HOMÉLIE 81«OR, LE PREMIER JOUR DES AZYMES, LES DISCIPLES VINRENT TROUVER JÉSUS, ET LUI DIRENT : OU VOULEZ-VOUS QUE NOUS VOUS PRÉPARIONS A MANGER LA PAQUE? JÉSUS LEUR RÉPONDIT : ALLEZ-VOUS-EN DANS LA VILLE, CHEZ UN TEL, ET LUI DITES: NOTRE MAÎTRE VOUS ENVOIE DIRE : MON TEMPS EST PROCHE JE VIENS FAIRE LA PAQUE CHEZ VOUS AVEC MES DISCIPLES. LES DISCIPLES FIRENT CE QUE JÉSUS CHRIST LEUR AVAIT COMMANDÉ, ET PRÉPARÈRENT LA PÂQUE». (26,17-26) ANALYSE 1. Détermination précise du jour désigné dans IÉvangile par ces mots: Le premier des azymes. 2. La douceur que Jésus témoigne envers celui qui le trahit doit être pour nous une leçon qui nous apprenne à apaiser les mouvements de notre colère. – Énormité du crime de Judas. – Que personne nest mauvais par nécessité. 3 -5. Détestable influence que lamour de largent exerce sur lâme quil possède. – Excellente description de lavarice. – Le Saint compare lavare avec un possédé. – De quelle importance il est détouffer dabord toutes les passions qui sont propres à chaque âge. 1. LÉvangéliste appelle «le premier jour des azymes», celui qui précédait cette fête. Car les Juifs avaient coutume de compter les jours à partir du soir. Cest ainsi que lÉvangile commence à compter celui-ci dès le soir précédent, auquel on devait immoler la Pâque.
Les disciples viennent donc trouver Jésus Christ le cinquième jour de la semaine, que lun des évangélistes appelle le premier avant les jours sans levain, marquant par là le jour auquel les disciples vinrent parler à Jésus Christ, de ce quil tiendrait prêt pour faire la Pâque. Un autre évangéliste dit: «Le jour des e azymes était venu, auquel il fallait immoler la Pâque» (Luc 22,1); nous faisant voir par ce terme, «était venu», que ce jour était proche, cest-à-dire quon était au soir de la veille de ce jour. Et cétait alors que la fête commençait. Cest pourquoi tous les évangélistes ajoutent : «auquel il fallait immoler la Pâque». Les disciples sapprochent donc de Jésus Christ et lui disent: «Où voulez-vous que nous vous préparions à manger la Pâque»? Il paraît, par ces paroles, que Jésus navait aucune maison ni aucun lieu où il pût se retirer, et je crois même que ses disciples nen avaient point, puisquapparemment sils en avaient eu, ils lauraient prié dy venir. Mais ils avaient tout quitté pour suivre Jésus Christ leur maître. Mais pourquoi le Sauveur célébrait-il la Pâque? Pour nous faire voir, jusquau dernier jour de sa vie, quil nétait point contraire à la Loi. Il les envoie chez un inconnu pour faire voir à ses disciples, par cette action dautorité, quil lui eût été facile déviter tous les tourments quil allait souffrir. Car sil avait assez de puissance pour persuader dune parole à un homme qui ne le connaissait pas de le recevoir chez lui, que neût-il point fait à légard de ceux qui le crucifiaient, sil neût désiré lui-même de souffrir la mort? Il use ici de la même conduite quil avait gardée à légard du maître de lânesse, dont il se servit pour son entrée à Jérusalem : «Si quelquun vous dit quelque chose, dites que le Maître en a besoin». Et il fait dire ici : « Le Maître vous envoie dire : Je viens faire la Pâque chez vous avec mes disciples». Cest pourquoi je vous avoue que jadmire cet homme, non-seulement parce quil fit cette action de charité à légard dun inconnu, mais encore beaucoup plus parce quil voyait à quoi (24) cette charité lexposait, et que, prévoyant quil allait être en butte à la haine et à une guerre sans trêve, il méprisa néanmoins ces suites si dangereuses pour obéir à la parole de Jésus Christ. Le Sauveur donne à ses disciples une marque pour connaître cet homme, et cette marque est presque la même que celle que Samuel donna autrefois à Saül : «Vous trouverez», lui dit-il, «un homme qui montera et qui aura un vase» (I Rois 19,3): Et Jésus Christ dit ici que cet homme «porterait une cruche deau». Il faut encore remarquer combien Jésus Christ fait paraître ici sa puissance. Il ne dit pas seulement: «Je fais la Pâque chez-vous» ; mais il ajoute ces autres paroles : «Mon temps est proche». Il dit ce mot à dessein, parce quil voulait parler souvent de ses souffrances en présence de ses