HOMÉLIE 75

«ET COMME JÉSUS SORTAIT DU TEMPLE POUR S’EN ALLER, SES DISCIPLES VINRENT A LUI POUR LUI FAIRE REMARQUER LA GRANDEUR DE CET ÉDIFICE. MAIS JÉSUS LEUR DIT : VOUS VOYEZ TOUS CES BÂTIMENTS: JE VOUS DIS EN VÉRITÉ QU’ILS SERONT TELLEMENT DÉTRUITS QU’IL N’Y RESTERA PAS PIERRE SUR PIERRE». (24,1-16)

ANALYSE

1. Prédiction de la destruction du temple.

2. Signes avant-coureurs de la ruine le Jérusalem et de la fin du monde.

3. Prédiction du triomphe de l’Évangile t’accomplissant malgré tous les obstacles.

4 et 5. Contre l’astrologie judiciaire. – Pourquoi le démon prédit tant de choses qui se trouvent vraies dans la suite – Combien il est avantageux d’ignorer plusieurs choses qu’il ne faut point désapprendre. – Pourquoi Dieu permet qu’il y ait des riches et des pauvres. – Que les riches qui ne se servent pas de leurs richesses selon les règles de Dieu , seront punis un jour. – Qu’il y a des péchés qui, par leurs circonstances, sont plus énormes que les autres. – Combien Dieu aura égard dans bien son jugement à tontes ces circonstances.

 

1. Après que Jésus Christ eut prédit aux Juifs que leurs maisons demeureraient désertes, et qu’il les eut menacés de plusieurs maux pour l’avenir, les apôtres, surpris de ces prédictions étonnantes, s’approchèrent de lui et lui firent considérer la beauté du temple. Il semble qu’ils doutaient si des ouvrages si admirables et par le prix de la matière, et par la beauté du travail, pourraient un jour être entièrement détruits. Mais Jésus Christ ne se contente plus de dire que ces édifices demeureraient déserts. Il déclare qu’ils seraient tellement ruinés, qu’il n’y resterait pas pierre sur pierre : «Vous voyez tous ces bâtiments», leur dit-il, «je vous dis en vérité qu’ils seront tellement détruits, qu’il n’y restera pas pierre sur pierre». Vous me demanderez peut-être si cela est arrivé, ou pourquoi Jésus Christ use d’une expression si forte. C’était pour marquer ainsi une désolation extraordinaire, ou parce qu’en effet ce qu’il prédisait devait arriver à ce temple que les apôtres lui montraient alors, parce qu’une partie du temple fut détruite jusqu’aux fondements. Mais, quoi qu’il en soit, les plus opiniâtres et les plus incrédules doivent se rendre à la vérité en voyant l’état où cette ville a été réduite.

«Et comme il était assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples le vinrent trouver en particulier et lui dirent: Dites-nous quand cela arrivera, et quel signe il y aura de votre avènement et de la fin du monde (3)». Ses disciples le viennent trouver «en particulier», parce qu’ils veulent l’interroger sur des choses fort secrètes. Ils désiraient avec ardeur le jour de l’avènement du Sauveur, parce qu’ils souhaitaient de voir cette gloire qu’ils croyaient devoir être pour eux le comble des biens. Ils lui font deux questions différentes; la première: «Dites-nous quand cela arrivera»? C’est-à-dire, cette ruine du temple dont il leur parlait : «Quel signe y aura-t-il de votre avènement»? Saint Luc ne rapporte qu’une seule question qui regarde la destruction de Jérusalem, parce que les apôtres croyaient que le Fils de Dieu viendrait aussitôt après cette ruine. Mais saint Marc rapporte ceci avec plus d’exactitude; il nous apprend que ce ne furent pas tous les apôtres qui s’informèrent de la désolation de cette ville, mais seulement saint Pierre et saint Jean, c’est-à-dire, ceux qui avaient plus d’accès et plus de liberté auprès du Sauveur. Jésus Christ répond à cela :

« Prenez garde que personne ne vous séduise (4). Car plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et ils en séduiront (581) plusieurs (5). Vous entendrez aussi parler de guerres et de bruits de guerres. Mais gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive, et ce ne sera pas encore la fin (6)». Comme les apôtres écoutaient avec indifférence la prédiction de la ruine de Jérusalem, et qu’ils la regardaient comme une chose qui leur était étrangère et qui ne les touchait pas, parce qu’ils espéraient être hors de ces malheurs et de ces tumultes, et qu’ils ne se proposaient au contraire pour l’avenir que des biens dont ils espéraient jouir bientôt, Jésus Christ leur prédit ici des maux qui leur seraient propres, afin de les y préparer et de les tenir toujours dans la crainte. Il les avertit de prendre garde à deux choses, à ne se point laisser séduire par ceux qui tâcheraient de les tromper, et à ne point céder à la violence des maux dont ils se verront accablés. Il les prépare et les encourage à une double guerre, l’une contre des séducteurs, et l’autre contre des ennemis déclarés; et il leur marque que cette dernière serait bien plus à craindre que l’autre, parce qu’elle serait accompagnée d’un trouble et d’une consternation générale de tout l’univers.

