HOMÉLIE 86

« OR, JÉSUS FUT PRESENTA DEVANT LE GOUVERNEUR ET LE GOUVERNEUR L’INTERROGEA EN CES TERMES: ÊTES-VOUS LE ROI DES JUIFS? JÉSUS LUI RÉPONDIT : VOUS LE DITES. ET ÉTANT ACCUSÉ PAR LES PRINCES DES PRÊTRES ET LES SÉNATEURS, IL NE RÉPONDIT RIEN ». (27,11-12,2)

ANALYSE

1. Dans quel sens Jésus Christ se dit roi. – Jésus devant Pilate.

2. Pilate cherche à délivrer Jésus. Ce juge tombe par faiblesse dans une prévarication très-grave. Il fallait qu’il fit son devoir comme le tribun dont il est parlé dans les actes, lequel sauva saint Paul de la fureur des Juifs.

3 et 4. Combien il faut craindre les moindres fautes, puisque c’est par elles que le démon tâche de nous faire tomber dans les plus grandes. – Exemple sur ce sujet. – Que les plus grands désordres dont on gémit dans le monde, viennent d’avoir négligé d’abord les péchés les plus légers. – Contre le désespoir. – Des mauvais effets d’un zèle indiscret.

1. Remarquez. mes frères, que ce juge commence à interroger Jésus Christ sur un fait dont les Juifs l’accusaient sans cesse. Comme ils voyaient que ce Romain était fort indifférent aux accusations des crimes qui ne regardaient que leur Loi , ils lui allèguent des crimes d’État. C’est ainsi qu’ils agirent ensuite envers les apôtres. Ils les accusaient continuellement de prêcher un certain Jésus, et de le vouloir faire passer pour roi, quoique ce ne fût qu’un particulier et un homme fort ordinaire, pour les rendre ainsi odieux comme des rebelles à l’empire, et comme des partisans d’un usurpateur et d’un tyran. C’est ce qui nous fait voir que le déchirement de la tunique et l’indignation du grand prêtre n’étaient qu’une feinte. Ces gens voulaient faire mourir Jésus, et pour atteindre ce but ils usaient de tous les moyens, tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là.

C’est donc la première demande que Pilate fait à Jésus Christ, à quoi le Sauveur répond : « Vous le dites». Il avoue qu’il est roi mais il déclare en même temps que son royaume vient du ciel, comme il est marqué plus nettement dans saint Jean: «Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,36); il disait cela pour ôter toute excuse à Pilate et à tous les Juifs. La preuve qu’il donne de la vérité de cette déclaration est sans réplique: «Si mon royaume», dit-il, «était de ce monde, mes sujets feraient la guerre, pour empêcher que je ne fusse livré ». C’était pour repousser ce soupçon qu’il avait voulu payer le tribut, et avait commandé aux autres de le payer, afin qu’en ce point on n’eût aucune prise sur lui. Ce fut encore pour ce même motif qu’il s’enfuit, lorsque tout le peuple venait pour le faire roi.

Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus Christ n’alléguait point toute sa conduite passée pour se défendre de ce crime qu’on lui objectait. Je vous réponds que les Juifs avaient mille preuves de la modération du Sauveur, et du soin qu’il avait toujours eu de tempérer et de couvrir sa souveraine puissance. Mais ils s’aveuglaient volontairement eux-mêmes pour satisfaire leur fureur; il voulut demeurer ici dans le silence sans se mettre en peine de se justifier, parce que tout était corrompu dans ces assemblées, et qu’on ne gardait envers lui aucune règle, ni aucune forme de justice.