disciples, afin quils méditassent longtemps à lavance sur ce sujet, et que cette longue préméditation les empéchât den être troublés. Il voulait encore témoigner à tous ses disciples, et à cet homme même qui allait le recevoir chez lui, et généralement à tous les Juifs, que cétait volontairement quil soffrait à la mort. Il dit qu«il veut faire la Pâque avec ses disciples», afin quon préparât avec plus de soin tout ce qui était nécessaire, et que personne ne simaginât quil cherchait à se cacher. «Le soir donc étant venu, il était à table avec ses douze disciples (20)». Qui ne sétonnera, mes frères, de limpudence de Judas? Il ose se mettre à table avec les autres; il participe aux mêmes mystères. Et il ne rentre point en lui-même, quoique Jésus Christ lui fasse un reproche secret, dune manière si douce et si modérée, que tout autre que lui, quune brute même en eût été touchée. Lévangéliste marque à dessein que ce fut «lorsquils étaient à table» que Jésus Christ parla de celui qui allait le trahir, afin que le temps de la célébration de ces grands mystères, et la participation dune même table, fissent voir avec plus dhorreur quelle était la malice de ce traître. «Et comme ils mangeaient, il leur dit : Je vous dis en vérité que lun de vous me trahira (21)». Avant même que de se mettre à table, Jésus avait lavé les pieds à Judas aussi bien quaux autres. Mais admirez la douceur de Jésus Christ, et jusques à quel point il épargne ce disciple. Il ne dit pas un tel en particulier, mais en général : «Un dentre vous me trahira», afin quen se voyant découvert par son maître, et espérant encore de pouvoir demeurer caché aux apôtres, il fût touché de pénitence. Jésus aime mieux effrayer tous les autres, et les frapper de crainte, que de ne pas donner encore à ce coupable cette ouverture pour le porter à se repentir de son crime : «Un dentre vous», dit-il, dentre vous qui êtes mes douze disciples, qui avez toujours été avec moi, dont je viens de laver les pieds, et à qui jai promis de si grandes choses; un dentre vous, dis-je, « me trahira». Une douleur profonde saisit alors tous les apôtres. Saint Jean marque «quils se regardaient lun lautre», et que bien quils ne se sentissent point coupables, ils se défièrent deux néanmoins, et demandèrent en tremblant: «Seigneur, est-ce moi»? Cest ce que marque notre Évangéliste, lorsquil dit: «Et pleins dune grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander: Seigneur, est-ce moi (22)? Il leur répondit : Celui qui met la main avec moi dans le plat me trahira (23)». Remarquez, mes frères, quand le Sauveur déclare enfin celui qui le trahissait, cest lorsquenfin il est obligé de le faire pour délivrer les autres dune tristesse insupportable qui les rendait à demi-morts. La crainte les avait pénétrés jusquau fond du coeur : et cétait cette disposition qui les forçait tous de faire cette demande : « Seigneur, est-ce moi»? On peut dire néanmoins que ce ne fut pas là la seule cause pour laquelle le Sauveur voulut désigner quel serait celui dentre eux qui le trahirait, mais quil voulait encore étonner Judas, et le faire rentrer en lui-même. Comme le traître navait point été touché des paroles obscures dont Jésus Christ sétait servi pour le désigner, Jésus laccuse plus clairement pour ébranler ce coeur endurci: «Lors donc», quils eurent tous fait cette demande à Jésus Christ, et quil leur eut répondu : «Celui qui met la main avec moi dans le plat, me doit trahir», il ajouta: «Pour ce qui est du Fils de lhomme il sen va selon ce qui a été écrit de lui; mais malheur à lhomme par qui le Fils de lhomme sera trahi. Il vaudrait mieux pour lui quil ne fût pas né (24)». Quelques-uns disent que limpudence de Judas allait si loin que, pour marquer davantage quel mépris il faisait de son Maître, il mit avec lui la main (25) dans le plat. Mais, pour moi , je crois que Jésus Christ ménagea cette rencontre pour faire plus dimpression dans lesprit de ce disciple, par cette action qui témoignait plus damitié et de familiarité, et qui était plus capable de le toucher. 