SIXIÈME DEGRÉ
De la Pensée de la Mort.
Miniature du 14e siècle monastère Stavronikita |
1. La pensée précède
nécessairement les paroles qui l'expriment. C'est ainsi que la pensée
de la mort et le souvenir des péchés précédent
les larmes et les gémissements que l'une et l'autre font répandre;
c'est pourquoi nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur
ordre et leur rang.
2. Ainsi nous disons que la pensée de la mort est une espèce
de mort quotidienne, et que le souvenir de notre dernière heure est
un gémissement continuel.
3. Ce fut la désobéissance de l'homme, qui donna naissance à
la crainte de la mort, et c'est pour cette raison que la crainte de la mort
nous est devenue, en quelque sorte, naturelle. Mais savez-vous ce que nous
démontre cette crainte ? C'est que notre âme n'est pas parfaitement
lavée ni purifiée par les larmes et les austérités
de la pénitence.
4. Le Christ, pour nous apprendre qu'il est Dieu et homme tout ensemble, et
pour nous enseigner que les attributs de la nature divine et de la nature
humaine sont son partage, s'est effrayé à la vue de la mort;
mais ce divin Sauveur ne l'a pas redoutée.
5. Or, comme de tous les aliments dont nous nourrissons nos corps, c'est le
pain qui nous est le plus nécessaire; de même, de toutes les
choses qui doivent nourrir et faire vivre notre âme, rien ne lui est
plus nécessaire que le souvenir et la pensée de la mort.
6. C'est la pensée de la mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent
en communauté, tous les travaux et toutes les austérités
de la pénitence; c'est elle qui leur fait aimer avec délices
les mépris et les humiliations; c'est encore la pensée de la
mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts et loin
de tout tumulte, ont généreusement renoncée à
tout soin pour les choses présentes, afin de se consacrer uniquement
aux saints exercices de la prière et de la méditation, et de
veiller assidûment sur leur esprit et sur leur coeur. Or ces vertus
sont également filles et mères de la pensée de la mort.
7. Mais observons ici que, bien que l'étain ait beaucoup de ressemblance
avec l'argent, on le distingue néanmoins facilement, si on le rapproche
de ce dernier métal; de même ceux qui ont quelque expérience
dans les choses qui regardent le salut, savent bien mettre une différence
essentielle entre la crainte de la mort produite par un sentiment et un mouvement
de la nature, et la crainte de la mort causée par l'impression de la
grâce.
8. La preuve certaine et indubitable que nous craignons la mort par un mouvement
de la grâce, c'est lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller
de toute affection pour les choses créées, et nous fait renoncer
parfaitement à notre propre volonté.
9. Il est louable de penser tous les jours à la mort, comme si chaque
jour elle devait nous frapper; mais c'est une marque de sainteté, de
la désirer et de l'attendre.
10. Gardons-nous cependant de croire que tout désir de la mort soit
bon et salutaire : car il en est qui souhaitent la mort, parce qu'ils se voient,
par des penchants qu'ils n'ont pas encore pu vaincre entièrement, et
par des habitudes dont il ne leur a pas été possible de se corriger
parfaitement, exposés sans cesse à faire de nouvelles chutes
et de nouveaux péchés; il en est d'autres qui ne désirent
la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des gens qui ne
veulent pas faire pénitence; il en est encore d'autres qui appellent
la mort, parce qu'ils se croient affranchis de la servitude de leurs passions,
et qu'ils sont parvenus à l'impassibilité; enfin il en est d'autres
qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières du saint Esprit,
désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont bien rares.
11. Quelques-uns sont en peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que
la pensée de la mort est si salutaire, n'a pas voulu que nous connaissions
le moment où elle doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent
pas que Dieu, en Se conduisant de la sorte, n'a eu en vue que le plus grand
intérêt de notre salut. En effet, si l'heure de la mort était
connue, quel serait, parmi les hommes, celui qui s'empresserait de recevoir
le baptême, de se convertir et d'embrasser la vie religieuse ? Hélas !
la plupart passeraient leur vie dans le crime; et ce ne serait qu'à
la dernière heure, qu'ils penseraient à recourir aux eaux saintes
du baptême ou de la pénitence.
