ONZIÈME DEGRÉ
Du bavardage et du silence.
Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita 11 e degrès |
1. Nous venons de faire voir en peu de mots
combien il est dangereux et funeste pour ceux mêmes qui vivent dans la religion,
de juger les autres, puisqu'ils s'exposent eux-mêmes à être jugés sévèrement
et punis rigoureusement. Il nous reste à présent à rechercher quelle est la
cause de ce défaut, et quelle est la porte par laquelle il entre misérablement
dans une âme, on plutôt par quelle porte on doit l'en faire sortir.
2. Or nous disons sans balancer que la démangeaison de parler est comme un
trône sur lequel la vaine gloire s'assied pour se faire voir avec pompe et
ostentation, et se donner en spectacle. Cette intempérance de paroles est
une preuve non équivoque d'une grande ignorance; elle est vraiment la porte
de la médisance, la maîtresse des amusements folâtres, l'instrument du mensonge,
la dissipatrice de la componction, l'inventrice et l'ouvrière de la paresse
et de l'insouciance, l'avant-coureur du sommeil, l'ennemie de la méditation,
la ruine de la vigilance; c'est elle qui glace et gèle la dévotion et la ferveur
du coeur, qui fait languir et éteint la piété et l'ardeur dans les saints
exercices de la prière.
3. Le silence, au contraire, est sage et prudent; il donne l'esprit d'oraison,
délivre l'âme de la captivité, conserve le feu de l'amour divin, veille sur
les pensées de l'esprit, observe attentivement le mouvements des ennemis du
salut, soutient et nourrit la ferveur de la pénitence, se plaît dans les larmes,
rappelle sans cesse l'image de la mort et le souvenir des supplices éternels,
fait considérer les Jugements de Dieu avec une crainte salutaire, est très
favorable à la sainte tristesse du coeur, combat l'esprit de présomption,
favorise la tranquillité de l'âme, augmente la science du salut, nous forme
à la contemplation des vérités surnaturelles, nous perfectionne dans les bonnes
oeuvres et nous fait monter jusqu'à Dieu.
4. Celui qui connaît et sent bien ses fautes, n'a pas de peine à retenir sa
langue; mais il est bien loin de se connaître, celui qui se plaît tant à parler.
5. Quiconque aime le silence, devient un des amis particuliers de Dieu, et,
tandis qu'intérieurement il lui parle dans les sentiments que lui inspire
une sainte familiarité, il en reçoit sa lumière.
6. N'est-ce pas le silence que garda Jésus devant Pilate, lequel inspira à
ce prince un grand respect pour ce Dieu Sauveur ? Le silence préserve de la
vaine gloire.
7. Pierre, pour ne l'avoir pas gardé avec prudence, eut à pleurer bien amèrement;
il avait oublié ces paroles de David : J'ai dit en moi-même : J'observerai
soigneusement toutes mes paroles, afin que je ne pèche pas par ma langue
(Ps 38,2), et cette sentence de l'Esprit saint : "Il est moins dangereux
et moins funeste de glisser et de tomber, que de faire un mauvais usage de
sa langue". (Sir 20,18).
8. Mais je crois devoir cesser de vous entretenir sur cette matière, quoique
la malignité artificieuse de la démangeaison de parler, et les vices qu'elle
produit, semblent m'inviter à le faire encore. Je me contenterai donc de vous
répéter ce que me dit un jour une personne bien respectable.
Parlant donc avec cette personne du silence, elle m'assura que la loquacité
venait d'une de ces causes : premièrement, de la mauvaise habitude qu'on a
contractée de parler trop librement et trop facilement; car, ajoutait-elle,
la langue, semblable aux autres membres du corps, fait avec une violente inclination
ce qu'elle aime, et ce qu'elle a appris par un grand usage; secondement, de
la vaine gloire, surtout dans les personnes qui ne font que de commencer à
s'exercer dans la pratique des vertus; troisièmement, de la gourmandise :
car plus d'une fois il est arrivé que des personnes, en châtiant ce défaut,
et en s'encourageant par les violences qu'elles s'étaient faites, par les
privations qu'elles s'étaient imposées, et par la faiblesse à laquelle elles
avaient réduit leurs corps, se sont heureusement délivrées de la démangeaison
de parler, et ont exactement fermé la porte à l'intempérance des paroles.
9. Mais à tout cela nous pouvons ajouter qu'il n'a point de peine à se corriger
de ce mauvais défaut, celui qui pense sérieusement à sa dernière heure; que
celui qui pleure ses fautes avec sincérité, craint les conversations frivoles
plus que le feu.
10. Celui qui se plaît réellement dans la quiétude, aime le silence : mais
que ceux qui aiment à courir çà et là, hors de leurs cellules ou de leurs
maisons, ne se conduisent guère de la sorte que parce qu'ils sont possédés
de l'envie et de la passion de parler.
11. Nous ferons attention que les personnes dans le coeur desquelles la charité
a répandu ses divins parfums, fuient la compagnie et la société avec plus
d'horreur que les abeilles n'évitent la fumée; et que la fumée n'incommode
et ne fait pas plus souffrir les mouches à miel, que la compagnie ne fatigue
et ne fait souffrir ces véritables serviteurs de Dieu.
12. Il est bien difficile d'arrêter le cours d'une rivière, sans faire des
cataractes; mais il est encore bien plus difficile d'arrêter et de dompter
l'intempérance de la langue et le cours des paroles.
Il a donc, d'un seul coup, coupé la racine à un grand nombre de vices, celui
qui est heureusement monté sur ce onzième degré.