2. Ne passons point légèrement de si grandes choses : arrêtons-nous à les considérer, afin de les graver plus profondément dans notre coeur. Une fois quelles y seront bien établies, elles ny laisseront plus entrer la colère. Car si nous nous représentons bien cette dernière cène, où Judas est assis à la même table que tous les apôtres, où Jésus Christ qui voyait la trahison dans le coeur de ce disciple, le traite avec une bonté et une charité incompréhensible, pourrons-nous nous abandonner aux mouvements de notre aigreur, et nourrir dans notre âme le poison de la colère? Et considérez, je vous prie, la douceur avec laquelle le Fils de Dieu parle: « Pour ce qui est du Fils de lhomme, il sen va selon ce qui a été écrit de lui». Il veut soutenir ses apôtres par ces paroles, en les empêchant de croire que ce fût par faiblesse ou par impuissance quil allait mourir, et il tâche même de changer le coeur de celui qui le trahissait. «Mais malheur», ajoute-t-il, «à lhomme par qui le Fils de lhomme sera trahi : il vaudrait mieux pour lui quil ne fût pas né». Ces paroles font bien voir encore lineffable douceur de Jésus Christ. Car elles ne renferment pas le reproche et linvective, mais elles sont lexpression dun sentiment de compassion, expression toujours contenue, adoucie et voilée. Mais ce qui me surprend le plus, cest que le Fils de Dieu conserve cette douceur, lors même que Judas, ajoutant limpudence à la perfidie, eut la hardiesse de lui dire : «Seigneur, est-ce moi? Judas qui le trahit, commença alors à lui dire : Seigneur, est-ce moi (25)»? Qui peut comprendre cet aveuglement? Il demande si cest lui qui doit commettre un crime quil a déjà formé dans son coeur. Lévangéliste ne rapporte cette parole quen sétonnant de cette insolence. Cependant que répond à cela le Sauveur? «Il lui répondit : Vous lavez dit». Il pouvait dire: Méchant, scélérat, traître, vous cachez ce dessein depuis tant de temps dans le fond de votre coeur; vous avez fait un traité diabolique : vous mavez vendu, et vous en allez recevoir le prix et lorsque je vous reproche votre crime, vous me répondez comme si vous étiez le plus innocent de tous les hommes. Il ne lui parle point de cette manière, il lui dit simplement: «Vous lavez dit». Cest ainsi quil nous apprend à oublier les injures et à conserver une patience qui nait point de bornes. Mais, direz-vous, puisquil était écrit que le Christ devait souffrir ces choses, pourquoi accuser Judas? Il na fait quaccomplir ce qui était écrit. – Je réponds que nous laccusons très-justement de son crime, puisque ce nest point dans cette disposition quil a résolu de livrer son Maître, mais par sa méchanceté et par son avarice. Si lon ne considérait pas lintention de celui qui agit, on pourrait excuser le démon même, et labsoudre comme innocent de tous les crimes quil commet. Mais il nen faut pas juger de la sorte. Le démon comme Judas méritent des supplices infinis, quoique leur action si détestable ait été suivie du salut du monde. Ce nest point la trahison de Judas qui nous a sauvés. Cest la toute-puissance de Jésus Christ, qui, par un artifice admirable de sa sagesse , a usé si divinement dun si grand désordre, et a fait servir un crime pour la rédemption de tous les coupables. Quelquun me dira peut-être: Si donc Judas neût point trahi Jésus Christ, un autre laurait-il trahi? – Mais à quoi bon cette question? – Puisquil fallait, dites-vous, que le Christ fût mis en croix, il était nécessaire quil le fût par quelquun ; sil était nécessaire quil le fût par quelquun, il est évident quil le devait être par un homme quelconque. – Quoi donc! si tout- le monde eût été juste, Jésus Christ neût-il pu trouver le moyen de nous faire les grâces quil nous a faites? Dieu nous garde de cette pensée. La sagesse infinie du Fils de Dieu naurait pas manqué dautres moyens, si celui-là ne se fût trouvé dans le cours ordinaire du monde. Mais le Fils de Dieu nous empêche lui-même de regarder Judas comme un ministre de notre salut, lorsquil le plaint comme malheureux : «Malheur à lhomme par qui le Fils de lhomme sera trahi, il vaudrait mieux pour lui quil ne fût pas né». On me dira encore : Sil eût mieux valu pour Judas quil ne fût jamais venu au monde, pourquoi Dieu la-t-il fait