QUINZIÈME DEGRÉ
De la chasteté incorruptible que des hommes corruptibles par leur nature
acquièrent par de travaux et de sueurs.
Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita 15 e degrès |
1.
Nous venons d'entendre la gourmandise, cette furie, nous dire que la guerre
contre (la chasteté du) corps est l'un de ses rejetons. Rien d'étonnant à
cela : notre premier père Adam nous l'enseigne déjà. Car s'il ne s'était pas
laissé dominer par son ventre, il n'aurait jamais su ce qu'est une compagne.
C'est pourquoi ceux qui observent le premier commandement ne tombent pas dans
la seconde transgression; ils demeurent fils d'Adam, tout en ne connaissant
pas l'état d'Adam (après la chute), mais ils sont un peu inférieurs aux anges,
et cela afin d'empêcher le mal de demeurer immortel, comme le dit celui qui
a été nommé le Théologien.
2. La chasteté en nous affranchissant des misères de la nature des corps,
nous fait participer à la nature des purs esprits. C'est cette vertu angélique
qui prépare dans nos coeurs une demeure agréable à Jésus Christ, et qui sert
de bouclier à notre âme; elle fait de notre nature corruptible une nature
incorruptible, et établit une admirable émulation entre les faibles mortels
et les esprits immortels. Celui qui pratique cette belle vertu, repousse et
éteint dans lui l'amour de créatures par l'amour de Dieu, et les flammes et
les ardeurs de son corps par les ardeurs et les flammes de l'Esprit saint.
3. La tempérance est une vertu qui se mêle et s'identifie avec toutes les
vertus, et en prend le nom. L'homme qui pratique la tempérance, même dans
le sommeil, n'éprouve ni sensation ni mouvement capables de troubler la paix
et le calme de son état.
L'homme chaste est celui sur lequel l'agréable variété des corps, leur beauté,
leur tendresse et le sexe ne font aucune impression
fâcheuse. Le caractère distinctif, la preuve particulière et les lois spéciales
d'une sainte et angélique chasteté, c'est de n'être pas plus touché ni ému
par la présence des corps vivants, que par celle des êtres qui sont morts,
par la vue des hommes que par la vue des animaux. Mais faisons une sérieuse
attention à cette vérité — La chasteté est un don de Dieu. Qu'il s'abstienne
donc de penser et de croire, celui qui, pour acquérir le trésor précieux de
la chasteté, a beaucoup et péniblement travaillé, que, s'il a le bonheur de
le posséder, c'est à ses sueurs et à ses travaux qu'il en est redevable; car
il n'est pas donné à notre nature de se vaincre elle-même par ses propres
forces. Si donc nous remportons sur elle la victoire, reconnaissons que c'est
par le secours de l'Auteur même de la nature que nous avons triomphé - en
effet, ne faut-il -pas avouer que, pour vaincre, corriger et guérir, il faut
être supérieur à celui qui est vaincu, corrigé et guéri ?
6. Les commencements de la chasteté consistent à refuser tout consentement
aux pensées impures et aux mouvements déréglés de la concupiscence; les progrès
dans cette vertu, qui en sont comme la perfection moyenne, consistent à éprouver,
soit dans le sommeil, soit autrement, mais sans mauvais effets et sans mauvaises
pensées, certains mouvements de notre chair, composée de terre et de boue;
enfin la perfection de cette vertu céleste consiste dans l'extinction de toute
pensée mauvaise, de toute image déshonnête, et de tout sentiment et de tout
mouvement produits par la concupiscence.
7. Il est heureux et solidement heureux, celui qui n'est plus frappé ni touché
par la beauté, le coloris et les grâces élégantes des personnes qu'il rencontre.
8. Ce ne sont pas précisément ceux qui ont préservé leurs corps de souillure,
desquels on peut dire qu'ils ont pratiqué une chasteté parfaite; mais ce sont
ceux qui ont parfaitement soumis à l'esprit les différents membres de leurs
corps.
9. Nous devons sans doute regarder pour un homme chaste, celui qui, à la présence
des corps des autres, est maître des mouvements du sien; mais nous dirons
qu'il est d'une chasteté plus parfaite, celui qui est invulnérable à la vue
du corps des autres, et qui par la méditation des beautés du ciel, a éteint
en lui toutes les ardeurs qu'excitent si naturellement les beautés de la terre.
10. Quiconque combat l'esprit de luxure avec les armes de la prière, ressemble
assez à celui qui fait la guerre à un lion. Celui qui, par la continuité et
la vigueur des combats qu'il livre et soutient contre ce terrible démon, le
renverse et l'abat, est semblable à un homme qui est égal au moins à son ennemi;
mais celui qui a réprimé et arrêté entièrement tous les efforts impétueux
de la luxure, quoiqu'il soit encore dans un corps mortel, jouit déjà des avantages
et des prérogatives dont nous espérons jouir après la résurrection glorieuse.
11. Mais, si n'être plus fatigué pendant le sommeil par des rêves humiliants
ni par des mouvements de concupiscence, c'est une marque non douteuse de chasteté,
est-ce une preuve moins sûre de luxure, si pendant le jour les mauvaises pensées
font tomber volontairement dans des souillures corporelles ?
12.
Combattre l'esprit impur par des travaux et des sueurs, c'est vouloir tout
simplement enchaîner un ennemi avec des liens de jonc ou d'osier; le combattre
par les veilles et par les jeûnes, c'est mettre un collier de fer au cou d'un
chien qu'on a soumis; mais si à toutes ces armes on ajoute, pour le combattre,
la douceur, l'humilité et le désir vif et ardent de remporter la victoire,
c'est abattre, détruire son ennemi et l'ensevelir dans le sable; je dis dans le
sable, car l'humilité dans laquelle on doit ensevelir toutes les passions, mais
surtout la luxure, ne leur fournit ni substance ni aliments : elle est pour les
passions un sable sec et stérile.
13. Plusieurs personnes combattent contre la luxure; mais de différentes
manières : les unes lui font la guerre par elles-mêmes et avec leurs propres
forces; les autres, avec l'arme de l'humilité; enfin d'autres, aidées de la
force du saint Esprit, qu'elles ont humblement appelé à leur secours, l'ont
combattue de telle sorte qu'elles l'ont vaincue et la tiennent en esclavage. Or
il me semble qu'on peut comparer les premières à l'étoile du matin; les
secondes, à la lune, quand elle est à son plein; les troisièmes, au soleil, qui
éclaire le monde de ses rayons. Ces trois sortes de personnes ont leur
conversation dans le ciel; car l'aurore annonce l'arrivée du jour, et bientôt
le lever du soleil nous le donne abondamment par l'éclat de sa lumière : or
c'est ainsi que vont les choses par rapport aux personnes dont nous venons de
parler.
14. Semblable au renard qui veut prendre les poules, le démon fait semblant de
dormir, afin de nous enlever la chasteté et nous perdre.
15. Gardez-vous donc de jamais vous fier à votre corps
de boue; défiez-vous toujours de sa faiblesse, jusqu'à ce qu'enfin Christ vous
appelle pour vous présenter devant Lui.
16. Ne vous imaginez pas que la rigueur et l'austérité de vos jeûnes vous aient
mis dans une telle perfection de vertu, que vous ne soyez plus exposé à faire
des chutes déplorables. Ne perdez jamais de vue qu'une créature qui n'avait
jamais mangé, tomba tout d'un coup, du ciel dans l'abîme de l'enfer.
17. Les écrivains ascétiques définissent ainsi le renoncement au siècle : une
haine qu'on a pour son propre corps, et une guerre continuelle qu'on fait au
ventre.
18. Or ce qui fait le plus souvent tomber les jeunes moines dans des fautes
contraires à la chasteté, c'est une certaine affection pour les douceurs et les
commodités de la vie. L'enflure du coeur a coutume de faire chanceler et
quelquefois tomber ceux qui sont le plus avancés dans les voies de la vie
religieuse. Enfin ce qui est pour ceux qui sont plus près de la perfection, une
pierre d'achoppement, ce sont les jugements téméraires qu'ils font et les
condamnations injustes qu'ils portent contre leurs frères.
