HOMÉLIE 16

 

Prononcée devant le peuple en la basilique de saint Jean, dite Constantinienne, le premier dimanche de Carême.

 

Lecture du saint Évangile selon saint Mathieu : (4,1-11)

En ce temps là, Jésus fut conduit au désert par l'Esprit saint pour être tenté par le diable. Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, Il eût faim. Le tentateur survenant Lui dit : «Si Tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres se changent en pains.» Jésus lui répondit : «L'Écriture sainte dit : L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu.» Alors le diable le transporta dans la cité sainte et le plaça sur le sommet du temple et Lui dit : «Si tu es le Fils de Dieu, jette-Toi en bas car il est écrit : Il a commandé à ses anges de Te porter dans leurs mains pour que ton Pied ne heurte pas la pierre.» Mais Jésus dit : «À l'encontre il est écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu.» Ensuite le diable l'éleva sur une haute montagne et lui montra tous les royaumes du monde et leurs honneurs et lui dit : «Tout cela je te le donnerai si tombant à mes pieds Tu m'adores.» Alors Jésus lui dit : «Retire-toi Satan car il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que Lui seul.» Alors le diable le laissa et les anges s'approchèrent et Le servirent.»

 

1. Certains se sont demandés par quel Esprit Jésus fut conduit au désert à cause des phrases suivantes : «Le diable le transporta dans la cité sainte,» et ensuite, «Il l'éleva sur une haute montagne.» On doit vraiment croire sans le moindre doute qu'il fut conduit au désert par l'Esprit saint et que l'Esprit saint qui était le Sien le conduisit là où l'esprit malin le trouva pour le tenter. Mais lorsqu'il est dit que I'Homme-Dieu a été transporté par le diable ou sur une montagne élevée, ou dans la cité sainte, l'esprit humain le refuse avec horreur, les oreilles humaines sont effrayées d'entendre cela. Et cependant nous savons que ces faits ne sont pas incroyables si nous les examinons à la lumière d'autres faits. Assurément le diable est la tête du corps constitué par tous les hommes injustes et tous les hommes injustes sont les membres de cette tête. Est-ce que Pilate ne fut pas membre du diable ? Est-ce que les Juifs persécuteurs et les soldats qui crucifièrent Jésus ne furent pas membres du diable ? Pourquoi s'étonner qu'Il ait permis au diable de le conduire sur la montagne alors qu'il a bien supporté d'être crucifié par ses membres ? Il n'est donc pas indigne de notre Rédempteur d'avoir voulu être tenté, Lui qui était venu pour être tué. Il était juste en effet qu'il vainquit nos tentations par ses tentations, comme Il était venu vaincre notre mort par sa Mort. Mais nous devons savoir que la tentation agit de trois façons, par la suggestion, par la délectation et par l'acceptation. Et nous lorsque nous sommes tentés, nous tombons généralement dans la délectation, ou même dans l'acceptation, parce que, engendrés avec le péché originel, nous portons en nous mêmes la raison pour laquelle nous endurons ces combats. Mais Dieu en S'incarnant dans le sein de la Vierge était venu au monde sans péché; ne portant en Lui aucune contradiction, Il a pu être tenté par suggestion, mais la délectation du péché n'a pas entamé son Esprit. C'est pourquoi toute cette tentation diabolique fut extérieure et non intérieure.

2. Mais si nous considérons l'enchaînement même de sa tentation, nous devons mesurer avec quelle ampleur nous sommes libérés de la tentation. L'antique ennemi se dressa contre le premier homme, notre ancêtre par trois tentations : il le tenta par la gourmandise, la vaine gloire et la convoitise; mais par ces tentations il le vainquit puisqu'il le soumit en obtenant son acquiescement. Par gourmandise il le tenta en effet en lui montrant le fruit défendu de l'arbre et en le persuadant de le manger. Il le tenta par la vaine gloire en disant : «Vous serez comme des dieux .» (Gen 3,5). Et pour le pousser à la convoitise il le tenta en disant : «Vous connaîtrez le bien et le mal.» Car la convoitise porte non seulement sur l'argent mais aussi sur les honneurs. À juste titre on parle de convoitise lorsque les honneurs sont recherchés outre mesure. Si en effet le vol ne s'étendait pas jusqu'à la recherche avide des honneurs, jamais saint Paul n'aurait dit du Fils unique de Dieu : «Il ne jugea pas que ce fut pour lui un vol d'être l'égal de Dieu.» (Phil 2,6). Dans tout cela le diable entraîna notre ancêtre à l'orgueil en l'excitant à désirer ardemment la grandeur.

