QUATORZIÈME DEGRÉ
De la Gourmandise, qui,
tout impitoyable qu’elle soit, plaît à tout le monde.
Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita 14 e degrès |
1.
Si jamais, depuis que nous nous occupons de certains sujet,
nous avons été obligés de parler contre nous, c'est surtout
dans le sujet présent que nous devons le faire. En effet je crierais
au miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un homme qui s'est entièrement
délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance,
à moins d’habiter dans la tombe.
2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous dit qu'en
le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même rempli
de nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve
encore de grands besoins.
3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur des assaisonnements recherchés,
et la source des plaisir de la bonne chère.
4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie, vous
arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si encore
là vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître,
il s'échappera par une autre voie.
5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des mets qui sont
sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous fait
croire que nous pourrons tous les dévorer.
6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que
la tempérance engendre la chasteté.
7. On voit assez souvent qu'un dompteur peut, par des caresses, calmer la
fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on jamais que celui
qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre,
chose que de le rendre plus furieux et plus indocile ?
8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et le moine,
le samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les jours qui
le séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas,
aux approches de cette fête, de préparer les mets que sa convoitise
lui fait désirer. Un malheureux esclave de la gourmandise ne pense
qu'aux mets délicieux dont il fera usage aux grandes fêtes, et
c'est de cette misérable manière qu'il s'y prépare et
qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de Dieu
ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il désire orner et
parer son âme pour ces belles solennités.
9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de
son ventre, vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette
circonstance, parce que, sous prétexte de remplir à son égard
les devoirs de la charité, il trouve une occasion favorable pour se
livrer à l'intempérance et se contenter, faire passer sa sensualité
pour un soulagement et une consolation qu'il doit procurer à son frère.
C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des hôtes on peut se livrer un peu
plus à la boisson; mais combien on se fait illusion en se comportant
de la sorte ! Hélas ! On a beau vouloir cacher la passion,
elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.
10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise se font entre
elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement un pauvre
misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le porter
à violer les règles de la mortification et du jeûne, et
la vanité, pour l'engager à faire connaître la perfection
de sa vie par les actes d'une abstinence sévère. Mais un moine
conduit par un esprit de sagesse, évitera les pièges que lui
tendront ces deux passions, et, saura profiter des circonstances, pour les
chasser l'une et l'autre bien loin de lui.
11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur de l'âge, ou par la
force de notre constitution, veut se porter aux plaisirs des sens ? Ne cessons
de la châtier et de la mater en tout temps et en tout lieu par les rigueurs
salutaires de la mortification; et ne nous relâchons pas de ces saintes
austérités, que nous ne soyons fondés à croire
par des preuves certaines et indubitables que nous avons eu le bonheur d'éteindre
en nous les flammes impures de la concupiscence. Or je ne crois pas que nous
y parvenions avant la mort.
12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très
avancé, qui s'étaient laissés tromper par le démon,
au point que se trouvant à table avec des personnes bien moins âgées
qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune autorité, les engageaient,
par des invitations pressantes et par des sollicitations diaboliques, à
se livrer à la boisson et à l'intempérance. Or, s'il
nous arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se conduisissent
de cette manière à notre égard, voici la conduite que
nous devrions tenir : Si ces personnes jouissent à juste titre de la
réputation de vertu et de piété, répondons à
l'honnêteté qu'elles nous font, avec une modération pleine
de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont connues que par
une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous trouvions nous-mêmes
dans des circonstances dans lesquelles nous soyons obligés de soutenir
de rudes combats contre les révoltes de la chair, gardons-nous bien
d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur une occasion
si dangereuse.
