HOMÉLIE 77

«COMPRENEZ CECI PAR UNE PARABOLE TIRÉE DU FIGUIER. LORSQUE SES BRANCHES SONT DÉJÀ TENDRES ET QU’IL POUSSE SES FEUILLES, VOUS SAVEZ QUE L’ÉTÉ EST PROCHE. DE MÊME LORSQUE VOUS VERREZ TOUTES CES CHOSES ARRIVER, SACHEZ QUE LE FILS DE L’HOMME EST PROCHE, QU’IL EST A LA PORTE». (24,32 JUSQU’À LA FIN DU CHAP.)

ANALYSE

1. Parabole du figuier qui annonce l’été par ses feuilles qui commencent à pousser. – Qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces mots : que le Père seul connaît le dernier jour, à l’exclusion du Fils.

2. Que le dernier avènement du Christ sera aussi éclatant qu’inattendu. – Puissance éphémère de l’Catéchiste.

3. Pourquoi Jésus Christ a voulu que chacun de nous ignorât sa dernière heure.– Comment il convient d’entendre en général certaines expressions de forme dubitative dont Dieu se sert dans l’Écriture.

4.-6. Contre les riches qui ne font point part de leurs biens aux pauvres.– Qu’ils doivent se considérer comme les dispensateurs de leurs richesses, et non comme en étant les propriétaires et les maîtres. – Que ce ne leur est pas assez de ne point voler le bien des autres; qu’ils doivent donner du leur. – Contre dépenses de la table. – Contre ceux qui sont indifférents pour le salut de leur prochain. – Combien le soin qu’on a du salut ses frères, plaît à Dieu. – Excellente instruction aux personnes mariées pour la conduite de leurs familles.

 

1. Cette parole que le Fils de Dieu avait dite à ses apôtres : «Aussitôt après ces jours d’affliction», leur ayant fait désirer avec ardeur de savoir quand viendrait ce temps, et particulièrement le jour du jugement dernier, Jésus Christ leur propose à dessein cette (596) parabole du figuier, pour leur faire voir que le temps qui se passerait entre ces jours d’affliction et celui de son avènement, ne serait pas long. Il leur apprend cette vérité non seulement par la parabole qu’il leur propose, mais encore plus par ces paroles suivantes : «Sachez qu’il est à la porte».

Mais il faut remarquer dans cet exemple du figuier, qu’il prédit à ses élus que ce jour leur sera comme le commencement d’un printemps et d’un été spirituel qui succédera à l’hiver si pénible de ce monde, et qu’il menace au contraire les réprouvés de toutes les horreurs d’un hiver dont l’éternité malheureuse suivra la beauté si courte et si trompeuse de l’été de cette vie.

Mais le Fils de Dieu n’apporte pas cette comparaison du figuier seulement pour marquer cet intervalle qui se passerait entre les maux qu’il prédit et le jour de son jugement, il pouvait le faire d’une autre manière. Il veut encore nous faire voir combien ce qu’il dit était véritable, en marquant qu’il arriverait aussi infailliblement que l’été arrive quand le figuier commence à fleurir. Nous l’avons déjà vu ailleurs, lorsqu’il veut nous assurer qu’une chose doit certainement arriver, il se sert toujours des comparaisons prises de la nature dont le cours est réglé par un ordre stable qui ne manque jamais.

L’apôtre saint Paul a souvent imité cette conduite. Et comme Jésus Christ en parlant de la résurrection use de cette comparaison : «Si le grain de froment ne meurt après qu’il est tombé dans terre, il demeure seul; mais s’il meurt, il apporte beaucoup de fruits». (Jn 12,24) Saint Paul aussi écrivant aux Corinthiens se sert du même exemple : «Insensés que vous êtes, ce que vous semez ne reçoit point de vie s’il ne meurt». (I Cor 15,36) Mais pour empêcher ses disciples de lui demander quand ces choses arriveraient, il les prévient de la sorte.

«Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point que toutes ces choses ne soient accomplies (34)». Il rappelle dans leur mémoire tout ce qu’il vient de leur dire. Car qu’entend-il par « toutes ces choses», sinon les guerres de Jérusalem, la famine, la peste, les tremblements de terre, les faux christs et les faux prophètes, la prédication de l’Évangile dans tout le monde, les séditions, les troubles et toutes les autres choses qui doivent arriver avant que Jésus Christ vienne juger le monde. Par «cette génération» il n’entend pas ceux qui vivaient alors, mais les fidèles qui croyaient en lui. Car on voit dans l’Écriture qu’on donne ce nom de «génération» non seulement à une certaine durée de temps, mais encore à une certaine forme de vie. C’est en ce sens qu’il est dit : «C’est là la génération de ceux qui cherchent le Seigneur ». (Ps 14,7) Comme donc Jésus Christ avait dit auparavant : «Il faut que tout cela arrive, et néanmoins cet Évangile sera prêché partout», il confirme encore cela par ce qu’il dit maintenant, savoir que toutes ces choses arriveront, et que néanmoins «la génération» de ses fidèles ne passera pas, parce qu’elle ne pourra être ébranlée par aucun des maux qu’il a prédits. Jérusalem sera ruinée de fond en comble, presque toute la nation des Juifs sera éteinte; mais rien ne pourra nuire aux élus. Ni la faim, ni la peste, ni les tremblements de terre, ni le trouble et les mouvements de la guerre, ni les faux christs, ni les faux prophètes, ni les séducteurs, ni les trompeurs, ni les personnes scandaleuses, ni les faux frères, ni aucun autre mal semblable ne pourra les surmonter. Et pour les encourager encore davantage, il ajoute :

«Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (35)». Quelque solidité qui paraisse dans ces éléments, ils seront plutôt détruits que mes paroles ne passeront. Si quelqu’un, mes frères, ne croit pas cette parole du Sauveur, qu’il considère tout le reste de ce qu’il a dit, et s’il le trouve véritable, qu’il juge de l’avenir par le passé. Qu’il examine ce que Jésus Christ a prédit, et l’événement des moindres circonstances qu’il a marquées l’assurera de la vérité de cette dernière prédiction.

