HOMÉLIE 84

«ALORS UN DE CEUX QUI ÉTAIENT AVEC JÉSUS, METTANT LA MAIN A L’ÉPÉE, ET FRAPPANT UN DES GENS DU GRAND PRÊTRE, LUI COUPA L’OREILLE. JÉSUS LUI DIT : REMETTEZ VOTRE ÉPÉE EN SON LIEU; CAR TOUS CEUX QUI PRENDRONT L’ÉPÉE, PÉRIRONT PAR L’ÉPÉE». (26,51-67)

 ANALYSE 

1. Ce que signifient ces deux glaives dont il est question dans le 26 e chapitre de saint Matthieu et dans les autres évangélistes; comment ils se trouvaient là et pourquoi Jésus Christ permet à ses disciples de les prendre.

2. Dans leur préoccupation à chercher le moyen de se défaire de Jésus Christ en le mettant à mort, Caïphe et les autres prêtres juifs avaient oublié de manger la Pâque au temps présent.

3 et 4. Caïphe, dans un mouvement d’indignation feinte, déchire ses vêtements et obtient du conseil la condamnation de Jésus Christ. – Combien il est avantageux à un chrétien de céder à celui qui lui fait violence , et de souffrir d’être vaincu.– Que la patience est la plus grande de toutes les victoires. – Exemple du patriarche Joseph.

 

1. Quel est, mes frères, ce disciple qui frappa un des gens du grand prêtre, et qui lui coupa l’oreille? Saint Jean le nomme, et nous dit que ce fut saint Pierre, car cette action était l’effet de son zèle et de sa chaleur ordinaire. On peut se demander ici pourquoi les disciples avaient des épées, puisqu’on ne peut douter qu’ils n’en eussent, tant par la circonstance de ce serviteur blessé, que par la réponse qu’ils firent à Jésus Christ, lorsqu’étant interrogés s’ils avaient avec eux quelque épée, ils lui répondirent qu’ils en avaient deux. Mais pourquoi Jésus Christ leur permettait-il d’en porter? Car saint Luc marque qu’il dit à ses disciples : «Quand je vous ai envoyés sans bourse, sans sac, sans souliers, avez -vous manqué de quelque chose »? Et lorsqu’ils lui eurent répondu que non, il leur dit : «Que celui maintenant qui a une bourse, ou un sac , les prenne; et que celui qui n’en a point, vende son manteau pour acheter une épée ». (Luc 22,36)

Ils répondirent à cela qu’ils en avaient deux, (46) à quoi le Fils de Dieu répliqua : «Cela suffit».

Pourquoi leur parlait-il alors d’épées, sinon pour leur faire mieux comprendre qu’il allait être bientôt livré? Ce n’était que pour les assurer que son heure était proche, qu’il leur commanda de prendre avec eux une épée, et non pour les exhorter à s’en servir. Pourquoi voulait-il aussi qu’ils eussent alors une bourse? C’était pour leur témoigner qu’ils devaient à l’avenir prendre soin d’eux-mêmes. Il les soutenait lui seul dans les commencements, parce qu’ils étaient faibles, mais il les traite maintenant comme de petits oiseaux que la mère fait sortir du nid, lorsqu’ils commencent à avoir des ailes, afin qu’ils s’en servent à l’avenir, et qu’ils cherchent eux-mêmes leur nourriture. Et pour leur faire voir plus clairement que ce n’était point par faiblesse ou par impuissance qu’il se déchargeait de ce soin pour les en charger eux-mêmes, il rappelle à leur mémoire tout ce qui s’était passé : «Quand je «vous ai envoyés», dit-il, «sans sac, sans bourse et sans souliers, avez-vous manqué de « quelque chose»? Il veut qu’ils demeurent persuadés de son amour envers eux, et qu’ils reconnaissent, dans ce changement de sa conduite, sa tendresse et sa puissance; en ce que d’abord il les a soutenus comme il a fait en prévenant tous leurs besoins; et en ce que dans la suite, il les a peu à peu rendus capables de se soutenir eux-mêmes.

