HOMÉLIE 71
«LES PHARISIENS, AYANT APPRIS QUE JÉSUS CHRIST AVAIT FERMÉ LA BOUCHE AUX SADDUCÉENS, TINRENT CONSEIL ENSEMBLE ET LUN DEUX, QUI ETAIT DOCTEUR DE LÀ LOI, VINT LE TENTER, EN LUI FAISANT CETTE QUESTION : MAÎTRE, QUEL EST LE GRAND COMMANDEMENT DE LA LOI?» (22,34 JUSQUÀ LA FIN DU CHAPITRE) ANALYSE 1. Du premier et du second commandement de la Loi; quils sont semblables, et que lun découle de lautre. 2. Jésus confond une dernière fois les pharisiens, en leur citant un passage de David, où ce prophète proclame la divinité du Christ. 3 et 4 Combien il faut fuir lambition. – Que ce vice est très dangereux, et quil se glisse dans ces âmes par cent différentes voies. – Des mauvais effets que la vanité et le désir de gloire produisent en nous. – Quel aveuglement cest que de renoncer à la gloire que Dieu nous offre pour embrasser celle des hommes – Que les personnes vaines sont exposées au mépris.
1. Lévangéliste nous marque encore ici une raison qui eût dû imposer silence aux pharisiens, et il nous fait voir en même temps quelle était leur audace. Les saducéens avaient été réfutés de telle sorte par le Sauveur quils navaient pu lui rien répliquer, et ces pharisiens osent encore néanmoins sattaquer à lui, lorsquils devaient par tant de raisons réprimer enfin leur insolence. Ils lui envoient un docteur de la loi , non dans le dessein dapprendre quelque chose de lui, mais seulement pour le tenter. Ils lui demandent: «Quel est le plus grand et le plus important commandement de la loi»? Comme ils savaient que cétait celui-ci : «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu», ils croient quil leur donnera peut-être lieu par sa réponse de laccuser davoir combattu ce commandement, et de témoigner ainsi quil agissait partout en Dieu. Cétait là leur dessein dans cette question artificieuse. Mais Jésus Christ leur voulant faire voir quil connaissait leur pensée, et que bien loin de laimer, ils nourrissaient contre lui une envie secrète qui les envenimait contre sa personne, il leur dit: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, et de tout votre esprit (37). Cest là le premier et le grand commandement (38). Et voici le second qui est semblable à celui-ci : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (39)». Pourquoi Jésus Christ dit-il que ce second commandement «est semblable » au premier ? Cest parce quil en est comme leffet et la suite naturelle, et que celui qui aime Dieu, doit nécessairement aimer son prochain : « Celui», dit lÉcriture, «qui fait le mal, hait la lumière, et il ne vient point à la lumière». (Jn 3,10) Et ailleurs : «Linsensé a dit dans son coeur : Il ny a point de Dieu ». (Ps 52,1) Cest pourquoi David ajoute aussitôt: «Ils sont corrompus , et sont devenus abominables dans leurs affections». (Ps. XIII, 4) Et ailleurs : «La racine de tous les maux est lavarice, qui a fait errer dans la foi quelques-uns de ceux qui lont désirée». (I Tim 6,10) Et ailleurs : «Celui qui maime gardera mes commandements», qui se rapportent tous à ce principal : «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, et le prochain comme vous-même». (Jn 14,15, 21, 23) Si donc aimer Dieu cest aimer le prochain, puisque Jésus Christ dit à saint Pierre : «Si vous maimez, paissez mes brebis (Jn 21,16)», et si en aimant le prochain on garde les commandements de Dieu, nai-je donc pas bien raison de dire : «Toute la Loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux grands commandements (40)». Jésus Christ fait encore ici ce quil vient de faire auparavant. Lorsquon lui a adressé une question touchant la résurrection, lia fait plus quon ne lui avait (554) demandé; de même ici lorsquon ne désire que savoir de lui quel est le premier commandement de la Loi, il y joint aussi le second qui nétait guère moins considérable que le premier, et que Jésus Christ dit «lui être semblable ». Il leur fait remarquer en passant que toutes