13. Évagre, agité par l'esprit des
ténèbres, s'était imaginé, à cause de son
éloquence et de la perspicacité de son esprit, qu'il était
plus sage que les sages; mais combien il s'est horriblement trompé,
puisque dans ce que je vais rapporter, comme dans plusieurs autres choses,
il a fait voir à tout le monde qu'il était plus fou que les
fous. Voici donc une de ces maximes : «Lorsque notre âme soupire
après les délices que procure la variété des mets,
il faut la punir sévèrement en nous condamnant impitoyablement
au pain et à l'eau.» Or, parler de la sorte, n'est-ce pas vouloir
exiger que d'un seul saut, un petit enfant monte tous les échelons
d'une échelle ? Je pense donc que pour rendre cette maxime saine et
praticable, il faut dire : «Notre âme désire plusieurs
mets pour contenter ses appétits ; ce désir étant conforme
aux inclinations de la nature, nous devons user de beaucoup de prudence et
d'industrie pour combattre la plus rusée et la plus artificieuse des
passions; car en agissant autrement nous nous engagerions imprudemment dans
une guerre très dangereuse, et nous nous exposerions au péril
d'une perte éminente. Privons-nous d'abord des mets capables de nous
donner trop d'embonpoint, ensuite de ceux qui peuvent enflammer les humeurs,
enfin de ceux qui sont doux et agréables.
14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures propres
à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que, tout
en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac
qui demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous
préservions, par une digestion prompte et aisée, des mauvaises
humeurs et des ardeurs funestes que des nourritures plus solides produiraient
en nous. Au reste, avec un peu d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons
que les mets les plus nourrissants ont aussi en nous
plus de vertu pour nous faire sentir les mouvements de la concupiscence.
15. Moque-toi du démon, lorsqu'après
avoir pris ton repas, il te suggère de le différer une autre
fois à une heure plus reculée; car il ne te porte à prendre
cette résolution que pour avoir la satisfaction de vous la faire violer.
16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont
conservé leur innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui
l'ont perdue, et qui par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent
à la recouvrer; car les personnes qui ont heureusement gardé
leur innocence, se mortifient selon qu'elles voient qu’elles en ont
besoin pour résister aux mouvements de la concupiscence; au lieu que
celles qui sont tombées dans des fautes mortelles, doivent jusqu'à
la fin de leur vie, sans relâche
et sans adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre le
trésor des trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les
premiers se proposent dans leur mortification de conserver l'heureux état
de justice et de sainteté, et les derniers font tous leurs efforts
pour se rendre Dieu propice par leur pénitence et par leurs larmes.
17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un homme
vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré
de tous les soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses
du siècle; mais celui qui est encore aux prises avec ses passions et
ses penchants déréglés, ne peut pas être content,
puisqu'il se trouve nécessairement exposé aux dangers d'une
guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est asservi à ses
vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un tel aveuglement,
qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de le faire
à la fête des fêtes.
18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes
et aux banquets, et donnent entièrement leur affection à ces
choses viles et grossières; ceux, au contraire, qui pleurent leurs
péchés ne s'occupent, le jour et la nuit, que de la pensée
des jugements de Dieu et des peines éternelles.
19.
Tâchez donc de vous rendre maître de votre appétit
déréglé pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas
qu'il se rende maître de vous-même, et que plus tard vous ne soyez
honteusement obligé de faire de grands efforts, et sans succès,
pour vivre selon les règles de la sobriété et de la
tempérance. Ils doivent me comprendre ici, ceux qui sont
ignominieusement tombés aux abîmes du péché. Quant
à ceux qui, se sont rendus saints et chastes, ils n'ont heureusement pas
fait l'expérience de la chute dont nous parlons.
20. Réprimons donc fortement par le souvenir des flammes
éternelles tous les mouvements de l'intempérance, et
rappelez-vous avec effroi que plusieurs, parmi ceux qui ont voulu les suivre
dans un temps, en sont venus à un tel excès de découragement,
que désespérant de résister aux mouvements de la
concupiscence, ils se sont traités de manière à faire
craindre et pour le corps et pour la vie de l'âme. Or, si nous voulons y
donner quelque attention, nous comprendrons fort bien que c'est ordinairement
l'intempérance qui conduit les hommes dans tous ces malheurs et dans
tous ces péchés, et qui les expose à faire un triste
naufrage.
21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la
tempérance, ne sont accompagnées que de pensées saintes et
pieuses; tandis, au contraire, que pendant ces saints exercices, l'esprit des
intempérants est continuellement agit par des idées mauvaises et
souillé par mille représentations impures.