Voilà quelle était la raison de ce silence qu’il ne rompait que de temps en temps et seulement par de courtes réponses, de peur qu’un silence complet ne passât pour un effet de l’orgueil. Ainsi, il répondit au grand prêtre, lorsqu’il le conjura de lui parler, et il fit quelques réponses courtes à Pilate : mais il ne se mit point eu peine de se justifier des accusations dont on le chargeait, et comme il était très-assuré qu’il ne les persuaderait jamais de son innocence, il ne dit pas un mot pour la leur (59) prouver. C’est ce que le prophète avait marqué longtemps auparavant par ces paroles: «Il a été jugé et condamné dans son humilité». (Is 53,8) Pilate était étrangement surpris de cette conduite. Et en effet c’était une chose surprenante de voir demeurer dans un silence si profond un homme qui avait tant de preuves si certaines de son innocence, que ceux mêmes qui l’accusaient ne trouvaient aucun crime à lui reprocher, et qu’il était visible que l’envie. seule les faisait agir. C’est pourquoi voyant que tous les faux témoins qu’ils avaient sollicités n’avaient rien pu dire de sérieux, ils voulurent accabler l’innocent de leur seule autorité. Ils ne sont touchés ni de la mort de Judas, ni de la résistance de Pilate qui se lave les mains pour ne point tremper dans cette mort. Après même qu’il fut livré à Pilate, Jésus fit beaucoup de choses qui pouvaient les faire rentrer en eux-mêmes; mais leur opiniâtreté fut inflexible, et rien ne les toucha.

Pilate donc voyant la fermeté de Jésus Christ, lui dit: «N’entendez-vous pas de combien de choses ils vous accusent (13)» ? Il lui parlait de la sorte, afin qu’il se défendit lui-même, parce qu’il le voulait sauver. «Et il ne lui répondit pas un seul mot, de sorte que le gouverneur en était tout étonné (14) ». Mais comme Jésus Christ ne répondait rien, Pilate s’avisa d’une autre invention. «Le gouverneur avait coutume, à toutes les fêtes de Pâques, de remettre au peuple un prisonnier, celui qu’ils voulaient (15). Or, il y avait alors dans la prison un insigne voleur nommé Barabas (16). Comme ils étaient donc tous assemblés, Pilate leur dit: Lequel voulez-vous que je vous délivre de Barabas ou de Jésus qui est appelé Christ (17)? Car il savait bien que c’était par envie qu’ils l’avaient livré (18)». il souhaite de délivrer Jésus par cette voie, afin que si les Juifs ne le voulaient pas absoudre comme innocent, ils le sauvassent au moins comme coupable par la considération d’une fête si solennelle. Considérez, mes frères, ce renversement des choses. Le peuple avait coutume de demander au gouverneur la grâce de quelque criminel. Et c’est ici le gouverneur même qui demande la grâce de Jésus Christ, et cependant les Juifs n’en sont point touchés. Leur cruauté ne s’adoucit point, et leur envie redouble. Car ils ne pouvaient le convaincre d’aucun crime, alors même qu’il ne leur répondait pas. Son innocence et sa vie sans tache était une voix qui, dans son silence même, leur reprochait leur cruauté et leur injustice.

«Et comme Pilate était assis sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : Ne vous embarrassez point dans l’affaire de ce Juste. Car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée dans un songe à cause de Lui (19) ». Remarquez encore combien cet événement devait être capable de les détourner de leur attentat. Car ce n’était pas une chose de peu d’importance que ce songe qui venait après tant d’autres preuves témoigner en faveur de l’innocence de Jésus Christ.

Mais pourquoi, mes frères, n’est-ce point Pilate lui-même qui est tourmenté de ce songe? C’est ou parce qu’il ne le méritait pas autant que sa femme, ou parce qu’on ne l’aurait pas cru s’il eût dit qu’il avait eu un songe, ou parce que l’ayant eu il n’aurait point voulu en parler. C’était donc par une providence particulière de Dieu que cette femme eut plutôt ce songe, afin que cet incident fût connu de tout le monde, et que son mari, touché de sa peine, fût plus réservé à condamner l’innocent. La rencontre du temps était bien remarquable; puisqu’elle eut ce songe la nuit même où Jésus fut traîné devant le sanhédrin.