ces questions quils lui faisaient, ne venaient que de lenvie et de laversion quils avaient conçue contre lui : «Car la charité nest point envieuse». (I Cor 13,14) Mais pourquoi saint Matthieu dit-il clairement que ce docteur de la Loi vient à Jésus Christ pour le tenter; et que saint Marc dit au contraire que Jésus Christ voyant ensuite quil avait si sagement répondu, lui dit : «Vous «nêtes pas loin du royaume de Dieu». (Marc 12) Il ny a point, mes frères, de contradiction dans ces paroles, puisquapparemment cet homme commença dabord à parler à Jésus Christ dans le dessein de le tenter, mais ayant depuis assez bien parlé, il mérita par la sagesse de sa réponse dêtre loué de la bouche du Sauveur. Car Jésus Christ ne le loua pas dabord. Il ne le fit quaprès que ce docteur eut dit : «quil était vrai quen aimant son prochain on faisait plus que si lon offrait à Dieu tous les sacrifices et tous les holocaustes du monde». Ce fut alors que Jésus Christ lui dit : «Quil nétait pas loin du royaume de Dieu»; parce que ce docteur, ayant horreur lui-même de cette basse envie qui lavait porté à le tenter, quitta cette disposition criminelle pour rentrer dans des sentiments dadmiration et de respect. Et cest cette sorte de conversion qui est lunique fin à laquelle se rapportent tous les préceptes de la loi, lobservation du sabbat, et les autres cérémonies. Jésus Christ loue ce docteur néanmoins avec assez de modération, et il ne le regarde pas encore comme parfait, puisquil lui déclare quil lui manquait quelque chose. Car en lui disant: «quil nétait pas loin du royaume de Dieu », il lui témoignait assez quil ny était pas encore, et quil devait travailler à acquérir ce qui lui manquait. Que si Jésus Christ loue ce docteur seulement parce quil reconnaît quil ny avait quun seul Dieu, nous ne devons pas nous en étonner. Il faut au contraire juger par là que le Sauveur parlait souvent selon la Pensée et selon la disposition de ses interlocuteurs. Les Juifs, il est vrai, débitaient mille propos injurieux pour le Christ, mais ils nont jamais osé dire néanmoins quil ny avait point de Dieu. Doù vient donc que Jésus Christ loue ce docteur de ce quil a dit quil ny «avait quun seul Dieu»? Voulait-il en le louant de cette parole, nier quil fût Dieu lui-même aussi bien que son Père? Dieu nous garde de cette pensée: mais comme le temps de découvrir sa divinité nétait pas encore venu, il laisse ce docteur dans son premier sentiment. Il le loue de la connaissance quil avait de lancienne loi, pour le disposer aussi et le rendre plus propre à recevoir la nouvelle que lui, Jésus Christ, était venu prêcher dans le monde. Dailleurs, lorsquon dit : «Quil ny a quun Dieu, et quil ny en a point dautre que lui », cela ne doit point sentendre, ni dans lAncien ni dans le Nouveau Testament, dans ce sens que lon exclue la divinité du Fils; mais seulement comme une marque quon rejette toutes les idoles : et je crois que cest dans cette pensée que Jésus Christ loua ce docteur, parce quil avait dit : «quil ny avait quun seul Dieu». Après donc que le Sauveur a satisfait à la question de cet homme, Jésus Christ lui en fait une autre à son tour. «Les pharisiens étant assemblés, Jésus leur fit cette demande : Que vous semble du Christ? De qui doit-il être fils? Ils lui répondirent : De David (41)». Considérez, mes frères, combien de miracles et de prodiges, combien de questions et de réponses Jésus Christ a faites avant celle-ci, combien il a donné de preuves par ses actions et par ses paroles de son égalité et de son union avec son Père, quil a loué même ce docteur de la loi davoir dit: «quil ny avait quun seul Dieu» ; et que cest après toutes ces précautions quil leur fait enfin cette question. Il semble quil veuille leur ôter tout sujet de dire de lui que, malgré tous les miracles quil avait opérés, il nen était pas moins visiblement opposé à Dieu et à sa loi. Il les interroge