12. Vous qui pleurez vos péchés, gardez-vous bien des ruses
du démon : il cherchera à vous tromper, en vous inspirant que
Dieu est bon et miséricordieux. C'est une vérité que
nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir;
mais le démon, en vous la suggérant, veut par là bannir
de votre coeur l'horreur et la douleur de vos péchés, et vous
faire perdre la crainte de Dieu, laquelle, seule, donne la véritable
sécurité.
13. Savez-vous à qui l'on doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans
leur âme la pensée de la mort et le souvenir du jugement dernier,
ne laissent pas de s'embarrasser dans toute sorte de soins et d'occupations
profanes ? comparez-les hardiment à des personnes qui prétendraient
nager sans avoir les pieds et les mains en liberté.
14. La pensée de la mort, que nous devons regarder pour véritable
et efficace, c'est celle qui éteint en nous l'intempérance;
car, une fois qu'on a triomphé de cette passion, on vient facilement
à bout de vaincre les autres.
15. L'insensibilité du coeur produit l'aveuglement dans une âme;
mais la multitude des viandes fait tarir entièrement la source des
larmes; et la soif, la faim et les veilles affligent le coeur; mais un coeur
affligé et mortifié selon Dieu répand des larmes abondantes
et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront dures
à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à
ceux qui vivent dans les bras de la paresse, mais un coeur fervent et généreux
les goûtera et les pratiquera avec joie; et par l'habitude qu'il en
aura acquise, il y sera fidèle avec une indicible facilité.
Celui qui ne cherchera à les connaître que pour en parler, n'y
trouvera que peine et tristesse.
16. Comme nos pères enseignent communément que la charité
parfaite est exempte de chute, je dis de même que la parfaite méditation
de la mort est exempte de toute crainte.
17. Une âme, qui cherche tous les moyens d'assurer son salut, s'occupe
sans cesse de plusieurs pensées très salutaires : elle pense
à l'amour que Dieu lui porte, à la mort, à la présence
de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs; mais
c'est surtout la pensée dé Dieu réellement présent
partout, qui l'absorbe entièrement. C'est pour cela qu'elle médite
sans cesse ces paroles : «Je regardais continuellement le Seigneur,
et je l'avais toujours présent devant mes yeux.» (Ps 15,8). Elle
ne perd pas de vue le souvenir des anges et des puissances célestes,
ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment terrible où elle
comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices éternels,
ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont les
grandes vérités dont s'occupent les âmes qui veulent servir
Dieu. Nous avons d'abord présenté celles qui doivent nous paraître
les plus respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont
les plus capables de nous inspirer l'horreur du péché et de
nous empêcher d'y tomber.
18. Un certain moine d'Égypte me raconta un jour ce qui lui était
arrivé à lui-même. Il me dit qu'il avait si profondément
gravé dans son coeur le souvenir et la pensée de la mort, et
que cette pensée lui faisait une impression si vive et si puissante,
qu'ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui en avait
un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s'y opposa
victorieusement; et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore,
m'ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c'est qu'ayant essayé
pour un instant de rejeter cette pensée, je n'en pus venir à
bout.
19. J'ai connu un autre moine qui demeurait dans un lieu appelé Tholas.
Or la pensée de la mort lui faisait souvent perdre tout sentiment;
vous auriez cru, en le voyant, ou qu'il était évanoui, ou qu'il
était tombé en épilepsie : nombre de fois les frères
du monastère l'ont trouvé dans cet état, et l'emportaient
comme un mort.
20. Je ne peux pas non plus ne pas vous raconter ce qui est arrivé
à un solitaire, du nom d'Hésychius, de la montagne de l’Horeb.
Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer les trois premières années
de sa retraite dans l'oubli entier de son salut, et de négliger tous
les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le frappa d'une maladie si
grave, que pendant une heure entière, on crut qu'il était mort.
Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance de
nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt
il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus, que
pendant l'espace de douze ans qu'il vécut encore, il n'échangea
jamais aucune parole avec personne, et ne se nourrit que d'un peu de pain
et d'eau qu'on lui apportait; il était toujours assis à la même
place et n'en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les
choses terribles qu'il avait vues dans la vision qu'il avait eue, que son
corps fut toujours dans la même position et la même attitude,
et que toujours frappé de la même terreur et hors de lui-même,
il gardait le silence le plus parfait, et pleurait à chaudes larmes.
Enfin comme, nous connûmes qu'il touchait à sa dernière
fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule, pour entrer et lui
demander plusieurs choses que nous désirions savoir. Mais ce fut en
vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole : Pardonnez-moi,
mes frères; je ne peux rien vous dire, sinon qu'il est impossible qu'il
ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement gravée
dans l'esprit. Cette réponse nous frappa d'étonnement, et
nous ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans
le temps tous connu la paresse et la négligence, eût été
si promptement changé et transformé en un autre homme, et qu'il
eût acquis une si grande perfection et une sainteté si prodigieuse.
Il mourut, et nous l'ensevelîmes dans le cimetière qui était
auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes visiter
son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire; mais il n'y était
plus. C'est sans doute pour donner aux hommes une excellente leçon,
que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à ceux
qui, après avoir abandonné la vertu et négligé
leur salut, se convertissent avec sincérité et embrassent une
nouvelle vie, combien la pénitence de ce solitaire lui avait été
précieuse et agréable, et par conséquent, combien il
agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
21. Comme on dit ordinairement qu'un gouffre est une profondeur d'eau qu'on
ne peut sonder, et que c'est pour cette raison qu'on lui donne ce nom; de
même la pensée de la mort produit en nous un abîme sans
fond de pureté et de bonnes oeuvres. C'est ce que nous démontre
très bien le fait que je viens de vous raconter; car le pénitents
qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l'esprit l'image de la
mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur qu'elle leur inspire,
jusqu'à ce qu'enfin elle les consume jusqu'à la moelle des os.
22. Au reste, ainsi que nous devons le sentir, soyons bien persuadés
que cette crainte n'est pas un des moindres bienfaits que nous ayons reçus
de Dieu : car n'est-il pas vrai, et notre propre expérience ne nous
l'atteste-t-elle pas, que souvent, même au milieu des tombeaux, nous
avons été d'une insensibilité de fer, et que nous n'avons
pas répandu la plus petite larme; tandis que d'autres fois, sans être
au milieu des morts, et sans la vue de la triste image de la mort, nous avons
vers des torrents de pleurs ?
23. Celui-là donc pense véritablement à la mort, lequel
a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures
et pour les choses du monde; mais il ne cesse de se tendre des pièges
à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs
profanes.
24. N'usez pas de paroles pour faire savoir aux personnes que vous chérissez,
que vous les aimez d'un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de
demander à Dieu de leur faire connaître de la manière
qui lui conviendra, les sentiments de charité et de tendresse que vous
avez pour elles; car si vous en agissiez autrement, tout le temps de votre
vie ne suffirait pas pour témoigner à vos amis l'affection que
vous leur portez, et pour vous exciter à la componction et à
la douleur de vos péchés.
25. Ne vous laissez pas tromper, ô vous qui vous êtes loué
pour travailler à la vigne du Seigneur, et n'allez pas croire faussement
que vous pourrez racheter le temps par le temps; car chaque jour ne peut nous
suffire pour nous acquitter des dettes que nous contractons à chaque
instant.
26. Aussi un Père nous déclare que de faibles mortels, comme
nous, ne peuvent passer un seul jour de leur vie d'une manière sainte
et louable, s'ils ne se représentent pas vivement que ce jour est le
dernier de leur existence ici bas. Et ce qui doit nous surprendre, c'est que
des écrivains, dans le sein même du paganisme, ont dit quelque
chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que, l'amour de
la sagesse n'était autre chose que la pensée de la mort.
Quiconque sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera
plus tomber dans le péché, d'après cet oracle divin :
Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne pécherez jamais.
(Sir 7,36).