HOMÉLIE 67«ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS LE TEMPLE DE DIEU, CHASSA TOUS CEUX QUI VENDAIENT ET ACHETAIENT DANS LE TEMPLE, ET IL RENVERSA LES TABLES DES CHANGEURS, ET LES CHAISES DE CEUX QUI Y VENDAIENT DES COLOMBES, LEUR DISANT : IL EST ÉCRIT : MA MAISON SERA APPELÉE LA MAISON DE LA PRIÈRE, ET VOUS EN AVEZ FAIT UNE MAISON DE VOLEURS.» (21,12-33) ANALYSE 1. Que Jésus a dû chasser les vendeurs du temple par deux différentes fois. Pourquoi Jésus maudit le figuier. 2. Jésus fait aux pharisiens une question sur saint Jean-Baptiste qui les embarrasse et les confond. 3-5. Jésus donne à entendre aux juifs quils seront rejetés et remplacés par les gentils. – Quil faut travailler à se convertir sans perdre jamais lespérance. – Exemple dune courtisane fameuse qui se retira dans une maison de vierges où elle fit une admirable pénitence. – Que les pécheurs doivent bien espérer sils travaillent à se convertir, et que les justes doivent craindre sils se relâchent. Inutilité et misère des travaux du monde.
1. Saint Jean rapporte la même histoire, mais au commencement de son Évangile; au lieu que saint Matthieu ne la rapporte quà la fin. Ce qui nous autorise à croire que ce fait a eu lieu par deux différentes fois. Cela paraît prouvé premièrement parla différence du temps; puisquun évangéliste marque que ceci se fit à la fête de Pâques, et lautre beaucoup plus tôt. Cela paraît encore démontré par la différente manière dont se conduisent les juifs en ces deux rencontres. Saint Jean marque quils dirent au Fils de Dieu: «Par quel miracle nous montrez-vous que vous avez droit de faire de telles choses (Jn 2,18)»? au lieu quici, quoique Jésus Christ leur eût parlé avec tant de force, ils demeurent néanmoins dans le silence, à cause. de la grande réputation que ses miracles lui avaient acquise. Et cest ce qui fait voir davantage lopiniâtreté des juifs, puisquaprès que le Fils de Dieu leur a fait par deux différentes fois le même reproche, ils persistent dans ce trafic sacrilège, et veulent même faire passer Jésus Christ pour un violateur .de la loi et un ennemi de Dieu, lorsque ce quil avait fait dans le temple les devait convaincre de sa souveraine puissance et du grand zèle dont il brûlait pour la gloire de Dieu son Père. Car ils lui avaient déjà vu faire un prodigieux nombre de miracles; et ils voyaient partout que ses actions saccordaient parfaitement avec ses paroles. Cependant, au lieu dêtre persuadés par tant de preuves, ils entrent en colère, sans se vouloir rendre ni aux oracles des prophètes, ni à ces cris de louange que Dieu tire de la bouche des petits enfants. Cest pourquoi, pour leur faire un reproche plus pressant, Jésus Christ leur cite lsaïe qui dit: «Ma maison sera appelée une maison doraison». Il ne se contente pas néanmoins de cette seule preuve pour leur faire voir quelle est sa puissance. Il la fait paraître encore plus sensiblement dans la guérison dun grand nombre de malades. «Alors des aveugles et des boiteux étant venus à lui dans le temple, il les guérit (14)». Tous ces miracles rendent un témoignage indubitable à la toute-puissance du Fils de Dieu; et cependant les juifs y demeurent sourds. «Mais les premiers des prêtres et des docteurs de la loi voyant les merveilles quil avait faites et les enfants qui criaient dans le temple: hosanna, en conçurent de lindignation (15), et lui dirent : Entendez-vous bien ce quils disent (16)» ? Nétait-ce pas plutôt Jésus Christ qui leur pouvait parler de la sorte, et qui leur devait dire: «Entendez-vous bien ce que ces enfants disent» ? puisquils lui chantaient des cantiques comme à Dieu. Jésus Christ, voyant donc que rien ne les pouvait convaincre, et quils combattaient (523) lévidence même, sélève contre eux avec force et avec zèle, et leur dit: «Navez-vous jamais lu cette parole : Vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants et de ceux qui sont à la mamelle (16)» ? Cest avec grande raison que le Prophète dit que cest « de la bouche» que Dieu tire cette louange; puisquil est visible quelle ne pouvait sortir du coeur de ces petits enfants, dont Dieu déliait la langue par sa vertu invisible, afin de leur faire publier des cantiques dont ils ne comprenaient pas le sens. Cet événement figurait ce qui devait arriver un jour aux gentils, qui, après avoir été longtemps muets pour les louanges de Dieu, devaient ensuite élever leur voix dans le transport de leur foi et de leur amour. Ceci devait encore instruire et consoler beaucoup les apôtres. Car ils pouvaient demander eux-mêmes, comment étant si grossiers et si ignorants, ils pourraient un jour annoncer des mystères si élevés, leur divin Maître les lire de cette peine, par ce quil leur fait voir aujourdhui, et leur fait conclure que celui qui déliait la langue de ces enfants pour chanter ses louanges, délierait aussi la leur pour prêcher son Évangile dans le Inonde entier. Ce miracle leur faisait connaître encore que Jésus Christ était le créateur et le maître souverain de la nature. Ainsi, tandis quon voit des petits enfants si sages avant leur âge, qui publient les louanges du Sauveur, et dont les cantiques saccordent avec ceux des anges, on entend au contraire des hommes faits qui ont perdu la raison, et qui parlent comme des furieux et des insensés. Car cest ainsi que la passion et la malice renversent lesprit. Mais Jésus Christ les épargne, et les voyant si troublés et si animés, soit par les honneurs que le peuple lui avait