19. Il y a des gens qui ont estimé heureux ceux qui étaient nés eunuques parce
que, selon leur opinion, ils étaient exempts de l'aiguillon de la
concupiscence; mais ne nous faisons pas illusion : ceux-là seuls sont
réellement heureux qui, par des pensées pures et des désirs chastes,
combattent, répriment et vainquent la concupiscence.
20. J'ai vu des personnes qui, malgré elles, sont tombées dans des mouvements
déréglés; j'en ai vu d'autres qui, sans succès, ont cherché à les exciter sur
elles. Mais ces personnes infâmes n'étaient-elles pas infiniment plus coupables
que ceux qui, cruellement poussés et agités par leurs passions, ont eu le
malheur de tomber très souvent; puisque, non seulement elles auraient péché, si
elles avaient pu le faire, mais elles faisaient tous leurs efforts pour venir à
bout de se souiller honteusement.
21. Ils sont bien misérables ceux qui font des chutes; mais les paroles
manquent pour stigmatiser ceux qui cherchent à faire tomber les autres. Ne
porteront-ils pas, ces hommes détestables, et le poids énorme et la peine
effrayante de leurs propres chutes, et le poids et la peine des fautes dans
lesquelles ils ont entraîné leurs frères ?
22. Gardez-vous bien de vouloir chasser le démon de l'impureté, en disputant et
en raisonnant avec lui; car, pour vous faire tomber, il aura toujours des
motifs plausibles à vous présenter, et il se sert de vous-même pour vous faire la
guerre.
23.
N'oubliez jamais que tous ceux qui croient pouvoir par eux-mêmes combattre la
passion impure et en triompher, se trompent grossièrement et ne font rien; car,
à moins que le Seigneur ne daigne Lui-même renverser cette maison de chair et
de corruption, et bâtir dans nous cette maison d'esprit et de chasteté, ce
serait en vain que nous prétendrions par nos veilles et nos jeûnes, détruire la
première et élever la seconde.
24.
Ce que vous devez faire, c'est de manifester humblement à Dieu la faiblesse de
votre nature, de reconnaître devant Lui, l'impuissance de vos forces, et peu à
peu vous recevrez de sa Bonté et vous sentirez en vous à présence du don
inestimable de chasteté.
25. Parmi les malheureuses victimes des plaisirs charnels, j'ai rencontré un
homme qui était enfin revenu à lui-même, et qui, par les travaux d'une
conversion et d'une pénitence sincère, travaillait à son salut. Or voici ce
qu'il m'a raconté : «Les personnes, me dit-il, qui se laissent aller à
l'incontinence, sont agitées et tourmentées d'une ardeur violente pour les
objet si corporels, elles sont possédées d'un démon furieux et cruel, lequel
est assis en tyran sur leur propre coeur, et y fait sentir son infâme empire
par des signes non équivoques; de sorte que, lorsqu'elles sont tentées, et
qu'elles contente leur brutale passion, elles éprouvent dans elles-mêmes les
douleurs d'un feu semblable à celui d'une fournaise embrasée; qu'elles sont si
horriblement hors d'elles, qu'elles ont perdu toute crainte de Dieu et des
supplices éternels qu'elles n'envisagent que comme des choses fabuleuses;
qu'elles ont la prière en horreur; que la vue d'un cadavre ne fait pas plus
d'émotion sur elles que la vue d'une pierre; et qu'elles sont si absorbées et
si dévorées par le désir de se satisfaire par des actions infâmes, qu'elles en
perdent entièrement la raison, et ressemblent plus à des bêtes furieuses qu'à
des créatures raisonnables. Hélas ! si de tels jours
n'étaient pas abrégés, pourrait-il y avoir une seule âme, qui, dans la prison
d'un corps de sang et de boue, fût capable d'obtenir le salut ? car, dès lorsqu'on se figure que les horreurs auxquelles on
se livre, conviennent aux exigences d'une nature corrompue, on les recherche
avec une avidité insatiable. Si le sang se plaît dans le sang, le ver au milieu
des vers, et que le limon se trouve bien avec le limon, la chair ne doit-elle
pas aimer les oeuvres de la chair ?» Nous tous qui voulons sincèrement faire
violence à la nature, afin d'obtenir le royaume des cieux, n'oublions pas que notre
chair ne cherche qu'à nous tromper et à nous trahir, que nous devons la
combattre, l'affaiblir et la soumettre par toute sorte de moyens et de pieuses
industries. Estimons heureux ceux qui n'ont pas éprouvé les malheurs affreux
qui frappent les personnes dominées par le démon de l'impureté, et conjurons
avec la plus vive instance le Seigneur de nous préserver à jamais d'une si
funeste expérience; car ils sont bien loin de cette échelle mystérieuse par
laquelle le patriarche Jacob vit les anges monter et descendre, ceux qui sont
malheureusement tombés dans l'abîme de l'impureté, et pour s'en approcher et y
monter, ils ont besoin de répandre bien des sueurs et des larmes, supporter
bien des peines et des travaux, et se dévouer à des jeûnes et à des austérités
bien rigoureuses.
26. Nous devons remarquer ici que les ennemis de notre salut se conduisent à
peu près dans la guerre qu'ils nous font, comme des soldats rangés en bataille
: ils ont ordre de nous attaquer et de nous combattre toutes les fois qu'ils nous
rencontreront.
27. Mais, une chose qui ne doit pas peu nous surprendre et nous faire trembler,
c'est que parmi ceux qui succombent aux tentations, il y en a qui font des
chutes bien plus funestes que les autres c'est encore une remarque que j'ai pu
faire. Je dis donc que celui qui a un intellect pour comprendre, comprenne ce
que je veux dire ici.
28. Le démon a ordinairement l'habitude d'employer tous ses efforts, toute son
occupation, tous ses soins, tous ses diriger tous ses projets et ses desseins de
manière à faire tomber les anachorètes dans des crimes qui sont en dehors et
contraires à ce que la nature semble demander. C'est pour venir à bout de son
dessein que souvent il les a laissés vivre au milieu des femmes, sans leur
inspirer ni mauvaises pensées ni mauvais désirs; mais les malheureux se sont
laissés prendre à cet artifice, ils se sont crus heureux et tranquilles dans
cet état de choses, et n'ont pas voulu comprendre que, où le danger est assez
grand et funeste par lui-même, il n'y a pas besoin d'un autre moyen ni d'une
autre tentation pour les perdre.
29. Je crois que les démons, ces impitoyables homicides de nos âmes, ont deux
raisons principales pour nous porter avec tant d'ardeur et de zèle, à des
péchés qui répugnent aux lois de la nature : c'est, premièrement, parce que
nous avons toujours en notre pouvoir et en notre disposition la matière du
péché; secondement, parce qu'ils nous font par là mériter des peines plus
sévères. C'est ce qu'a misérablement éprouvé un homme extraordinaire. Il avait
dans un temps commandé avec un empire absolu à ces bêtes féroces; mais un jour
il en fut si horriblement assailli et si vigoureusement attaqué, que, non
seulement elles le privèrent de la nourriture céleste dont il savourait les
douceurs, mais le dépouillèrent de tout et le livrèrent à la plus affreuse
misère. C'est pourquoi le bienheureux Antoine, notre maître dans la vie
religieuse, en pleurant le malheur de cet homme qui cependant le répara par les
rigueurs de la pénitence, disait en poussant de longs gémissements : «Elle est
tombée cette grande et solide colonne de vertus.» Ce saint Père a jugé dans sa
sagesse qu'il ne devait pas nous apprendre quelle était l'espèce de péché que
ce malheureux avait commis contre la chasteté; mais on pense qu'il s'agissait
d'un crime qu'il avait fait sur son propre corps. Hélas ! il
y a donc en nous une espèce de mort et un principe de ruine bien funeste; et
cette malheureuse mort réside en nous-mêmes, nous accompagne partout; mais
c'est surtout pendant les années de la jeunesse, et je n'ose ni dire ni écrire
son nom, car saint Paul me le défend par ces paroles : «Il est des choses qui
se font en secret, qu'il serait honteux et indécent de nommer.» (Eph 5,12)
30. Cette chair, qui est tout à la fois et notre amie et notre ennemie, le même
Apôtre ne craint pas de l'appeler une mort : «Malheureux que je suis !
s'écrie-t-il, qu'est-ce qui me délivrera de ce corps de mort» (Rom 7,24); et un
autre théologien l'appelle «une servante vicieuse et qui ne se plaît que dans
les ténèbres de la nuit». Je vous avoue que je désirerais bien savoir les
raisons pour lesquelles ces deux grands saints ont parlé ainsi de notre corps.
