là et l'écoute, se réjouit d'une grande joie à la voix de l'époux. Ainsi, ma joie est complète. Il faut qu'il croisse et que je diminue." (Jn 3,29-30). Voyez : alors que Jean se montrait d'une vertu si extraordinaire dans ses Ïuvres qu'on le prenait pour le Christ, il répondit non seulement qu'il n'était pas le Christ, mais même qu'il n'était pas digne de délier la courroie de sa sandale, c'est-à-dire de sonder le mystère de son Incarnation. Ceux qui le prenaient pour le Christ croyaient aussi que l'Église était son épouse; mais il affirma : "Celui qui a l'épouse est l'époux." C'est comme s'il avait dit : "Je ne suis pas l'époux, mais l'ami de l'époux." Et il déclarait se réjouir, non pas du fait de sa propre voix, mais à la voix de l'époux. En effet, ce qui réjouissait son cÏur, ce n'était pas que le peuple écoute sa parole avec humilité, mais que lui-même entende au-dedans la voix de la Vérité qui le faisait parler au-dehors. C'est ce qu'il appelle justement une joie complète; car celui qui se réjouit de sa propre voix n'a pas une joie parfaite.

5. Le Précurseur ajoute encore ceci : "Il faut qu'il croisse et que je diminue." Ici, il faut se demander en quoi le Christ a crû, en quoi Jean a diminué. Ne serait-ce pas que le peuple, voyant l'austérité de Jean et le considérant éloigné des hommes, pensait qu'il était le Christ, alors qu'apercevant le Christ lui-même mangeant avec les publicains et circulant au milieu des pécheurs, il croyait qu'il n'était pas le Christ, mais un prophète ? Mais lorsqu'au bout d'un certain temps, le Christ, qu'on pensait être un prophète, fut reconnu comme étant le Christ, tandis que Jean, qu'on croyait être le Christ, se découvrit n'être qu'un prophète, ce que le Précurseur avait dit du Christ se réalisa : "Il faut qu'il croisse et que je diminue." Dans l'opinion du peuple, en effet, le Christ a grandi en étant reconnu pour ce qu'il était, et Jean a baissé en cessant d'être dit ce qu'il n'était pas. Ainsi, puisque Jean a persévéré dans la sainteté pour être demeuré dans l'humilité du cÏur, alors que beaucoup d'autres sont tombés pour s'être gonflés de pensées d'orgueil, c'est à bon droit qu'on dit : "Toute vallée sera comblée, toute montagne ou colline sera abaissée." Car les humbles reçoivent le don que repoussent les cÏurs orgueilleux.

6. Le texte poursuit : "Les chemins tortueux deviendront droits, et les raboteux seront aplanis." Les chemins tortueux deviennent droits quand les cÏurs des méchants, que l'injustice a tordus, sont ramenés à la rigueur d'une droite justice. Et les chemins raboteux sont aplanis lorsque les esprits violents et colériques redeviennent doux et bons par l'infusion de la grâce céleste. En effet, quand un esprit colérique n'accueille pas la parole de vérité, c'est comme si un chemin raboteux détournait les pas du marcheur. Mais lorsque cet esprit colérique, ayant reçu une grâce de bonté, accueille la parole de réprimande ou d'exhortation, le prédicateur trouve une route aplanie au lieu du chemin raboteux qui l'empêchait auparavant d'avancer, c'est-à-dire de poser le pied de sa prédication.

7. Le texte poursuit : "Et toute chair verra le salut de Dieu." "Toute chair" signifie tout homme; or il n'a pas été donné à tout homme de voir en cette vie le salut de Dieu, c'est-à-dire le Christ; il est donc bien clair que dans cette sentence prophétique, le prophète a en vue le jour du jugement dernier, où, devant les cieux ouverts, le Christ apparaîtra sur son trône de majesté, au milieu des anges qui le serviront et des apôtres qui siégeront avec lui. Tous, élus et réprouvés, le verront pareillement, en sorte que les justes se réjouissent sans fin de leur récompense et que les pécheurs gémissent à jamais dans le supplice de leur châtiment. Et comme cette sentence vise ce que toute chair verra au jugement dernier, le texte ajoute bien à propos : "Il disait aux foules qui venaient se faire baptiser par lui : «Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère qui vient ?»" La colère qui vient, c'est la punition du châtiment final, auquel le pécheur ne saurait échapper s'il ne recourt dès maintenant aux larmes de la pénitence. Et remarquez que les mauvais rejetons qui imitent les actions de leurs mauvais parents sont appelés "race de vipères", parce que portant envie aux bons et les persécutant, rendant le mal à autrui et cherchant à nuire à leurs proches, ils suivent en tout cela les traces de leurs pères selon la chair, et sont, pour ainsi dire, des enfants venimeux nés de parents venimeux.