Il nomme particulièrement «le ciel et la terre» pour marquer que son Église serait plus stable que ces deux éléments, et pour montrer en même temps qu’il était le créateur de l’univers. Comme il parlait si affirmativement de la consommation de toutes choses, et qu’il était assez difficile de croire ces prophéties, il rappelle à la pensée de ses disciples le ciel et la terre, afin que se souvenant de la puissance infinie avec laquelle il les avait créés autrefois, ils fussent plus aisément persuadés de la vérité de ses paroles.

«Or, nul autre que mon Père ne sait ce jour (597) et cette heure, pas même les anges du ciel (36)». Il ajoute à dessein que les anges ne savaient rien de ce jour, afin d’ôter à ses disciples le désir d’apprendre une chose que les anges même ne savaient pas; mais en disant que le Fils même ne le savait pas, non seulement, il leur ôte le désir de le connaître, mais la volonté même de s’en informer. Et pour confirmer ce que je dis, il ne faut que considérer ce qu’il dit à ses disciples après sa résurrection, et de quelle manière il arrête leur curiosité lorsqu’ils s’informaient trop curieusement de l’avenir. Car il prédit ici beaucoup de signes; mais il leur dit alors clairement : «Ce n’est pas à vous à savoir les temps et les «moments». (Ac 1,7). Et pour qu’ils ne regardent point ce refus comme une marque de mépris, et qu’ils ne s’imaginent pas que le Sauveur les jugeait indignes de cette connaissance, il ajoute aussitôt : «Que le Père a mis dans sa puissance». Car il a toujours au contraire témoigné avec grand soin à ses apôtres qu’il les traitait avec honneur, et qu’il ne leur voulait rien cacher. C’est pourquoi il attribue cette connaissance au «Père», et il la fait passer dans leur esprit pour une chose trop élevée au-dessus d’eux.

Si cela n’était de la sorte, et si ce que Jésus Christ dit eût été vrai à la lettre, que le Fils de l’homme ne connaissait pas ce jour; quand commencerait-il à le connaître ? Ne sera-ce que lorsque nous le connaîtrons nous-mêmes ? Qui oserait prononcer ce blasphème ? Le Fils connaît le Père, il le connaît aussi clairement et aussi distinctement qu’il est lui-même connu du Père, et il pourrait ignorer ce jour ? L’Esprit de Dieu peut pénétrer les plus grands secrets de Dieu, et le Fils de Dieu ne pourrait connaître le jour de ce jugement dernier ? Il sait quel jugement il doit porter de tous les hommes, il peut découvrir ce qu’il y a de plus caché dans les coeurs, et il ne saurait pas le jour auquel il les doit juger ? Comment ce jour pourrait-il être inconnu à celui «par qui tout a été fait et sans qui rien n’a été fait» ? Celui qui a fait les siècles n’a-t-il pas aussi créé les temps, et celui qui a créé les temps n’a-t-il pas aussi fait ce jour qui en fait une partie? Comment pourrait-il ignorer ce qu’il a fait lui-même?

2. Quoique vous ne soyez qu’un homme et qu’un peu de poussière, vous osez dire néanmoins que vous connaissez l’essence divine, et vous niez que Jésus Christ connaisse quand le jour du jugement arrivera, lui qui est le Fils du Père éternel et qui demeure éternellement dans son sein ? L’une de ces connaissances n’est-elle pas infiniment élevée au-dessus de l’autre ? Comment donc vous en attribuez-vous une qui est si excellente, lorsque vous en refuser une beaucoup moindre au Fils de Dieu, «en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science»? Mais quoique vous croyiez connaître l’essence de Dieu ; je vous soutiens néanmoins que vous ne la connaissez pas, au lieu que le Fils de Dieu ne peut ignorer ce jour, et qu’il le connaît très distinctement.

Après donc que Jésus Christ nous a marqué tout ce qui doit précéder ce jour, et qu’il nous a montré ces temps comme tout proches, jusqu’à dire «qu’il était déjà aux portes», il ne veut pas nous déclarer le moment précis auquel arrivera ce jour, pour arrêter notre curiosité. Il semble qu’il nous dise : Si vous êtes assez curieux pour désirer de savoir quand viendra ce jour, je vous déclare par avance que je ne vous le dirai pas; mais si vous ne me demandez que les signes qui le préviendront, je ne vous les célerai pas, et je vous les marquerai même dans toutes leurs circonstances. Je vous ai assez fait voir que ce jour ne m’était pas inconnu. Je vous ai assez marqué les temps et particularisé les choses qui arriveront alors. Je vous ai laissé concevoir par la parabole du figuier, combien il y aurait d’intervalle depuis ce temps que je vous marque jusqu’à ce dernier des jours. Enfin, je vous ai conduits jusqu’aux portes, et si je ne veux pas vous les ouvrir, c’est pour votre bien. Mais pour leur donner encore une autre preuve que ce n’est point par ignorance qu’il refuse de leur déclarer ce jour, il ajouta encore un autre signe à celui qu’il vient de dire.