Les conquêtes des Romains jetaient la terreur et l’effroi dé toutes parts, et la prise de tant de villes et de tant de provinces qui ne leur pouvaient résister répandait l’épouvante dans tous les coeurs. C’est de ces «guerres et de ces troubles» qui regardaient particulièrement la Judée que Jésus Christ parle ici. Car il eut été inutile de leur parler des autres guerres qui ruinaient les autres parties du monde, puisqu’elles ne les regardaient pas. D’ailleurs c’eût été ne leur apprendre rien de nouveau que de leur prédire qu’il y aurait des guerres dans toute la terre, puisqu’il y en a toujours. Il y avait même avant cette prédiction de grandes guerres et de grands troubles dans le monde; il est donc visible qu’il ne leur parlait que des guerres de Judée qui ne devaient pas tarder à s’allumer. Car déjà les rapports des Juifs avec Rome commençaient à leur donner de l’inquiétude. Comme ces guerres auraient pu troubler un jour ses disciples, Jésus Christ les leur prédit pour les prémunir contre ce trouble.

Mais pour montrer encore plus clairement que ce serait le Fils de Dieu qui s’armerait alors lui-même contre les Juifs pour les combattre et pour leur déclarer la guerre, après avoir parlé de la terreur des armées romaines, il leur annonce encore beaucoup d’autres plaies qui leur viendraient du ciel, comme la peste, la famine et des tremblements de terre, montrant par ces derniers maux que ce serait lui qui conduirait ces guerres, et qu’elles n’arriveraient pas tant alors, comme elles arrivent d’ordinaire, par le caprice ou par la passion des hommes, que par un ordre particulier de Dieu et par un effet prémédité de sa colère. C’est pourquoi il dit que, ces maux arriveront, non pas d’une manière commune et ordinaire, ni tout d’un coup, mais avec beaucoup de signes prodigieux.

Il leur a marqué à la fin du chapitre précédent la cause de tant de malheurs, afin que les Juifs ne la rejetassent point sur ceux qui croiraient alors en Jésus Christ : «Je vous dis en vérité», a-t-il dit, «que tout ceci arrivera à cette génération », et le reste. Mais, voulant en même temps empêcher que ses disciples ne crussent que tant de maux seraient un obstacle à la prédication de l’Évangile, il ajoute: «Gardez-vous bien de vous troubler, parce qu’il faut que cela arrive». Tout ce que j’ai dit arrivera, mais ces malheurs, qui accableront la Judée de toutes parts, n’empêcheront point le succès de mon ouvrage, et ce grand trouble du monde entier n’arrêtera point la vérité de mes paroles.

Jésus Christ avait dit un peu auparavant aux Juifs : «Vous ne me verrez plus désormais jusqu’à ce que vous disiez: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur », et les disciples avaient pris de ces paroles sujet de croire que la fin du monde arriverait dans le même temps que la ruine de Jérusalem. Le Sauveur réfute cette pensée et les retire de cette erreur, en leur disant : « Mais ce ne sera pas encore la fin». Et pour ne plus douter que c’était là leur pensée, il ne faut que considérer ce qu’ils disent: « Quand cela arrivera-t-il», c’est-à-dire «quand arrivera la destruction de Jérusalem, et quel signe y aura-t-il de votre avènement et de la fin du monde»? Mais Jésus Christ ne répond pas d’abord à cette question; il passe de suite au plus urgent, à ce qu’il convenait d’apprendre en premier; il ne parle donc pas immédiatement de la ruine de Jérusalem ni de son second avènement, mais il parle des maux qui s’avançaient et grondaient déjà sur leurs têtes, et par là il excite leur inquiétude : «Prenez garde», leur dit-il, (582) «qu’on ne vous séduise, parce que plusieurs viendront en mon nom et diront : Je suis le Christ, et en séduiront plusieurs». Et après ces avis importants, il leur parle enfin de la destruction de cette ville, se servant toujours du passé pour confirmer l’avenir, afin de persuader et de convaincre ainsi les personnes les plus grossières. Il entend par ces mots «de guerres et de bruits de guerre», les premiers mouvements et les premiers troubles. Et il ne veut pas qu’ils croient que le monde finirait aussitôt après. C’est pourquoi il ajoute, comme je l’ai déjà fait remarquer: «Mais ce ne sera pas encore la fin ».

