HOMÉLIE 15

 

Prononcée devant le peuple en la basilique de saint Paul apôtre, le dimanche de la Sexagésime.

 

Lecture du saint Évangile selon saint Luc : (8,4-15)

En ce temps là, en présence d'une grande foule venue des villes voisines, Jésus dit cette parabole : «Un semeur sortit pour semer. Et comme il semait, une partie des graines tomba sur la route et fut piétinée et les oiseaux du ciel la mangèrent. Une autre tomba sur la pierre et après sa levée, se dessécha, car elle manquait d'humidité. Une autre tomba dans les épines et les épines poussèrent en même temps et l'étouffèrent. Une autre enfin tomba dans la bonne terre et porta du grain au centuple.» Disant cela Il criait : «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende !» Mais ses disciples l'interrogèrent sur le sens de cette parabole. Il leur répondit : «À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu mais aux autres il est dit en paraboles pour que voyant ils ne voient pas et écoutant ils ne comprennent pas. Voici le sens de cette parabole : La semence est la parole de Dieu; celle qui tombe sur la route représente ceux qui écoutent, puis suivent le diable qui arrache la parole de leur coeur pour qu'ils ne croient pas et ne soient pas sauvés. Celle qui tombe sur la pierre représente ceux qui entendent et reçoivent la parole avec joie. Mais ils n'ont pas de racine, croient un moment et abandonnent au moment de la tentation. Celle qui tombe dans les épines représente ceux qui écoutent mais sont étouffés par les soucis, les richesses et les plaisirs de la vie et ne portent pas de fruits. Celle qui tombe dans la bonne terre, représente ceux qui écoutent avec un coeur bon et excellent, gardent la parole et portent du fruit dans la patience.»

 

1. La lecture du saint évangile que vous venez d'entendre, frères très chers, n'a pas besoin d'explication mais va permettre quelques rappels. Car ce que la Vérité a expliqué elle-même, la fragilité humaine n'a pas l'audace de le discuter. Mais vous devez penser avec inquiétude à propos de cette explication du Seigneur, que, si nous-mêmes avions dit que la semence désigne le Verbe, le champ le monde, les oiseaux les démons, les épines les richesses, votre esprit aurait peut-être douté de la valeur de cette explication. C'est pourquoi le Seigneur Lui-même a daigné expliquer ce qu'il avait dit pour vous apprendre à chercher le sens des choses qu'il n'a pas voulu expliquer par Lui-même. Donc en expliquant ce qu'il avait dit en parabole, il a fait savoir qu'Il parlait pour vous éviter de douter, lorsque avec notre faiblesse nous expliquerions le sens de ses paroles. Qui en effet m'aurait cru si j'avais interprété des richesses comme des épines étant donné que celles-ci piquent et que celles-là charment ? Cependant ce sont bien des épines car elles lacèrent l'âme par les piqûres de leurs pensées et quand elles vont jusqu'à entraîner au péché, elles l'ensanglantent à la façon d'une blessure. Dans ce passage, un autre évangéliste confirme, le Seigneur ne vise pas du tout les richesses en général, mais les richesses trompeuses .(cf. Mt 13,22) Trompeuses en effet sont les richesses qui ne peuvent pas rester longtemps avec nous, trompeuses sont les richesses qui ne chassent pas la pauvreté de notre âme. Mais seules sont de vraies richesses celles qui nous rendent riches de vertus. Donc, si vous voulez être riches, frères très chers, aimez les vraies richesses. Si vous recherchez le plus haut degré du véritable honneur, aspirez au royaume céleste. Si vous aimez gloire et honneurs, hâtez-vous de vous inscrire dans l'assemblée céleste des anges.