8. Mais puisque nous avons péché et que nous sommes devenus esclaves de nos mauvaises habitudes, que Jean nous dise ce qu'il nous faut faire pour fuir la colère qui vient. Le texte poursuit : "Faites donc de dignes fruits de pénitence." En ces paroles, nous devons remarquer que l'ami de l'époux ne nous exhorte pas seulement à faire des fruits de pénitence, mais de dignes fruits de pénitence. En effet, une chose est de faire un fruit de pénitence, une autre de faire un digne fruit de pénitence. Et pour bien parler des dignes fruits de pénitence, il faut savoir que celui qui n'a rien fait de défendu peut de plein droit user des choses permises : il lui est ainsi possible de pratiquer les Ïuvres de charité sans pour autant se priver des biens de ce monde contre son gré. Mais si quelqu'un est tombé dans une faute de fornication, ou bien encore - ce qui est plus grave - dans l'adultère, il doit renoncer d'autant plus à ce qui est permis qu'il se rappelle avoir commis ce qui ne l'est pas. Car on n'est pas tenu d'accomplir le même fruit de bonne Ïuvre selon qu'on a plus ou moins péché : selon qu'on n'a commis aucun péché, qu'on en a commis quelques-uns, ou qu'on est tombé en beaucoup de fautes. Ces paroles : "Faites de dignes fruits de pénitence" prennent donc à partie la conscience de chacun, et l'invitent à se constituer par la pénitence un trésor de bonnes Ïuvres d'autant plus riche que ses fautes lui ont mérité de plus lourds châtiments.

9. Mais les Juifs, tout enorgueillis de la noblesse de leur peuple, ne voulaient pas se reconnaître pécheurs, parce qu'ils descendaient de la lignée d'Abraham. Jean leur dit à juste titre : "Et n'essayez pas de dire en vous-mêmes : «Nous avons Abraham pour père.» Car je vous l'affirme, de ces pierres mêmes, Dieu peut susciter des enfants d'Abraham." Qu'étaient donc ces pierres, sinon les cÏurs des païens, qui restaient réfractaires à la connaissance du Dieu tout-puissant ? De même, il est dit de certains Juifs : "J'enlèverai de votre chair le cÏur de pierre." (Ez 11, 19). Ce n'est pas sans raison qu'on désigne les païens par le mot "pierres", en ce sens qu'ils adoraient des pierres. Aussi est-il écrit : "Qu'ils leur deviennent semblables, ceux qui font des idoles, ainsi que tous ceux qui se confient en elles." (Ps 115, 8). C'est bien de ces pierres que furent suscités des enfants d'Abraham, puisque les païens au cÏur dur crurent à la descendance d'Abraham, c'est-à-dire au Christ, et devinrent par là les enfants d'Abraham, en étant unis à sa descendance. Voilà pourquoi l'éminent prédicateur [Paul] déclare aux païens : "Si vous êtes au Christ, alors vous êtes la descendance d'Abraham." (Ga 3, 29). Si donc, par la foi au Christ, nous sommes désormais la descendance d'Abraham, les Juifs, eux, par leur refus de croire, ont cessé d'être les enfants d'Abraham. Or, au jour du terrible jugement, les bons parents ne seront d'aucune utilité à leurs mauvais enfants, comme en témoigne le prophète : "Si Noé, Daniel et Job se trouvaient parmi eux, par ma vie, dit le Seigneur Dieu, ils ne sauveraient ni fils ni fille, mais eux, par leur justice, sauveraient leur âme." (Ez 14, 16). D'autre part, de bons enfants ne seront d'aucune utilité à de mauvais parents, mais la bonté des enfants contribuera plutôt à augmenter la faute des mauvais parents, comme l'a dit la Vérité en personne aux Juifs incroyants : "Si moi, c'est par Béelzéboul que je chasse les démons, vos fils, par qui les chassent-ils ? C'est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges." (Lc 11, 19)