22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et
nous faisons tarir à notre égard la source des grâces; mais
en la combattant à toute outrance par le jeûne, nous faisons
jaillir en abondance les larmes salutaires de la pénitence.
23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout en se
rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher du
démon de l'impureté ? Comparons-la, sans hésiter, à
un homme qui, voulant éteindre un incendie, jetterait de l'huile sur les
flammes.
24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient
humble; mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises
pensées.
25. Pour être bien convaincu de ces vérités,
considérez dans quel état vous vous trouvez le matin, à
midi et au moment qui précède votre repas : n'est-il pas vrai
qu'à la première heure vos pensées ne sont guère
raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à
la septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus
tranquilles et plus graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait
humbles.
26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera
pas difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant
plus en paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri.
Usez donc de toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique
intempérance; car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même à votre secours par une
grâce toute particulière.
27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent
et contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette
opération, et si elles restent sèches, elle se contractent et ne
sont plus aussi grandes. Il en est de même de notre estomac :
remplissez-le de viandes et de vin, il s'étend et se dilate; donnez-lui
moins, il se resserre et devient en quelque sorte plus petit. C'est ainsi qu'on
devient presque tempérant par la nécessité de la nature.
28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant; mais on ne
peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser, que la nourriture
qu'on prend.
29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise par
quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines
infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications,
ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis
par le sommeil, qu'une occupation laborieuse vous empêche de vous
endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n'êtes pas
fatigué par l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la
prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous
devons dire aussi qu'il n'est guère possible de prier et de travailler
d'une manière qui puisse nous être de quelque utilité.
30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois que
l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son
estomac insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes
les viandes de l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous
avons bien contenté le démon de l'intempérance, il se
retire pour faire place à un autre démon; à celui de
l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte de l'état
de notre estomac : « Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette
personne; car son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les
moyens de la vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le
voyez-vous, ce démon infâme ? Il est auprès de ce
misérable intempérant. Oh ! Comme il lui lie les pieds et
les mains ! Comme il se moque de lui pendant le funeste sommeil où
il le précipite ! Comme il le traite selon ses desseins pleins de
malice et de perversité ! Comme il trouble et salit son imagination
par de honteux fantômes ! Comme il produit sur son corps des
mouvements humiliants et coupables !
31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect
incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le
moyen du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est qu'un
vil composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre en
quelque sorte, plus sainte et plus belle.
32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre la voie rude
et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez
victorieusement la passion de la gourmandise; car si vous traitez
délicatement votre corps, et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous
demandera, vous violez la promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais
écoutez les paroles qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui
mène à la perdition, est large et spacieuse, et il y en a
beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or cette voie large, c'est
l'intempérance; et cette perdition, c'est l'impureté. Celle,
continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite et
difficile, et il y en a peu qui la suivent.
33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers, est
devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise
est à la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?
34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre
nourriture, représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement,
afin de pouvoir résister à cette cruelle passion; encore
n'aurez-vous que des succès bien médiocres et qui vous
coûteront beaucoup de peine. Quand vous serez sur le point de boire,
rappelez à votre mémoire le vinaigre et le fiel dont le Seigneur
fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée salutaire vous
rendra sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous inspirera des
sentiments plus humbles et plus modérés.
35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être
délivré de la dure servitude de Pharaon, ni mériter de
célébrer la Pâque céleste, si pendant votre vie vous
ne mangez les laitues amères et le pain sans levain (cf
Ex 12). Or ces laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons faire
et des mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans levain est la
figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne
connaît que les règles de la plus exacte modestie.
36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de l'Esprit
saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi,
tandis que les démons mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je
me revêtais d'un cilice, j'humiliais mon âme par le jeûne, et
j'adressais à Dieu ma prière dans le secret de mon coeur. (Ps
34,13).