2. Les paroles de Dieu que vous recevez par l'oreille, conservez-les dans votre âme, car la parole de Dieu est la nourriture de l'âme. Et de même qu'une nourriture avalée peut être rejetée par un estomac malade, un sermon entendu peut n'être pas retenu par le ventre de la mémoire. Mais la vie de celui qui ne garde pas les aliments s'éteint très rapidement. Craignez donc le péril de la mort éternelle, si vous recevez la nourriture de saintes exhortations mais ne retenez pas dans votre mémoire les paroles de vie, c'est-à-dire les aliments de la justice. Tout ce que vous faites passe; que cela vous plaise ou non, vous allez chaque jour sans un instant d'arrêt vers le jugement dernier. Pourquoi donc aimer ce que l'on quitte ? Pourquoi donc négliger le terme où l'on doit parvenir ? Souvenez-vous de ce qui est dit : «Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.» Car tous ceux qui étaient présents avaient des oreilles corporelles. Mais Celui qui a dit à tous ceux-ci qui avaient des oreilles : «Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.» Il s'adresse sans aucun doute aux oreilles du coeur. Ayez donc soin que le sermon entendu demeure dans l'oreille du coeur. Prenez garde que la semence ne tombe sur le chemin, que l'esprit malin ne vienne enlever de la mémoire la parole, prenez garde qu'une terre pierreuse ne reçoive la semence sans produire le fruit des bonnes oeuvres, faute d'avoir les racines de la persévérance. Car beaucoup aiment ce qu'ils entendent et commencent à entreprendre de bonnes oeuvres mais bientôt la fatigue due aux difficultés, les fait abandonner ce qui était commencé. Donc la terre pierreuse a manqué d'humidité pour conduire jusqu'à la moisson de la persévérance ce qui avait germé. Beaucoup en effet, lorsqu'ils entendent parler contre l'avarice, détestent l'avarice et vantent le mépris de toutes choses. Mais bientôt, lorsque l'esprit voit quelque chose de désirable, il oublie ce qu'il avait vanté. Beaucoup, lorsqu'ils écoutent parler contre la luxure, non seulement n'ont plus envie d'accomplir les souillures de la chair, mais aussi rougissent de celles qu'ils ont accomplies. Mais bientôt, qu'une beauté apparaisse à leurs yeux, alors leur coeur est emporté par le désir comme si jusque là rien n'avait été décidé pour s'opposer à ces mêmes désirs; il accomplit les actes condamnables quoiqu'il se rappelle les avoir déjà accomplis et les avoir déjà jugé condamnables. Souvent aussi, nous sommes remplis du repentir de nos fautes et cependant après les avoir pleurées, nous refaisons ces mêmes fautes. Ainsi Balaam après avoir contemplé les tentes du peuple israélite pleura, demanda à devenir semblable à eux dans la mort disant : «Que mon âme meure de la mort des justes et que mes dernières heures soient semblables aux leurs !» (Nom 23,10). Mais bientôt lorsque fut passé ce moment de repentir, la mauvaise passion de l'avarice l'enflamma. Car à cause des dons qu'on lui avait promis, il donna un conseil conduisant à la mort de ce peuple, dont il avait souhaité imiter la mort, et il oublia qu'il avait pleuré lorsqu'il ne voulût pas éteindre le feu de son avarice.

3. Le Seigneur, remarquons le, dit dans sa parabole que les soucis, les plaisirs et les richesses étouffent la parole de Dieu. Elles l'étouffent en effet car elles étranglent l'esprit par leurs soucis trompeurs; elles empêchent les bons désirs de pénétrer jusqu'au coeur comme si elles empêchaient l'arrivé d'un souffle vital. Notons aussi qu'il ajoute aux richesses deux préoccupations : les inquiétudes et les plaisirs parce qu'ils oppressent par leur abondance. Car par des effets contraires leurs possesseurs deviennent à la fois tourmentés et livrés aux passions. Parce que le plaisir ne peut exister en même temps que l'affliction, en un temps les richesses tourmentent par les soucis qu'elles donnent, et en un autre temps elles amollissent par les plaisirs que procure l'abondance.