«Comme un peu avant le déluge les hommes mangeaient et buvaient, épousaient des femmes, et mariaient leurs filles jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche (38). Et qu’ils n’eurent aucune connaissance du déluge jusqu’à ce qu’il fut arrivé, et qu’il eut emporté tout le monde, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme (39)». Il (598) témoigne, par ces paroles, que, lorsqu’il viendra, il surprendra les hommes dans leurs plaisirs, et qu’ils ne s’attendront point à le voir. Saint Paul dit la même chose : «Lorsqu’ils se diront : Nous sommes en paix et en sûreté, ils seront surpris tout d’un coup par une ruine soudaine (I Thes 5,3)»; et pour montrer encore mieux combien cette ruine serait inespérée, l’Apôtre ajoute : «Comme une femme grosse est surprise par les douleurs de l’enfantement». Mais comment peut-on allier ces deux choses si contraires, et comment Jésus Christ dit-il : «Aussitôt après ces jours d’affliction», puisque saint Paul, au contraire, dit que ce seront des jours de divertissements et de réjouissance ! Comment peut-on accorder la paix et la sûreté avec les afflictions et les maux ? Je réponds que les insensés regarderont ces temps comme des temps de paix et de toutes sortes de biens. C’est pourquoi saint Paul ne dit pas : «Lorsqu’ils seront en paix et en sûreté», mais «lorsqu’ils diront : Nous sommes en paix et en sûreté», se servant à dessein de cette expression pour nous marquer leur insensibilité, qui sera semblable à celle des hommes qui vivaient du temps de Noé, lesquels ne laissaient pas de passer leur vie dans les délices, quoique menacés de tant de maux. Mais les justes n’auront rien de cette dureté si insensible et de cette étrange frénésie, puisqu’ils passeront alors toute leur vie dans la douleur et dans l’amertume.

Jésus Christ nous apprend ici que lorsque l’Antichrist viendra, les pécheurs et tous ceux qui auront désespéré de leur saint, s’abandonneront à toutes sortes de plaisirs. Tout le monde sera plongé dans le luxe, dans les festins et la bonne chère. Et il cite un exemple qui a beaucoup rapport au sujet. Comme au temps de Noé, la vue même de l’arche qu’on bâtissait ne pouvait persuader les hommes que le déluge arriverait, et qu’ils ne laissaient pas de vivre toujours dans les délices, comme si Dieu ne les eût point menacés; de même lorsque l’Antichrist viendra, et qu’il traînera avec lui l’horreur et l’effroi par une infinité de maux dont sa venue sera accompagnée, les hommes néanmoins n’en auront aucune crainte. Ils vivront dans une entière assurance, parce qu’ils seront possédés de leurs plaisirs comme d’une ivresse profonde qui leur ôtera tout le sentiment et toute l’appréhension de l’avenir. C’est ce qui fait dire à saint Paul que les hommes seront aussi surpris de ces malheurs, «que l’est une femme grosse par les douleurs de l’enfantement».

Mais pourquoi Jésus Christ ne rapporte-t-il pas plutôt l’exemple des Sodomites que celui de Noé ? C’est parce qu’il aimait mieux rapporter l’exemple d’un malheur général et universel, afin que les coeurs les plus endurcis et les plus incrédules en fussent étonnés, et qu’ils jugeassent par le passé de ce qu’ils devaient craindre pour l’avenir. Il marque aussi, en rapportant cet exemple, qu’il est l’auteur de l’Ancien Testament et qu’il a fait tout ce qui est écrit, et il dit ensuite des choses qui font assez voir qu’il n’ignore pas quand viendrait ce jour.

«Alors de deux qui seront dans un champ, l’un sera pris et l’autre laissé (40). De deux femmes qui moudront dans un moulin, l’une sera prise et l’autre laissée (41)».

Toutes ces circonstances, comme j’ai dit, font voir que Jésus Christ n’ignorait pas quand viendrait le jour dont il parle, mais qu’il veut ôter aux apôtres le désir de s’en informer. Il connaît ce temps puisqu’il le compare aux jours de Noé; il le connaît puisqu’il dit «que de deux qui seront dans la campagne, l’un sera pris et l’autre laissé»; montrant en outre par ces paroles qu’il surprendrait indubitablement le monde; et qu’il viendrait lorsque tous les hommes seraient dans la paix et dans le repos. Il dit aussi qu’il y en aurait deux dans «le moulin», pour montrer encore le peu de crainte qu’on aurait de son dernier avènement. Enfin, il fait voir, par ces divers exemples, qu’il prendra et qu’il laissera indifféremment les esclaves et les maîtres : ceux qui vivent dans une pleine paix, ou dans le travail; ceux qui sont dans les dignités ou dans les emplois les plus vils; et comme il est dit dans l’Ancien Testament : « depuis celui qui est assis sur le trône jusqu’à la dernière esclave qui travaille dans un moulin». (Ex 11,15)

Comme Jésus Christ avait déjà marqué avec quelle difficulté les riches se sauveraient, il montre au contraire ici qu’ils ne périraient pas tous, et que les pauvres ne seraient pas tous sauvés. Il assure qu’il s’en sauverait et qu’il en périrait de part et d’autre. Je crois qu’on peut encore conclure des paroles de Jésus Christ qu’il viendra durant la nuit, et il (599) semble que saint Luc autorise ce sentiment : «Je vous dis qu’en cette nuit», dit cet évangéliste, «deux seront dans le lit, et que l’un sera pris et l’autre laissé» (Luc 17,35) Tout ceci, mes frères, ne fait-il pas voir combien Jésus Christ pénétrait dans l’avenir ? Enfin, pour prévenir toutes les questions superflues de ses disciples, il dit : «Veillez donc parce que vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir (42)». Il ne dit pas qu’il ne le sait point, mais que ses apôtres ne le savent pas : «Vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur doit venir». Après les avoir insensiblement conduits jusqu’à l’heure et comme au moment auquel son avènement doit arriver, et qu’il leur en a parlé avec tant d’étendue, il quitte aussitôt ce sujet, et il les entretient d’autres choses, afin qu’ils se préparent et qu’ils s’encouragent au combat. «Veillez», leur dit-il, leur montrant que ce n’est que pour ce sujet qu’il leur cèle ce jour dont il leur parle.