10. Le texte poursuit : "Déjà la cognée est à la racine de l'arbre. Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu." L'arbre de ce monde, c'est le genre humain tout entier. La cognée, c'est notre Rédempteur, qu'on tient, en guise de manche et de fer, par son humanité, mais qui tranche en vertu de sa divinité. Cette cognée est déjà à la racine de l'arbre, car même si notre Rédempteur attend avec patience, on voit pourtant ce qu'il s'apprête à faire. "Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu", puisque les hommes pervers, qui négligent de porter du fruit ici-bas par leurs bonnes Ïuvres, trouvent les flammes dévorantes de la géhenne toutes prêtes à les recevoir. Et il faut observer que Jean ne dit pas que la cognée s'attaque aux branches, mais qu'elle est à la racine. En effet, quand on supprime les enfants des méchants, ce sont bien les rameaux improductifs de l'arbre qu'on coupe. Mais lorsqu'on supprime toute une génération avec le père, c'est l'arbre improductif lui-même qu'on coupe à la racine, pour qu'il n'en puisse plus jamais surgir de rejets dépravés.

Ces paroles de Jean-Baptiste troublèrent les cÏurs de ceux qui l'écoutaient, comme on peut le déduire de la suite immédiate du texte : "Et les foules lui demandaient : «Que devons-nous donc faire ?ð" Il fallait en effet qu'ils fussent frappés d'une grande crainte pour lui demander ainsi conseil.

11. Le texte poursuit : "Il leur répondait : «Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même.»" La tunique nous est d'un usage plus nécessaire que le manteau, ce qui signifie que les dignes fruits de pénitence nous commandent de partager avec notre prochain non seulement certains objets extérieurs qui nous sont moins nécessaires, mais même ce qui nous est le plus nécessaire, comme la nourriture dont vit notre corps ou la tunique dont nous sommes vêtus. Car il est écrit dans la Loi : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même." (Lv 19,18; Mt 22,39). Ne pas partager même ce qui nous est nécessaire avec notre prochain quand il est dans la nécessité, c'est donc prouver qu'on l'aime moins que soi-même. Et si le précepte du partage avec le prochain est donné pour deux tuniques, c'est qu'il ne pouvait l'être pour une seule : une fois divisée, elle ne vêtirait plus personne. Avec une moitié de tunique, celui qui la recevrait demeurerait nu et celui qui la donnerait également.

Il faut ici reconnaître la puissance des Ïuvres de miséricorde, puisqu'en matière de dignes fruits de pénitence, elles nous sont commandées avant toutes les autres Ïuvres. A ce sujet, la Vérité en personne déclare : "Faites l'aumône, et tout sera pur pour vous." (Lc 11,41). Le Seigneur affirme aussi : "Donnez, et il vous sera donné." (Lc 6,38). Il est écrit également : "L'eau éteint le feu ardent, et l'aumône expie le péché." (Si 3,30). Il est dit en outre : "Enferme l'aumône dans le sein du pauvre, et c'est elle qui intercédera pour toi." (Si 29,12). Et le bon père recommande à son fils innocent : "Si tu as beaucoup de bien, donne largement; si tu en as peu, même ce peu, aie soin de le partager de bon cÏur." (Tb 4,8)