Vous me direz peut-être qu’il n’était pas sûr à Pilate de sauver Jésus Christ, puisqu’il était accusé d’un crime d’État; et d’avoir voulu usurper la royauté. Mais il fallait donc prouver ce crime; il fallait en convaincre l’accusé; il fallait produire quelques marques de ces desseins imaginaires qu’il aurait formés sur l’État. Il fallait faire voir quels soldats il avait levés; où étaient ses armées, ses trésors, et tous les préparatifs qu’il aurait dû faire pour exciter des troubles, et pour soutenir une guerre. C’est pourquoi Jésus Christ ne l’excuse point de s’être laissé si grossièrement surprendre. Il lui dit à lui-même : «Celui qui m’a livré à vous est encore plus coupable « que vous ne l’êtes». C’est sa seule mollesse qui le laisse aller à condamner Jésus Christ au fouet, et après le fouet, à la mort et à la Croix. Pilate a été un homme faible et sans coeur; mais les prêtres étaient malicieux et cruels. Ce furent eux qui, après que Pilate eut imaginé, pour sauver Jésus, de profiter de la coutume qui existait de délivrer un criminel à la fête de Pâques, sollicitèrent le peuple à demander plutôt Barabas. (60)

2. «Mais les princes des prêtres et les sénateurs persuadèrent au peuple de demander Barabas et de perdre Jésus (20) ». Ainsi, pendant que Pilate faisait tous ses efforts pour leur épargner ce crime, ils faisaient de leur côté tout ce qu’ils pouvaient pour y tomber sans qu’il leur restât aucun prétexte pour excuser un si grand excès. Car enfin pouvait-on raisonnablement douter lequel des deux il fallait plutôt délivrer; celui qui était manifestement coupable, ou celui dont au moins le crime était encore douteux? Si un criminel pouvait, après même que son arrêt était prononcé, être arraché de la mort et du supplice qu’il était près de souffrir, combien pouvait-on davantage sauver celui dont le procès n’était pas encore instruit, et envers qui on n’avait gardé aucune forme? Car sans doute Jésus Christ ne leur paraissait pas plus coupable que les meurtriers et les homicides. C’est pourquoi l’évangéliste dit que Barabas n’était pas seulement un voleur, mais que c’était «un voleur insigne », qui avait commis plusieurs meurtres. Cependant ils le préférèrent au Sauveur du monde, sans avoir aucun égard ni à la sainteté du jour «qui devait être inviolable» ni aux lois de l’humanité, ni à la justice, ni à la raison: leur envie et leur fureur les aveuglent entièrement; n’étant pas contents de leur propre corruption, ils sollicitent encore le peuple de se joindre à eux, ce que Dieu permit sans doute, afin qu’ils lui répondissent un jour de l’aveuglement de ce peuple, et qu’il se vengeât sur eux de la malignité qu’ils lui ont inspirée.