donc enfin ici pour élever insensiblement leurs esprits, jusquà avouer eux-mêmes quil était Dieu. Nous avons vu ailleurs quen parlant à ses disciples pour savoir leurs sentiments touchant sa personne, il leur demande premièrement ce que les autres croyaient de lui, et quil leur dit ensuite : «Et vous qui dites-vous que je suis » ? Mais il nuse pas de cette conduite à légard des pharisiens, puisque, sil leur avait demandé de la sorte ce quils croyaient de lui ils lui eussent (555) infailliblement répondu quil était un séducteur et un ennemi de Dieu. Cest pourquoi il leur demande en général ce quils croyaient «du Christ » sans se désigner lui-même. Et comme il était près daller bientôt souffrir et mourir sur une croix, il leur cite une prophétie qui faisait voir clairement quil était Dieu. «Et comment donc, leur dit-il, David lappelle-t-il en esprit son Seigneur, par ces paroles (42): Le Seigneur a dit à mon Seigneur: «Asseyez-vous à ma droite, jusquà ce que jaie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied (43) » ? Il ne leur marque cette prophétie que comme en passant. Il ne témoigne point que ce fût son principal but, mais quil nen parlait que par occasion. Comme il les avait interrogés, et quils ne lui répondaient pas selon la vérité, puisquils assuraient quil nétait quun pur homme, il leur rapporte cette prophétie de David pour confondre leur erreur, en leur opposant ce prophète qui reconnaissait sa divinité. Cest parce quils ne le considéraient que comme un homme, quils lui avaient répondu que le Christ devait simplement être «le fils de David» : Et Jésus prouve au contraire par David même quil était véritablement le Dieu et le Seigneur de tous; quil était véritablement le Fils unique de son Père, et quil lui était égal en toutes choses. Mais il ne sen tient pas là, et, pour les effrayer, il ajoute «Jusquà ce que jaie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied», se servant de toutes sortes de moyens pour les attirer à la foi. Et afin quils ne pussent dire que le Prophète navait parlé de la sorte que par complaisance et par flatterie, considérez ce que Jésus Christ ajoute : « Comment donc David, «parlant par lEsprit de Dieu », lappelle-t-il son Seigneur? Mais admirez avec quelle circonspection il rapporte ce témoignage qui lui était si avantageux. Il leur demande auparavant : «Que vous semble du Christ? de qui est-il fils» ? afin de leur donner lieu de répondre quil était : «fils de David ». Il leur demande aussitôt en gardant une suite naturelle : «Comment donc David parlant par lEsprit de Dieu lappelle-t-il son Seigneur»? il en use ainsi pour ne point les troubler, et ne leur donner point sujet de soffenser en leur parlant comme de lui-même? Cest pour cette raison quil ne dit pas : «Que vous semble-t-il» de moi? mais que vous semble-t-il «du Christ » ? Cest pourquoi les apôtres, après la Pentecôte, disent encore avec tant de modestie : «Quil nous soit permis de dire librement du patriarche David quil est mort et quil a été enseveli ». Et Jésus Christ, de même par cette interrogation et par la réponse quil y fait ensuite, établit sa divinité : «Comment donc David lappelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite , jusquà ce que jaie réduit vos ennemis à vous servir de marche-pied » «Si donc David lappelle son Seigneur, comment est-il son fils (44)»? Ce quil ne dit pas pour nier que le Christ fût le fils de David, mais pour représenter aux Juifs leur erreur, lorsquils croyaient quil nétait que le fils de David. Car lorsquil leur dit : «Comment est-il son fils »? il faut sous-entendre de la manière que vous vous le figurez. Les pharisiens disaient que le Christ nétait que le fils de David, et non «le Seigneur de David». Après leur avoir rapporté ce témoignage du Prophète, Jésus leur dit avec douceur : «Si donc David lappelle son Seigneur, comment est-il son fils»? Ils ne répondent rien à ces