31. Si notre chair est une mort, nous pouvons donc dire qu'il ne mourra pas
celui qui l'aura vaincue. Mais où prendre un homme qui, en se préservant
entièrement des souillures de la chair, mérite de vivre et de ne jamais voir
les horreurs de la mort ?
32. Ce serait ici le lieu de chercher à connaître quelle serait la personne la
plus recommandable : celle qui, étant morte par le péché, est ressuscitée à la
grâce, ou bien celle qui, n'étant jamais morte, a conservé son innocence.
Quelqu'un a prononcé que c'était la dernière de ces deux personnes; mais je ne
partage pas son avis, et je crois même qu'il s'est trompé : car Jésus Christ
est mort et ressuscité. Celui, au contraire, qui donnerait la préférence à la
première personne, le ferait, sans doute, parce qu'il croirait que ceux qui ont
eu le malheur de se donner la mort en tombant dans le péché ne doivent jamais désespérer
de leur salut.
33. Le démon de l'impureté, cet ennemi cruel et rusé des hommes, afin de nous
faire tomber plus facilement dans quelque faute d'incontinence, faute dont il
est lui-même l'auteur, nous suggère que Dieu est plein de commisération pour
ceux qui ont le malheur de se livrer à la luxure, et qu'il leur pardonne avec
d'autant plus de bonté et de clémence, que cette passion est plus naturelle à
l'homme, Mais ne manquons pas de bien reconnaître ses ruses et sa perfidie : à
peine avons-nous commis un péché honteux, qu'il s'empresse de nous montrer Dieu
comme un juge sévère, inexorable et qui ne pardonne rien. Or voyez qu'avant de
nous faire consentir au péché, et pour y réussir, il nous représente Dieu comme
infiniment bon, clément et miséricordieux, et qu'après qu'il a pu accomplir son
mauvais dessein, et qu'il nous a précipités dans l'abîme, il ne cesse de nous
parler de la sévérité et de la rigueur des jugements du Seigneur, afin de nous
jeter dans le rage et les horreurs du désespoir, et de consommer ainsi notre
perte éternelle. Mais il va plus loin : tant que dure ce sentiment de tristesse
désespérante qu'il nous a donné, il n'a pas besoin de nous exposer à de
nouvelles tentations; il nous tient sous son esclavage; il nous laisse donc
tranquilles; mais aperçoit-il que ces regrets douloureux et poignants qu'il
nous a inspirés se calment et s'apaisent, cet implacable ennemi recommence ses
attaques tout comme auparavant et nous expose eu même danger et aux mêmes
fautes.
34. Observons que le Seigneur se plaît et prend d'autant plus volontiers ses
délices dans un coeur et dans un corps purs et chastes, qu'il est Lui-même, la
pureté par essence, et qu'Il est infiniment éloigné de toute souillure produite
par les corps; et que les démons, ces monstres hideux de l'enfer ne sont
contents, ainsi que nous l'enseignent certains, que dans les mauvaises odeurs
qu'exhalent les passions, et dans les ordures d'un corps flétri et corrompu par
le vice honteux.
35. La chasteté nous unit intimement avec Dieu par une sainte familiarité, et,
qu'autant que notre faible nature en est capable, elle nous rend semblables à
Lui.
36. Comme la rosée donne aux fruits de la terre la douceur qu'ils ont, de même
la vie religieuse et l'exacte obéissance produisent les doux et agréables
parfums de la chasteté; que, si la solitude est capable de calmer et d'éteindre
les ardeurs de la concupiscence, la fréquentation des mondains et l'esprit de
dissipation leur rendent bien vite l'existence et la vie; et nous devons, à la
louange de l'obéissance, dire qu'elle réprime toujours, et en quelque lieu que
nous soyons, les mouvements désordonnés de notre corps, et les empêche de
reparaître.
37. J'ai quelquefois observé que, par un heureux contrecoup, l'orgueil a
produit la vertu d'humilité. Lorsque j'ai vu cette merveille étonnante, je me
suis rappelé ces paroles : «Qui peut pénétrer dans les Desseins et dans les
Pensées du Seigneur ?» (Rom 11,34) Car nous pouvons voir que la gourmandise et
l'enflure du coeur, le faste et l'orgueil, enfantent des fautes honteuses, et
que ces fautes auxquelles on s'est volontairement livré, sont souvent des
occasions d'humilité.
38. N'est-il pas absolument semblable à cet homme insensé qui, pour éteindre
des flammes, se sert d'huile qu'il y jette, celui qui s'imagine qu'il pourra
triompher du démon de l'impureté, en vivant dans les délices et dans les excès
de l'intempérance ?
39. À qui comparerons-nous celui qui prétend follement terminer avec succès la
guerre qu'il soutient contre la luxure avec la seule arme de la tempérance et
de la sobriété ? Disons sans hésiter qu'il ressemble à celui qui, étant tombé
dans la mer, ne voudrait, pour se sauver, ne se servir que d'une main en
nageant. Réunissons donc, si nous voulons triompher, l'abstinence et
l'humilité; car nous ne ferions rien avec la première de ces deux vertus, si la
seconde n'est avec elle.
40. Lorsqu'on est enclin à quelque vice particulier, c'est contre ce vice qu'il
faut diriger ses efforts d'une manière spéciale; c'est ce vice qu'il faut
attaquer et vaincre avant tous les autres; mais c'est surtout lorsque nous
voyons qu'il règne en nous et que nous le portons avec nous, que nous devons le
combattre avec force et constance; car agir autrement, c'est ne vouloir pas
faire la guerre aux autres défauts, c'est vouloir les nourrir et les conserver.
Rappelons que ce ne sera qu'en exterminant ce cruel Égyptien, que nous
mériterons de voir Dieu avec Moïse dans un nouveau buisson ardent, je veux dire
l'humilité.
41. Dans une tentation, j'ai éprouvé moi-même les ruses du démon : ce loup
cruel et trompeur me procura, par un dessein perfide, une joie et une
allégresse déraisonnables, des consolations sans fondement, et des larmes
pleines de fausses délices; et moi, simple, crédule et sans expérience, je
croyais que toutes ces choses si flatteuses et si agréables étaient des dons du
ciel, tandis que tout cela n'était qu'un piège que me tendait le démon pour me
faire tomber.
42. Puisque tous les autres péchés que l'homme petit commettre, sont hors de
son corps, et que le péché seul de luxure est contre son corps, ce qui arrive
parce que par les mouvements de la concupiscence il souille et corrompt sa
propre chair, je voudrais bien savoir pour quelle raison, dans les différentes
fautes que font les hommes, nous disons, communément qu'ils ont été trompés, et
lorsque nous apprenons qu'une personne est tombée dans un péché honteux, nous
nous écrions avec douleur et tristesse : Hélas ! elle
est tombée.
43. Les poissons ne craignent pas autant l'hameçon qu'une âme voluptueuse ne fuit
la quiétude.