«Le gouverneur donc leur dit: Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre? Ils lui répondirent: Barabas (21). Pilate leur dit : «Que ferai-je donc de Jésus qu’on appelle le Christ (22)»? Il s’efforce de les toucher encore de quelque honte; et il leur laisse la liberté de choisir, afin que par pudeur du moins ils choisissent le Sauveur, et qu’on puisse attribuer sa délivrance à leur douceur et à leur miséricorde. Car il voyait que plus il soutenait son innocence devant eux, plus ils s’opiniâtraient à le faire condamner ; et il crut qu’il viendrait plus aisément à bout d’eux, s’il les prenait par la douceur et par la générosité. Mais, bien loin d’entrer dans ces sentiments, « ils répondirent tous : Qu’il soit crucifié! Le gouverneur dit : Mais quel mal a-t-il fait? Et ils commencèrent à crier encore plus fort: Qu’il soit crucifié (23)! Pilate donc voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte s’excitait toujours de plus en plus, se fit apporter de l’eau, et, lavant ses mains devant tout le peuple, leur dit : Je suis innocent du sang de ce Juste. Ce sera à vous à en répondre (24) ». O Pilate, si vous croyez Jésus innocent, pourquoi donc le livrez-vous à la fureur de ce peuple? Que ne l’arrachez-vous d’entre leurs mains, comme le tribun sauva depuis saint Paul d’entre les mains des Juifs, quoiqu’il sût combien il les aurait obligés, s’il avait voulu leur abandonner cet apôtre? Il s’était excité une grande sédition, et toute la ville était en trouble à son sujet; et néanmoins ce tribun ne laissa pas de résister courageusement au peuple, et de s’opposer à ses demandes injustes. Pilate, au contraire, ne fait rien paraître de cette générosité, ni de cette fermeté si digne d’un juge, et il ne témoigne que de la faiblesse. Il n’y avait donc là que des hommes corrompus. Pilate ne résiste point au peuple, ni le peuple aux prêtres. Ils se rendent tous inexcusables, puisque, après toutes les raisons que leur représente ce juge, ils élèvent encore leurs voix pour crier plus haut: «Qu’il soit crucifié! » Ils ne se contentent plus que le Sauveur meure d’une simple mort, ils veulent malgré la résistance du juge qu’il soit condamné à la croix.

Considérez encore une fois, mes frères, combien Jésus Christ a fait de choses pour les tirer de leur aveuglement. Car comme on voit qu’en plusieurs rencontres il s’efforçait de rappeler Judas à lui et de lui faire quitter son détestable dessein; on voit de même qu’il s’efforce durant tout le temps de sa prédication et au moment de sa mort, d’apaiser la cruauté des prêtres et du peuple juif. Car ne devaient-us pas être touchés de voir Pilate se laver les mains, protester publiquement qu’il était innocent du sang de ce juste, leur demander lui-même la grâce de Jésus Christ, et les prier de le délivrer à cause de la fête? Si Judas même, quoiqu’il l’eût trahi, fut ensuite saisi de désespoir jusqu’à se pendre, et à condamner ainsi lui-même son action; si le juge est si ferme à rejeter tous les faux crimes dont on voulait charger le Sauveur; si la femme de Pilate est si inquiétée durant la nuit au sujet de cet innocent; si Pilate demande sa grâce pour le sauver quand même il aurait été criminel, que leur pourra-t-il rester pour s’excuser de (61) leur crime? S’ils étaient résolus de ne plus le regarder comme innocent, devaient-ils lui préférer un scélérat ? Mais , bien loin de s’adoucir, nous voyons au contraire que lorsque Pilate se lava les mains, et qu’il protesta hautement qu’il était innocent du sang de ce juste, ils crièrent tous : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (25) ». Quand ils ont prononcé cette sentence contre eux-mêmes, Pilate leur permet ensuite tout ce qu’ils veulent. Mais je ne puis m’empêcher d’admirer ici leur aveuglement, et de considérer comment la cupidité aveugle l’esprit, jusqu’à ne plus lui laisser la liberté de reconnaître ce qui est juste et raisonnable. Car si vous consentez, ô Juifs, à ce que cette malédiction tombe sur vous, pourquoi voulez-vous encore qu’elle tombe sur vos enfants? Cependant Jésus Christ, qu’ils traitent avec tant d’outrage, fut trop bon pour les traiter avec autant de sévérité qu’ils témoignaient en avoir contre eux-mêmes et contre leurs propres enfants, et c’est au contraire d’eux et de leurs enfants qu’il choisit ce grand nombre de personnes qu’il appela à la pénitence, et qu’il combla de tant de grâces. Saint Paul était de ce peuple, ainsi que ces milliers de personnes qui crurent à Jérusalem : «Vous voyez, mon frère », dit saint Jacques, «combien de milliers de Juifs croient maintenant en Jésus Christ» (Ac 21,10), et ces Juifs sans doute descendaient de ceux qui faisaient ici des imprécations si cruelles. Que si quelques-uns ont résisté à sa bonté, et ont rejeté ses grâces, c’est à leur opiniâtreté seule qu’ils doivent attribuer leur malheur.