Mais comment ces épées se trouvaient-elles là? C’est parce qu’ils sortaient de la cène, où, à cause de la cérémonie de l’Agneau, ils devaient avoir des glaives. Et comme ils avaient ouï dire que l’on conspirait contre leur maître, ils les prirent avec eux comme pour s’en servit’ au besoin, et pour le défendre. C’était la seule raison pour laquelle ils étaient armés alors de ces épées. C’est pourquoi Jésus Christ fit un sévère reproche à saint Pierre, lorsqu’il s’en servit en frappant un des gens du grand prêtre, quoiqu’il, n’eût point d’autre dessein en le frappant que de défendre son maître qu’il aimait avec ardeur.

Jésus Christ ne put souffrir qu’on eût ainsi blessé ce serviteur du grand prêtre, il le guérit à l’heure même par un grand miracle, qui suffisait seul pour témoigner d’un côté quelle était la douceur et la puissance de ce divin Maître, et pour nous donner lieu de l’autre de connaître quel était l’amour et l’humilité de ce disciple. Car comme il n’avait tiré l’épée que par l’amour extrême qu’il avait pour le Sauveur, il la remit dans le fourreau par soumission dès que Jésus Christ lui eut dit «Remettez votre épée en son lieu» (Luc, 22,49). Saint Luc dit que les apôtres demandèrent à Jésus Christ s’ils tireraient l’épée pour frapper, mais que Jésus Christ les empêcha de le faire, et qu’il guérit celui qui était déjà blessé; faisant en même temps une réprimande sévère à saint Pierre, afin que les autres ne pensassent point à l’imiter: «Tous ceux», dit-il, «qui frapperont de l’épée, mourront par l’épée». Il donne ensuite la raison de cette défense qu’il leur fait:

«Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges (53)? Comment donc s’accompliront les Écritures, où il est dit qu’il en doit être ainsi (54)»? Il arrête par ces paroles la passion de ces disciples, en leur faisant voir qu’il ne se faisait rien alors qui n’eût été prédit par les Écritures. C’est pour la même raison qu’il avait auparavant prié par trois fois, afin que ses disciples reconnaissant si visiblement la volonté de Dieu dans ce qui lui arrivait, ils s’y soumissent avec moins de peine. Ainsi, il les console par une double considération, en leur faisant voir d’un côté les maux que souffriraient un jour ceux qui lui tendaient ce piège : «Tous ceux», dit-il, «qui «prendront l’épée périront par l’épée» : et en leur montrant de l’autre, combien il acceptait volontairement ces souffrances si rudes auxquelles il s’offrait lui-même, puisque s’il ne les eût pas voulu souffrir, il n’avait qu’à s’adresser à son Père, pour rendre inutile toute la fureur de ses ennemis : «Pensez-vous que «je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions «d’Anges» ?

Pourquoi ne dit-il pas plutôt : Croyez-vous que je ne puisse perdre moi-même tous mes ennemis? C’est parce que ses apôtres n’avaient pas encore une idée assez haute de sa puissance. Ils étaient bien plus disposés à croire que ce secours dont il parlait lui pourrait venir de son Père, surtout après ces paroles qu’ils venaient d’entendre : «Mon âme est triste jus-«qu’à la mort: Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi»; en outre il avait été vu dans une agonie qui lui fit répandre une sueur de sang , et dans laquelle un ange le vint (47) soutenir. Comme donc en ce moment ce qu’il faisait, laissait plus voir en lui, l’homme que le Dieu, s’il eût dit à ses apôtres qu’il pouvait perdre ces troupes qui le venaient prendre, ceux-ci ne l’eussent pas pu croire.

C’est pourquoi il leur dit modestement : « Pensez-vous que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’Anges »? (IV Rois 19,35) Si un seul ange autrefois eut la force de tuer cent quatre-vingt-cinq mille hommes armés, était-il besoin de douze. légions d’anges contre un millier d’hommes? Nullement; mais il parle ainsi pour s’accommoder à la frayeur de ses disciples et à leur faiblesse; car ils étaient à demi-morts de frayeur. Il s’appuie même sur l’autorité des Écritures, en disant: «Comment donc s’accompliront les Écritures, où il est «dit qu’il en doit être ainsi »? Il ne pouvait leur dire rien de plus puissant pour leur ôter la pensée de le défendre : Puisque cela, leur dit-il, est ordonné et marqué même dans l’Écriture, pourquoi voulez-vous vous y opposer? Mais, pendant qu’il parle de la sorte à ses apôtres, voyons ce qu’il dit à ces troupes qui le prennent.