paroles; parce quils ne voulaient pas sinstruire, mais seulement tenter le Sauveur. Cest pourquoi Jésus Christ dit lui-même quil était «le Seigneur de David » , ou plutôt il ne le dit que par le Prophète, parce quils navaient aucune foi en lui, et quils tiraient de toutes ses paroles des sujets de le décrier. Et nous devons beaucoup, mes frères, considérer cette disposition des Juifs, afin de ne nous point scandaliser, lorsque nous voyons que Jésus Christ leur parle de lui-même dune manière si humble , et qui lui est si disproportionnée. Entre plusieurs raisons quil avait de se conduire de la sorte, celle-ci sans doute était une des principales, quil devait agir avec une grande condescendance à leur égard, et quil était obligé dépargner beaucoup leur faiblesse. Et lon voit même ici que ce nest que sous forme dinterrogation quil établit sa divinité, et quil ne la leur découvre quobscurément. Car il y avait encore bien de la différence entre être «le Seigneur de David »ou être le Seigneur de tous les Juifs. Et loccasion que Jésus Christ prend de leur dire ceci, est admirable. Car, après avoir dit quil ny a quun Dieu et quun Seigneur, il dit aussitôt (556) que cest lui qui est ce Seigneur, et il le prouve non-seulement par ses actions, mais encore par les prophètes; montrant que son Père prendrait sa cause, et quil le vengerait contre eux-mêmes. «Jusquà ce que je réduise vos ennemis», dit-il, «à vous servir de marche-pied». Ce qui fait voir clairement quel zèle le Père avait pour la gloire de son Fils, et quelle union ils avaient ensemble. Cest ainsi quil termina enfin tontes ces questions que les Juifs lui faisaient pour le surprendre ; et lon peut dire que cette fin en fut glorieuse et surprenante , et quelle était capable de fermer éternellement la bouche à ses ennemis. En effet, depuis ce temps ils se tinrent dans le silence; silence qui, à la vérité, nétait pas volontaire, mais forcé; parce quils navaient plus rien à lui dire. Ses réponses précédentes, comme autant de flèches mortelles, les avaient tellement abattus, quils ne». Le peuple retirait un grand avantage de ce silence des pharisiens, puisque ceux-ci nosaient plus interrompre les prédications du Sauveur. Aussi lon voit que Jésus Christ ne parle plus quau peuple dans la suite. Tous les pharisiens et les docteurs de la loi le fuient , et il semble quil ait mis tous ces ennemis en fuite comme une troupe de loups qui ne cherchaient quà le dévorer. Ces envieux ne retirèrent aucun fruit de leurs demandes envenimées; et lamour de la vaine gloire dont ils étaient possédés, les empêcha de profiter de tant dinstructions si divines. 3. Car lambition, mes frères, est une passion étrange. Elle se diversifie en cent manières différentes. Les uns, pour être honorés, désirent dêtre souverains, les autres dêtre riches, les autres dêtre forts et robustes. Cette passion tyrannique passant encore plus avant, fait (lue les uns cherchent la gloire par leurs aumônes, les autres par leurs jeûnes , les autres par leurs prières , les autres par leur science, tant ce monstre a de têtes et de faces différentes. On ne doit pas beaucoup sétonner que les hommes cherchent de la gloire dans les grandeurs et dans les magnificences du monde; mais, ce qui est surprenant, et ce quon ne peut assez blâmer, cest quon veut même tirer vanité de ses jeûnes et de ses prières. Nous tâcherons aujourdhui de ne pas seulement nous élever contre ce vice, mais de vous en proposer aussi les remèdes. Quels seront donc les premiers que nous entreprendrons de guérir? Commencerons-nous par ceux qui tirent gloire de leurs richesses, ou de leurs habits magnifiques, par ceux qui senflent de leur dignité ou de leur science, qui se glorifient de quelque art, où ils excellent; ou de la force de leurs corps, on de la beauté et de lagrément de leur visage? Parlerons-nous aujourdhui contre ceux qui tirent gloire de leur puissance et