3. Ces moyens par lesquels il avait terrassé le premier homme, c'est par eux qu'il fut vaincu quand il tenta le second homme. Il le tenta en effet par la gourmandise en disant : «Dis que ces pierres deviennent des pains,» par la vaine gloire en disant : «Si tu es le Fils de Dieu, jette-Toi en bas,» par la recherche avide des honneurs en disant : «Tout cela je te le donnerai si Te jetant à mes pieds Tu m'adores.» Mais le second homme vainquit le diable par les moyens mêmes que le diable s'était glorifié d'avoir utilisés pour vaincre le premier homme; ainsi la même porte qui l'introduisit dans nos âmes et les tenait prisonnières, est la porte qui le voit, pris à son jeu, sortir de nos âmes. Il y a autre chose, frères très chers, que nous devons considérer dans la tentation du Seigneur : tenté par le diable, le Seigneur donna en réponse des préceptes de l'Écriture sainte. Il voulait nous donner un exemple de sa Patience, afin que, chaque fois que nous souffrons du fait d'homme pervers, nous recourions à l'enseignement plutôt qu'à la vengeance. Appréciez quelle est la Patience de Dieu et quelle est notre impatience ? Nous, si nous sommes atteints par une injustice ou par quelque tort, nous voilà soulevés par la fureur et nous nous vengeons nous-mêmes autant que nous le pouvons, ou bien si nous ne le pouvons pas, nous faisons des menaces. Et le Seigneur, Lui a supporté l'hostilité du diable et ne lui a répondu qu'avec des paroles de douceur. Il supporte celui qu'Il pourrait punir, ce qui augmente sa Gloire, en n'écrasant pas son ennemi mais en le dominant par la patience en attendant le jugement.

4. Notons maintenant ce qui suit : le diable le quittant, les anges le servaient. Ce fait, que montre-t-il d'autre que l'existence de deux natures dans sa Personne unique ? Homme il est tenté par le diable, Dieu il est servi par les anges. Reconnaissons donc en Lui notre nature, car si le diable ne reconnaissait pas en lui un homme, il ne Le tenterait pas. Vénérons en lui la Divinité, car s'Il n'était pas comme Dieu au-dessus de tout, les anges ne Le serviraient pas.