2. «Car on verra se soulever peuple contre peuple, et royaume contre royaume (7)», ce qu’il appelle le commencement des maux des Juifs. «Et tout cela ne sera que le commencement des douleurs (8)», c’est-à-dire des malheurs dont ils seront affligés. «Alors ils vous livreront aux magistrats pour être tourmentés, et ils vous feront mourir (9)». C’est avec une grande sagesse que Jésus Christ entremêle en parlant les maux que souffriraient ses disciples avec ceux que souffriront le reste des hommes, afin que la vue des malheurs publics leur adoucît leurs maux particuliers. Mais il ne se contente pas de leur donner cette consolation. Il en ajoute encore une autre, lorsqu’il dit que cela leur arriverait «à cause de lui et de son nom. Et vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom (9). En même temps plusieurs trouveront des sujets de scandale et de chute, et se trahiront, et se haïront les uns les autres (10). Il s’élèvera plusieurs faux prophètes qui en séduiront plusieurs (11). Et parce que l’iniquité se sera accrue, la charité de plusieurs se refroidira (12). Mais celui qui persévérera jusques à la fin, sera sauvé (13)» .Ce mal, que Jésus Christ leur prédit en disant «qu’ils se trahiront et se haïront les uns les autres», est sans doute le plus grand des maux, puisque c’est une guerre intestine et domestique. Et il se mêla en effet avec les Juifs plusieurs faux frères. Remarquez donc ici trois sortes de différents maux : l’un de la part des séducteurs, l’autre de la part des ennemis, et le troisième de la part des faux frères. Voyez ce que saint Paul dit de ce dernier, et comment il déplore ce malheur: « Ce ne sont», dit-il, «que combats au dehors et que frayeurs au dedans». (II Cor 7,5) Et il gémit en un autre endroit des dangers qu’il avait à souffrir «des faux frères. Ce sont», dit-il, «de faux apôtres, des ouvriers trompeurs, qui se transforment en apôtres de Jésus Christ». (II Cor 11,13)

Mais le Fils de Dieu les menace ensuite du plus sensible de tous les maux, lorsqu’il leur prédit que la charité des fidèles ne les consolerait point dans les maux qu’ils souffriraient en leur annonçant l’Évangile Et pour leur apprendre encore que cette considération même ne peut nuire à une âme ferme en Dieu et qui est courageuse, il leur dit de ne rien craindre et de ne se troubler de rien. Car si vous avez, leur dit-il, de la patience, ces maux ne vous abattront pas. Et une preuve de ce que je vous dis, c’est que malgré tous ces maux «l’Évangile du royaume sera prêché par toute la terre pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver (14)». Il semble que, pour les prévenir et pour les empêcher de lui dire : Comment pourrons-nous même vivre au milieu de tant de troubles? il les assure que non-seulement ils vivront, mais même qu’ils prêcheront son Évangile par toute la terre: «Cet Évangile du royaume sera prêché par toute la terre, pour servir de témoignage à toutes les nations, et c’est alors que la fin doit arriver». C’est-à-dire la fin de Jérusalem. Car saint Paul marque assez que l’Évangile avait déjà couru dans tout le monde avant même la destruction de cette ville : «Leur voix», dit-il, «s’est répandue dans toute la terre». (Rom 10,10) Et ailleurs : «L’Évangile que vous avez entendu a été prêché à toute créature qui est sous le ciel». (Col 1,6) C’est ainsi qu’on voit cet apôtre passer de Jérusalem dans l’Espagne pour y prêcher l’Évangile Et si saint Paul a lui seul porté la foi dans une si grande étendue de provinces, jugez de ce que tous les autres Apôtres auront pu faire. Aussi le même saint Paul écrit-il ailleurs «que l’Évangile fructifie et a été prêché à toutes les créatures qui sont sous le ciel». (Ib. 6)

Cette parole du Sauveur: « Pour servir de témoignage à toutes les nations», marque que l’Évangile sera prêché à tous, mais que tous n’y croiront pas, et qu’il sera annoncé aux infidèles pour être un jour leur condamnation. Ceux qui auront cru s’élèveront contre les autres, et ils porteront témoignage contre eux. Et c’est pour ce sujet que Jérusalem ne sera détruite qu’après que L’Évangile aura été (583) prêché dans tout le monde, afin que ces incrédules et ces ingrats ne puissent plus avoir de prétextes pour excuser leur infidélité. Car quel pourrait être ce prétexte, lorsqu’ils verront la puissance de Jésus Christ éclater en un moment comme un éclair, et paraître jusqu’aux extrémités de la terre?