44. Aussi, lorsque le démon veut unir deux personnes par les liens d'un amour
profane et criminel, il commence par examiner attentivement quelles sont leurs
différentes inclinations pour savoir par laquelle allumer l'incendie.
45. Ne sommes-nous pas témoins tous les jours et ne pouvons-nous pas rendre
témoignage que tous ceux qui sont les tristes esclaves du vice honteux, sont
remplis d'affection pour les autres, sensibles à leurs malheurs, touchés de
compassion pour eux, mêlent facilement leurs larmes avec les leurs, et n'usent
à leur égard que de paroles douces et flatteuses. Ah! ceux
qui désirent de devenir et d'être chastes, ne se laissent pas aller à une
tendresse si étudiée.
46. Un homme plein de prudence, de sagesse, et d'une profonde érudition, me
proposa un jour cette question grave, importante et difficile : «Quel est, me
dit-il, le péché que vous croyez le plus grand et le plus énorme après
l'homicide et l'apostasie ?» Je lui répondis que je pensais que c'était
l'hérésie. «Mais, répliqua-t-il, si l'hérésie est le plus grand péché après
l'homicide et l'apostasie, comment se fait-il que l'Église catholique admette à
la participation des saints mystères les hérétiques, aussitôt qu'ils ont abjuré
et anathématisé sincèrement leurs erreurs, et que conformément à la tradition
apostolique, elle éloigne de la table eucharistique, pendant des années
entières, ceux qui ont eu le malheur de tomber dans la fornication, quoiqu'ils
aient confessé leur péché, qu'ils s'en soient corrigés, et qu'ils en fassent
une sincère pénitence ?» Cette répartie inattendue me surprit si fort, que je
ne sus qu'y répondre ; et la question demeura indécise.
47. Donnons ici une attention particulière pour examiner, connaître et peser la
différence qu'il y a entre les pensées et les affections que le démon de la
luxure nous inspire pendant la récitation des psaumes, et celles que nous
suggère, l'Esprit saint par le moyen des paroles divines que nous prononçons;
et voyons combien celles du saint Esprit nous donnent abondamment de force et
de courage pour combattre notre ennemi infatigable.
48. Pauvres jeunes gens ! c'est surtout sur vous que
vous devez avoir les yeux continuellement fixés ! Hélas ! j'ai
remarqué un grand nombre de jeunes personnes qui, tandis qu'elles adressaient à
Dieu des prières ferventes et sincères pour d'autres personnes qu'elles
aimaient et qui leur étaient chères, se sont laissées surprendre et dominer par
l'esprit immonde; elles croyaient cependant dans ces supplications ne remplir
qu'un devoir de reconnaissance et de charité.
49. Les différents attouchements sont très propres à souiller nos corps ;
fuyons-les donc avec horreur et n'oublions jamais combien ils peuvent nous être
dangereux et funestes. Rappelons-nous sans cesse l'exemple remarquable d'un
jeune homme d'une profonde sagesse et d'une grande chasteté. Sa mère était
malade, et il était nécessaire qu'il la portât entre ses bras, or il portait
les précautions et la vigilance jusqu'à se couvrir les mains, afin de ne pas la
toucher. Ne manquez donc pas, je vous prie, d'éviter toute sorte
d'attouchements, soit ceux qui seraient déshonnêtes et criminels, soit ceux qui
seraient honnêtes et indifférents, soit ceux que vous feriez sur vous, soit
ceux que vous feriez sur les autres.
50. Personne, je pense, ne peut avec raison et vérité appeler saint celui qui
n'aura pas purifié de toute souillure la boue dont son corps est composé, et
qui ne l'aura pas sanctifiée, et comme transformée, si toutefois cette
transformation est possible en ce monde.
51. C'est surtout lorsque nous nous mettons au lit pour prendre notre repos,
que nous devons nous conduire avec prudente et veiller sur nous; car pendant
notre sommeil, notre âme est, pour ainsi dire, sans son corps; elle combat
seule contre le démon. Or, si notre esprit par de mauvaises pensées que nous
aurions en nous endormant, se trouve porté à des plaisirs déshonnêtes, ne s’unira-t-il pas à nos
ennemis pour nous livrer à leur fureur ?
52. Aussi, ne vous endormez et ne vous réveillez qu'avec le souvenir de la
mort, et que la prière vous tienne toujours uni à Jésus. Ces deux pratiques,
faciles et importantes, vous seront pendant votre sommeil du plus grand secours
pour vous préserver de tout accident fâcheux.
53. Certains pensent que ces combats importuns que nous sommes obligés de
soutenir contre le démon impur, et que ces accidents humiliants qui nous
arrivent dans le sommeil, sont ordinairement produits et causés par une trop
grande abondance de nourriture qu'on a prise : cependant je peux assurer avec
vérité que j'en ai rencontré plusieurs ou qui étaient malades et même dangereusement
malades, ou qui, par des jeûnes rigoureux, avaient exténué leur corps, lesquels
ont éprouvé ces mouvements déréglés de la chair.
Or voici ce que me dit un jour sur ces sortes de misères humaines un moine des
plus sages, des plus réfléchis et des plus respectables de sa communauté : «Ces
accidents nocturnes, me dit-il avec une clarté et une précision qui me
frappèrent d'étonnement, arrivent quelquefois de l'abondance de la nourriture
et des douceurs du repos; d'autres fois, de l'orgueil, et c'est lorsque nous
nous réjouissons et que nous nous applaudissons de les avoir longtemps empêchés
par nos soins et nos précautions; enfin nous les éprouvons d'autres fois,
lorsque nous nous donnons la liberté de juger et de condamner témérairement nos
frères. Or, ajouta-t-il, ces deux dernières causes, et peut-être toutes les
trois, sont communes aux personnes qui sont malades, comme à celles qui ne le
sont pas.»
Si donc il se trouve quelqu'un assez heureux pour ne rien souffrir de ces trois
choses, il doit jouir d'une grande consolation, puisqu'il voit dans son corps
une pureté que rien ne trouble. Ce qui peut uniquement lui inspirer quelque
inquiétude, c'est de soupçonner avec crainte que cet état peut venir de la
perfidie du démon; mais qu'il se rassure et se console, en pensant que Dieu
permet cette peine et cette inquiétude qui n'ont rien de criminel, afin qu'il
puisse acquérir une humilité plus profonde.
54. Qu'on évite avec soin pendant le jour de repasser dans la mémoire les
songes et les fantômes qui pendant la nuit auraient troublé l'imagination; car
c'est, pour nous porter à quelques actions déshonnêtes, que les démons excitent
en nous ces accidents nocturnes.
55. Mais remarquons ici avec une attention spéciale une ruse détestable du
démon pour nous perdre. Voici donc la manière dont il se sert pour nous faire
tomber. Comme certains aliments insalubres ne causent des maladies qu'une année
après qu'on les a pris, et quelquefois les produisent presque tout de suite; de
même les choses qui, par les jouissances qu'elles nous donnent, tendent à
corrompre notre coeur, n'obtiennent ce misérable effet qu'après un temps assez
considérable. C'est pour cette raison que j'ai rencontré des personnes qui se
mettaient familièrement à table avec des femmes et conversaient librement avec
elles, sans éprouver dans ces moments aucune mauvaise pensée. Mais, hélas ! qu'est-il ensuite arrivé ? Ces malheureux se sont fiés à
eux-mêmes, et cette confiance présomptueuse les a perdus; car dans le temps
même où ils se croyaient dans une paix et une sécurité parfaites dans leurs
cellules, ils ont rencontré une mort bien déplorable. Or celui qui a fait la
triste expérience de ce que je dis ici, ne comprend que trop quelle est cette
mort dont je parle, si elle regarde le corps, ou l'âme. Que celui qui n'a rien
éprouvé de semblable, vive longtemps dans une heureuse ignorance !