«Alors Pilate leur délivra Barabas, et ayant fait fouetter Jésus, il le leur mit entre les mains pour être crucifié (26) ». Pourquoi le fait-il fouetter, sinon pour le traiter comme un condamné; ou pour garder quelque forme de justice, ou pour satisfaire la cruauté des Juifs? Il devait au moins résister avec plus de fermeté, principalement après leur avoir dit: «Prenez-le, vous autres, et jugez-le selon votre loi». Car il y avait plusieurs considérations qui devaient détourner Pilate et les Juifs de ce détestable jugement. Tant de miracles si inouïs et si surprenants qu’il avait faits; cette douceur incroyable d’un innocent avec laquelle il souffrait des injures si atroces; ce silence si profond dans une rencontre si extraordinaire; tant d’autres circonstances semblables, ne devaient-elles pas leur ouvrir les yeux, et leur frapper l’esprit et le coeur? Car après avoir fait voir qu’il était homme par cette prière qu’il venait de faire à son Père dans le jardin des Oliviers, il montre ensuite qu’il était plus qu’un homme par ce silence qu’il garde, et par ce mépris qu’il témoigna de tout ce qu’on disait de lui. Ce silence seul était capable de le faire respecter de ses ennemis même, s’ils n’eussent été dans un tel état que rien ne pouvait plus les toucher.

3. C’est ainsi, mes frères, que lorsque la raison est une fois étouffée ou par l’ivresse de l’esprit, ou par l’emportement de la fureur, il est très-difficile qu’un homme même en revienne, à moins que ce ne soit une âme généreuse et capable de quelque chose de grand. Il est très-dangereux, oui, je le redis encore une fois, il est très-dangereux d’ouvrir la porte à des passions si violentes. On ne peut apporter assez de soin pour les rejeter loin de soi et pour leur fermer l’entrée dans son coeur. Si elles peuvent une fois s’en rendre les maîtresses et devenir les plus fortes, elles y font ensuite ce que fait un feu ardent dans une forêt.

C’est pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous faire comme des retranchements et comme de fortes murailles pour vous défendre de ces passions et pour leur fermer l’entrée de vos âmes. Que personne n’ait recours à cette excuse qui est la source ordinaire de tous les désordres du monde. Qu’on ne dise plus : qu’importe telle ou telle chose? Ce sont ces sortes de discours qui ouvrent la porte à toutes espèces de dérèglements. Le démon, étant aussi artificieux qu’il est, emploie toutes ses adresses et toute sa malice pour perdre les hommes. Il ne commence d’abord que par des choses fort légères et peu importantes. On peut le voir dans cet exemple que je vais rapporter.

Il avait résolu autrefois de faire tomber Saül dans les enchantements de cette femme qui avait l’esprit de Python. Ce crime était grossier, et s’il l’eût sollicité tout d’abord de le commettre, il ne lui aurait pu persuader. Car comment celui qui chassait avec tant de sévérité ces sortes de personnes de toute l’étendue de son royaume, eût-il pu se résoudre tout à coup à avoir quelque communication avec elles? C’est pourquoi le démon ne le poussa dans cet excès que peu à peu et par degrés. Il (62) commença par Je porter à désobéir à Samuel, à offrir lui-même à Dieu en l’absence du prophète les victimes et les holocaustes. Lorsque Samuel l’accusa de ce crime, il répondit qu’il y avait été engagé par les ennemis qui le pressaient, et, au lieu d’être dans la douleur de son péché, il n’en fut pas plus touché que s’il ne l’eût point commis. Dieu lui ordonna ensuite d’exterminer entièrement les Amalécites, et il conserva le roi et une partie du peuple et du butin contre l’ordre divin. Il s’emporta encore de fureur contre David et il fit tout ce qu’il put pour le perdre, et ainsi tombant de jour en jour dans de nouvelles fautes, il se trouva enfin dans le fond de cet abîme où le démon avait résolu de l’entraîner.