37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est
lui qui nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui
éteint en nous les flammes de la concupiscence, qui nous délivre
des mauvaises pensées, nous préserve des songes importuns et rend
nos prières saintes, ferventes et agréables aux yeux du Seigneur
; c'est lui qui éclaire notre âme, prend soin de notre esprit,
dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille sur notre
coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser des
gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux et
les douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans
la démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la
solitude, conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs
de nos veilles, procure et entretient la santé de nos corps, nous donne
la paix et la tranquillité de l'âme, efface nos
péchés, nous ouvre la porte du ciel, et nous introduit dans la
possession des plaisirs, des joies et des délices éternelles.
38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie déclarée
? Ne la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ?
N'est-elle pas le plus furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis
spirituels ? N'est-ce pas elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous
arrivent ? N'a-t-elle pas fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre
à Ésaü son droit d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui
attira les plus grands malheurs aux Israélites, qui couvrit Noé
de confusion, fit disparaître Gomorrhe, souilla Loth, et donna la mort
aux malheureux enfants d'Héli ? Enfin n'est-ce pas l'intempérance
qui est la cause et le principe de toute sorte de corruptions et de
péchés ? Mais demandons-lui à elle-même de qui
elle tire l'existence, à qui elle la donne, quel est celui de ses
ennemis qui la foule aux pieds et l'écrase ?
Or dis-nous, infâme et cruelle maîtresse du genre humain, toi qui,
pour nous rendre tes esclaves, nous a malheureusement achetés avec de
l'or, par le désir insatiable de manger, dis-nous donc par quelles voies
tu as pu arriver jusqu'à nous; dis-nous ce que tu nous as donné
et fait depuis que tu as fixé ta cruelle demeure en nous; apprends-nous
toi-même qu’elles sont les moyens efficaces que nous devons
employer pour te chasser et nous délivrer de la servitude. Irritée
par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et frémissant
de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses
suivantes : «Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ?
Oubliez-vous que vous êtes mes esclaves ? Comment vous est-il même
venu en pensée que vous puissiez vous séparer de moi ?
Ignorez-vous que c'est la nature elle-même qui vous a
enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage ? Vous voulez
savoir comment je me suis rendue maître de vous ? Et bien je vous le
dirai : C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins
délicieuse que vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a
produit en vous cette insatiable avidité que vous éprouvez, et
cette habitude, accompagnée de l'endurcissement du coeur et de l'oubli
de la mort, me conserve et me fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez
encore connaître les noms et le nombre des enfants auxquels j'ai
donné le jour ? Mais si je vous les nommais tous, les grains de sable
qui sont sur la terre seraient à peine suffisants pour les compter.
Écoutez seulement quels sont ceux que j'ai mis les premiers au monde et
pour lesquels je conserve une affection particulière : l'aiguillon de la
chair est mon premier-né et mon premier ministre; le second est
l'endurcissement du coeur; le troisième est l'amour du repos;
après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures, le
principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles, et
un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont
la paresse, la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la
plaisanterie, la bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la
stupeur du coeur, la captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et
l'inclination pour plaire au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et
souillent la sainteté de la prière qui occasionnent des
tourbillons dans les pensées, et qui frappent par des accidents subits
et des malheurs inattendus; enfin ce sont elles qui produisent le
désespoir, le plus affreux et le plus grand de tous les maux.
Le souvenir des péchés me fait la guerre à la
vérité, mais ne me soumet pas; la méditation de la mort me
porte des coups redoutables, mais elle n'est pas encore capable de me vaincre,
et je vous déclare que rien en ce monde n'a le pouvoir de renverser entièrement
mon empire; que les seuls avantages que puissent remporter sur moi ceux qui,
sous la conduite du saint Esprit, à qui ils se sont adressés par
d'humbles supplications, me font une guerre constante et vigoureuse, c'est
d'empêcher que je ne leur fasse les maux cruels, funestes et incalculables
que je fais aux autres; car ceux qui n'ont pas goûté les dons et
les douceurs du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire et cet ineffable
Consolateur, se laissent prendre à mes amorces, et finissent
misérablement par ne plus soupirer qu'après les délices
brutales de la bonne chère.
Il faut du courage pour triompher de l'intempérance ! Mais celui
qui vient heureusement à bout de remporter la victoire sur cette
passion, se prépare un droit chemin à la tranquillité de
l’âme et à une suprême chasteté.