naître, aussi bien que tous les méchants qui lui ressemblent? Quoi ! lorsque vous devriez accuser les méchants de leur malice, et leur reprocher les (26) crimes où ils se plongent volontairement, cest contre Dieu que vous portez votre accusation, et vous voulez pénétrer ses secrets, et sonder la profondeur de ses mystères, quoique vous soyez très-persuadé que les méchants font le mal sans aucune contrainte, et que leur malice nest que trop volontaire? Mais, dira-t-on, les bons seuls devraient venir au monde; et alors on naurait pas besoin ni denfer, ni de châtiments, ni de supplices, puisquil ny aurait pas même trace de mal nulle part. Quant aux méchants, ils devraient ou ne pas naître ou mourir aussitôt quils sont nés. Nous ne croyons pas pouvoir mieux répondre dabord à cette pensée que par ces paroles de saint Paul : «O homme! qui êtes vous, pour oser disputer avec Dieu? Un vase dargile, dit-il à celui qui la fait : Pourquoi mavez-vous fait ainsi» ? (Rom 9,20) Mais puisque vous voulez des raisons, je vous dirai en un mot que Dieu permet ce mélange et cette confusion des méchants avec les bons, pour rendre plus éclatante la vertu de ceux qui le servent. Pourquoi donc leur enviez-vous le combat qui leur doit produire une si riche couronne? Quoi donc! direz-vous encore, faut-il que les uns soient punis pour que les autres aient loccasion de briller et dacquérir de la gloire? – A Dieu ne plaise. Personne nest puni que pour sa méchanceté propre. Les méchants ne sont pas tels par le seul fait de leur naissance ils le deviennent librement par le vice de leur volonté, et cest pourquoi ils sont châtiés. Car de quels supplices ne sont pas dignes ceux qui nont pas voulu suivre la vertu dont ils ont sous les yeux de si beaux modèles? Car, comme les bons méritent une double récompense, et parce quils ont été bons, et parce quils ne se sont point laissé corrompre par la malice des méchants; ainsi, les méchants méritent dêtre doublement punis, et parce quils ont été méchants, et parce quils se sont rendu inutile lexemple des bons. 3. Mais considérons ce que Judas répond, lorsque le Sauveur le reprend de son crime «Seigneur», dit-il, «est-ce moi» ? Pourquoi ne fit-il pas tout dabord cette demande à Jésus Christ avec les autres? parce le Sauveur navait dit quen général : «Un dentre vous me trahira», et Judas crut que dans cette confusion il pourrait facilement nêtre pas connu. Mais quand il se vit désigné en particulier, lextrême douceur de Jésus Christ lui fit espérer quil lépargnerait encore : ce fut dans cette espérance quil lui fit cette question, et quil lappela «Rabbi», cest-à-dire maître. O aveuglement du coeur! où pousses-tu les hommes quand tu les possèdes? Cest là, mes frères, leffet de lavarice. Elle rend les hommes stupides et sans jugement. Elle les change en bêtes ou plutôt en démons. Cest cette passion furieuse qui a persuadé à Judas de sabandonner au démon qui le voulait perdre, et de trahir Jésus Christ qui le voulait sauver, Judas qui était lui-même un démon par la disposition de son coeur. Cest létat où lavarice réduit encore aujourdhui ceux qui sen rendent les esclaves! Ils sont insensés , ils sont fous, ils sont tout entiers au gain ils sont comme Judas. Mais comment saint Matthieu et deux autres évangélistes disent-ils que le démon entra dans Judas aussitôt quil eût traité avec les Juifs; au lieu que selon saint Jean ce ne fut quaprès que Jésus Christ lui eut donné ce morceau de pain trempé? Saint Jean, mes frères, ne dit que ce que disent les autres évangélistes: «Après le souper», dit-il, «lorsque le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas le dessein de trahir son maître». (Jn 13,27) Mais comment donc dit-il ensuite: «Après ce morceau de pain le diable entra en lui» ? Cest, mes frères, parce que le démon ne se rend pas tout dun coup maître du coeur de lhomme. Il ny entre que peu à peu. Cest de cette manière quil se conduit ici envers Judas. Il le tente, il le sonde , jusquà ce quayant reconnu quil sabandonnait à lui, il se répand dans le fond de son coeur, et il se lassujetti entièrement. On peut faire ici encore une autre question: Doù vient