5. Cette lecture convient bien aux jours actuels, car nous avons entendu parler de l'abstinence de notre Rédempteur pendant quarante jours, nous qui commençons le temps du Carême; nous devons examiner attentivement pourquoi cette abstinence est gardée pendant quarante jours. Moïse pour recevoir la loi une seconde fois jeûna quarante jours. Elie dans le désert jeûna quarante jours. Le Créateur Lui-même venant parmi les hommes, ne prit aucune nourriture pendant quarante jours. Nous aussi, autant que nous le pouvons efforçons-nous d'affliger notre chair par l'abstinence chaque année au temps du Carême. Pourquoi donc le nombre quarante est-il fixé pour cette abstinence, sinon parce que la force du Décalogue est complétée par les quatre livres du saint évangile ? en effet quatre fois dix faisant quarante et nous accomplissons les commandements du Décalogue lorsque nous gardons véritablement les quatre livres du saint évangile. Tout cela nous permet de comprendre encore autre chose : en effet dans notre corps mortel nous subsistons par quatre éléments et nous nous opposons aux préceptes du Seigneur par les plaisirs de ce corps, mais les préceptes du Seigneur ont été reçus par le Décalogue. Donc puisque, à cause des désirs de la chair, nous ne tenons pas compte des commandements du Décalogue, il convient que nous affligions cette même chair pendant quarante jours. À propos de ce temps de Carême, nous pouvons encore comprendre autre chose. En effet depuis aujourd'hui jusqu'aux jours de la solennité de Pâques, il y a six semaines ce qui fait quarante-deux jours. Puisque six dimanches sont soustraits à l'abstinence, il ne reste plus que trente-six jours d'abstinence. Puisque l'année comporte trois cents soixante-cinq jours, nous sommes mortifiés trente-six jours comme si nous donnions à Dieu la dîme de notre année : de la sorte, nous qui avons vécu pour nous-mêmes pendant l'année qu'il nous a donnée, nous nous mortifions pour notre Créateur par l'abstinence pendant le dixième de cette année. C'est pourquoi, frères très chers, comme la loi nous ordonne de donner la dîme de toute chose, ainsi efforcez-vous de Lui donner aussi la dîme des jours. Que chacun, suivant ses forces, mortifie sa chair, détruise ses mauvais désirs, chasse ses concupiscences honteuses pour devenir une hostie vivante comme le dit saint Paul. (cf. Rom 12,1). Cette victime est en effet à la fois immolée et vivante si l'homme ne quitte pas cette vie et cependant mortifie ses désirs charnels. La chair satisfaite nous entraîne à la faute, mortifiée elle nous ramène au pardon. En effet, l'auteur de notre mort transgressa les préceptes de vie par le fruit défendu de l'arbre. C'est donc par une nourriture que nous sommes tombés, perdant les joies du paradis; pour les retrouver relevons-nous par l'abstinence dans la mesure où nous le pouvons.

6. Mais que personne ne croie que cette abstinence puisse lui suffire alors que le Seigneur a dit par le prophète : «Ne savez-vous pas quel est le jeûne que je préfère ?» ajoutant : «Partage ton pain avec l'affamé et reçois chez toi les vagabonds et ceux qui sont dans la détresse; si tu vois quelqu'un de nu, habille-le, pour ne pas mépriser ton propre corps.» (Is 58,6-7). Dieu donc approuve ce jeûne qui à ses Yeux tend des mains miséricordieuses, qui est observé avec amour du prochain et qui est fondé sur la pitié. Ce que tu retires à toi-même, donne-le libéralement à un autre, pour que ce dont ta chair a été privée restaure la chair de ton prochain qui est dans le besoin. Car le Seigneur dit à ce sujet par le prophète : «Lorsque vous jeûniez et vous frappiez la poitrine, faisiez-vous ce jeûne pour Moi ? Lorsque vous mangez et buvez, ne mangez-vous pas pour vous et ne buvez-vous pas pour vous ?» (Za 7,5-6). Car il mange et il boit pour lui, celui qui reçoit sans partager avec les indigents les aliments du corps qui sont des dons du Créateur appartenant à tous. Et quelqu'un jeûne pour lui, si ce qu'Il a retiré au moment du jeûne, il ne le donne pas aux pauvres mais le garde pour le manger ultérieurement. A ce sujet Joël a dit : «Sanctifiez le jeûne.» (Joël 1,14;2,15). Sanctifiez le jeûne, c'est en y ajoutant d'autres bonnes actions montrer une abstinence digne de Dieu. Que la colère cesse ! Que les querelles s'apaisent ! La chair en effet sera tourmentée en vain, si l'âme n'est pas retenue loin des plaisirs mauvais comme le dit le Seigneur par le prophète : «Voilà qu'au jour de jeûne vous ne faites que votre volonté, voilà que vous jeûnez en vue des procès et des luttes, et vous frapper méchamment à coup de poing et vous réclamez leurs dettes à tous vos débiteurs.» (Is 58,3-4). Celui qui réclame à son débiteur ce qu'il lui a donné ne fait rien d'injuste, mais celui qui se mortifie dans la pénitence doit s'interdire de réclamer même ce qui lui appartient. Ainsi Dieu nous remettra à nous affligés et pénitents ce que nous avons fait d'injuste si, par amour pour Lui, nous faisons remise aussi de ce qui nous appartient justement.