J’ai déjà tait voir que saint Paul témoigne clairement que l’Évangile avait été annoncé, lorsqu’il dit : «L’Évangile que vous avez ouï a été prêché à toute créature qui est sous le ciel». C’est là la plus grande preuve de la toute-puissance et de la divinité de Jésus Christ, de voir en vingt ou trente ans au plus l’Évangile répandu dans tout le monde. Après cela donc la destruction do Jérusalem arrivera. C’est ce que Jésus Christ marque dans la suite. Car il rapporte la prophétie de Daniel pour leur faire mieux croire qu’infailliblement leur ville serait détruite.

«Quand donc vous verrez l’abomination de la désolation qui a été prédite par le prophète Daniel, établie dans le lieu saint : Que celui qui lit entende bien ce qu’il lit (15)». Il entend par cette abomination la statue de celui qui assiégea leur ville, et qui l’ayant prise et ruinée mit sa statue au dedans du temple. Il ajoute «de désolation» , parce que cela ne se fit qu’après que Jérusalem fut désolée. Il marque que cela arriverait encore du vivant de quelques-uns de ceux à qui il parlait, lorsqu’il dit : «Quand vous verrez l’abomination, etc.». Et c’est ce qui fait voir la puissance souveraine de Jésus Christ et la force des apôtres qui prêchaient dans tout le monde en même temps que les Juifs étaient chassés de tout le monde, que toute la terre les persécutait comme des rebelles, et que César même les bannissait de tout son empire.

3. C’est pourquoi il me semble qu’on peut comparer l’état des apôtres dans ce temps fâcheux à l’état de navigateurs qui se trouveraient sur mer dans une grande tempête, lorsque le ciel par ses foudres, l’air par ses ténèbres et la mer par ses flots, répandent l’épouvante de toutes parts, lorsque tous les vaisseaux sont menacés du naufrage, que les passagers mêmes sont divisés, que des monstres sortent des abîmes de la mer et entrent confusément avec les flots dans les navires, et que, la division étant au dedans, les pirates menacent encore au dehors. Les apôtres, dis-je, étaient comme des hommes que l’on obligerait alors de prendre le gouvernail de ces vaisseaux sans avoir aucun art ni aucune intelligence pour les conduire, et d’aller combattre sans aucune apparence de pouvoir échapper d’un si grand péril, et néanmoins avec une espérance très certaine de la victoire. Car les gentils d’un côté avaient pour eux cette haine générale qu’ils portaient à tous les Juifs. Les Juifs d’ailleurs les haïssaient comme les violateurs de leur loi. Ainsi tout leur était contraire. Ils voyaient partout des écueils et des précipices de tous côtés et des bancs de sable. Les provinces, les villes, les maisons, tout le monde en général et chaque. homme en particulier, leur faisait une guerre acharnée. Les empereurs et les princes, les magistrats et les particuliers, les villes, les provinces et les peuples entiers les persécutaient, et l’état où ils se trouvaient réduits était au-dessus de tout ce qu’on en peut dire. Les Romains avaient une haine mortelle contre tout le peuple juif, parce qu’il leur suscitait mille embarras. Et cependant tout cela n’arrêta point le cours de la prédication des apôtres. Après la prise et l’embrasement de Jérusalem, après tant de maux qu’y souffrirent ceux qui s’y trouvèrent enfermés, les apôtres, qui en étaient sortis, vont imposer aux Romains, malgré eux, de nouvelles lois et de nouveaux règlements de vie.

Qui n’admirera ce prodige, mes frères? Les Romains peuvent défaire des troupes sans nombre et des armées entières de Juifs, et ils né peuvent se défendre de douze hommes pauvres, nus, ignorants, qui viennent les combattre sans armes. Quelle langue pourrait assez relever une si grande merveille? Il y a deux choses qui sont principalement nécessaires à celui qui enseigne les autres. Il faut qu’il ait de l’autorité et qu’il soit aimé de ses disciples, et il faut aussi que les choses qu’il leur enseigne soient faciles à admettre, qu’elles leur plaisent, et qu’il les annonce dans un temps de paix et non de guerre et de trouble. Les apôtres étaient dans des circonstances toutes contraires, Car non-seulement ils n’avaient nulle autorité par eux-mêmes, mais de plus ceux qui en avaient ne s’en servaient que pour séduire les hommes et pour les porter à les haïr, au lieu de les favoriser et de les aimer. Que s’ils s’acquéraient l’estime et l’amour de quelques-uns, ces persécuteurs les tourmentaient tellement qu’ils ne leur permettaient de demeurer en aucun lieu, voulant qu’ils fussent bannis de toutes les (584) villes, repoussés de tous les peuples et privés des avantages de toutes les lois.