C’est ainsi que ce même esprit de malice se conduisit autrefois envers Caïn. Il ne lui persuada pas d’abord de tuer son frère. L’horreur d’un si grand crime l’aurait frappé et lui en aurait fait perdre la pensée pour jamais. Il commence par le porter à n’offrir à Dieu que ce qu’il avait de moins bon dans ses troupeaux, il lui fait croire qu’en cela il ne commettait aucun mal. Il lui empoisonne ensuite le coeur par une secrète envie, et il lui représente encore ce crime comme une chose de peu d’importance. Ainsi s’étant emparé peu à peu du fond de son âme, il le pousse enfin dans le parricide, et après lui avoir inspiré une assez grande barbarie pour le commettre, il lui donne ensuite assez d’impudence pour le nier.

Il faut donc veiller avec grand soin contre le mal dans ses premières approches. Quand le péché dont nous sommes tentés ne devrait attirer après lui aucune autre fâcheuse suite, nous ne devrions pas laisser de le fuir de toutes nos forces; mais étant assurés d’ailleurs qu’un premier mal est bientôt suivi d’un autre et qu’il croît dans l’âme par des degrés insensibles, nous ne pouvons veiller assez pour l’étouffer dès sa naissance. Il ne faut pas s’arrêter à considérer la qualité du premier péché dont nous nous sentons tentés, ni à juger s’il est peu ou beaucoup considérable. Nous devons être persuadés que si nous n’arrachons cette racine, quelque petite qu’elle soit d’abord, elle produira dans la suite des fruits de mort.

Ce que je vais dire vous surprendra. Il me semble que nous devons moins veiller contre les grands crimes que contre les fautes qui nous paraissent légères et que nous méprisons aisément. L’horreur des premiers peut assez nous en défendre, mais la petitesse des autres nous surprend, et comme elle trouve notre âme dans une certaine indifférence et comme dans une sorte de mépris, cette insensibilité même fait qu’elle ne peut plus s’élever contre ces péchés pour les combattre et pour les vaincre. C’est ce qui fait qu’en très-peu de temps ils croissent par notre faute et que de petits qu’ils étaient ils deviennent grands.

Nous voyons tous les jours une image de ce que je dis dans ce qui arrive dans le corps. Car souvent de petits maux qu’on négligeait au commencement s’augmentent de telle sorte qu’enfin ils deviennent incurables. C’est ainsi que dans l’âme de Judas le mal grandit jusqu’à devenir crime de trahison. Si d’abord il n’eût pas regardé comme une faute légère le sacrilège qu’il commettait en volant un bien qui était destiné aux pauvres, il rie serait pas tombé dans une si noire perfidie. Si les Juifs de même n’eussent pas considéré d’abord l’orgueil dont ils étaient possédés comme une faute bien légère, ils n’en seraient pas venus jusqu’à cet excès de faire mourir en croix le Sauveur du monde.

Les plus grands crimes ne se sont jamais commis que de cette manière. Personne ne passe tout d’un coup de ta vertu au comble du vice. Il y a un reste de pudeur et de retenue qui est encore naturel à l’âme, qu’elle ne peut étouffer que peu à peu et par un long enchaînement de désordres et de crimes. C’est ainsi que le culte des idoles s’est introduit dans le monde, par suite de ce que les hommes ont eu trop de respect et des complaisances excessives pour d’autres hommes qui étaient morts ou pour d’autres qui étaient encore vivants. C’est ainsi qu’on s’est laissé aller jusqu’à adorer des images et des statues. C’est ainsi enfin que la fornication et tous les autres vices se sont répandus comme un déluge qui a inondé toute la terre.