que les disciples mangeant la Pâque «étaient assis», contrairement à lordonnance de la Loi ? Je réponds quils mangèrent la Pâque sans sasseoir, mais après quils leurent mangée, et que cette cérémonie légale fut achevée, ils se mirent à table à lordinaire pour souper. Un autre évangéliste marque que ce soir-là Jésus Christ, non-seulement mangea la Pâque, mais quil dit même en la mangeant : «Jai désiré avec ardeur de manger cette Pâque avec vous» (Luc 22); cest-à-dire cette année. Quelle était la cause de ce grand désir? Parce que lheure était venue pour lui de sauver le monde, parce quil (27) allait établir ses mystères et détruire, par sa mort, la tyrannie de la mort. Cest dans cette pensée quil dit quil avait désiré avec ardeur de manger cette Pâque. Tant il est vrai quil allait volontairement à la croix! Mais rien ne put adoucir cette bête cruelle, ni la fléchir, ni la détourner; Jésus Christ déplore donc le sort de ce misérable: «Malheur à cet homme». Il lépouvante en ajoutant «Il aurait mieux valu pour cet homme quil ne fût jamais venu au monde». Mais ces paroles nayant fait aucune impression sur son esprit, le bon Maître le désigne enfin en disant: «Cest celui à qui je présenterai un morceau trempé». Cependant il demeure toujours dans sa dureté. Il est inflexible et pire quun furieux. Car que peut produire la fureur qui égale ce quil fait? Il ne jette pas lécume par la bouche, mais il parle pour trahir son maître. Il na point de convulsions dans les bras et les mains , mais il les étend pour vendre ce sang précieux, et pour en recevoir le prix. Ainsi sa fureur na point dégale. Il ne disait point dextravagance, dites-vous: Mais quelle extravagance fut jamais pareille à celle-ci: «Que voulez-vous me donner, et je «vous promets de vous le livre»? Est-ce un homme qui parle, et nest-ce pas plutôt un démon? Mais il ne sagitait point comme font les insensés. Hélas! il vaut bien mieux faire ce que fait un homme qui a perdu lesprit, que de paraître sage et dêtre un Judas. Il ne se meurtrissait pas, dites-vous, avec des pierres, comme font les furieux. Plût à Dieu quil leût fait, et quil eût été plutôt possédé par la frénésie que par lavarice. Voulez-vous, mes frères, que nous vous représentions ici un homme possédé du démon et un avare, et que nous les comparions ensemble? Je vous prie de ne point croire que je dise ceci pour blesser personne. Ce nest point la nature que jaccuse, cest le crime seul. Que fait un homme que le démon possède? Nous le voyons dans lÉvangile. Il ne porte point dhabits, il se frappe cruellement avec des pierres, il va par des précipices et par des rochers, enfin partout où le pousse celui qui lagite. Il est vrai que cet état est horrible. Mais si je vous prouve quun avare traite plus cruellement son âme quun possédé ne traite son corps, et que tous les excès des possédés ne paraissent quun jeu, en comparaison de ce que font les avares; me promettez-vous alors de renoncer pour jamais à lavarice? Car nest-il pas vrai que linfamie des avares est pire que la nudité des possédés, et quil vaut bien mieux navoir point dhabits que de se vêtir superbement de ce quon a volé aux autres? Ceux qui sont ainsi vêtus, je les regarde comme des bacchants qui saffublent de masques et se travestissent pour paraître en public comme des fous. Cest la même frénésie qui habille les avares et qui met à nu les possédés. Les uns et les autres sont dignes de compassion, et les avares encore plus. Car enfin lequel des deux est le plus furieux et le plus dangereux dans sa fureur, de celui qui ne se fait du mal quà lui-même, ou de celui qui en fait aussi à ceux quil rencontre? Nest-il pas visible que cest ce dernier? Les possédés se contentent de se tourmenter eux-mêmes, et les avares tourmentent tous ceux quils peuvent. Vous me direz que les possédés déchirent quelquefois les habits de ceux quils rencontrent. Mais combien souhaiteraient ceux qui sont ruinés par les avares, quils leur déchirassent plutôt leurs habits que de leur ravir leurs biens? Les avares, dites-vous, ne frappent personne au visage comme font les furieux? Quoi donc! ne voyez-vous point paraître sur le visage