3. «Car sachez que si le père de famille était averti à quelle heure le voleur doit venir, il est certain qu’il veillerait, et qu’il ne laisserait pas percer sa maison (43). Vous donc aussi soyez toujours prêts, parce que le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas (44)». C’est donc pour cela même qu’il les avertit de veiller et de se tenir toujours prêts, «parce qu’il viendra à l’heure qu’on ne l’attendra pas», afin qu’étant toujours comme en suspens et dans l’attente de ce jour, ils s’appliquent à la pratique des vertus. Il semble qu’il leur dise : Si les hommes savaient précisément le jour de leur mort, ils s’y prépareraient sans doute avec grand soin, mais pour les tenir continuellement dans une appréhension qui leur est si utile, je ne veux point les avertir de ce jour, afin qu’en l’attendant à toute heure, ils soient dans une perpétuelle vigilance. Il s’appelle ici «Maître» et «Seigneur», aussi visiblement qu’en aucun autre endroit de l’Évangile. Ce qu’il fait, à ce qu’il me semble, pour confondre notre lâcheté et notre extrême indifférence. Les hommes du monde, leur dit-il, sont plus vigilants pour garder leur or, que vous ne l’êtes pour travailler à votre salut. Ils sont sur leurs gardes contre les voleurs et veillent pour n’être pas pillés; et vous, lorsque vous êtes assurés que votre Seigneur même doit venir, vous ne pouvez veiller pour l’attendre, afin de n’être pas surpris lorsqu’il viendra et qu’il vous fera paraître en sa présence. Pourquoi un père de famille, qui est averti que les voleurs veulent le surprendre, veille-t-il pour se défendre de leurs efforts, et que vous, qui êtes avertis aussi par moi-même que je dois venir, vous ne veillez pas afin que je ne puisse vous surprendre ? Ce sommeil alors sera mortel, et tous ceux qui sont dans l’assoupissement tomberont indubitablement dans les maux que je vous prédis.

Après avoir parlé avec beaucoup d’étendue du jugement à venir, il adresse maintenant la parole aux docteurs et aux pasteurs de l’Église, et il leur marque quels supplices ils doivent craindre, ou quelle récompense ils doivent attendre. Il parle premièrement des bons, et il finit son discours en menaçant les méchants. «Qui est le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur tous ses serviteurs, afin qu’il leur distribue la. nourriture au temps qu’il faut (45) ? Heureux ce serviteur si son maître à son arrivée le trouve agissant ainsi (46)» Croyez-vous, mes frères, qu’en parlant ainsi : «Qui est le serviteur»? Jésus Christ ignore en effet quel il est? Tout à l’heure en entendant cette parole : «Nul ne le sait», pas même le Fils, vous prétendiez pouvoir conclure que le Fils de Dieu ignorait littéralement le dernier jour du monde; de cette parole-ci : «Qui est n le serviteur, on pourrait tout aussi bien conclure que Jésus Christ ignore quel est le bon serviteur. Direz-vous donc aussi que Jésus Christ ne connaît pas qui est le serviteur prudent et fidèle? Je ne crois pas qu’il y ait personne d’assez déraisonnable pour oser le dire. On pouvait au moins se couvrir de quelque prétexte dans cette autre parole, mais dans celle-ci on ne le peut plus. Quoi donc! lorsque Jésus Christ demandait à saint Pierre : «Pierre, m’aimez-vous {Jn 21,15)» ? ignorait-il en effet que cet apôtre l’aimait ? Ou lorsqu’il disait de Lazare: «Où l’avez-vous mis (Ibid. 11,34)»? ne savait-il pas le lieu dans lequel on l’avait enseveli? Ne voit-on pas que le Père même parle aussi de cette manière? N’est-ce pas lui qui disait à Adam : «Adam, où êtes-vous» (Gen 3,9) Et ailleurs : «Le cri de Sodome et de Gomorrhe s’est multiplié devant moi. Je descendrai donc pour voir s’ils agissent en effet selon le cri qui vient à moi, ou si cela n’est pas, afin que je le sache», (600) (Gen 18,20) Et ailleurs : Peut-être qu’ils m’écouteront, peut-être qu’ils deviendront sages»? (Ez 24,6) Et dans l’Évangile : «Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils». (Luc 20,13)

Quoique toutes ces expressions semblent témoigner quelque ignorance, néanmoins, lorsque Dieu s’en sert, ce n’est pas qu’il manque quelque chose à sa lumière, mais seulement qu’il descend jusqu’à nous et qu’il s’accommode à notre faiblesse. Ainsi, lorsqu’il demandait à Adam où il était, c’était pour lui faire connaître à lui-même ce dérèglement de son coeur, qui le porta à excuser plutôt son péché qu’à le réparer. Lorsqu’il témoigne vouloir s’informer plus exactement du péché des Sodomites, c’est pour nous apprendre à ne point précipiter nos jugements, et à ne rien affirmer dont nous ne soyons très assurés. Lorsqu’il parle ainsi par Ezéchiel comme quelqu’un qui doute : «s’ils écoutent, s’ils deviennent sages», c’est pour empêcher qu’une prophétie plus claire, et qu’une assurance entière qu’ils ne l’écouteraient pas, ne fût à des âmes faibles comme un prétexte et une occasion de désobéissance, en croyant qu’après cet oracle de Dieu la désobéissance était devenue nécessaire et inévitable. Ainsi, cette parole de l’Évangile : «Peut-être qu’ils auront quelque respect pour mon Fils», n’est dite que pour témoigner à ses serviteurs ingrats qu’ils devaient au moins respecter ce Fils. Ce qu’il dit de même en ces deux endroits: «qu’il ne connaît pas ce jour», et «qui est le serviteur fidèle» ; il ne le dit que pour empêcher d’un côté ses disciples de s’informer de ce jour, et que pour montrer de l’autre que «ce serviteur fidèle» était quelque chose d’extrêmement rare, et d’infiniment précieux.