Prenons un exemple: quelqu’un a ri mal à propos; une personne sage l’en reprend:

une autre au contraire lui lève tout ce scrupule en disant que ce n’est rien, qu’il n’y a point de mal à rire, que le ris est une chose innocente et qui ne produit aucun mal. Cependant c’est de cette source et de ces ris immodérés que sortent toutes les bouffonneries, toutes les railleries, toutes les paroles et toutes les actions déshonnêtes. Qu’on blâme de même (63) une personne de ce qu’elle dit des paroles offensantes à ses frères, ne répondra-t-elle pas que cela n’est rien et qu’il n’y a point de mal à user librement de ces termes entre des frères? Et cependant ce sont ces paroles qui sont la source des querelles, des dissensions, des haines et des inimitiés mortelles qui éclatent enfin ouvertement et qui se terminent souvent à une mort tragique et sanglante.

4. Ainsi, vous voyez que le démon commence toujours par de petites choses, et qu’il conduit insensiblement les hommes jusqu’aux plus grands crimes, d’où il les jette ensuite dans le désespoir qui est le comble de tous les autres. Car celui qui désespère après son crime, sera plus damné pour son désespoir que pour son crime qui en est la cause. Lorsqu’un homme a commis un grand péché, il peut le guérir s’il a recours à la pénitence; mais si, après avoir péché, au lieu de se repentir, il désespère du pardon, il rend son mal incurable, parce qu’il fuit le remède qui le doit guérir. Le démon a encore un troisième piège pour surprendre les personnes de piété et pour les faire tomber dans le crime. Car quelquefois il leur déguise tellement le vice sous une apparence de vertu, qu’il les fait pécher en croyant bien faire. Est-il possible, me direz-vous, que le démon ait une si grande puissance ? Je m’en vais vous le faire voir. Apprenez ses artifices pour les craindre et pour les éviter en les craignant.

Nous savons par exemple que Jésus Christ a commandé par saint Paul que l’homme ne se sépare point de sa femme, et qu’ils ne se refusent point le devoir l’un à l’autre sans un mutuel consentement. Cependant on a vu des femmes comme emportées par un amour ardent pour la chasteté, se séparer indiscrètement de leurs maris et prétendre même faire une action d’une haute vertu, lorsqu’elles les contraignaient; par cette séparation illégitime, à commettre des adultères, Pleurez, mes frères, Je malheur de ces personnes aveuglées, puis. qu’après avoir souffert tous les travaux de la chasteté, elles n’en peuvent enfin attendre d’autre fruit que la punition des adultères où leur zèle indiscret a fait tomber leurs maris On en a vu d’autres qui, s’abstenant de l’usage de la viande selon la loi du jeûne, se son enfin laissées aller jusqu’à la détester avec horreur par un excès qui les a rendues criminelles aux yeux de Dieu.

Ces maux, mes frères, arrivent lorsque des personnes ont assez de présomption pour préférer leurs sens et leurs lumières particulières aux règles de l’Écriture. Ce fut par ce désordre que quelques Corinthiens crurent que c’était être fort parfait que de manger indifféremment de tout, et des choses mêmes qui étaient expressément défendues. Cependant cette licence, bien loin d’être une perfection, était au contraire une très-grande faute. Saint Paul s’emporte contre elle avec beaucoup de force, et il menace ceux qui en sont coupables d’un supplice éternel, s’ils ne s’en corrigent et ne s’en repentent.. (1 Cor 8,4)

D’autres croient faire une action de grande vertu, en laissant croître leurs cheveux. Cependant c’est une chose défendue et qui est déshonorante. D’autres louent ces excès de douleur, et ces abattements de tristesse où l’on tombe après ses péchés, comme si ces tristesses immodérées étaient fort avantageuses; au lieu que nous voyons, par l’exemple de Judas, que c’est le démon qui par ses artifices jette les âmes dans ces pensées noires qui les accablent, et qui les empêchent de trouver leur paix dans un véritable repentir. C’est pourquoi saint Paul craignit très-justement pour ce Corinthien qui était tombé dans un inceste. Sa sagesse lui fit appréhender qu’il ne tombât dans le désespoir, et il avertit les Corinthiens de hâter sa réconciliation, de peur qu’il ne s’abimât dans l’excès de sa douleur; il montre ensuite que c’était le démon seul qui était l’auteur de cette profonde tristesse, lorsqu’il ajoute: «Afin que Satan n’emporte rien sur «nous. Car nous n’ignorons pas ses pensées «et ses artifices». (II Cor. II, 6)