de ceux quils oppriment, les marques de leur cruauté? Ny voyez-vous point cet abattement et cette pâleur qui le couvre? Et cette pauvreté extrême dans laquelle ils les réduisent, ne leur cause-t-elle pas une douleur qui pénètre jusque dans le fond des entrailles? Mais on ne voit, dites-vous, les avares déchirer personne avec les dents. Plût à Dieu quils neussent que des dents pour mordre et pour déchirer. Ils ont des flèches qui percent jusques au vif: «Leurs dents», dit David, «sont des dards et des flèches». (Ps. LVII, 6) Je vous demande lequel des deux souffre davantage, ou celui qui après avoir été mordu dun homme court aussitôt aux remèdes et qui se guérit, on celui qui est toujours déchiré par la pauvreté qui le tourmente sans relâche? Car la pauvreté forcée et involontaire nest-elle pas plus cruelle que les bêtes les plus farouches, et plus ardente quune fournaise? Les avares, me direz-vous, ne cherchent pas lobscurité et la solitude des déserts comme font les possédés. Plût à Dieu, mes frères, quils nexerçassent leurs violences que dans les (28) déserts et non dans les villes, et que tous les peuples fussent en repos étant à couvert de leur tyrannie. Mais voilà précisément ce qui les rend plus insupportables que les possédés; ils font dans les villes même ce que les autres ne font que dans les déserts, et ils les pillent avec autant dassurance que sils étaient dans une profonde solitude, emportant tout sans que personne les en empêche. Il est vrai quils ne frappent pas à coups de pierres ceux quils rencontrent, mais nest-il pas plus aisé de se défendre des pierres que des chicanes et des artifices détestables, dont ces riches cruels oppriment les pauvres? 4. Voyons maintenant le mal que les avares se font à eux-mêmes. Nest-il pas vrai de dire quils marchent nus dans la ville, puisquils nont pas le vêtement de la vertu? Sils ne rougissent pas de cette nudité infâme, nest-ce pas une preuve visible de leur folie? Ils rougiraient de la nudité du corps, et ils se glorifient de celle de lâme, bien loin den rougir. Voulez-vous savoir la cause de cette impudence? Cest quayant une infinité de compagnons de leur avarice et de leur nudité, ils rougissent aussi peu lun de lautre que ceux qui se baignent ensemble. Sil y avait moins davarice et plus de vertu parmi les hommes, on verrait mieux combien cette passion est infâme. Mais ce quon ne peut assez déplorer en nos jours, cest quon ne rougit plus du vice, parce que les méchants sont en très-grand nombre. Cest là lartifIce du démon, et une des plus grandes plaies dont il frappe les pécheurs. Il leur ôte donc le sentiment de leur péché, parce quil la tellement multiplié dans le monde, quil en a effacé toute la honte. Si un avare se trouvait seul au milieu dune troupe de vrais chrétiens, il ne pourrait se souffrir lui-même. Il tremblerait en considérant sa laideur, parce quil la connaîtrait mieux en se comparant aux autres. Je crois donc vous avoir assez fait voir que les avares sont en effet dans une nudité plus honteuse que les possédés. Personne ne peut nier non plus quils ne passent toute leur vie comme dans les déserts et dans les lieux les plus retirés. La voie large et spacieuse où ils marchent est pire que ces solitudes affreuses. Quoiquelle soit fort peuplée et que lon sy presse, ce ne sont pas néanmoins des hommes qui y marchent Elle nest pleine que de serpents, que de scorpions, que de loups, que de vipères et de toutes sortes de bêtes semblables. Ainsi, la voie dans laquelle les avares marchent, nest pas seulement un désert. Elle est pire que les déserts. Elle est pleine de pierres et dépines, et elle déchire plus les âmes que toutes les pointes de roches ne percent les corps. Les avares demeurent aussi dans les sépulcres comme les possédés, ou plutôt ils sont des sépulcres eux-mêmes. Car quest-ce quun sépulcre, sinon une pierre qui renferme un corps mort? Les avares sont bien des sépulcres dune antre manière. Ce ne sont point des pierres qui renferment des corps morte. Ce sont des corps et des coeurs plus durs que la pierre qui enferment des âmes mortes. Cest Jésus Christ même qui appelle ainsi les Juifs à cause