Et jugez, mes frères, quelle ignorance ces paroles supposeraient dans le Fils de Dieu, si on les prenait à la lettre; puisqu’il ignorerait même celui qu’il «établirait sur toute sa famille». Il appelle ce serviteur «heureux», et il ne saurait pas quel il est? «Qui est,» dit-il, «ce serviteur que le maître établira sur sa maison? Heureux le serviteur que son maître à son arrivée trouvera agissant de la sorte». Cette «fidélité» dont Jésus Christ parle ici; ne regarde pas seulement celle qu’on doit apporter dans la dispensation de l’argent; mais encore celle qu’on doit garder dans la dispensation de la parole, de la puissance des miracles et de tous les autres dons qu’on aurait reçu de Dieu.

On peut appliquer cette parabole aux princes et à tous ceux qui gouvernent les États. Car elle leur apprend à tous à contribuer au bien public autant qu’ils le peuvent, soit par leur sagesse, soit par leur autorité, soit par leurs richesses, soit par tous les autres avantages qu’ils possèdent, et non pas à en abuser pour perdre leurs sujets et pour se perdre eux-mêmes.

Jésus Christ demande deux conditions principales et essentielles dans ce serviteur : la «fidélité» et la «prudence», car tout péché vient de quelque principe d’imprudence et de folie. Il l’appelle «fidèle», parce qu’il ne s’attribue rien de tout ce qui appartient à son maître, et qu’il ne dissipe point indiscrètement son bien. Et il l’appelle «prudent», parce qu’il sait dispenser à propos ce qu’on lui a confié. Nous avons nécessairement besoin de ces deux qualités pour être de bons serviteurs: l’une, de ne point usurper ce qui est à notre maître, et l’autre, de dispenser sagement tout ce qu’il nous donne comme en dépôt. Si l’une de ces deux qualités nous manque, le défaut de l’une rend l’autre imparfaite. Car si la fidélité de ce serviteur se bornait à ne rien voler, et qu’il consumât cependant le bien de son maître dans des dépenses inutiles, il serait sans doute très-coupable. Que si, au contraire, il ménageait cet argent, mais seulement à son avantage, et pour son propre intérêt, il mériterait encore d’être condamné.

Écoutez donc ceci, vous tous qui êtes riches. Cette parabole ne regarde pas seulement les pasteurs et les docteurs de l’Église Elle regarde aussi les riches du monde, puisque c’est entre les mains de ces deux sortes de personnes que Dieu met en dépôt toutes ses richesses, Il donne aux premiers celles qui sont les plus importantes, et il en donne d’autres aux derniers, qui, quoique moindres, ne laissent pas d’être encore fort considérables. Si donc, lorsque les pasteurs de l’Église vous dispensent avec une sage libéralité les richesses si précieuses de leur maître, vous ne témoignez cependant de votre côté dans l’administration d’autres richesses moins considérables que de l’ingratitude, en usant si mal d’un bien qui proprement n’est pas à vous, mais à votre maître , quelle excuse aurez-vous , lorsqu’il vous reprochera une infidélité si honteuse? (601)

Mais avant que de parler de la punition que doit attendre ce serviteur ingrat et infidèle, parlons de la récompense de celui que son maître trouve dans le devoir, et qu’il honore de ses louanges.

«Je vous dis en vérité qu’il lui donnera la charge de tous ses biens (47». Quelle plus grande gloire, mes frères, pouvons-nous nous figurer, et qui pourrait assez exprimer le bonheur de ce serviteur qui sera établi de Dieu même, le Créateur de toutes choses, et à qui tout obéit, «sur tous les biens qu’il possède»? C’est avec grande raison que Jésus Christ appelle ce serviteur « prudent», parce qu’il a su qu’il ne devait pas perdre de si grands avantages en voulant s’en conserver de petits; et parce qu’en vivant parmi les hommes avec une modération si sage, il a mérité de gagner le ciel. Jésus Christ agit ensuite selon sa coutume, et après avoir encouragé ses disciples par la récompense qu’il promet aux bons, il les excite encore par la punition dont il menace les méchants.

4. «Mais si ce serviteur, méchant au contraire, dit en son coeur: Mon maître n’est pas près de venir (48). Et qu’il commence à battre ses compagnons, et à manger et à boire avec des ivrognes (49). Le maître de ce serviteur viendra au jour où il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas (50). Et il le séparera et lui donnera pour partage d’être puni avec les hypocrites : C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (54)». Si quelqu’un voulait ici rejeter sur Dieu la faute de ce serviteur, et dire que cette pensée ne lui est venue que parce qu’il ignorait le jour et l’heure où son maître devait venir: Nous lui répondrons au contraire qu’il tombe dans ce désordre, non parce qu’il ne connaissait pas ce jour, mais parce qu’il se servait de cette ignorance pour satisfaire sa passion et sa malice. Car pourquoi la même pensée ne venait-elle pas au serviteur «prudent» et «fidèle» ? C’est donc à vous que je m’adresse, ô homme coupable, ô serviteur ingrat et méchant! Qu’importe que votre maître ne soit pas près devenir? Pourquoi vous imaginez-vous même qu’il ne viendra point? Et puisqu’il est certain qu’il doit venir, pourquoi ne vous préparez-vous pas à le recevoir?

Aussi nous voyons dans son malheur, qui suit sa faute de bien près, que ce n’est point le Seigneur qui est lent à venir, et que cette longueur n’est que dans l’imagination de ce serviteur infidèle. Saint Paul nous montre clairement que le Seigneur ne sera pas longtemps à venir, lorsqu’il dit : «Le Seigneur est proche, ne vous mettez en peine de rien». Et: «Celui qui viendra, viendra, et il ne différera pas». (Phil 4,5) Mais écoutez ce qui suit, et remarquez avec quel soin Jésus Christ rappelle à la mémoire de ses disciples ce jour qui leur est inconnu, témoignant ainsi que ce souvenir leur était très-avantageux, et qu’il était capable de les réveiller de leur assoupissement. Et on ne doit point s’arrêter à considérer si plusieurs n’ont retiré aucun avantage de ces pensées si salutaires, puisque bien d’autres considérations qui servent beaucoup à plusieurs, leur sont devenues entièrement inutiles. Dieu fait toujours ce qu’il doit, quoique nous ne fassions pas ce que nous devons.