12. Pour montrer quelle grande vertu c'est de nourrir et de recueillir ceux qui sont dans le besoin, notre Rédempteur déclare : "Celui qui accueille un prophète en qualité de prophète recevra une récompense de prophète; et celui qui accueille un juste en qualité de juste recevra une récompense de juste." (Mt 10,41). Il faut noter qu'en ces paroles, le Seigneur ne dit pas qu'on recevra une récompense pour le prophète, ou une récompense pour le juste, mais une récompense de prophète et une récompense de juste. Car ce n'est pas la même chose qu'une récompense pour un prophète et une récompense de prophète, ni qu'une récompense pour un juste et une récompense de juste. Que veut dire : "Il recevra une récompense de prophète", sinon que celui qui, par charité, assure l'existence d'un prophète, obtiendra auprès du Seigneur tout-puissant la récompense qui revient au don de prophétie, bien qu'il n'ait pas lui-même le don de prophétie ? Il se trouve peut-être que ce prophète est aussi un homme juste, et qu'il est d'autant plus porté à parler sans crainte pour la cause de la justice qu'il ne possède rien en ce monde. Or celui qui a des biens en ce monde et assure l'existence de ce juste, sans oser encore, peut-être, parler lui-même librement pour la justice, se rend participant de la liberté que met celui-ci à défendre la justice, et il recevra de ce fait la même récompense que ce juste qu'il a aidé en lui assurant l'existence, et à qui il a permis de parler librement pour la justice. En effet, ce dernier a beau être plein de l'esprit de prophétie, il n'en doit pas moins nourrir son corps : si celui-ci n'était pas alimenté, il est certain que sa voix viendrait à défaillir. Ainsi, celui qui a donné à manger à un prophète parce qu'il était prophète, lui a fourni les forces dont il avait besoin pour prophétiser. Et il recevra avec le prophète une récompense de prophète, car même sans être rempli de l'esprit de prophétie, il a cependant offert aux yeux de Dieu ce à quoi il a contribué. A ce propos, l'apôtre Jean dit à Caïus, au sujet de certains frères venus de l'étranger : "C'est pour le nom du Christ qu'ils sont partis, sans rien recevoir des païens. Nous devons donc, quant à nous, soutenir de tels hommes, afin de travailler avec eux pour la vérité." (3 Jn 7-8). Celui qui prête le secours de ses ressources temporelles à ceux qui possèdent des dons spirituels devient leur collaborateur dans l'exercice même de leurs dons spirituels. Puisqu'il en est peu qui reçoivent les dons spirituels, et que beaucoup possèdent les biens temporels en abondance, c'est en consacrant leurs richesses à venir en aide aux saints pauvres que les riches se rendent participants des vertus de ces pauvres.

Aussi, quand par la voix d'Isaïe, le Seigneur promit aux païens livrés à eux-mêmes, c'est-à-dire à la sainte Église, le bienfait des vertus de l'esprit comme autant d'arbres [qu'il planterait] dans le désert, il promit notamment un orme : "Je changerai, dit-il, le désert en étang, et la terre sans chemin en cours d'eau; je placerai dans la solitude le cèdre et l'acacia épineux, le myrte et le bois d'olivier; je planterai dans le désert à la fois le sapin, l'orme et le buis, afin qu'ils voient, qu'ils sachent, qu'ils réfléchissent et qu'ils comprennent tous ensemble." (Is 41,18-20)

13. Le Seigneur a changé le désert en étang, et la terre sans chemin en cours d'eau, lorsqu'il a fait couler les flots de la sainte prédication sur les païens, dont l'âme, dans son aridité, ne portait auparavant aucun fruit de bonnes Ïuvres; et de cette terre, autrefois si rude et si sèche que les prédicateurs ne pouvaient s'y frayer un chemin, se répandirent par la suite les cours d'eau de la doctrine. C'est encore aux païens qu'est faite cette grande promesse : "Je placerai dans la solitude le cèdre et l'acacia épineux." Nous voyons à bon droit dans le cèdre, bois odorant et imputrescible, le signe d'un bien promis. Quant à l'acacia épineux, n'a-t-il pas été dit à l'homme pécheur : "La terre te produira des épines et des chardons." (Gn 3, 18). Comment donc s'étonner que Dieu promette à la sainte Église, pour le châtiment de l'homme pécheur, la multiplication de cet acacia épineux ?

Le cèdre représente ceux que leurs actions pleines de vertus et de miracles font connaître, et qui peuvent dire avec Paul : "Nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ." (2 Co 2,15). Leurs cÏurs sont si bien établis dans l'amour de l'éternité que la putréfaction d'aucun amour terrestre ne peut plus les corrompre.

L'acacia épineux représente, quant à lui, les hommes qui enseignent la doctrine spirituelle. Lorsqu'ils parlent des péchés et des vertus, tantôt en menaçant des supplices éternels, tantôt en promettant les joies du Royaume céleste, ils blessent les cÏurs de ceux qui les écoutent et transpercent si bien leur esprit de la douleur de la componction, que de leurs yeux coulent ces larmes qui sont pour ainsi dire le sang de l'âme.

Le myrte possède une vertu pour apaiser la douleur : il remet les membres démis par son action apaisante. Que représente-t-il donc, sinon ceux qui savent compatir aux afflictions de leurs proches et les apaiser dans leurs tribulations par la compassion ? C'est ainsi qu'il est écrit : "Nous rendons grâce à Dieu, qui nous console dans toutes nos tribulations, en sorte que nous puissions nous aussi consoler ceux qui sont dans toute espèce d'affliction." (2 Co 1,4). En portant une parole ou un secours qui console à leurs proches qui sont dans l'affliction, ils les remettent debout pour les empêcher de se laisser briser par le désespoir sous le coup d'un malheur excessif.