Si le démon nous faisait une guerre ouverte, il nous serait plus aisé de le vaincre; et j’ose dire même que, si nous veillions sur nous, nous ne trouverions rien de difficile dans cette guerre. Car Dieu nous a assez instruits contre tous ses pièges, et armés contre toutes ses violences, lorsqu’il nous a conseillé de ne point mépriser les petites choses : «Celui », dit Jésus Christ, «qui appelle son frère fou, méritera le feu d’enfer» : Et celui «qui aura regardé une femme avec un mauvais désir, a commis un adultère dans son cœur ». (Mt 5,22-28) Il déplore de même le malheur de ceux qui rient; il les appelle «malheureux»; et on voit que partout il s’efforce d’arracher les premières racines du mal, en nous menaçant de nous faire rendre compte de toutes nos paroles inutiles. (Mt 12,36) Aussi nous voyons dans l’Écriture que Job avait soin d’offrir à Dieu des sacrifices pour expier les fautes que ses enfants avaient peut-être commises, non-seulement dans leurs actions, mais même dans leurs paroles. (Job 1,5) Mais voici de quelle manière l’Écriture parle contre le désespoir : «Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? Celui qui s’en est allé, ne reviendra-t-il pas» ? (Jér 8,4) Et ailleurs: «Je ne veux point la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse, et qu’il vive». (Ez 18,23) Et ailleurs: «Aujourd’hui si vous entendez sa voix». (Ps 94,8) Et enfin l’Évangile nous assure que ((les anges se réjouissent dans le ciel pour un «pécheur qui fait pénitence». (Luc15,9) Nous voyons dans toute l’Écriture plusieurs exemples semblables. Et afin que le prétexte d’une fausse piété ne nous surprenne point en ces occasions, il faut se souvenir continuellement de cette parole de saint Paul : «De peur qu’il ne soit accablé d’une tristesse excessive ». (II Cor 2,7)

Méditons ces vérités, mes frères, et opposons la force de l’Écriture aux artifices dont le démon se sert pour surprendre les faibles. Ne dites point : Quel mal ferai-je, si je regarde curieusement cette femme? Celui qui a déjà commis le crime dans le fond de son coeur, ne se fera guère de scrupule de le commettre au dehors. Ne dites point: Quel mal ai-je fait de passer devant ce pauvre sans lui rien donner? Le mépris que vous avez fait de ce pauvre vous en fera mépriser encore un autre, et ensuite vous les mépriserez tous. Ne dites point : Quel mal fais-je, de désirer le bien de mon prochain? C’est ce qui a perdu le roi Achab. Quoique ce prince offrît à Naboth de lui donner tout ce que valait sa terre, ce seul péché de vouloir acheter ce que l’autre ne voulait pas vendre, fut un crime qui le jeta dans cet abîme de maux que nous savons. Celui qui veut acheter un bien ne doit pas contraindre celui qui en est le juste maître de le vendre, mais seulement lui en donner le prix lorsqu’il s’en défait volontairement. Mais si Achab a été justement puni de Dieu, quoiqu’il offrît à Naboth le prix de sa vigne, que deviendront ceux qui n’achètent pas, mais qui ravissent le bien d’autrui par une pure violence, principalement dans le temps de la loi nouvelle, et de la grâce de l’Évangile?

Pour éviter donc ces justes peines, mes frères, fuyons de tout notre coeur toutes les violences et les rapines. Conservons-nous purs non-seulement de tout péché, mais des commencements même du péché. Vivons en chrétiens pour régner un jour avec Dieu, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Amen. (65)