HOMÉLIE 3

 

Prononcée devant le peuple dans la basilique de sainte Félicité martyre, le jour de sa fête.

 

Lecture du saint Évangile selon saint Matthieu : (12,46-50)

En ce temps là, Jésus parlant aux foules, voici que sa mère et ses frères étaient dehors cherchant à Lui parler. Quelqu'un lui dit : «Ta mère et tes frères sont dehors à Te chercher.» Lui répondit ceci : «Qui est ma mère et qui sont mes frères ?» Et tendant les mains vers ses disciples, Il ajouta : «Voici ma mère et mes frères. Quiconque en effet aura fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère.»

 

1. Cette lecture du saint évangile, frères très chers, est brève, mais lourde d'un grand poids de mystère. En effet Jésus notre Créateur et notre Rédempteur feint de ne pas connaître sa mère et ses proches et désigne ceux qui sont sa mère, ceux qui sont ses proches, non selon le lien de sang, mais selon le lien de l'esprit, disant : «Qui est ma mère et qui sont mes proches ? En effet quiconque aura fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma soeur et ma mère.» Que nous montre-t-Il par ses paroles ? Qu'Il rassemble en grand nombre ceux des païens qui obéissent à ses commandements et qu'Il ne reconnaît pas la nation juive dont Il est né selon la chair. Par là, sa mère, quand Il la laisse dehors comme s'Il ne la connaissait pas, signifie évidemment que la Synagogue n'est pas reconnue par son Créateur pour la raison suivante : gardienne de l'observance de la Loi, elle a perdu l'esprit de cette loi, et pour garder la lettre, elle s'est établie en dehors de cette observance.

 

2. Que celui qui aura fait la volonté du Père soit appelé frère et soeur du Seigneur n'est pas étonnant, car l'un et l'autre sexe sont appelés à la foi. Il est beaucoup plus étonnant qu'il soit appelé sa mère. En effet Il a daigné appeler frères ses fidèles disciples en disant : «Allez annoncer à mes frères.» (Mt 28,10). Donc celui qui a pu, en venant à la foi, devenir frère du Seigneur, ne doit-il pas rechercher comment il peut aussi être sa mère ? Nous devons savoir ceci : Celui, qui croyant, est frère et soeur du Christ, devient sa mère en prêchant, puisqu'il enfante en quelque sorte le Seigneur en faisant naître son amour dans le coeur de celui qui l'écoute. Il devient sa mère si, par sa parole, l'amour du Seigneur est engendré dans le coeur du prochain.

3. La bienheureuse Félicité est là pour nous confirmer solidement cela, elle dont nous célébrons la fête aujourd'hui : en croyant, elle s'est montrée la servante du Seigneur et en prêchant, elle est devenue mère du Christ. Comme on lit dans sa légende la plus exacte, elle craignit de laisser ses sept fils vivre après elle sur terre, tout comme des parents selon la chair ont l'habitude de craindre de voir leurs enfants les précéder dans la mort. En effet précipités dans l'épreuve de la persécution, elle fortifia le coeur de ses fils dans l'amour de la patrie céleste et engendra par l'esprit ceux qu'elle avait mis au monde selon sa chair. Ainsi par la prédication, elle les préparait pour Dieu, ceux que par la chair, elle avait engendrés pour le monde. Considérez, frères très chers, ce coeur d'homme dans un corps de femme. Devant la mort elle se tint debout sans effroi, elle craignait que la lumière de vérité ne s'éteigne chez ses fils si ses enfants étaient restés vivants. Est-ce que je ne peux pas dire que cette femme était une martyre ? Mais elle est plus qu'une martyre. Certes le Seigneur en parlant de Jean a dit : «Qu'êtes-vous allés voir dans le désert ? Un prophète ? Certainement Je vous l'affirme et plus qu'un prophète.» (Mt 11,7). Et Jean interrogé lui-même répondit : «Je ne suis pas un prophète.» (Jn 1,21). Celui qui savait qu'il était plus qu'un prophète, niait qu'il fût un prophète. Il est dit de lui être plus qu'un prophète, parce que le rôle d'un prophète est d'annoncer l'avenir, mais non de le faire voir. Mais Jean est vraiment plus qu'un prophète, car celui qu'il annonce par la parole, il le montre du doigt. Je dirai donc que cette femme n'est pas une martyre mais plus qu'une martyre, car après avoir envoyé ses sept enfants dans le Royaume, morte chaque fois avant sa propre mort, elle fut la première à en venir au supplice mais arriva la huitième au Royaume. Mère, elle a vu mourir ses fils, à la fois crucifiée et sans crainte, elle joignit la joie de l'espérance à la douleur d'une mère. Elle craignit pour eux tant qu'ils étaient vivants, elle se réjouit lorsqu'ils furent morts. Elle avait souhaité n'en laisser aucun après elle, craignant de n'avoir pas comme cohéritier celui qu'elle aurait laissé sain et sauf. Qu'aucun d'entre vous, frères très chers, ne pense qu'à la mort de ses fils, l'affection naturelle n'avait pas du tout touché son coeur. En effet les fils qu'elle savait être sa chair, elle ne pouvait les voir morts sans douleur, mais elle avait au-dedans d'elle un amour assez fort pour surmonter la douleur de la chair. À ce sujet, il est dit à saint Pierre destiné à souffrir : «Lorsque tu seras vieux tu étendras les mains et un autre te ceindra et te conduira là où tu ne voudras pas aller.» (Jn 21,18). En effet si Pierre ne l'avait pas tout à fait voulu, il aurait pu ne pas souffrir pour le Christ, mais le martyre qu'il ne voulait pas à cause de la faiblesse de la chair il l'aima par la force de l'esprit. Celui qui dans sa chair éprouve une vive crainte de marcher au supplice, par son esprit se réjouit d'avancer vers la gloire. C'est un fait qu'il a voulu la croix du martyre tout en ne la voulant pas. Ainsi nous aussi, lorsque nous cherchons les joies du salut, nous prenons la coupe amère de la pénitence. Dans la coupe l'amertume elle-même déplaît, mais le salut plaît qui doit être obtenu par cette amertume. Félicité aima donc ses fils selon la chair d'un amour naturel, mais pour l'amour de la patrie céleste elle voulut que ses fils qu'elle aimait mourussent avant elle. Elle même fut atteinte par leurs blessures, mais elle grandit beaucoup en les faisant la devancer dans le Royaume. C'est donc bien justement que je disais que cette femme était plus qu'une martyre, car elle est morte chaque fois par le désir dans chacun de ses fils, accomplissant ainsi un martyre multiple, en portant victorieusement la palme du martyre. Chez les anciens dit-on, il y avait cette coutume : chaque consul élevé à cette charge occupait selon la disposition de ces temps le rang correspondant à sa dignité; si quelqu'un parvenait au consulat, non pas une mais deux ou trois fois, il surpassait en louange et en dignité, ceux qui avaient été élevés à cette charge de consul une fois seulement. En conséquence la bienheureuse Félicité a surpassé les martyres puisque la mort de ses fils précédant la sienne, elle mourut pour le Christ autant de fois, car sa seule mort ne suffisait pas du tout à son amour du Christ.