4. Quant à la bonne terre, elle donne son fruit moyennant la patience. Car nos bonnes actions sont sans valeur si nous ne supportons pas avec égalité d'âme les mauvaises actions de notre entourage. De fait plus quelqu'un fait de progrès, plus il trouve dur ce qu'il doit supporter dans ce monde; c'est que l'hostilité de ce monde s'accroît lorsque les affections de notre coeur s'en détachent. C'est pourquoi nous voyons la plupart des gens, à la fois faire le bien et en même temps beaucoup peiner sous le lourd fardeau des tribulations. Car ils fuient les désirs terrestres et pourtant ils sont fatigués par des peines assez dures. Mais conformément à la parole du Seigneur, ils produisent du fruit par leur patience; en recevant avec humilité ces peines, ils sont ensuite admis au repos du ciel. Ainsi le raisin broyé sous les pieds se liquéfie pour donner la saveur du vin. Ainsi l'olive écrasée perd son amertume et prend la consistance de l'huile. Ainsi par le battage dans l'aire, les grains sont séparés de la balle et parviennent nettoyés au grenier. Donc quiconque désire vaincre complètement ses vices doit humblement s'appliquer à supporter les peines de son temps de purification. Il arrivera ainsi devant le juge d'autant plus pur que le feu de la tribulation l'aura mieux débarrassé ici-bas de la rouille de ses vices.

5. Sur le parvis qui mène à l'église du bienheureux Clément, se tenait un homme appelé Servulus; beaucoup d'entre vous et moi-même l'ont connu. Il était pauvre de biens et riche de mérites; une longue maladie l'avait épuisé. En fait depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie, il resta paralytique. Dirai-je qu'il ne pouvait pas se tenir debout ? Il ne pouvait jamais se dresser sur son lit ni s'asseoir, ni porter la main à sa bouche. Jamais il ne pût se tourner lui-même sur l'autre côté. Sa mère avec son frère étaient près de lui pour le servir et tout ce qu'il pouvait recevoir comme aumônes, il le donnait aux pauvres par leurs mains. Il ne savait pas lire, mais il s'était acheté les livres de l'Écriture sainte; s'il recevait des personnes religieuses, il les faisait lire devant lui sans interruption. C'est ainsi qu'il apprit à connaître, à sa mesure, et fort bien, l'Écriture sainte, alors que, je l'ai dit, il ne savait pas lire. Dans la souffrance il s'appliquait toujours à rendre grâces; nuit et jour il s'adonnait à chanter des hymnes et des louanges à Dieu. Lorsque arriva le moment où sa si grande patience mérita sa récompense, la souffrance de ses membres s'étendit à ses organes vitaux. Quand il se rendit compte qu'il était à l'approche de la mort, il invita des personnes étrangères qui étaient chez lui à se lever et chanter avec lui des psaumes dans l'attente de sa mort. Alors que lui-même mourant chantait avec eux, il arrêta tout à coup les voix des chanteurs par un grand cri effrayant : «Taisez-vous, est-ce que vous n'entendez pas tous ces chants de louange qui retentissent dans le ciel ?» Pendant que son coeur écoutait ces louanges qu'il entendait intérieurement, cette âme sainte quitta son corps. Mais à son départ, une odeur très suave se répandit. Tous ceux qui étaient présents furent comblés de ce parfum inestimable, ce qui leur prouva que ces louanges l'avaient bien accueilli au ciel. Un de nos moines, qui est encore en vie, était présent et a coutume d'attester en pleurant beaucoup que jusqu'à la mise au tombeau, cette odeur très suave continua à être sentie par ceux qui étaient présents. Voilà comment mourut celui qui dans sa vie avait supporté tant de tourments avec sérénité. Donc suivant la parole du Seigneur, la bonne terre a porté du fruit par la patience et labourée par le soc de l'effort, est parvenue à la moisson de la récompense. Mais je vous le demande, frères très chers, considérez quelles excuses nous allons présenter lors de ce jugement sévère, nous qui avons reçu ressources et possibilités et sommes restés indolents dans la pratique du bien alors que Servulus privé de tout et sans moyen a accompli les préceptes du Seigneur. Que ce ne soit pas contre nous que, le jour du jugement, le Seigneur nous présente les apôtres qui ont entramé au Royaume avec eux des foules de fidèles, que ce ne soit pas contre nous qu'il nous montre les martyrs qui sont parvenus à la patrie du ciel par l'effusion de leur sang ! Alors que pourrons-nous dire, lorsque nous voyons ce Servulus, dont nous avons parlé, dont la paralysie retenait le bras, sans cependant l'entraver loin des bonnes oeuvres ? Méditez cela, frères, encouragez-vous à faire de bonnes oeuvres, pour qu'en vous proposant d'imiter les hommes de bien vous méritiez de partager leur sort.