Qu’ajoute donc Jésus Christ dans la suite? «Il viendra au jour qu’il ne l’attend pas, et à l’heure qu’il ne sait pas»; et il lui fera souffrir ce qu’il mérite. Considérez combien de fois Jésus Christ représente l’incertitude et l’ignorance de ce jour; pour faire mieux comprendre à ses disciples l’utilité qu’ils devaient retirer de ce secret, et pour les tenir toujours dans la crainte. Car il paraît que le but principal de Jésus Christ est de nous tenir toujours dans la vigilance; et comme les prospérités nous relâchent, et que les afflictions nous réveillent, il prédit toujours qu’il viendrait lorsque tout serait dans le. calme et dans la paix. Il a exprimé cette vérité en rapportant l’exemple du temps de Noé, auquel il compare le temps de son dernier avènement, et il la confirme encore ici en assurant qu’aussitôt que ce serviteur s’abandonnera à la débauche et aux excès du vin, il tombera dans un malheur irréparable.

Mais ne nous arrêtons point, mes frères, à considérer seulement la peine dont Dieu punit ce serviteur infidèle. Rentrons plutôt en nous-mêmes pour voir si nous ne sommes point en danger de tomber dans ce malheur. Car je ne fais point de distinction entre ce méchant serviteur et ceux qui, étant riches, ne font point part de leurs-biens aux pauvres. Vous n’êtes pas plus maître de votre argent que celui qui dispense les biens de l’Église. Vous n’en êtes que le dispensateur. Et comme il n’est pas permis à l’économe et au dispensateur de ces biens sacrés, de prodiguer ce que vous avez donné (602) pour les pauvres, ou de les détourner pour d’autres usages que ceux auxquels ils ont été destinés, il ne vous est pas permis de même d’abuser indiscrètement de vos richesses. A la vérité, vous avez reçu votre bien de la succession de votre père; vous êtes entré légitimement dans l’héritage de votre famille, tout ce que vous avez vous appartient, mais tout cela néanmoins est avant tout la propriété de Dieu. Si donc vous voulez vous-même que l’argent que vous donnez soit dispensé avec tant de soin, croyez-vous que Dieu n’exige pas de vous autant de fidélité que vous en exigez des hommes, et qu’il ne veuille pas au contraire que .vous soyez encore plus exact? Croyez-vous qu’il permette que vous dissipiez ces biens qu’il vous a donnés? Il a voulu vous rendre le dépositaire de grandes richesses, afin que vous en fassiez part charitablement aux pauvres selon leurs besoins. Comme donc vous donnez de l’argent à un autre homme, afin qu’il le dépense avec sagesse, Dieu de même vous en a donné afin que vous le distribuiez avec discrétion. Quoiqu’il pût vous l’ôter, il a mieux aimé vous le laisser, afin que vous eussiez toujours des occasions de pratiquer cette vertu; en rendant ainsi tous les hommes dépendants les uns des autres, il a voulu les lier ensemble par une charité très-étroite.

5. Cependant, bien loin de donner de vos biens aux autres selon le dessein de Dieu, vous les frappez même et vous les traitez avec rigueur. Si c’est un crime que de ne les pas secourir, quel crime sera-ce que de les outrager? C’est pourquoi il me semble que Jésus Christ s’élève ici contre ceux qui traitent injurieusement leurs frères, et qui leur ravissent leur bien; il leur reproche leur cruauté lorsqu’ils s’emportent contre ceux qu’ils devraient assister, et pour qui ils devraient n’avoir que de la tendresse.

Vous avez vu aussi comment Jésus Christ censure ceux qui se plongent dans les débauches et dans l’excès des festins. «Il mange», dit-il, «et il boit avec des ivrognes»; il parle ainsi de l’intempérance qui doit être un jour effroyablement punie. Serviteur ingrat, vous dit-il, vous n’avez pas reçu ces biens pour les consumer dans vos excès, mais pour les distribuer en faisant l’aumône. Le bien que vous avez n’est pas à vous. C’est le bien des pauvres qui vous a été confié, quoique vous l’ayez reçu de la succession de vos pères, ou que vous l’ayez acquis par de très-justes travaux. Dieu pouvait vous ôter cet argent avec justice. Cependant il ne le fait pas pour vous rendre comme le maître de la charité que vous voulez exercer envers les pauvres.

Considérez, mes frères, combien Jésus Christ témoigne dans toutes ses paraboles que seront punis ceux qui n’auront pas usé légitimement de leurs biens. Car on voit que les vierges folles, dont il parle ensuite, ne ravirent point le bien des autres, mais seulement qu’elles ne donnèrent point du leur à ceux qui en avaient besoin. Celui dont il parle après, qui cacha le talent de son maître, ne déroba le bien de personne. Il fut condamné néanmoins. Tout son mal fut qu’il n’avait pas fait profiter celui de son maître. Ainsi, ceux qui verront le pauvre sans le soulager seront punis de Dieu, non comme des voleurs, mais comme des personnes dures et impitoyables qui auront laissé périr leurs frères sans leur faire part du bien qu’elles avaient.