de leur avarice. Ce sont, dit-il, des sépulcres blanchis au dehors, qui «sont au dedans pleins de rapine et davarice». Voulez-vous maintenant que nous vous montrions encore comment les avares imitent encore les possédés, en se frappant ta tête à coups de pierres? Par où voulez-vous que nous commencions? Par les choses présentes ou par celles qui ne sont pas encore? Comme les avares font moins détat de lavenir que de ce quils voient devant eux, commençons par le présent. Car je vous prie, mes frères, de me dire sil y a des pierres aussi pesantes que le sont les soins dont les avares chargent non leur tête mais leur âme. Lorsquils craignent que la justice des lois ne les chasse dune maison qui leur plaît, et quils ont usurpé très injustement, de combien dinquiétudes sont-ils agités alors? de quelle frayeur sont-ils saisis? de quelle colère sont-ils transportés? Quelles tempêtes la fureur et la rage nexcitent-elles point dans leur coeur? Ils fulminent aujourdhui contre leurs domestiques, demain contre les étrangers. Tantôt la tristesse, tantôt la crainte, tantôt la colère les emporte. Ils vont de précipice en précipice. Ils sont toujours dans lagitation, et leur âme na point de repos. Lempressement quils ont dacquérir ce quils ne possèdent pas encore, fait quils estiment comme rien ce quils ont déjà. Ils tremblent dun côté dans lappréhension de perdre ce quils ont amassé; et ils travaillent de lautre pour se faire de nouvelles acquisitions, cest-à-dire de nouveaux sujets de crainte. Ce sont des malades altérés qui se gorgent deau, (29)et qui ne se désaltèrent jamais. Mettez-les au milieu des sources, ils boiront sans cesse, et ils brillent toujours de soif. Leur ardeur pour la richesse nest point apaisée par tout ce quils ont amassé, comme leur avidité na point de bornes; tout ce quils ont ne la satisfait pas, mais lirrite davantage. Voilà, mes frères, létat des avares. Voilà ce quils sont présentement; mais voyons ce quils seront à lavenir. Il ne faut quouvrir lÉvangile pourvoir les supplices que Dieu leur prépare. Car cest aux avares que Jésus Christ fait ce reproche dans son jugement: «Jai eu faim et vous ne mavez point donné à manger; jai eu soif et vous ne mavez point donné à boire» (Luc 25,30); et quil dit ensuite : «Allez au feu éternel qui a été préparé au diable». Cest aux avares quil propose lexemple de ce serviteur infidèle qui ne distribuait pas le bien de son maître. Ce sont les avares quil effraie par le malheur de cet autre qui avait caché son talent en terre, et par la fin déplorable de ces cinq vierges folles qui navaient point lhuile de la charité et de laumône. De quelque côté quon jette les yeux dans lÉvangile, on y voit une rigueur effroyable pour les avares. Tantôt Abraham leur crie du haut du ciel quil y a entre eux et les bienheureux un grand abîme quil est lin possible de passer, Tantôt Dieu leur prononce cet arrêt: «Retirez-vous de moi, maudits; allez dans le feu qui a été préparé au diable». Tantôt il les menace de les diviser et de les jeter en un lieu «où il y aura des pleurs et des grincements de dents». Ainsi, se trouvant chassés de partout, et ne pouvant avoir de repos en aucun lieu, il ne leur reste que le feu de lenfer. 5. Quel avantage donc, ô chrétien, retirez-vous de votre foi, si vous êtes après votre mort jeté dans ce lieu «de pleurs et de grincements de dents» : et si, durant cette vie même, vous êtes toujours agité de soins, environné de pièges, haï de tous les hommes et de ceux mêmes qui paraissent vous flatter le plus? Car comme les bons sont aimés non-seulement des bons, mais encore des méchants, les méchants de même sont haïs des bons, et de ceux même qui leur ressemblent. Cela est si vrai que je ne craindrais pas den prendre les avares même pour juges. Ils sont insupportables les uns pour les autres. Ils sincommodent et sembarrassent entre eux comme ils se nuisent les uns aux autres, ils se haïssent mortellement. Ils se condamnent et saccusent réciproquement. Ils tiennent à injure et à outrage quon les appelle ce quils sont; et en cela ils ne se trompent pas. Car lavarice est le comble de la corruption et de linfamie, Aussi, comment