de leurs rapines cruelles, ou contre ceux qui ont de la vanité de leurs aumônes? En un mot, tâcherons-nous de guérir ceux qui prennent avantage des choses mauvaises, ou ceux qui se glorifient de leurs bonnes oeuvres? Nous adresserons-nous à ceux qui ne sont superbes que jusquà la mort, ou à ceux dont lorgueil sétend même au delà de la vie? Car cette passion se diversifie étrangement dans ses effets, et elle est profondément enracinée dans le coeur des hommes. De là viennent ces testaments qui font dire tous les jours : Un tel est mort, et il a voulu se signaler après sa mort; il a enrichi lun, et il a appauvri lautre. Car la même vanité se nourrit également de ces deux effets si contraires, et elle aime à abaisser comme à élever. Quels seront donc ceux que nous entreprendrons de guérir les premiers, puisquon ne peut parler tout ensemble à tant de si différentes personnes? Il vaut mieux que nous nous attachions aujourdhui à ceux qui recherchent de la gloire dans leurs aumônes, Car je vous avoue que si jaime extrêmement que lon fasse laumône, je suis percé aussi jusquau coeur, lorsque je vois quon la corrompt par le poison de cette vanité secrète. Je suis frappé de ce malheur, et je déplore alors cette vertu, comme je verrais avec douleur la fille dun grand roi entre les mains dune femme impudique, qui ne prendrait le soin de lélever que pour labandonner ensuite aux dérèglements et aux désordres, qui lui commanderait dabord de mépriser son père, et qui la parerait dune manière qui lui déplairait infiniment, et plus digne dune courtisane que dune princesse, pour la rendre agréable à ceux qui nauraient dessein que de la perdre et de la déshonorer. Tâchons donc aujourdhui de désaveugler ces personnes : et supposons dabord quun homme fait de grandes aumônes pour se faire estimer des hommes. Cest ce premier abus qui fait sortir notre princesse de la chambre du roi, son père; son père, en effet, lui commande que sa main gauche ne sache pas ce que fait la droite, et elle se produit, au contraire, pour se faire voir des personnes les plus inconnues, et même par les derniers des esclaves. Vous jugez assez, par là, quelle est cette prostituée dont je vous parlais, qui corrompt cette vierge si pure, afin quelle devienne passionnée pour des impudiques, et quelle se pare pour paraître belle à leurs yeux. Je pourrais même vous montrer que ce désir de la gloire ne corrompt pas seulement lâme, mais quelle la met hors delle-même, et quelle la rend comme furieuse. Car nest-ce pas une véritable fureur et une espèce de manie, à cette fille, non dun roi de la terre, mais du Roi du ciel, de courir après des esclaves et des fugitifs, de chercher à plaire à des hommes vils et méprisables, dembrasser ceux qui la rejettent, daimer ceux qui la haïssent, et de les poursuivre partout, lorsquils ne la veulent pas seulement regarder, et qui rougissent même de cette passion qui lui fait perdre la honte aussi bien que lhonneur? Car les hommes ne trouvent personne de plus importun que ces ambitieux qui sont passionnés pour la vaine gloire. Ils se rient de leur vanité, et plus ils voient quils sélèvent, plus ils sefforcent de les rabaisser. Il leur arrive le même malheur qui arriverait à la fille dun roi quon aurait fait descendre du trône de son père pour labandonner au dernier esclave de son royaume, qui lui insulterait ensuite, et qui lui ferait mille outrages. Car, plus nous courons après le monde pour en tirer de la gloire, plus il séloigne et se rit de nous. Mais lorsque nous ne recherchons que la gloire de Dieu, Dieu nous reçoit, il nous embrasse, et il nous comble dhonneur et de gloire. Pour comprendre encore un autre malheur qui vous est inévitable, lorsque vous donnez laumône par un mouvement de vaine gloire, vous navez, mes frères, quà vous souvenir dans quelle tristesse vous entrez alors, et dans quel abattement vous jette ce reproche continuel que Jésus