2. «Vous êtes venus à moi comme à un voleur avec des épées et des bâtons pour me prendre : j’étais tous les jours assis au milieu de vous, enseignant dans le Temple, et vous, ne m’avez point pris (55)». Voyez en combien de manières il tâche de les faire rentrer en eux-mêmes. II les renverse tous par terre, il guérit la plaie de ce serviteur. Il les menace de les faire périr par l’épée, et accompagne cette menace d’un miracle, afin qu’ils en doutent moins. Ainsi, il leur fait voir par ce qu’il fait sur-le-champ, et par ce qu’il leur prédit de l’avenir, quelle est sa puissance, afin qu’ils n’attribuent point sa prise à leur propre force. C’est pourquoi il ajoute : «J’étais tous les jours au milieu de vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris»; pour leur faire remarquer dans ces paroles qu’ils ne l’avaient pris dans ce moment que parce que lui-même le leur avait permis.

Il ne leur parle que de ses prédications, et non point de ses miracles, de peur qu’ils ne crussent qu’il leur parlait de ces choses par vanité. Vous ne m’avez point pris, leur dit-i1, lorsque je vous enseignais, et vous venez m’attaquer lorsque je suis dans le silence, J’étais tous les jours dans le temple sans que personne m’arrêtât : et vous me venez chercher maintenant au milieu de la nuit, dans un lieu secret et solitaire. Qu’aviez-vous besoin d’armes pour prendre quelqu’un qui était tous les jours au milieu de vous? Il prouve par toutes ces paroles que s’il ne se fût offert volontairement à la mort, ses ennemis n’auraient jamais eu de pouvoir sur lui. Car si lorsqu’ils l’avaient entre leurs mains, et qu~ils le tenaient au milieu d’eux, ils ne pouvaient néanmoins le prendre; n’est-il pas visible qu’ils n’eussent pas eu alors plus de pouvoir sur sa personne, s’ils ne l’avaient reçu de lui-même? Enfin l’évangéliste fait voir clairement pourquoi les choses se passaient de la sorte, et lève toute ambiguïté lorsqu’il dit «Tout cela s’est «fait afin que l’Écriture et les prophéties fussent accomplies (56)». Considérez, mes frères, qu’au moment même où l’on prenait le Fils de Dieu, il n’avait point d’autre pensée que de faire du bien à ceux même qui l’outrageaient. Il les guérit, il leur prédit des choses terribles, il les menace de l’épée, il leur montre combien il s’offrait volontairement à la mort. Et il fait voir qu’il n’avait qu’une même volonté avec son Père, en disant qu’il fallait accomplir les Écritures.

Mais d’où vient qu’ils ne le prirent pas dans le Temple? C’était parce qu’ils craignaient le peuple. C’est pour cette raison que Jésus Christ se retire de lui-même, qu’il va dans un lieu plus propre pour sa prise, et qu’il leur donne un temps et une heure favorable, afin de leur ôter jusqu’au dernier moment de sa vie tout prétexte de s’excuser à l’avenir. Car comment celui qui s’offrait lui-même pour être pris, afin d’accomplir les Écritures, eût-il pu être contraire à Dieu en aucune chose?

«Alors ses, disciples l’abandonnant s’enfuirent tous (56). Mais ceux qui s’étaient saisis «de Jésus l’emmenèrent chez Caïphe qui était «grand prêtre, où les docteurs de la Loi et les sénateurs étaient assemblés (57) ». Lorsque les Juifs prenaient Jésus Christ, et qu’ils le liaient, ses disciples ne s’enfuyaient point encore; mais lorsqu’ils voient le Sauveur parler ainsi à ces troupes, et que, sans rien faire pour se défendre, il s’offre de lui-même pour être pris, et pour accomplir les Écritures; c’est alors qu’ils s’enfuient tous pendant que les soldats mènent Jésus chez Caïphe.