celui qui sabandonne à ce vice si honteux pourrait-il vaincre ou la vaine gloire, ou la colère, ou les dérèglements de la chair, puisque toutes ces passions sont bien plus difficiles à surmonter que lavarice, ayant leur principe et comme leur racine dans la nature? Il y a beaucoup de personnes qui croient que la complexion du corps contribue à rendre les hommes ou tristes ou colères, ou peu chastes. Les médecins reconnaissent que le tempérament agit beaucoup eu ce point; que ceux qui sont ardents et bilieux sont plus sujets à limpureté, et que ceux qui sont dun tempérament sec sont plus sujets à la colère. Mais jamais personne na rien dit de semblable de lavarice, et cette passion na point dautre source que la corruption de notre esprit et de notre coeur. Cest pourquoi je vous conjure, mes frères, de vous opposer à ce vice dangereux, et de le combattre de toutes vos forces. Appliquez-vous avec soin à détruire tous ces désirs déréglés qui naissent en nous dans toute la suite de notre vie. Si nous négligeons de dompter nos passions dans chaque âge où nous nous trouvons, nous nous trouverons à notre mort comme un vaisseau battu de la tempête qui a perdu toutes ses richesses. Car cette-vie est comme une mer dune vaste étendue. Comme la mer est en divers lieux différemment agitée et dangereuse, la mer Egée à cause des vents, la mer Thyrrénienne à cause des détroits qui la resserrent; cet endroit vers la Lybie quon appelle Charybde, à cause des bancs de sables, la Propontide et le Pont-Euxin à cause de la violence de leurs flots, la mer dEspagne à cause du peu de connaissance quon a de ses routes, et les autres de même pour des causes particulières. Ainsi, tous les âges de notre vie ont leurs mouvements et leurs tempêtes. Lenfance est dabord agitée par des mouvements très fréquents, à cause de la violence de cet âge qui na point darrêt ni de fixité, et qui se laisse aller où la passion lemporte. Cest pourquoi nous donnons aux enfants des maîtres et des précepteurs, afin que leur (30) direction supplée au défaut de cet âge, et quils imitent les sages pilotes qui, par leur adresse et par le maniement du gouvernail savent régler linconstance et lagitation des flots. Les transports impétueux de la jeunesse succèdent à ceux de lenfance. Cet âge ressemble à la mer Egée, et est sujet à des vents furieux que la concupiscence y excite de toutes parts. Tout le monde aussi sait dans quels périls se trouvent les jeunes gens; et combien ils sont plus exposés que les autres, parce que leurs passions sont plus fortes, et quils ne sont plus ni assez dociles pour se laisser conduire par un maître, ni encore assez sages pour se conduire. Lors donc que les vents soufflent avec plus de violence, que le pilote se retire, et quun autre sans expérience prend le gouvernail sans être aidé ni soutenu de personne , jugez ce quon doit craindre pour le vaisseau. Lâge dhomme suit la jeunesse. Cest alors quon se trouve comme inondé de soins et daffaires; cest alors quon pense à chercher une femme, à pourvoir des enfants et à gouverner toute une famille. Cest alors que les inquiétudes viennent en foule; que lenvie et que lavarice règnent dans lâme. Si donc nous éprouvons toutes ces agitations différentes dans les différents âges de la vie, comment pourrons-nous vivre heureusement en ce monde, et éviter les maux de lautre, à moins davoir été élevés dabord dans la crainte de Dieu et dans la piété? Car si nous napprenons à vivre chrétiennement dès lenfance, et si nous ne fuyons point lavarice dans lâge dhomme, nous tomberons dans une malheureuse vieillesse qui sera le comble de tous les dérèglements de notre vie. Notre âme sera comme un vaisseau tout brisé, chargé non de marchandises précieuses, mais de corruption et de boue. Cet état alors sera au démon un sujet de joie, et à nous un sujet de larmes, lorsque nous verrons les supplices qui noue seront préparés. Évitons ce malheur, mes frères : travaillons de toutes nos forces à combattre nos passions. Détruisons en nous cette passion de lavarice, afin dêtre heureux en ce monde et en lautre, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Amen. (31) |