56. Les moyens les plus efficaces que nous puissions employer contre les
dangers et les écueils auxquels nous exposent les tentations impures, c'est de
nous revêtir d'un rude cilice, de nous couvrir de cendres, de passer les nuits
dans les veilles et les travaux, de souffrir la faim et la soif, de fixer notre
demeure au milieu des tombeaux et des cadavres, de ne manger que du pain, de ne
boire que de l'eau, mais surtout de vivre dans une humilité parfaite, enfin, si
la chose est possible, de choisir un père spirituel qui soit sévère, ou un
frère, plein de ferveur et de prudence, qui nous dirige et nous secoure, non
pas tant par le poids et l'autorité de ses années, que par la vertu de sa
sagesse et par la justesse de son jugement; car je regarderais comme une chose
merveilleuse, si, étant uniquement livré à vous-même, vous vous préserviez du
naufrage au milieu d'une tempête si furieuse.
57. Il arrive assez souvent que le même péché mérite un jugement mille fois
plus sévère et une punition bien plus rigoureuse dans une personne que dans une
autre. En effet les circonstances en augmentent, ou en diminuent l'énormité :
telles, par exemple, que l'habitude de le commettre, le lieu où l'on s'en est
rendu coupable, l'état et la condition de celui qui pèche, et d'autres
circonstances nombreuses qui peuvent rendre le crime plus ou moins
considérable.
58. On me raconta un jour un fait d'une rare pureté, et je doute qu'on puisse
pratiquer cette vertu avec une plus grande perfection. Quelqu'un aperçut par
hasard un corps d'une beauté extraordinaire. Or cette vue le porta de suite à
glorifier par ses louanges la souveraine Beauté de Dieu dont cette qu'il avait
sous les yeux, n'était qu'une image bien imparfaite, et lui inspira un
sentiment d'amour de Dieu si vif et si ardent, qu'il inonda d'un torrent de
larmes le lieu où il était. Je vous demande, n'était-ce pas une chose admirable
que ce qui aurait été pour plusieurs une funeste occasion de chute et de ruine
spirituelles, devint pour ce saint homme un moyen surnaturel pour se procurer
les récompenses célestes ? et, si l'on peut encore
trouver des hommes semblables qui, dans de pareilles circonstances, éprouvent
les mêmes sentiments, et soient aussi purs et aussi unis à Dieu par la charité,
ne doit-on pas dire d'eux que, dans une chair corruptible, ils vivent déjà de
la même manière que nous vivrons après la résurrection générale ?
59. Tels devraient être du moins nos sentiments, lorsque nous entendons chanter
les saints cantiques et quelque mélodies; car les personnes qui aiment Dieu
avec ardeur, sont émues d'une allégresse toute céleste, d'une affection divine
et d'une tendresse qui va jusqu'aux larmes, quand elles entendent une belle
harmonie, soit qu'elle soit sacrée, soit même qu'elle soit profane. Ceux, au
contraire, qui sont esclaves des plaisirs des sens, éprouvent des sentiments et
des mouvements tout opposés.
60. Parmi ceux qui se sont retirés dans le désert pour mener une vie
érémitique, il y en a qui sont, ainsi que nous avons eu l'occasion de le
remarquer, beaucoup plus exposés aux fureurs des démons. Ce qui ne doit point
nous étonner, car ce sont surtout les lieux solitaires qu'ils habitent depuis
que notre Seigneur, pour notre salut, leur a défendu de fixer leur demeure dans
nos corps, qu'Il les a chassés des lieux habités, ou qu'Il les a précipités
dans les cachots éternels.
61. Il est à remarquer que le démon de la luxure s'attaque surtout aux
solitaires, afin que consternés et abattus par des tentations humiliantes, ils
s'imaginent qu'ils ne retirent aucun avantage de leur solitude, et qu'ils
prennent enfin la funeste résolution de rentrer dans le tumulte et dans les
agitations du siècle. Il est encore à observer que, lorsque nous sommes au
milieu du monde, le démon nous laisse assez tranquilles; mais c'est afin que
nous croyant délivrés à des tentations, il puisse nous persuader que nous
sommes en état de vivre sans danger au milieu des séculiers et des mondains.
62. Là où nous sommes le plus souvent tentés, c'est là où le démon ne voudrait
pas que nous soyons, et c'est là, par
conséquent, où nous devons soutenir ses assauts avec plus de force et de courage,
de zèle et de persévérance. Observons enfin que celui qu'il n'attaque pas
ainsi, semble être devenu son ami.
63. Si l'obéissance nous oblige à demeurer quelque temps dans le monde pour y
traiter d'une affaire importante et nécessaire, la Main et la Grâce de Dieu
nous protégeront; les prières et les voeux de notre supérieur sont encore
capables de nous obtenir cette faveur, afin que le Nom du Seigneur ne soit pas
blasphémé à cause de nous. Nous pouvons encore être sans tentations au milieu
des embarras du siècle, à cause de notre insensibilité et de notre indifférence
pour les choses du monde, lesquelles nous avons acquises par le dégoût que ces
choses mondaines nous ont donné dans l'usage rassasiant que nous en avons fait;
et d'autres fois, parce que tous les autres démons se sont retirés d'auprès de
nous, et qu'il n'est demeuré avec nous que celui de la vaine gloire et de
l'orgueil pour nous faire la guerre, et tenir lui seul la place de tous les
autres.
64. Vous tous qui avez résolu de garder la chasteté et à être fidèles à cette
vertu céleste, écoutez-moi, je vous prie, et remarquez avec moi un nouveau
genre de malice de la part du cruel et impitoyable séducteur de nos âmes :
veillez surtout avec grand soin pour ne pas en devenir les tristes victimes. Un
serviteur de Dieu, qui en était instruit par sa propre expérience, m'a raconté
que souvent le démon de l'impureté se retire de nous jusqu'au temps qu'il a
fixé pour être le plus propre et le plus convenable à la tentation dans
laquelle il veut nous faire tomber; que pendant cet intervalle il excite dans
le malheureux qu'il veut précipiter dans le péché, les plus beaux et les plus
pieux sentiments de dévotion, et qu'il lui ouvre une source abondante de larmes
dans le temps même qu'il se trouve dans la compagnie des personnes du sexe,
qu'alors il inspire à cet imprudent de leur parler avec zèle de la mort et du
jugement, de la tempérance et de la chasteté, et de les exhorter à faire des
méditations fréquentes sur les vérités importantes du salut et à pratiquer avec
une inviolable fidélité les vertus si belles et si nécessaires que commande la
religion. Trompées par ces discours et par ces apparences de piété, ces pauvres
personnes courent, comme après un véritable pasteur, à la suite de ce moine,
qui, par les ruses du démon et sans que lui-même s'en soit presque aperçu, est
devenu un loup sanguinaire et dévorant. Mais que va-t-il arriver ? Hélas ! Par
la familiarité que peu à peu elles prennent, et par la liberté qu'elles ont de
s'entretenir avec lui, elles finissent par se précipiter elles-mêmes et, avec
elles, ce malheureux dans l'abîme profond du péché, et par consommer sa perte.
65. Évitons donc de tout notre possible, non seulement de voir et de considérer
ce fruit de mort, mais d'en entendre parler, puisque dans notre profession
religieuse nous avons fait solennellement la promesse de n'en jamais goûter. Ne
devrions-nous pas être saisis d'une sainte indignation, si nous en trouvions
parmi nous qui soient assez insensés pour se croire
aussi forts et fermes que David ? la chose est-elle
possible ?
66. La chasteté est une vertu si belle, si noble, si digne de nos éloges et de
nos louanges ! elle est exempte de la moindre
souillure, elle est capable de procurer et à l'âme et au corps une paix et une
tranquillité parfaites.