«Or, Pierre le suivait de loin jusqu’à la cour de la maison du grand prêtre, et y étant (48) entré il était assis avec les gens pour voir la fin de tout ceci (58) ». Il faut reconnaître ici que l’amour de ce disciple pour son maître était grand, puisqu’il n’était point épouvanté lorsque les autres fuyaient , et qu’il suivait Jésus Christ jusqu’en la maison du grand prêtre. Saint Jean en fit autant, il est vrai, mais il faut remarquer qu’il était connu du Pontife. Ces troupes donc mènent Jésus Christ au lieu où les prêtres étaient assemblés, afin de ne rien faire que par leur avis. C’est pour ce sujet qu’ils s’étaient trouvés chez Caïphe, qui était le grand prêtre cette année-là. Ils passèrent cette nuit chez lui sans se mettre beaucoup en peine de la célébration de la Pâque : «Et lorsque le matin fut venu, ils n’entrèrent point dans le prétoire », comme dit saint Jean, «afin qu’ils ne fusent point impurs, et qu’ils pussent manger la Pâque».

Ceci nous peut donner lieu de croire qu’ils violèrent peut-être la Loi à cause, de la passion ardente qu’ils avaient de faire mourir Jésus Christ, et qu’ils différèrent la Pâque à un autre jour. Car Jésus Christ certainement n’avait point violé les ordonnances de la Loi dans la célébration de cette cérémonie légale, mais ces hommes hardis et accoutumés à violer les lois de Dieu en mille rencontres, après avoir tenté inutilement tant de fois de faire cette prise, voyant tout d’un coup une occasion favorable pour ce détestable dessein qu’ils souhaitaient tant de pouvoir faire réussir, ne firent point peut-être de difficulté de remettre la Pâque à un autre jour, pour trouver moyen de satisfaire ainsi leur cruauté.

Ils s’assemblent tous plutôt pour exécuter que pour prendre cette résolution qui était déjà formée. Ils font quelques informations à la hâte, et quelques recherches pour sauver les apparences, et pour couvrir au moins leur homicide de quelque prétexte, et de quelques formalités de justice. Les faux témoins qu’on faisait paraître, se contredisaient et se combattaient l’un l’autre , et tout était si plein de trouble et de tumulte, qu’il était visible, même pour les moins intelligents, que tout ce qui se faisait alors n’était qu’un fantôme et une fiction de jugement.

«Cependant les premiers des prêtres, les sénateurs, et tout le conseil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir (59). Et ils n’en trouvaient point, quoique plusieurs faux témoins se fusent présentés. Enfin il vint deux faux témoins qui dirent (60) : Celui-ci a dit : Je puis détruire le temple de Dieu, et le rebâtir trois jours après (61) ». Il est vrai que le Sauveur avait dit qu’il le rétablirait en trois jours; mais il n’avait pas dit qu’il le détruirait, mais «détruisez-le ». Et il ne parlait pas du temple matériel, mais «de son corps ». Que fait à cela le grand prêtre? Il veut engager Jésus Christ à répondre et à donner prise sur lui par ses paroles : «Alors le grand prêtre se levant lui dit : Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous (62)? Mais Jésus se taisait (63) ». Il était inutile de répondre, puisqu’il n’y avait personne qui voulut écouter. Il n’y avait qu’un simulacre de jugement. Et ce concile n’était en effet qu’une assemblée d’homicides et de voleurs.

«Et le grand prêtre lui dit: Je vous conjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu (63). Jésus lui répondit: Vous l’avez dit: Mais je vous déclare que vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la Majesté de Dieu, et venant dans les nuées du ciel (64). Alors le grand prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé. Qu’avons-nous besoin de témoins? Vous venez d’entendre son blasphème (65) ». Il fait ce geste pour donner plus de force à ce qu’il dit et pour joindre l’action à la parole. Cette parole de Jésus Christ les ayant remplis de terreur, ils firent envers lui ce qu’ils firent ensuite envers son premier martyr Etienne, lorsqu’ils se bouchèrent les oreilles pour ne le point écouter. Ce grand prêtre agit ici de même. Mais quel était le blasphème dont il l’accuse? Jésus Christ leur avait dit ailleurs cri pleine assemblée ces paroles du psaume : «Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite» (Ps 109) : et. l’explication qu’il leur donna les remplit d’une telle confusion qu’ils n’osèrent plus l’interroger ni le contredire.