Christ vous fait dans le fond du coeur, en vous disant: «Je vous assure que vous avez reçu votre récompense». La vaine gloire est toujours un mal; mais elle nest jamais plus mauvaise que lorsque nous la cherchons dans nos aumônes. Elle combat alors lhumanité même, et, publiant lassistance quelle a rendue au pauvre, elle insulte en quelque sorte à la misère dautrui, pour donner une cruelle satisfaction à sa propre vanité. Si cest insulter à un homme que de lui reprocher les grâces. que nous lui avons faites, que sera-ce den rendre témoin tout le monde? Pour éviter donc un mal si horrible aux yeux de Dieu, nous devons travailler dun côté à obtenir de lui un véritable sentiment de compassion pour les misérables, et à bien reconnaître de lautre quels sont ceux dont nous recherchons lestime. Car, quel est lauteur de la charité et de la miséricorde, sinon Dieu même , qui nous la apprise par sou propre exemple, qui la connaît et qui la pratique infiniment mieux que les hommes, et qui na point mis de bornes à la compassion quil a eue de notre misère. Pour ce qui regarde maintenant ceux dont vous recherchez lestime, je vous demande, si vous étiez athlète, sur qui vous jetteriez les yeux, et à qui vous désireriez de plaire, ou à quelque homme pauvre et inconnu, ou à celui qui préside à ces combats? Certes, entre la multitude qui remplit le théâtre et le magistrat qui y préside, vous nhésiteriez pas, et si celui-ci vous admirait, lorsque tous les autres vous mépriseraient, vous seriez satisfait dêtre estimé de lui seul, et vous mépriseriez le mépris des autres. Ainsi un docteur na point dégard aux jugements du peuple, et se contente de plaire aux docteurs, et généralement tous ceux qui exercent quelque art que ce soit, nont pour but de plaire quà ceux qui le savent. Nest-ce donc pas un aveuglement étrange de ne considérer dans chaque profession que celui qui y préside ou qui y excelle; et de faire le contraire dans laumône, surtout lorsque ce que lon perd en y cherchant autre chose, est sans comparaison plus considérable que tout ce que lon peut perdre dans le monde? Car si, dans la carrière des courses publiques, vous négligez le jugement de celui qui y préside pour vous arrêter à celui du peuple, vous ne perdrez que le prix de la course. Mais, en recherchant dans votre aumône lestime des hommes, vous perdez, non une récompense périssable, mais la gloire de léternité. Considérez que vous êtes devenus semblables à Jésus Christ par la compassion que vous avez des misérables. Achevez donc (558) de vous rendre semblables à lui , en rendant secrètes vos aumônes, comme nous voyons dans lÉvangile, quaprès avoir guéri les malades, il leur défendait de parler de lui. Mais vous désirez, me direz-vous, de passer pour charitable parmi les hommes. Et moi je vous, demande quel avantage vous en retirerez. Vous navez point de bien que vous en puissiez attendre et vous en devez craindre un très-grand mal. Ces personnes mêmes que vous voulez rendre les témoins du bien que vous faites, deviennent les larrons qui dérobent ce trésor que vous deviez vous assurer dans le ciel. Ou plutôt ce ne sont pas eux qui le volent;. cest vous-même qui vous volez, et qui vous ravissez ce dépôt que vous aviez mis entre les mains de Dieu dans la personne des pauvres. O malheur étrange! ô nouvelle espèce de larcin! Ce que ni la rouille ne peut corrompre, ni les voleurs ne peuvent voler, est corrompu et ravi en un moment par la vaine gloire. Elle est le ver qui gâte des choses incorruptibles. Elle est le voleur qui étend sa violence jusque dans le ciel, qui vous prend votre trésor, qui vous ravit un royaume, et qui vous dépouille de ces richesses éternelles et ineffables. Comme le démon sait que ce trésor que nous nous amassons dans le ciel, est à couvert de sa violence, et que ni la rouille, ni les voleurs, ni tous ses artifices ny peuvent atteindre, il se sert pour le ravir, de