D’ailleurs la vie nouvelle que les apôtres introduisaient dans le monde était dure et pénible, et celle au contraire qu’ils tâchaient de détruire était agréable et voluptueuse. On voyait tous les jours que leurs disciples étaient exposés à mille périls, et qu’on inventait des supplices tout nouveaux pour leur faire souffrir une mort cruelle. De plus, le temps durant lequel ils ont prêché l’Évangile était plein de guerres, de troubles et de tumultes, et ce seul obstacle pouvait suffire pour en empêcher l’établissement.

Ne faut-il donc pas s’écrier ici avec le Prophète: «Qui pourra raconter la puissance du Seigneur et faire entendre toutes ses merveilles»? Si Moïse a eu tant de peine, avec tous ses miracles, à persuader ses frères les Israélites de quitter un pays où ils étaient opprimés et réduits à l’état d’esclaves travaillant à faire des briques, qui a pu persuader aux disciples des apôtres de se laisser tous les jours déchirer par les fouets, de souffrir des maux insupportables et de renoncer à une vie délicieuse, pour en embrasser une autre austère et pénible, et cela lorsqu’ils n’avaient pour maîtres que des étrangers, que des hommes inconnus et regardés de tout le monde comme des ennemis de l’État et comme des pestes publiques? Que dirait-on aujourd’hui si un seul individu détesté de tous les hommes allait non dans des royaumes, ni dans des provinces et des villes entières, mais dans une seule maison pour y mettre la division, pour séparer les amis d’avec les amis, pour soulever le père et la mère contre les enfants, et le mari contre la femme? Ne l’aurait-on pas mis en pièces avant même qu’il ouvrît la bouche?

De plus, si on ne voyait rien en lui que de méprisable, et qu’en menant une vie austère il la voulût imposer aux autres et persuader aux riches d’abandonner leurs richesses, voulant lui seul s’opposer au torrent de la coutume et de la vie ordinaire des hommes, n’est-il pas certain qu’on le lapiderait et qu’il aurait autant d’ennemis qu’il voudrait se faire de disciples? Cependant, mes frères, ce qui paraîtrait impossible dans une seule maison s’est fait dans toute la terre. Jésus Christ a envoyé douze hommes comme autant de médecins du ciel, qui ont changé toute la face du monde en courant les terres et les mers, au milieu des montagnes et des précipices, des écueils et des rochers, et parmi les guerres, les séditions et les tumultes. Que si vous voulez savoir les famines, les tremblements de terre et les malheurs différents dont tout le monde était alors agité, lisez l’histoire de Josèphe.

Mais, sans en chercher d’autres témoignages, il suffit d’entendre ce que Jésus Christ dit ici : «Ne vous laissez point troubler, il faut que tout cela arrive». Et «Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé». Et « L’on prêchera cet Évangile dans le monde entier». Il dit même que ces maux ne seraient que «comme des commencements». Comme les apôtres paraissaient étonnés et abattus de ce qu’il disait, il les rassure en leur disant que quand il arriverait beaucoup d’autres malheurs encore plus grands, il fallait nécessairement que son Évangile fût prêché dans tout le monde, et qu’alors la fin arriverait.

4. Considérez donc, mes frères, dans quel état se trouvait alors l’Église, lorsqu’elle n’était encore que comme dans le berceau, où elle avait besoin d’une paix profonde, combien elle était tourmentée par les divisions, par les persécutions et parles armes. Je ne me lasse point, mes frères, de vous représenter l’image affreuse de ces temps. Les séducteurs y faisaient la première guerre. «Il viendra», dit Jésus Christ, «de faux christs et de faux prophètes». Les Romains faisaient la seconde. «Car vous entendrez», dit le Sauveur, «parler de guerre et de bruits de guerre». La troisième fut excitée par la famine. La quatrième par la peste et par les tremblements de terre. La cinquième par la persécution des apôtres. «Ils vous feront», leur dit Jésus Christ, «souffrir de grands maux». La sixième, par la haine générale de tous les peuples. La septième, par les discordes intestines qui feraient qu’boit se trahirait l’un l’autre. La huitième, par les faux-frères, et enfin par la ruine de la charité, le plus grand et le plus déplorable de tous ces maux, et la source même dont tous les autres sortaient. Vous êtes surpris sans doute lorsque vous voyez tant dé guerres différentes, si nouvelles et si effroyables, que les apôtres ont eu à soutenir. Cependant la prédication de l’Évangile s’est élevée au-dessus de tous ces obstacles et s’est enfin répandue dans toute la terre, par la force de celui qui avait dit : «Cet Évangile sera prêché partout l’univers».