67. Certains ont enseigné qu'on ne peut plus appeler chaste une personne qui
est tombée dans quelque faute honteuse. Je ne peux admettre une opinion
semblable. C'est pourquoi il me semble que pour la réduire à sa juste valeur,
je dois dire qu'il est facile à Dieu, s'il Lui plaît, d'enter un olivier
sauvage sur un olivier franc, et de lui faire porter d'excellents fruits. Au
reste, si les clés du royaume des cieux avaient été confiées à un homme qui eût
conservé son corps dans une inviolable chasteté, leur sentiment pourrait
peut-être paraître plus probable; mais tout le monde sait que saint Pierre
avait, une belle-mère et une femme. (cf. Mt 8,14) Le prince des apôtres doit
donc leur fermer la bouche, et leur apprendre que dans tous les temps de la
vie, on peut acquérir la chasteté.
68. Le démon de l'impureté suggère mille pensées et prend toute sorte de formes
pour tenter et faire tomber les hommes. Ainsi il ne cesse d'exciter, de porter
et de pousser ceux qui ont eu le bonheur de conserver leur innocence sans
tâche, à goûter seulement un peu ce que c'est que les plaisirs sensuels, à
examiner et à éprouver s'ils leur conviendraient. Il leur dit intérieurement
qu'ils ne s'y livreront pas longtemps et qu'ils y renonceront ensuite. Quant à
ceux qu'il a gagnés, il ne cesse de leur remettre devant les yeux l'image attrayante
de voluptés dont ils ont déjà joui, afin de les engager à s'y abandonner de
plus en plus. Or voici ce qui arrive ordinairement dans ces tentations
différentes : ceux qui, par une funeste expérience, ne connaissent pas encore
ces plaisirs criminels, ne succombent pas facilement et tout d'un coup;
quelques-uns même parmi ceux qui ont eu le malheur de se laisser séduire et de
savourer honteusement le plaisir que le démon leur promettait, s'en dégoûtent,
font des difficultés et opposent une vigoureuse résistance; enfin ou voit le
contraire dans plusieurs autres : ils contractent l'infâme habitude de ces
voluptés charnelles, et ne peuvent plus s'en passer.
69. Lorsque à notre réveil, nous trouvons notre âme et notre corps dans la
pureté et le calme, nous devons penser que les anges nous ont obtenu cette
faveur en vertu des prières que nous avons faites et de la sobriété que nous
avons observée avant notre repos. Mais si le contraire était arrivé, et que de
mauvais songes nous aient plongés dans la tristesse et l'ennui, et que des
fantômes nous aient poursuivi et nous aient troublé par leur honteuse
importunité, rappelons-nous ces paroles :
70. J'ai vu l'impie, le démon de l'impureté extrêmement élevé : il égalait en
hauteur les cèdres du Liban, troublant mon coeur par sa fureur et par les
agitations qu'il lui communiquait; je n'ai fait que passer par les austérités
de l'abstinence et du jeûne, et il n'était déjà plus; sa rage contre moi avait
cessé ; et encore ces autres paroles : Dans l'humilité de mes pensées je l'ai
cherché, et je n'ai pu le trouver, ni le lieu qu'il habitait, ni même les
vestiges de ses violences. (cf. Ps 36,35-36).
71. Celui qui triomphe de sa propre chair, triomphe de la nature même; et celui
qui a triomphé de la nature est au dessus de la nature; et celui qui est au
dessus de la nature est presque aussi parfait que les anges.
72. En effet je n'aperçois rien de surprenant, si des esprits exempts de toute
matière, comme les anges bons ou mauvais, combattent d'autres esprits
immatériels comme eux; mais ce qui me surprend et m'étonne, c'est de voir des
hommes pétris d'une chair de terre et de boue, faible et chancelante, infidèle
et corrompue, mais, que dis-je ? d'une chair ennemie, en venir aux prises avec
les démons qui sont des esprits délivrés du poids et de l'embarras d'un corps,
les vaincre et les mettre en fuite.
73. Le Seigneur, par un trait tout particulier de sa Providence en faveur du
genre humain, a inspiré aux femmes l'esprit de modestie, de honte et de pudeur.
Si les femmes avaient la même liberté et la même hardiesse que les hommes,
pourrait-on dire que la chasteté conduirait une seule âme en paradis ?
74. Nos pères les plus instruits dans les voies de la vie spirituelle, et sur
la sagesse desquels nous pouvons sûrement compter, nous enseignent qu'il faut
reconnaître une différence essentielle entre le premier mouvement de l'âme, la
sympathie de notre esprit pour une pensée impure et le consentement qu'on donne
au péché, et entre la défaite et la captivité qu'on subit, le combat qu'on
soutient et la passion qui agit.
Ils disent que le premier mouvement de l'âme est une espèce de discours simple
et nu, et la représentation d'un objet, choses qui se passent dans
l'imagination; que la sympathie de l'esprit pour l'objet qu'il s'est figuré par
la pensée, est un certain entretien, une certaine conversation de notre âme
avec l'objet qu'elle considère, soit qu'elle en agisse de la sorte avec une
mauvaise intention, soit qu'elle le fasse sans mauvais dessein; que le
consentement qu'on donne au péché, est un amour et une affection qui la portent
à vouloir et à posséder l'objet qu'elle s'est représenté; que la captivité est
la violence qui est faite à notre coeur, laquelle l'entraîne, comme malgré lui
et l'enchaîne, ou bien un lien fort et constant qui le fixe et l'attache à
l'objet dont il est ému et lui fait perdre l'heureux état de grâce et
d'innocence; que le combat est une égalité de forces qu'on emploie pour
combattre un ennemi; de sorte qu'une âme qui se trouve exposée au combat, peut,
selon sa volonté, vaincre, ou être vaincue; enfin que la passion bien formée
est un vide qui depuis longtemps s'était glissé dans notre âme, y a pris
racine, et l'a conduite peu à peu dans une telle habitude de mal faire, qu'elle
le suit avec plaisir et exécute avec ardeur ce qu'il lui commande.
Cela dit, vous remarquerez sans doute que le premier mouvement de notre âme
qui, sans le vouloir, reçoit l'impression d'un objet, n'est sûrement pas
criminel, que la représentation de cet objet dans notre esprit, n'est pas tout-à-fait innocente; mais que le consentement qu'on donne
à cette représentation, est un péché plus ou moins grave, selon que, pour y
résister, l'âme fait des efforts plus ou moins grands et généreux; que le
combat procure des châtiments ou des récompenses; que la captivité n'est pas
toujours la même et qu'elle dépend des circonstances; car si elle arrive
pendant la prière, elle n'est pas ce qu'elle serait dans un autre temps, si
c'est par rapport à des choses indifférentes, elle ne doit pas être ce qu'elle
serait par rapport à des choses mauvaises; enfin que, quant à la passion
formée, il est indubitable que si elle n'est pas punie en ce monde par une
conversion solide et sincère, et par une pénitence proportionnée aux fautes
qu'elle a fait commettre, elle le sera dans l'autre, par des supplices
éternels. De toutes ces observations tirons cette conséquence importante, et
disons que celui qui ne permet pas que le premier mouvement fasse impression
sur lui, arrête dans leur principe toutes les tentations qu'il éprouverait, et
coupe la racine au mal.
75. Ceux d'entre les Pères qui ont le plus de lumières et de discernement,
remarquent encore une autre espèce de pensée beaucoup plus subtile. Ils
l'appellent une insinuation doucereuse et subreptice. Or cette pensée pénètre
dans l'âme d'une manière si douce, si insinuante et si soudaine, que l'âme n'a,
pour ainsi dire, ni le temps, ni les moyens de s'en apercevoir. On ne peut rien
voir de plus précipité dans les mouvements les plus agiles des corps, rien de
plus prompt et de plus subtil dans les agitations des esprits, c'est une action
presque imperceptible dont à peine l'âme conserve le souvenir, qui existe sans
durée de temps, qui ne laisse faire aucune réflexion, et que quelquefois même on
éprouve sans qu'on s'en aperçoive. Si quelqu'un a été assez heureux pour
obtenir de Dieu de pénétrer et de comprendre cette espèce de mystère, il pourra
nous dire comment il arrive que, par un simple coup d'oeil, par un regard, par
un innocent attouchement de mains et par quelques paroles qu'on chante, sans
même qu'on y laisse arrêter ni l'imagination ni la pensée, l'âme s'en trouve
comme emportée, et que la passion impure s'empare d'elle et la corrompe tout de
suite.