Écoutez ceci, vous tous qui aimez les festins, et qui consumez dans ces malheureuses dépenses l’argent qui est plus aux pauvres qu’il n’est à vous. Ne croyez pas que ces biens vous appartiennent en propre, quoique Dieu soit si bon qu’il vous exhorte à les donner, comme s’ils étaient effectivement à. vous. Il vous les a prêtés pour vous donner un moyen de mieux pratiquer la vertu et de devenir plus justes. Ne regardez donc plus comme étant à vous ces biens que vous possédez. Donnez à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous aviez prêté une grande somme à un homme afin qu’il s’en servît pour gagner quelque chose, dirait-on que cet argent serait à lui? C’est ainsi que Dieu vous a donné votre bien, afin que vous vous en serviez pour gagner le ciel. N’employez donc pas, pour vous perdre, ce que vous avez reçu pour vous sauver; et ne ruinez pas les desseins de la bonté de Dieu sur vous par un excès de malice et d’ingratitude. Considérez combien il est avantageux à l’homme, après le baptême, de trouver dans l’aumône un autre moyen pour obtenir de Dieu le pardon de ses offenses. Si Dieu ne nous avait donné ce moyen pour effacer nos péchés, combien diraient Oh ! que nous serions heureux si nous pouvions, par nos richesses, nous délivrer des maux à venir ! Que nous donnerions de bon coeur tout notre bien pour nous mettre à couvert de la peine que nos offenses ont si justement (603) méritée! Mais parce que Dieu nous a accordé de lui-même ce que nous aurions si fort désiré de lui, si sa bonté ne nous avait prévenus, nous négligeons de nous prévaloir de cet avantage, et de nous servir d’un si grand remède. Vous me répondez que vous donnez l’aumône. Mais que donnez-vous? Avez-vous jamais autant donné que cette pauvre femme de l’Évangile qui donna deux oboles? Elle donna à Dieu tout ce qu’elle avait, et vous ne lui donnez rien de tout ce que vous ayez, mais vous le prodiguez en des dépenses criminelles. Tout votre bien s’en va en luxe et en festins. Vous traitez aujourd’hui, et on vous traite demain. Vous vous ruinez, et vous apprenez aux autres à se ruiner. Et ainsi vous êtes doublement coupables, et du crime que vous commettez , et de celui que vous leur faites commettre.

Remarquez ce que Jésus Christ condamne en ce méchant serviteur «Il boit», dit-il, «et il mange avec les ivrognes». Dieu punit non-seulement «les ivrognes», mais ceux même qui leur tiennent compagnie. Et c’est certainement avec une grande justice, puisqu’en se corrompant eux-mêmes., ils corrompent aussi leurs frères. Rien n’irrite Dieu davantage que cette indifférence avec laquelle on voit périr son prochain sans s’en mettre en peine. Et Jésus Christ voulant marquer ici quelle est sa colère contre ce serviteur qui avait blessé la charité de la sorte, dit : «qu’il sera séparé et mis au rang des hypocrites». Il a déclaré aussi dans l’Évangile que l’aumône et la charité seraient la marque éternelle par laquelle on reconnaîtrait ses disciples, parce qu’il faut nécessairement que celui qui a de l’amour, soit sensible à tout ce qui regarde le bien de celui qu’il aime.

Suivons, mes frères, cette voie de la charité, puisque c’est elle principalement qui nous conduit dans le ciel, qui rend les Chrétiens de parfaits imitateurs de leur maître, et qui fait que les hommes deviennent semblables à Dieu autant qu’ils le peuvent être en cette vie. Aussi tout le monde sait que les vertus qui approchent de plus près de celle-ci, et qui lui sont le plus étroitement unies, sont celles qui nous sont le plus nécessaires. Nous approfondirons aujourd’hui cette matière, et nous écouterons ce que Dieu même nous en a dit.

Je suppose donc qu’il y a deux voies pour bien vivre: que dans l’une on ne travaille que pour soi, et que dans l’autre, au contraire, on s’intéresse pour son prochain. Voyons laquelle de ces deux voies nous relève davantage devant Dieu et nous conduit à une plus haute vertu. Ne voyons-nous pas que saint Paul blâme souvent celui qui ne pense qu’à soi, et qu’il loue au contraire celui qui travaille pour son prochain? «Que personne», dit cet apôtre, «ne cherche ses intérêts, mais que chacun cherche les intérêts de ses frères (I Cor 10,24)», s’efforçant ainsi de bannir de soi cet amour-propre, et d’introduire à sa place une charité catholique et universelle. Il dit ailleurs : «Que chacun de nous tâche de plaire à son prochain dans ce qui est bon et qui le peut édifier». Et il ajoute à cette pratique une louange incomparable: «Car Jésus Christ ne s’est pas plu à lui-même.» (Rom 15,2)

Pouvons-nous douter après cela lequel des deux saint Paul approuve le plus? Mais pour le faire encore mieux voir, considérons les vertus qui tic sont avantageuses qu’à celui qui les pratique, et celles qui se répandent encore sur les autres. Nous reconnaîtrons que les jeûnes, par exemple, les austérités du corps, le célibat, la vie réglée, sobre et tempérante, sont des vertus qui certainement servent à celui qui les possède; mais que ces autres qui se communiquent au prochain, sont beaucoup plus relevées, comme l’aumône , la doctrine et la charité, dont saint Paul dit : « Quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que j’abandonnerais mon corps aux flammes, si je n’avais la charité, tout cela ne me servirait de rien». (I Cor 13,3)

6. Voyez-vous la charité louée et couronnée pour elle-même. Mais examinons encore ce sujet. Qu’un homme jeûne, qu’il soit tempérant, qu’il soit martyr même, et qu’il brûle dans les feux; et qu’un autre diffère ou évite même tout à fait de souffrir le martyre, parce qu’il aime ses frères, et qu’il s’efforce de les servir et de les édifier, lequel des deux sera le plus grand après sa mort? Il n’y a pas à délibérer longtemps sur ce point, puisque saint Paul dit clairement: «Je souhaite de mourir et d’être avec Jésus Christ ; car c’est ce qui m’est le plus avantageux, mais il est encore nécessaire à cause de vous, que je demeure en ce monde». (Phil 1,23) Ainsi, il préfère l’édification du prochain au bonheur d’être uni à Jésus Christ dans le ciel. Car le (604) meilleur moyen d’être bien uni à Jésus Christ, c’est de faire ce qu’il nous commande; et son grand commandement c’est celui par-lequel il nous ordonne de nous aimer les uns les autres.