Où sont donc maintenant ceux qui s’arrêtent (585) à considérer le moment de la naissance des hommes, comme ayant un pouvoir fatal sus toute leur vie, et qui osent opposer je ne sais quelle révolution de temps aux dogmes et aux vérités de l’Église? Car, qui a jamais entendu dire que, par suite de cette révolution, on ait déjà vu un autre Christ et une autre prédication de l’Évangile? Ces rêveurs n’ont pas encore osé avancer cette extravagance, quoiqu’ils assurent que depuis la création du monde il s’est passé cent mille ans, et d’autres fables semblables, Quelle est donc cette révolution dont ils parlent? Quand donc a-t-on vu , dans un si grand nombre d’années, revenir les embrasements de Sodome et de Gomorre, ou les inondations d’un second déluge? Jusqu’à quand vous jouerez-vous de la crédulité des hommes, avec cette révolution imaginaire que vous dites être le principe de toutes choses?

Vous me demanderez peut-être: D’où vient donc qu’il arrive beaucoup de choses de celles que le démon a prédites? Je vous réponds que cela vient de ce que vous vous rendez indigne du secours de Dieu, que vous sortez du giron de sa providence pour vous abandonner aux impressions du démon, qui vous mène et vous manie alors comme Il lui plaît, et qu’ainsi il prédit que vous ferez ce qu’il prévoit qu’il vous fera faire. Mais il n’a pas le même pouvoir sur les saints, ni même sur nous autres, quelque pécheurs que nous soyons, parce que nous n’avons pour lui qu’un profond mépris. Car, bien que notre vie soit à peine supportable, néanmoins lorsqu’avec la grâce de Dieu nous nous tenons attachés à sa vérité, nous nous mettons au-dessus de cette erreur que les démons veulent établir.

Mais enfin, qu’est-ce que cette renaissance imaginaire que vous inventez, sinon une confusion générale qui jette tout dans le désordre et qui fait que tout arrive au hasard, et non-seulement au hasard, mais même contre la raison.

Vous me direz peut-être : Si tout ne se conduisait par le hasard, d’où pourrait venir que l’un serait riche et l’autre pauvre? Je vous réponds que je ne le sais pus; car j’ai résolu d vous répondre ainsi, pour vous apprendre à n’être plus si curieux, et à ne pas croire témérairement qu’il n’y a rien de réglé dans le cours du monde. Il y a bien de la différence entre ignorer les véritables raisons des choses, ou en inventer de fausses. Une ignorance humble vaut beaucoup mieux qu’une science erronée et présomptueuse. Celui qui reconnaît qu’il ne sait pas une chose, se laisse aisément instruire. Mais celui qui, ne connaissant point la vérité, invente des faussetés, est d’autant plus éloigné de la connaître que, pour s’en rendre susceptible, il faut, auparavant, qu’il travaille à effacer de son esprit ces impressions fausses dont il est prévenu.

On écrit sans -peine sur un papier blanc tout ce que l’on veut; mais lorsqu’il est déjà écrit, on a beaucoup plus de peine, et il faut auparavant effacer tout ce qu’on y avait mis. Un médecin qui ne donne aucun remède, vaut bien mieux qu’un autre qui en donne de mauvais. Un architecte dont tous les bâtiments tombent par terre, est bien plus à craindre que celui qui n’ose point bâtir. Il est bien plus facile de cultiver une terre qui est simplement en friche, qu’une autre qui est toute pleine d’épines.

Ne soyons donc point si ardents pour tout savoir. Souffrons durant quelque temps notre ignorance , afin que, lorsque nous trouverons un maître capable de nous instruire, nous ne lui donnions pas la double peine de nous retirer de l’erreur, et de nous faire entrer dans la vérité. On a vu souvent des personnes tomber dans un état qui était sans remède, pour s’être laissé aller ainsi dans l’égarement. Il y a bien plus de peine à arracher de vieilles racines d’une terre pour la semer ensuite, que de semer dans un champ où il n’y a rien, il faut de même que ces faux savants arrachent beaucoup de mauvaises maximes de leur esprit, avant que de pouvoir recevoir les bonnes; au lieu que les autres qui sont plus humbles et moins impatients, ont toujours le coeur disposé à écouter ce qu’on leur enseigne.