la vaine gloire, et il fait par elle ce quil naurait pu faire par lui-même. 4. Vous me direz peut-être que vous désirez de recevoir de la gloire. Mais ne vous suffit-il pas que le pauvre à qui vous faites votre aumône en secret, et que Dieu pour qui vous la faites, vous estiment et vous louent de cette bonne oeuvre? Est-ce que vous voudriez que les hommes vous en louassent? Prenez garde que le contraire ne vous arrive, et quon ne dise de vous que ce nest point par un mouvement de compassion, mais par un désir de gloire que vous faites votre aumône. Craignez de passer pour cruel, lorsque vous insultez de la sorte à laffliction des misérables, et que vous tirez votre gloire de leur malheur. Laumône est un mystère. Fermez donc les portes afin que personne ne voie un secret quil ne lui est pas permis de voir. Les plus augustes mystères de nos églises sont comme laumône et la miséricorde que Dieu fait aux hommes. Car cest par une bonté pure et ineffable quil a eu compassion de nous, lorsque nous étions ses ennemis. La première oraison qui se dit à la célébration de nos mystères témoigne notre compassion, puisque nous y prions pour les possédés. Dans la seconde qui est pour les pénitents, nous demandons la miséricorde de Dieu pour eux. Dans la troisième, qui est pour nous-mêmes, nous présentons les enfants à Dieu, afin que leur innocence soit plus propre pour attirer sur nous sa miséricorde. Car, après avoir reconnu nos péchés, nous implorons la bonté de Dieu pour ceux qui en ont déjà commis beaucoup ou qui en peuvent commettre encore, mais nous faisons prier pour nous les enfants, sachant que Jésus Christ a promis le ciel à ceux qui deviendraient comme des enfants. Ce qui nous apprend que ceux qui imitent leur simplicité et leur innocence sont plus capables dimplorer la bonté de Dieu pour ceux qui lont offensé. Que si nous considérons le mystère même de lEucharistie, ceux qui ont reçu le saint baptême, les initiés, savent quil est tout rempli des marques de la miséricorde et de la grâce de Dieu sur les hommes. Lors donc que vous voulez faire laumône, imitez-nous et fermez les portes; quil ny ait que celui qui la reçoit qui en soit témoin, et si cela se pouvait, quil ne sache pas même doù lui vient la charité quil reçoit. Que si vous ouvrez les portes, et si vous découvrez votre mystère, souvenez-vous que celui même dont vous recherchez lestime, vous méprisera comme un superbe, et quil condamnera lui-même votre vanité. Sil est votre ami, il la blâmera dans son coeur, et sil est votre ennemi, il la décriera devant tout le monde. Ainsi il vous arrivera le contraire de ce que vous souhaitez. Vous désirez quon vous admire, et quil sécrie en vous voyant : Que cet homme est charitable! quil est compatissant! et lon dira au contraire en vous détestant: Que cet homme est vain! quil est aisé de voir quil pense plus à plaire aux hommes quà Dieu ! Si au contraire vous cachez les charités que vous faites, cest alors quil les louera devant tout le monde. Dieu ne souffrira pas quune action si sainte soit longtemps cachée. Si vous avez soin de létouffer, il la publiera lui-même et il la rendra publique, plus que vous ne lauriez pu faire. Cest pourquoi, laissez faire Dieu, abandonnez-vous à lui, et vous en serez plus heureux en lautre vie, et plus estimé en ce monde même. (559) Vous voyez donc, mes très-chers frères, quil ny a rien de plus opposé à la gloire que nous recherchons, que de faire nos aumônes à la vue des hommes. Cest le moyen de faire tout le contraire de ce que nous prétendons, puisquau lieu de signaler notre vertu, nous serons cause que notre vanité sera connue des hommes et punie de Dieu. Gravons ces vérités dans notre coeur. Quelles nous servent à mué-priser la gloire humaine, et à ne chercher que celle de Dieu, et nous serons estimés en cette vie et heureux en lautre, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Amen. (560) |