3. Pourquoi donc disaient-ils ici «qu’il blasphémait» ? Et pourquoi Jésus Christ leur fit-il cette réponse, sinon pour leur ôter toute excuse? C’est pour cette raison que jusqu’au dernier jour de sa vie il disait ouvertement qu’il était le Christ, qu’il était assis à la droite de son Père, et qu’il devait venir encore pour juger le monde, montrant par toutes ces circonstances l’union parfaite qu’il avait avec son Père. Le grand prêtre, ayant donc déchiré (49) ses vêtements, interroge les autres, et leur dit:

«Que vous en semble? Ils répondirent : Il a «mérité la mort. (66)». Il ne veut pas prononcer de lui-même l’arrêt de mort contre Jésus Christ, mais il veut adroitement le faire prononcer par les autres, en essayant de leur montrer qu’il était manifestement coupable, et qu’il était tombé dans un blasphème visible. Il ne doutait pas que si l’on examinait l’affaire à fond, et dans les formes ordinaires de la justice, son innocence ne fût bientôt reconnue. C’est pourquoi il veut qu’il soit condamné entre eux, et il prévient même leur jugement, en disant: «Vous avez vous-mêmes ouï le blasphème qu’il a dit » : Il veut les presser, et arracher d’eux ce cruel arrêt qu’il en attendait. Et, en effet, ils répondent tous : «Il est coupable de mort». Ainsi, ils étaient eux-mêmes les accusateurs, les témoins, les examinateurs et les juges: eux seuls tenaient lieu de tout.

Mais comment ne s’avisaient-ils pas ici de l’accuser d’avoir violé le sabbat? C’est parce qu’il leur avait fermé la bouche une infinité de fois sur ce sujet, outre qu’ils voulaient le condamner sur ce qu’il leur disait à l’heure même qu’on lui faisait son procès. Le pontife anime tous les esprits en déchirant ses vêtements, il excite leur colère et leur animosité, et quand il a réuni tous les suffrages contre ce prétendu coupable, il le renvoie à Pilate, comme ayant été condamné légitimement. Tant il est vrai qu’ils n’oubliaient rien pour colorer leur injustice, et pour mêler l’adresse à la violence. Lorsqu’ils sont au contraire devant Pilate, ils ne disent rien de semblable «Si ce n’était un méchant homme s, disent-ils, «nous ne vous l’aurions pas livré» : voulant ainsi le faire punir comme s’il était coupable de crimes publics et scandaleux.

Mais pourquoi ne le faisaient-ils pas plutôt assassiner en secret que de chercher tant de détours pour le perdre? C’est parce qu’ils voulaient le, décrier publiquement , et noircir éternellement sa mémoire. Et comme tout le peuple le révérait extraordinairement, et qu’il avait été ravi d’admiration par sa doctrine et par ses miracles, ces implacables ennemis voulaient qu’il mourût comme un criminel pour lui faire perdre en même temps l’honneur et la vie. Jésus Christ ne s’opposa point à leur dessein, et il se servit au contraire de leur malice pour établir la vérité de sa mort. Car sa passion et sa croix étant devenues manifestes à tout le monde, il en a tiré un autre effet que celui auquel ils s’étaient attendus. Ils voulurent le faire mourir publiquement pour le couvrir d’infamie; il a rendu au contraire sa mort le principe de sa gloire. Et comme après avoir dit: «Tuons-le, de peur que les Romains ne viennent et ne détruisent notre ville»(Jean, II, 48), ils l’ont tué, et leur ville a été détruite: ainsi, après l’avoir crucifié pour le déshonorer, sa croix n’a servi qu’à le faire adorer dans toute la terre.