Je réponds maintenant à votre question: d’où vient que, de deux hommes, l’un est riche et l’autre est pauvre? Il est aisé de vous dire pourquoi l’un est riche. C’est parce que Dieu lui a donné ces richesses, ou qu’il a permis qu’il les eût. Cette raison est, comme vous le voyez, fort courte et fort simple. Vous me demandez encore si Dieu rend riches des méchants, des impudiques, des abominables, enfin des gens qui usent si mal de leurs richesses? Je vous réponds qu’il ne les rend pas riches par lui-même, mais qu’il souffre qu’ils le soient. Car il y a bien de la différence entre (586) rendre une personne riche, et souffrir seulement qu’elle le soit.

Mais pourquoi le permet-il, dites-vous C’est parce que le temps du jugement n’est pas encore arrivé, et que c’est alors que Dieu rendra à chacun ce qu’il mérite. Quel crime fut jamais plus odieux que celui de ce riche, qu ne voulait pas même donner de ses miettes au pauvre Lazare? N’en reçut-il pas aussi d Dieu le châtiment qu’il méritait , puisque la dureté qu’il eut pour les pauvres fut punie avec une justice si exacte que, soupirant lui-même pour avoir une goutte d’eau au milieu des flammes, il ne la put jamais obtenir? Lorsque deux personnes sont également méchantes, et que l’une des deux est pauvre et l’autre riche, elles ne seront pas également punies dans l’enfer, et le riche, sans doute, y souffrira beaucoup plus que l’autre. C’est ce que nous voyons dans ce mauvais riche, qui fut puni d’autant plus rigoureusement en l’autre vie, qu’il avait été plus heureux dans celle-ci.

5, Lors donc que vous voyez quelqu’un s’enrichir par ses injustices, et jouir de- toutes sortes de biens, déplorez son sort et sa misère, puisque cette prospérité apparente attirera sur lui un plus grand supplice. Comme ceux qui offensent Dieu tous les jours sans en faire pénitence , «s’amassent», selon saint Paul, «un trésor de colère (Rom. II, 5)», de même ceux qui jouissent ici de toutes sortes de biens, sans y ressentir la moindre incommodité, en seront un jour beaucoup plus punis.

Je vous ferai voir, si vous le voulez, combien ce que je vous dis est vrai, non-seulement par ce qui nous arrivera dans l’autre monde, mais par ce qui arrive tous les jours dans celui-ci. Ne savez-vous pas qu’après que le bienheureux David eut commis avec Bersabée ce crime si connu de tout le monde, Dieu ne lui reprocha rien avec tant de force, que l’ingratitude qu’il lui avait témoignée après les grâces signalées dont il l’avait comblé? Ecoutez le reproche que Dieu lui en fait: « Je vous ai sacré roi, je vous ai délivré des mains de Saül: Je vous ai donné tout ce qui appartenait à votre maître, et toute la maison de Judas et d’Israël; et si cela était peu, j’y en eusse ajouté encore davantage. Pourquoi donc avez-vous commis ce crime en ma présence» ? (II Rois 12) Dieu, mes frères, ne tire pas une même vengeance de tous les crimes. Il les punit différemment selon les différentes circonstances des temps, de l’âge, des conditions, des dignités, de l’éducation, de l’esprit, de l’expérience et de plusieurs choses semblables.

Pour faire mieux voir ce que je dis; examinons quelque péché. Prenons, par exemple, celui de l’impureté, et considérez combien, non pas moi, mais l’Écriture, nous assure qu’il sera différemment puni de Dieu. Si un homme a commis ce péché honteux avant la Loi, saint Paul dit qu’il en sera châtié : «Ceux», dit-il, «qui auront péché sans la Loi, périront aussi sans loi». (Rom.II,) Si un autre a commis ce crime après la Loi, il en sera puni davantage, «parce que ceux qui ont péché dans la Loi, seront jugés par la Loi». (Ibid)

Si un prêtre s’est laissé tomber dans cette faute, sa dignité l’aggravera beaucoup : et c’est pour cette raison qu’autrefois les autres femmes, coupables d’impudicité, étaient seulement condamnées à la mort, au lieu que les filles des prêtres, qui se laissaient corrompre, étaient condamnées au feu; Moïse laissait ainsi au prêtre à juger ce qu’il devait attendre s’il tombait dans ce même crime. Car s’il témoigne tant de sévérité contre une personne, seulement parce qu’elle est fille du prêtre, que fera-t-il contre le prêtre même? Si quelque femme commet un crime, y étant contrainte et comme forcée par une violence étrangère, la Loi ne lui impute point. Elle met aussi uni grande différence entre deux femmes qui commettraient la même action d’impureté dont l’une serait riche et l’autre pauvre : on le voit par ce que nous avons déjà rapporté de David.