Qu'entendre par l'olivier, sinon les miséricordieux ? Car en grec, "miséricorde" s'énonce eleos, et les fruits de la miséricorde brillent devant les yeux du Dieu tout-puissant, comme peut le faire l'huile d'olive.

Le texte ajoute cette promesse : "Je planterai dans le désert à la fois le sapin, l'orme et le buis." Que représente le sapin, qui grandit extrêmement et monte bien haut dans le ciel, sinon ceux qui, dans la sainte Église, contemplent les choses célestes avant même de quitter leur corps terrestre ? Bien qu'ils soient sortis de la terre par leur naissance, ils portent cependant déjà la pointe de leur esprit jusqu'au Ciel par la contemplation.

Quant à l'orme, que désigne-t-il, sinon l'esprit des séculiers ? Du fait que ceux-ci s'adonnent encore aux affaires de la terre, ils ne portent aucun fruit dans les vertus spirituelles. Mais si l'orme n'a pas de fruit propre, il sert pourtant souvent de support à la vigne et à ses grappes, car si, dans la sainte Église, les gens du siècle n'ont pas en eux les dons spirituels, lorsqu'ils soutiennent cependant par leur générosité les saints hommes qui en sont pleins, ils servent bien de support à la vigne et à ses grappes.

Le buis, lui, ne grandit guère, et bien que sans fruit, il reste toujours vert. Que représente-t-il, sinon ceux qui, dans la sainte Église, ne peuvent encore porter de bonnes Ïuvres du fait de leur âge trop tendre, mais n'en gardent pas moins la croyance de leurs parents fidèles, et conservent ainsi à leur foi une verdeur perpétuelle ?

Suite à tout ceci, le texte ajoute bien à propos : "Afin qu'ils voient, qu'ils sachent, qu'ils réfléchissent et qu'ils comprennent tous ensemble." Le cèdre est planté dans l'Église pour que celui qui reçoit de son prochain l'odeur des vertus spirituelles ne demeure pas lui-même tiède dans l'amour de la vie éternelle, mais s'enflamme du désir des biens célestes. L'acacia épineux est planté pour que celui qui a été percé de componction par la parole de sa prédication apprenne lui aussi, à son exemple, à percer de componction, par la parole de sa prédication, les cÏurs de ceux qui l'entourent. Le myrte est planté pour que celui qui, au plus fort de ses tribulations, aura reçu un réconfort apaisant grâce à la parole ou à l'action d'un prochain compatissant, apprenne lui-même comment procurer un tel réconfort à ses proches qui sont dans la peine. L'olivier est planté pour que celui qui connaît les Ïuvres de miséricorde d'autrui apprenne comment il doit lui aussi avoir pitié de son prochain qui est dans le besoin. Le sapin est planté pour que celui qui reconnaît la vigueur de sa contemplation soit lui-même rempli d'ardeur pour contempler les récompenses éternelles. L'orme est planté pour que celui qui aura vu cet arbre, qui ne peut produire les fruits des vertus spirituelles, mais soutient cependant ceux qui sont pleins des dons spirituels, se voue lui aussi, avec toute la générosité possible, au service de la vie des saints, et procure ainsi un soutien aux grappes de raisin des biens du Ciel, qu'il ne peut produire par lui-même. Le buis est planté pour que celui qui considère cette multitude d'un âge encore si tendre animée d'une foi authentique et pleine de verdeur, rougisse d'être lui-même incroyant.

C'est donc avec raison qu'ayant décrit tous ces arbres, le prophète dit : "Afin qu'ils voient, qu'ils sachent, qu'ils réfléchissent et qu'ils comprennent." Et il ajoute ici bien à propos : "Tous ensemble." Puisqu'il y a, dans la sainte Église, des modes de vie et des rangs variés, il faut que les fidèles s'instruisent ensemble, en regardant ensemble les hommes spirituels divers par la qualité, l'âge et le rang qu'elle propose à leur imitation.