Pilate leur déclare qu’ils avaient la puissance de faire mourir Jésus Christ par eux-mêmes : «Prenez-le, vous autres », dit-il, «et jugez-le selon votre loi ». (Jn 18,31) Mais ils voulaient qu’il mourût comme un méchant, comme un criminel d’État, comme un tyran et un usurpateur, et comme un factieux et un rebelle. Ils veulent rendre sa mort la plus honteuse qu’ils peuvent. Ils affectent de le mettre entre deux voleurs. Ils disent à Pilate : «N’écrivez point qu’il est le roi des Juifs; mais qu’il a dit qu’il était le roi des Juifs ». Tout cela se fit pour prouver mieux la vérité de sa mort, de sorte qu’il ne reste plus aux Juifs la moindre excuse ni le moindre prétexte pour se couvrir. Cette garde même si soigneuse du sépulcre, et ces sceaux qu’ils y firent mettre, n’étaient-ils pas une preuve suffisante pour faire paraître la vérité avec éclat? Ne font-ils pas aussi le même effet par leurs outrages et par leurs insultes? Tant il est vrai que rien n’est plus faible que l’imposture, qu’en voulant s’établir elle se détruit, et qu’elle se perd par ses propres armes. C’est ce qui est arrivé aux Juifs. Ils croyaient avoir vaincu Jésus Christ, et ils n’ont trouvé après sa mort que leur malheur, leur ruine, et une éternelle confusion. Jésus Christ, au contraire, paraîtra vainqueur, et sa croix est devenue le trophée de son innocence, la marque de son pouvoir et la source de sa gloire.

Ne cherchons donc point, mes frères, à vaincre toujours, et ne craignons point quelquefois d’être obligés de céder. Il y a des rencontres dans lesquelles il est dangereux d’avoir l’avantage, il y en a d’autres dans lesquelles il est même utile d’être vaincu. Celui qui , dans un transport de colère, outrage impitoyable. ment un homme, paraît alors avoir le dessus, mais c’est en effet lui-même qui est vaincu t par sa propre passion, et qui se blesse (50) lui-même à mort. C’est celui qui souffre courageusement cette injure, et qui garde la patience dans. ces outrages qui demeure véritablement victorieux. L’un n’a pu vaincre sa passion, et l’autre a vaincu son ennemi. L’un a cédé à sa propre faiblesse, et l’autre a guéri celle de son frère. Non-seulement il n’a point brûlé lui-même, mais il a encore éteint le feu qui brûlait les autres. Que s’il eût été jaloux de cette victoire apparente, au lieu de rechercher celle qui est solide et véritable, il eût succombé sans doute, et en résistant à la passion de son ennemi, il l’eût rendue plus forte et plus invincible. Ainsi ils auraient été renversés tous deux comme des femmes ou des enfants qui se querellent et qui se battent. Mais celui qui agit chrétiennement dans ces occasions, ne tombe point dans ce désordre; il se dresse et s’érige à lui-même et à son frère un riche trophée sur les ruines de la colère.

4. Vous voyez donc qu’il ne faut pas. toujours désirer d’avoir l’avantage sur un autre. Celui qui offense un autre homme paraît avoir le dessus sur lui; mais cette victoire lui est funeste. Si, au contraire, celui qui a été offensé souffre l’injure avec patience, sa patience sera sa couronne. C’est pourquoi il est souvent plus glorieux d’être vaincu que de vaincre, et alors c’est gagner la victoire que de la céder. Quand nous souffrons qu’on nous ravisse notre bien, qu’on nous frappe, qu’on nous porte envie, et que nous ne cherchons point à nous venger de ces injures, nous pouvons dire alors que nous sommes véritablement victorieux de notre ennemi. Mais pourquoi parler ici de la victoire qu’on remporte sur l’avarice et sur l’envie, puisque celui qui est livré au martyre, que l’on bat de verges, que l’on déchire avec les ongles de fer, et que l’on fait mourir cruellement, est le vainqueur de ceux mêmes qui lui font souffrir ces violences.