Que si quelqu’un tombe dans ce crime, après que Jésus Christ est venu au monde, il est constant que quand il serait mort sans avoir encore participé aux mystères, il en sera beaucoup plus puni que ceux qui ont péché avant l’Évangile. Que si quelqu’un viole la grâce du saint baptême, et commet un crime après l’avoir reçue, il ne reste plus, selon saint Paul, aucune consolation à cet homme : «Si quelqu’un», dit-il, «a méprisé la Loi de Moïse, il meurt sans miséricorde à la déposition de deux ou trois témoins; combien donc celui-là sera-t-il jugé digne d’un plus grand supplice, qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura tenu pour une chose vile et profane le sang de l’alliance par lequel il avait été sanctifié, et qui aura fait outrage à l’Esprit de grâce»? (Héb 10,28) Enfin, si (587) une personne, consacrée à Dieu, commet un crime contre la pureté , le péché alors est monté à son comble.

Vous voyez donc combien il se trouve dans un seul péché de degrés différents, puisqu’il change lorsqu’on le considère ou avant la Loi, ou après la Loi, ou dans une personne consacrée à Dieu, ou dans un laïque, ou dans un riche, ou dans un pauvre, ou dans un catéchumène, ou dans un fidèle. On doit aussi beaucoup considérer la lumière et l’instruction de celui qui le commet : «Car, celui qui connaît la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup châtié». (Luc 12,47) Et celui qui pèche après tant d’exemples, s’attire une bien plus grande punition. C’est pourquoi Dieu dit: «Et vous-mêmes qui avez vu ces exemples, vous n’avez point fait pénitence, quoique vous ayez reçu tant de grâces». (Sag 4) Aussi, entre les reproches que Jésus Christ fait à Jérusalem, il lui dit « Combien de fois ai-je voulu rassembler vos enfants et vous ne l’avez pas voulu» ?

C’est encore un bien plus grand crime de pécher lorsqu’on est dans le plaisir et dans les délices, comme on le voit par l’exemple du mauvais riche et du Lazare. Le lieu quelquefois change le crime qui est commis, et Jésus Christ marque lui-même cette circonstance, lorsqu’il dit aux Juifs: «Vous avez tué Zacharie entre le temple et l’autel». La qualité des péchés par elle-même leur donne aussi quelque différence : «Vous avez», dit Dieu, «tué vos fils et vos filles : et ce crime est plus insupportable que toutes les fornications et que toutes les abominations que vous avez faites». Et encore : «Il n’est pas étonnant que quelqu’un soit surpris à voler, lorsqu’il vole pour soutenir sa vie épuisée par la faim». (Pro 6,30)

Le péché change aussi selon les personnes contre qui on l’a commis : «Si quelqu’un pèche contre un homme», dit l’Ecriture «on priera pour lui ; mais si c’est contre Dieu même qu’il pèche , qui osera offrir pour lui prières» ? ( I Rois 2) Le péché s’augmente encore lorsqu’on devient plus méchant que ceux qui s’étaient signalés par leurs excès comme Dieu le reproche dans Ezéchiel: «Vous n’avez pas même gardé la justice d’un païen et d’un infidèle (Ez 16,20)» ; ou lorsque l’exemple des autres ne nous sert pas : «Elle a vu sa soeur» , dit Dieu, «et elle a paru juste lorsqu’on l’a comparée avec elle». (Ibid)

Le crime devient encore plus grand lorsqu’on le commet après avoir reçu de plus grandes grâces de Dieu. C’est ce que Jésus Christ dit lui-même : «Si on avait fait dans Tyr et dans Sidon les mêmes miracles, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence. C’est pourquoi Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement un jour» (Sup 11,23) Remarquez-donc, mes frères, avec quelle exactitude Dieu examine nos péchés, et que tous ceux qui commettent le même crime n’en sont pas punis également : lorsque nous avons une fois abusé de la miséricorde de Dieu, et que nous nous sommes rendus inutiles à nous-mêmes cette bonté qu’il avait pour nous, nous nous attirons un bien plus grand supplice. Saint Paul le marque clairement, lorsqu’il dit : «Mais vous, au contraire, par votre dureté et par l’impénitence de votre coeur, vous vous amassez un trésor de colère». (Rom 2,5)

Comprenons ces vérités, mes frères, et ne nous scandalisons de rien de ce qui arrive dans ce monde. Que l’un soit riche et l’autre pauvre; que l’un soit heureux, l’autre malheureux, abandonnons tout à la providence, à la sagesse incompréhensible de Dieu, et ne nous exposons point sur cette mer périlleuse des raisonnements humains, où nous ne trouverons que des tempêtes et des écueils. Appliquons-nous avec soin à la vertu, fuyons le vice avec horreur pour jouir un jour des biens que Dieu nous promet par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, par qui et avec qui gloire au Père et au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Amen. (588)