 

4. Considérons, frères, cette femme, considérons, nous qui sommes physiquement des hommes, quelle valeur nous reconnaîtrons-nous en comparaison avec elle ? Et en effet, nous nous proposons souvent de faire quelques bonnes actions, mais si une seule parole contre nous, même très légère, sort de la bouche d'un moqueur, laissant là nos bonnes intentions, nous sommes brisés, démontés et nous revenons sur notre résolution. C'est que la plupart du temps des paroles nous éloignent d'une bonne action. Au contraire les tortures n'ont pu fléchir Félicité dans ses saintes dispositions. Nous, nous sommes arrêtés par le souffle léger d'une mauvaise parole. Mais elle dût à un coup d'épée d'aller dans le Royaume et elle jugea que rien ne pouvait l'arrêter. Nous ne voulons même pas utiliser notre superflu pour suivre les commandements du Seigneur. Elle, non seulement apporta à Dieu sa fortune mais lui donna aussi sa propre chair. Nous, lorsque nous perdons nos fils par la Volonté divine, nous pleurons sans être consolés. Elle, si elle ne les avait pas offerts, les aurait pleurés comme s'ils étaient morts. Donc lorsque le Juge rigoureux viendra pour ce terrible jugement, nous hommes, que dirons nous en voyant la gloire de cette femme ? Nous hommes qu'elle excuse trouverons-nous dans la débilité de notre esprit, alors que cette femme nous sera montrée en exemple, elle qui a vaincu ensemble et le monde et la faiblesse de son sexe ? Suivons donc, frères très chers, la voie étroite et rude du rédempteur. En effet par la pratique des vertus elle est déjà aplanie en sorte que des femmes peuvent y marcher. Regardons de haut tous les biens présents; ils sont sans aucune valeur les biens qui peuvent passer. Il serait honteux de préférer les choses que l'on voit à l'évidence disparaître rapidement. Que l'amour des choses terrestres ne nous domine pas, que l'orgueil ne nous gonfle pas, que la colère ne nous déchire pas, que la luxure ne nous souille pas, que l'envie ne nous consume pas ! Par amour pour nous, frères très chers, notre Rédempteur est mort, et nous pour l'amour de Lui, apprenons à nous vaincre nous-mêmes. Si nous agissons de façon parfaite, non seulement nous échapperons au châtiment qui nous menace, mais aussi nous serons récompensés de la même gloire que les martyrs. En fait, bien que l'occasion de la persécution nous manque, notre paix a cependant aussi son martyre. En effet quoique nous n'ayons pas à présenter notre cou à la hache réellement, nous devons élaguer cependant en pensée nos désirs charnels par un glaive spirituel avec l'aide de Dieu, qui vit et règne dans les siècles des siècles, amen.