76. Certains disent que ce sont les pensées qui prennent naissance dans le
coeur, lesquelles portent le corps à des actions d'impureté. D'autres, au
contraire, soutiennent que c'est par le moyen des organes et des sens du corps
que les pensées sont excitées dans l'esprit. D'autres assurent que le corps ne
fait qu'obéir à l'esprit, et le suit : enfin on en rencontre quelques autres
qui, pour prouver que l'esprit est moins coupable que le corps, ou plutôt que
le corps est seul coupable, démontrent, autant qu'ils le peuvent, que très
souvent les mauvaises pensées ne se glissent dans l'esprit que par la vue d'un
objet agréable, d'une beauté qui frappe et éblouit, par de simples touchers de
mains, par la bonne odeur des parfums qu'on respire, et par la douceur des sons
qu'on entend. Pour moi, je prie très humblement dans le Seigneur, celui qui
connaîtrait où en sont réellement les choses, de nous l'apprendre; car cette
connaissance est très utile et même nécessaire à ceux qui ne veulent agir et ne
se déterminer que par principe et avec certitude; mais elle est fort inutile à
ceux qui ne désirent servir Dieu qu'avec simplicité de coeur.
La science et les talents de l'esprit ne sont pas le partage de tout le monde,
je le sais; mais aussi je n'ignore pas que la bienheureuse simplicité, qui est
une cuirasse forte et puissante contre les traits des ennemis du salut, ne
règne pas dans tous les coeurs.
77. Il y a des passions qui, après avoir pris naissance dans l'esprit, portent
leur rage et leur fureur sur les corps; et il y en a d'autres, au contraire,
qui, occasionnées par les corps, exercent leurs ravages sur les esprits. Ces
dernières arrivent ordinairement aux personnes qui vivent dans le monde; et les
premières, à ceux qui vivent dans les monastères, parce qu'ils ne voient pas
les objets qui tentent ceux qui vivent au milieu du siècle. Quant à moi, la
seule chose que je puisse encore affirmer, c'est que si vous voulez trouver la
prudence et la sagesse dans les personnes qui sont esclaves des passions, vous
n'en viendrez jamais à bout.
78. Lorsque, pendant longtemps et par beaucoup d'efforts nous avons fait la
guerre au démon de la luxure, qui est, pour ainsi parler, l'allié de notre
chair de boue, et que par nos jeûnes rigoureux, comme par des coups de pierre,
par notre humilité, comme avec une épée, nous l'avons chassé de notre coeur,
alors ce misérable s'attache comme un ver à notre corps, et s'efforce de
souiller notre âme, en excitant sur nous des mouvements importuns et contraires
à la raison.
79. C'est surtout le malheur qui arrive communément à ceux qui obéissent à
l'esprit de l'orgueil, en effet, tandis qu'ils ne cessent de s'applaudir de se
voir délivrés des mauvaises pensées, ils tombent dans les pièges que leur a
tendus la vanité; et pour nous convaincre de cette triste vérité, voyons et
examinons attentivement, mais avec simplicité de coeur, pour quelles raisons
ces personnes se trouvent exemptes des pensées déshonnêtes. N'est-ce pas
sûrement parce que le démon, plein de ruse et de malice, s'est caché dans les
plis les plus secrets de leur coeur, et que là il leur suggère que c'est par
leurs soins, leur prudence et leurs travaux, qu'elles ont pratiqué la chasteté
et acquis cette belle et parfaite pureté qu'elles possèdent ? Les malheureux ! ils ont oublié cette parole : «Qu'avez-vous que vous n'ayez
reçu ?» (1 Cor 4,7)
Que les personnes dans le coeur desquelles le démon se serait ainsi caché,
s'appliquent tout de bon à combattre et à tuer ce serpent dangereux; qu'elles
le chassent loin de leur coeur par une profonde humilité, afin que, délivrées
de ses morsures cruelles et empoisonnées, et dépouillées de ces tuniques de
peau dont elles étaient couvertes, elles puissent enfin chanter à la louange du
Seigneur un cantique de triomphe et de victoire, et, réunies aux enfants qui ne
se sont jamais souillés par des choses contraires à la chasteté, répéter
l'hymne de la pureté. Mais elles ne sauraient le faire, nous le répétons, si
elles se contentent de se défaire des tuniques dont nous venons de parler, et
qu'elles ne se revêtent pas des vêtements de l'innocence et des habits d'une
profonde humilité.
80. Le démon dont il est question ici, est beaucoup plus rusé que les autres :
il sait observer et connaître les circonstances où il pourra nous tendre ses
pièges avec plus de succès. C'est ainsi que pour nous tenter, il choisit et
préfère les moments pendant lesquels il nous est impossible de nous servir de
nos corps pour nous adresser à Dieu par des prières ferventes.
81. Aussi conseillons-nous à ceux qui ne savent pas encore prier mentalement,
de mortifier leurs corps pendant leurs prières vocales, soit en étendant les
bras, soit en se frappant la poitrine, soit en élevant affectueusement et
souvent leurs yeux vers le ciel, soit en poussant des soupirs et des
gémissements, soit en se tenant à genou : toutes ces mortifications et ces
moyens pieux leur procureront de grands avantages. Mais s'il arrive que par la
présence de quelque personne, on ne puisse pas se servir de ces pratiques de
piété, le démon profite de cette occasion pour nous attaquer, et il n'est pas
rare qu'on ne tienne pas ferme contre la tentation; de sorte que par défaut de
courage, ou faute de ferveur dans la prière, on chancelle et l'on succombe.
Quant à vous, si vous vous trouviez exposé à une pareille épreuve, retirez-vous
promptement, sortez de la foule, cachez-vous dans quelque lieu secret, portez
jusqu'au ciel les voeux ardents de votre coeur; et, si vous le sentez froid et
glacé, élevez les yeux de votre corps pour regarder du moins le ciel, étendez
vos bras en forme de croix, afin que, par ce signe salutaire, vous puissiez
confondre et terrasser ce nouvel Amalec (cf Ex 17); appelez à grands cris celui qui, seul, peut vous
sauver; pour cela ne vous servez pas de paroles élégantes et étudiées, mais de
mots qui respirent l'humilité du coeur et la confiance de votre âme; dites
surtout : «Ais pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible et je dépéris.»
(Ps 6,3) Vous sentirez alors la présence du secours du Très-Haut, et, fortifié
par ce secours céleste, vous repousserez victorieusement vos ennemis. Or je
peux dire que tous ceux qui s'accoutumeront à combattre le démon de cette
manière et avec ces armes, remporteront sur lui de promptes et glorieuses
victoires. La seule prière du coeur serait capable de nous faire triompher.
C'est ainsi que Dieu rend invincibles ceux qui combattent courageusement pour
son amour; c'est ainsi qu'Il récompense leurs efforts, et couronne leur bonne
volonté.
82. Dans une réunion où je me trouvai, je voyais un moine qui était très
appliqué à l'affaire de son salut, et qui y travaillait avec une grande ardeur.