Dans les guerres des hommes, celui qui succombe sous son ennemi en est vaincu; mais parmi les chrétiens, celui qui cède de bon coeur à son ennemi, et qui souffre son injustice est véritablement victorieux. Notre gloire est de ne faire de mal à personne, et de souffrir celui qu’on nous fait. La plus grande de toutes les victoires est celle qui se gagne par la patience. Cette disposition est l’ouvrage de Dieu seul, et plus elle est contraire à la nature et à l’inclination humaine, plus elle témoigne la malignité de celui qui veut vaincre de cette manière. C’est ainsi que les rochers brisent les flots qui viennent tondre sur eux. C’est ainsi que les plus grands saints se sont le plus signalés par leur courage, et ont triomphé par leur douceur de la victoire de leurs ennemis.

Vous n’avez point besoin pour cela d’un grand effort, ni d’un grand travail. Dieu met lui-même la victoire entre vos mains, et il veut que vous la remportiez non par la difficulté d’un combat, mais par la facilité de la patience. Ne vous préparez donc point à résister à votre ennemi, et cela seul vous fera gagner la victoire. Ne combattez point contre ceux qui vous attaquent, et vous en serez vainqueur. C’e st là sans doute le moyen le plus facile et le plus assuré, pour vous mettre au-dessus de vos adversaires. Pourquoi vous déshonorez-vous vous-même, en donnant lieu à votre ennemi de dire que vous ne l’avez vaincu qu’avec grand’peine? Qu’il admire plutôt votre vertu, qu’il soit surpris de votre courage, que votre constance l’étonne , et qu’il dise à tout le monde que vous l’avez vaincu sans le combattre.

C’est ainsi que Joseph, ce grand patriarche, qui a toujours souffert avec constance les injures qu’on lui faisait, a été loué comme étant toujours demeuré victorieux. Il n’opposa à l’envie de ses frères, et aux impostures de cette malheureuse Égyptienne, que la fermeté de sa patience. Et ne nie dites point qu’on le vit traîner une vie misérable dans une prison, pendant que son accusatrice demeurait dans un palais. Voyons plutôt lequel des deux a l’avantage, et lequel des deux a été renversé ou est demeuré ferme. Cette femme est vaincue premièrement par son impudicité, et ensuite par la chasteté de ce saint homme; et Joseph est victorieux, et de cette infâme, et de cette passion si dangereuse qu’elle s’efforçait d’allumer en lui.

Considérez ce que dit cette Égyptienne, et jugez vous-même si ses paroles ne font pas voir clairement qu’elle est vaincue : : « Vous nous avez fait venir», dit-elle, «un scélérat pour nous insulter ». (Gen 39,14) insensée que vous êtes! Ce n’est point Joseph, c’est le démon qui vous insulte, lorsqu’il vous a fait croire que vous pourriez corrompre Joseph et fléchir la fermeté de son coeur. Ce n’est point votre mari qui vous a amené ce jeune homme pour vous tendre un piège, c’est le (51) démon qui se joue de vous par ses artifices, et qui vous inspire ce détestable dessein.

Que fait donc Joseph, mes frères, dans ce tumulte et dans ces accusations? lise tait; il demeure dans le silence, et se laisse condamner comme fait ici Jésus Christ dont il était la figure. Mais cependant, dites-vous, vous ne pouvez pas nier que Joseph ne soit dans une prison, et cette femme dans une maison magnifique. Qu’importe où soit l’un et l’autre; puisque Joseph est couronné de gloire dans la prison, et que cette femme est plus malheureuse dans une maison superbe que ceux qui languissent au fond d’un cachot?

Mais ne jugeons pas par cela seul de leur victoire. Jugeons-en par l’événement des choses. Qui des deux a réussi dans son dessein? N’est-ce pas celui qui est dans les fers, et non celle qui est dans cette magnificence et dans ce luxe? L’un a désiré de garder sa chasteté; l’autre s’est efforcée de la corrompre. Qui des deux a fait ce qu’il désirait? Est-ce celui qui a souffert si généreusement l’injure, ou celle qui l’a faite si injustement ? C’est donc Joseph, mes frères, qui est demeuré le vainqueur.

Ayons du zèle pour ces heureuses victoires; et mettons notre gloire à souffrir avec courage. Fuyons avec horreur ces avantages, qui sont le fruit de l’injustice et le prix de la violence. C’est ainsi que nous trouverons en ce monde la paix, et la gloire en l’autre, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Amen. (52)