Mais voilà qu'en cherchant à expliquer la signification de l'orme, nous nous sommes égarés longuement parmi les diverses catégories d'arbres. Revenons donc à la raison pour laquelle nous avons cité le témoignage du prophète. "Celui qui accueille un prophète en qualité de prophète recevra une récompense de prophète." En effet, même si l'orme ne produit pas de fruits, il porte cependant la vigne et ses grappes, et fait siennes les Ïuvres de ceux qu'il s'applique à soutenir.

14. Jean nous recommande d'accomplir de grandes choses : "Faites donc de dignes fruits de pénitence." Et encore : "Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même." N'est-ce pas donner à comprendre clairement ce que la Vérité affirme : "Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à maintenant, le Royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent." (Mt 11, 12). Ces paroles qui nous viennent d'en haut, nous devons les méditer avec une grande attention. Il faut rechercher comment le Royaume des cieux peut souffrir violence. Qui donc pourrait faire violence au Ciel ? Et si le Royaume des cieux peut souffrir violence, il reste à se demander pourquoi c'est depuis les jours de Jean-Baptiste qu'il supporte cette violence, et pourquoi il n'en était pas ainsi auparavant. Quand la Loi déclare : "Si quelqu'un fait ceci ou cela, il mourra de mort", tous ceux qui la lisent comprennent à l'évidence qu'elle a frappé les pécheurs d'une peine rigoureuse, sans les ramener à la vie par la pénitence. Mais lorsque Jean-Baptiste, annonçant la grâce du Rédempteur, prêche la pénitence pour que le pécheur, mort par sa faute, vive par l'effet de sa conversion, c'est bien que depuis les jours de Jean-Baptiste, le Royaume des cieux souffre violence.

Qu'est-il, ce Royaume des cieux, sinon le séjour des justes ? Car c'est aux seuls justes que sont dues les récompenses de la patrie céleste, en sorte que les humbles, les chastes, les doux, les miséricordieux parviennent aux joies d'en haut. Mais quand des pécheurs qui étaient gonflés d'orgueil, souillés par les péchés de la chair, brûlés par la colère ou remplis de cruauté, reviennent à la pénitence après avoir commis ces fautes et obtiennent la vie éternelle, ils entrent en quelque sorte dans un pays étranger. Ainsi, depuis les jours de Jean-Baptiste, le Royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent, puisqu'en enjoignant la pénitence aux pécheurs, Jean leur a appris à faire violence au Royaume des cieux.

15. Repensons donc, frères très chers, au mal que nous avons fait, et consumons-nous [de repentir] en pleurant sans cesse. Cet héritage des justes que nous n'avons pas su obtenir par notre vie, ravissons-le par la pénitence. Le Dieu tout-puissant veut souffrir de nous une telle violence, car le Royaume des cieux ne nous étant pas dû en vertu de nos mérites, il veut que nous le ravissions par nos larmes. Que nos mauvaises actions, quelque graves et nombreuses qu'elles soient, n'infléchissent en rien, par conséquent, la certitude de notre espérance. C'est une grande confiance d'être pardonnés que nous procure le bon larron, digne de vénération (cf. Lc 23,39-43). Non pas qu'avoir été un larron l'ait rendu tel; mais larron par cruauté, il devint par sa confession digne de vénération. Songez donc, songez combien sont incompréhensibles les entrailles de miséricorde du Dieu tout-puissant. Ce larron, qui avait du sang sur les mains, fut retiré de son coupe-gorge et pendu au gibet de la croix. Là il confessa, là il fut guéri, là il mérita d'entendre : "Aujourd'hui, tu seras avec moi au paradis." (Lc 23, 43). Qui saurait dire ou mesurer une si grande bonté de Dieu ? Du châtiment même du crime, le larron parvint aux récompenses de la vertu. Si le Dieu tout-puissant a permis que ses élus tombent dans certaines fautes, c'est afin de rendre l'espoir du pardon à d'autres qui gisent dans le péché, à condition qu'ils reviennent à lui de tout leur cÏur, et pour leur ouvrir la voie de l'amour par les larmes de la pénitence.

Appliquons-nous donc nous-mêmes aux larmes, effaçons par des pleurs et de dignes fruits de pénitence les fautes que nous avons commises. Ne laissons pas se perdre le temps qui nous est accordé pour l'indulgence. Car nous voyons beaucoup d'hommes désormais guéris de leurs iniquités : n'est-ce pas là tenir le gage de la Miséricorde divine ?