Or je remarquai un jour que ce fervent serviteur de
Dieu était violemment attaqué par des pensées impures, que ne se trouvant pas
dans un lieu propre à la prière qu'il avait coutume de faire pendant ces
tentations, il prétexta pour se retirer, des besoins naturels. Il se rendit
donc à l'endroit destiné pour y satisfaire, et par une prière des plus
ferventes il livra la bataille au démon, et le terrassa. Cependant je lui fis
quelques reproches sur sa conduite : «Le lieu, lui dis-je, que vous avez choisi
pour prier, ne convient nullement au saint exercice de la prière.» Mais, me
répondit-il avec humilité, ne voyez-vous pas, mon père, qu'en choisissant ce
lieu pour prier dans le temps que j'étais tenté par des pensées immondes, j'ai
mérité d'être purifié de mes propres souillures ?»
83. Les démons cherchent à envelopper notre esprit dans des ténèbres épaisses,
et puis, à porter notre coeur à chérir ce qu'ils aiment eux-mêmes. Ainsi, à
moins qu'un religieux ne ferme les yeux de son âme à la lumière, le démon ne
pourra lui ravir le précieux trésor de l'innocence. Mais c'est surtout de cette
manière que le démon de l'impureté nous attaque et nous tente, il répand
quelquefois tant de ténèbres dans l'esprit d'un pauvre moine, et par cette
obscurité opère une telle confusion et un désordre si affreux dans sa raison,
qu'il va jusqu'à lui faire commettre, en présence même de ses frères, des
actions et des crimes dont un insensé seul serait capable. Mais qu'arrive-t-il
ensuite ? Notre âme revient de sa funeste ivresse, la passion se calme, nous
rentrons en nous-mêmes, et nous n'avons qu'à rougir de notre honteux
aveuglement, et à gémir sur nos déplorables excès, sur les paroles que nous
avons dites, sur les gestes que nous avons faits, sur les actions que nous
avons commises, et sur l'état humiliant dans lequel nous nous sommes réduits en
présence de tant de témoins. Cependant d'un mal il est plusieurs fois résulté
un bien; car il est arrivé que cette honte des pécheurs, en considérant la conduite
infâme qu'ils avaient tenue, les a convertis, et les a portés à se corriger de
leur passion.
84. Repousse l'ennemi, qui, après nous avoir fait tomber dans le péché, nous
détourne de la prière, des autres exercices de piété
et de la vigilance sur nous-mêmes. Rappelons-nous donc la maxime de celui qui a
dit : «Parce que j'ai vu que mon âme était oppressée par la connaissance des
péchés que j'ai commis, comme par une cruelle tyrannie. J'ai résolu fortement
de me venger des ennemis qui m'ont accablé de maux.» (cf. Lc
18,5)
85. Savez-vous quel est celui qui peut assurer qu'il a vaincu sa chair et
triomphé de son propre corps ? c'est celui qui a comme
brisé et froissé son coeur. Mais quel est celui qui a brisé son coeur ? vous le trouverez dans celui qui aura fait une abnégation
entière de sa volonté même; car comment celui qui a fait mourir sa propre
volonté, aurait-il pu épargner son coeur ?
86. Il existe un type d'homme dominé par la passion qui, à tous les crimes dont
il s'est noirci, ajoute celui de raconter avec une brutale complaisance les
exécrables impudicités et les honteuses intempérances auxquelles il s'est
livré.
87. Le démon, pour corrompre notre coeur, a coutume d'exciter des pensées
impures dans notre esprit. Nous pouvons les combattre avec avantage,
chassons-les par la tempérance, par le mépris, et par l'application à toute
autre chose.
88. Ici se présente une bien grande difficulté. Nous devons faire la guerre à
notre corps ? mais, hélas ! ce corps, qui m'est si
cher, que j'aime si tendrement, comment pourrai-je l'enchaîner, le juger et le
condamner, ainsi que je jugerai et que je condamnerai les vices les plus
honteux ? Mais il m'échappe au moment même que je suis près de lui mettre des
chaînes; je n'ai pas plus tôt résolu de le juger, que je me réconcilie avec
lui, et si je vais quelquefois jusqu'à le condamner, je m'empresse bien vite de
lui pardonner. Comment pouvoir haïr ce que la nature m'ordonne d'aimer ? comment serait-il possible de se séparer de ce à quoi l'on
doit être éternellement uni ? Pourrai-je faire mourir ce qui doit ressusciter
un jour pour vivre avec moi dans les siècles infinis ? par
quels moyens me sera-t-il donné de rendre incorruptible ce qui est corruptible
de sa nature ? quelles bonnes raisons à donner à celui
qui, pour me convaincre, m'en donne qui sont fondées sur l'essence même des
choses ?
Si j'essaie d'enchaîner mon corps par des jeûnes, je me livre à lui, en le
condamnant lorsqu'il ne les observe pas; si, en me préservant des jugements
téméraires, je me délivre de son esclavage, la vaine gloire me fait retomber
sous sa servitude. Mon corps est tout à la fois et mon ennemi et mon ami, et
mon adversaire et mon auxiliaire, et mon persécuteur et mon défenseur. Si j'en
prends soin et que je le flatte, il devient insolent et se révolte contre moi.
Si je le mortifie, il me fait tomber en défaillance; mais si je le rétablis, il
ne me laisse plus de repos et ne veut recevoir aucune réprimande. Si je l'afflige,
il m'expose au dernier malheur; et si je le ruine d'austérités, je n'ai plus
les moyens pour acquérir et pratiquer les vertus : mon corps est un être que je
haïs et que j'aime. Mais enfin quelle est donc cette merveille extraordinaire
que je trouve en moi ? quelle peut être la raison de
ce mélange singulier de mon corps avec mon âme, de ces affections corporelles
avec ces affections spirituelles ? Expliquez-moi donc comment il peut se faire
que je me chérisse et me déteste en même temps. Mais c'est à toi que je
m'adresse, mon pauvre corps, ma pauvre chair, ma compagne inséparable, toi qui es
une partie essentielle de moi-même !
Dis-moi, je te prie; apprends-moi, je t'en conjure, ce grand mystère qui
m'étonne et me confond; car tu peux seule m'en donner la connaissance que je
désire. Raconte-moi, s'il te plaît, par quels moyens je peux vivre sans être
blessé, en demeurant avec toi; daigne m'apprendre comment je pourrai éviter les
dangers nombreux auxquels je me vois exposé chaque jour, à cause de l'union
inséparable et nécessaire que j'ai avec toi; car tu ne peux l'ignorer : j'ai
promis au Christ de te faire la guerre. Enseigne-moi donc de quelle manière je
dois et peux triompher de ta tyrannique domination ; il m'est ordonné d'user de
toutes mes forces pour te vaincre et te subjuguer.
Alors la concupiscence, que le corps représente, nous donne les réponses
suivantes : «Je ne vous dirai pas des choses inconnues; mais je vous
raconterai, ô mon âme, ce que nous savons également l'une et l'autre. Je me
glorifie d'avoir pour mère l'affection intérieure que je me porte. Je suis bien
aise de pouvoir profiter et de jouir de la délicatesse avec laquelle on me
traite, et de la négligence avec laquelle on remplit ses devoirs et l'on
pratique la vertu, afin de produire au dehors les flammes d'un grand
embrasement. Pour causer intérieurement les ardeurs et les feux criminels, je
me sers du relâchement dans la piété et du souvenir bruyant des choses passées.
Lorsque j'ai bien médité les péchés et les crimes dans lesquels je veux vous
faire tomber, j'en viens assez facilement à bout; et, lorsque je vous ai fait
tomber dans cet abîme, je vous précipite dans un autre, qui est la mort
éternelle causée par l'abattement et le désespoir.
La connaissance de ma faiblesse et de la vôtre, me lie entièrement les mains,
et la tempérance, les pieds, de manière que je ne peux ni agir ni marcher.
L'obéissance parfaite vous délivre absolument de ma tyrannie, et une profonde
humilité me donne la mort.
Quiconque, pour prix de ses travaux, a reçu le don de chasteté, qui est le
quinzième degré de la perfection, quoique dans une chair corruptible, est mort
et ressuscité tout à la fois, et commence dès ce monde à jouir de la
bienheureuse incorruptibilité.