Ne voyons-nous pas aussi que Jésus Christ dit à saint Pierre: «Si vous m’aimez, paissez mes brebis (Jn 15)», et que par trois diverses fois, il lui dit que ce sera là la marque par laquelle il témoignera qu’il l’aime. On ne doit pas regarder ces paroles comme étant dites seulement pour les pasteurs de l’Église. Elles le sont pour chacun de nous, à qui Jésus Christ n’a commis qu’un petit troupeau, mais qui pour être petit ne doit pas être négligé, puisque Jésus Christ dit lui-même que son Père céleste y trouve son plaisir et ses délices. Chacun de vous dans sa famille a quelques-brebis. Qu’il ait soin de les conduire et de les nourrir. Aussitôt qu’un père est levé du lit, qu’il ne pense à autre chose jusqu’au soir qu’à faire et à dire ce qui peut contribuer au bien et à l’avancement de sa famille. Qu’une femme ait le même soin. Il est bon qu’elle pense à son ménage, mais qu’elle s’applique encore davantage au salut de toute sa maison, et qu’elle ait soin que chacun se sauve et travaille à gagner le ciel.

Si dans les choses séculières nous avons soin de nous acquitter d’abord des droits publics et des taxes imposées par le prince, avant que de penser aux affaires domestiques et particulières, de peur qu’en négligeant ces premiers devoirs nous n’encourrions les sévérités de la loi avec la honte d’être tramé sur la place publique et mis en prison. Combien est-il plus raisonnable, dans les choses spirituelles, de nous acquitter d’abord de celles- qui regardent Dieu notre Créateur et le Roi commun de tous, de peur que le mépris que nous aurions pour ce qui le regarde, ne le porte à nous jeter dans ces lieux horribles, où il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents?

Appliquons-nous donc toujours à ces vertus qui nous sont si salutaires à nous-mêmes, et qui sont en même temps si avantageuses à nos frères. Pratiquons l’aumône , et ensuite la prière. Nous voyons même dans l’Écriture que la prière tire sa force de l’aumône, et qu’elle lui donne comme des ailes : «Vos aumônes», dit l’Ange dans les Actes, «et vos prières sont montées devant le trône de Dieu». (Ac 10,4) L’aumône ne donne pas seulement de la force à la prière , elle en donne même au jeûne. Si vous jeûnez sans faire l’aumône, Dieu n’agréera pas votre jeûne. Il le regardera avec plus d’horreur que les excès de ceux qui s’enivrent et qui se remplissent de viandes, et il en aura d’autant plus d’aversion, que la cruauté est encore plus détestable à ses yeux que les débauches.

Mais que dis-je, que le jeûne prend sa force de l’aumône, puisque la virginité même en tire tout son éclat, et que sans elle, les vierges les plus irréprochables sont chassées de la chambre nuptiale de l’Époux céleste? Considérez, mes frères, ce que je vous dis. Quoi de comparable à la virginité, cette vertu si rare et si excellente que Jésus Christ n’a pas voulu, dans le Nouveau Testament même, en faire une loi pour les Chrétiens? Et néanmoins la virginité n’est rien sans l’aumône, et si une vierge n’est charitable, elle sera rejetée de son Époux. Que si cela est ainsi, comme on n’en peut pas douter, qui peut espérer de se sauver en négligeant de faire l’aumône? Ne faut-il pas que celui qui ne la fait point en cette vie, périsse nécessairement dans l’autre ? Nous voyons dans la conduite du monde que nul ne vit pour lui-même. Les artisans, les laboureurs, les marchands et les gens de guerre, contribuent tous généralement au bien et à l’avantage des autres. Combien plus devons-nous faire la même chose dans ce qui regarde les âmes et les biens spirituels? Celui-là vit proprement qui vit pour les autres. Celui qui ne vit que pour lui, sans se mettre en peine des autres, est un homme inutile au monde, ou plutôt ce n’est pas un homme, puisqu’il ne prend aucune part au bien général de tous les hommes.

Vous me direz peut-être : Me conseillez-vous donc d’abandonner mes propres affaires, pour me charger de celles des autres? Ne vous trompez point, mes frères : Celui qui prend soin des intérêts de son prochain, ne néglige point ses intérêts propres. En servant les autres il est utile à lui-même. Celui qui a soin des intérêts des autres, bien loin de blesser personne, a, au contraire, compassion de tous ceux qui souffrent; il les assiste en tout ce qu’il peut, il n’est point voleur, il ne désire rien de ce qui appartient aux autres; il ne porte point de faux témoignage; il s’abstient de tous les vices, et il embrasse toutes les vertus. Il prie pour ses ennemis: il fait du bien à (606) ceux qui tâchent de le surprendre, et qui lui dressent des pièges. Il ne blesse jamais l’honneur de personne, et jamais une parole de médisance ne sort de sa bouche, quoiqu’on le déchire par toute sorte d’outrages. Enfin ce sentiment de l’Apôtre est gravé dans son coeur:«Qui est faible sans que je sois faible? Qui est scandalisé sans que je brûle»? (II Cor 11,29) Mais comme nous ne pouvons travailler pour le bien des autres, que nous ne travaillions pour nous-mêmes, il ne s’ensuit pas qu’en nous appliquant à notre intérêt, nous procurions en même temps l’intérêt des autres.

Pensons. à ces vérités, mes frères, et soyons persuadés que nous ne pouvons être sauvés qu’en contribuant autant que nous pouvons au bien de nos frères. Tremblons en considérant l’exemple de ce serviteur infidèle que Dieu «met au rang des hypocrites»; et de cet autre, «qui cache son talent en terre». Marchons par une voie toute contraire, afin de jouir du bonheur éternel que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire dans les siècles des siècles. Amen. (606)