rendus, soit par la manière dont il avait chassé les vendeurs du temple, soit par le grand nombre de miracles quil avait faits, soit par les louanges quil avait reçues de la bouche des enfants, il les laisse et sort de la ville. «Et les laissant là, il sortit de la ville et sen alla en Béthanie, où il passa la nuit (17)». II se retire pour apaiser par sa retraite leur indignation et leur haine ; parce que lenvie qui fermentait dans leurs coeurs leur aurait fait repousser avec animosité toutes ses paroles. «Le matin, comme il revenait à la ville, il eut faim (18)». Comment a-t-il faim ainsi «dès le matin» ou quand le Sauveur avait-il faim, sinon quand il permettait à sa chair de souffrir cette faiblesse? «Et voyant un figuier sur le chemin, il sen approcha, mais ny trouvant que des feuilles, il lui dit: Quà lavenir il ne naisse jamais de toi aucun fruit, et au même moment ce figuier sécha (49)». Un autre évangéliste marque que ce nétait «pas encore la saison des figues». Comment donc, mes frères, puisque ce nétait pas encore la saison du fruit, notre évangéliste dit-il que Jésus Christ vient en chercher à ce figuier? Nest-il pas visible quil ne parle ainsi que pour nous marquer ce que les disciples croyaient de leur maître, et que comme ils étaient fort grossiers, ils crurent queffectivement Jésus Christ venait chercher du fruit à cet arbre? Car lÉvangile nous fait voir que les apôtres avaient ainsi assez souvent des pensées fort basses touchant le Fils de Dieu. Comme ils avaient donc eu cette pensée du Sauveur, ils crurent de même ensuite que cet arbre ne fut maudit que parce quil navait point de fruit. Vous me direz peut-être : Si ce nest point pour, ce sujet que cet arbre fut maudit, pour quelle raison la-t-il donc pu être ? Cétait, mes frères, pour donner de la confiance aux apôtres. Car comme jusque-là Jésus Christ navait fait que du bien aux hommes et quil nen avait puni aucun, il fallait aussi quil donnât des preuves de sa toute-puissance, par la rigueur quil exercerait sur quelques- uns, et par la sévérité de ses jugements, afin que les apôtres et les juifs fussent très-persuadés quil pouvait réduire en poudre tous ses ennemis; et que cétait volontairement quil soffrait de lui-même au supplice de la croix. Mais il était trop bon pour donner sur les hommes des marques de ce que pouvait sa rigueur, et pour faire sur eux lessai de sa justice toute-puissante. Il ne choisit pour cela quun arbre, dans la mort duquel il fait voir jusquoù pourra aller sa colère et sa vengeance. Il ne faut donc pas rechercher si curieusement pourquoi des arbres et des plantes innocentes sont traitées avec tant de rigueur. Il ne faut point demander pourquoi ce figuier est maudit, puisque ce nétait pas la saison davoir du fruit. Cest blesser la raison que de raisonner de la sorte. Considérez. seulement leffet de la puissance de Jésus Christ, et rendez gloire à celui qui fait de si grands miracles. Quelques-uns se sont ainsi arrêtés à demander pourquoi Jésus Christ précipita tant de (524) pourceaux dans la mer, et à vouloir justifier la conduite du Sauveur dans cette rencontre. Mais il ne faut point les écouter. Ces animaux étaient sans raison comme cet arbre sans sentiment. Doù vient donc que Jésus Christ affecte de faire voir cette figure, et quil prend ce prétexte pour maudire cet arbre, sinon , comme jai dit, que lévangéliste suit la pensée que les apôtres avaient alors, quoiquelle fût sans fondement. Que si ce nétait pas encore le temps pour cet arbre de porter du fruit, cest en vain que quelques-uns disent que ce figuier marquait la loi, puisque le fruit de la loi était la foi, et que ce temps était venu, et quen effet elle la porté : «Les campagnes», dit Jésus Christ, «sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Je vous ai envoyés recueillir ce qui nest pas venu par votre travail». (Jean, IV, 35) Ce nest donc point le temps de la loi que Jésus Christ veut exprimer en cet endroit; son unique but, comme jai dit, est de faire voir quil est tout-puissant non-seulement pour faire du bien, mais encore pour punir. 2. Cela est assez clairement indiqué par cette circonstance que lévangéliste relève: «que ce nétait point encore la saison du fruit». Cette parole nous fait voir que Jésus Christ nallait pas en effet à cet arbre pour voir sil y avait du fruit, mais seulement pour le bien de ses apôtres, que lÉvangile dit avoir été étrangement surpris de ce miracle. Quelques miracles quils eussent déjà vu faire à leur Maître en tant de différentes manières, celui-ci leur paraît tout nouveau, en ce que Jésus Christ y témoignait pour la première fois la souveraine puissance quil avait pour punir les crimes. Il choisit pour ce sujet celui de tous les arbres où ce miracle devait être plus surprenant, cest-à-dire larbre le plus rempli de sève, et il le dessèche tout à coup. Mais, pour montrer clairement que ce miracle ne se faisait que pour les apôtres et pour leur donner de la confiance aux approches de la Passion, nous navons quà considérer la suite : «Ce que les disciples ayant vu, ils furent saisis détonnement, et se dirent lun à lautre : Voyez comme ce figuier est devenu sec en un instant (20). Jésus leur répondit: Je vous dis en vérité, si vous avez de la foi et si vous nhésitez point, non seulement vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier; mais quand même vous diriez à cette montagne: «Ôtez-vous de là, et jetez-vous dans la mer, cela se fera (21). Et quoi que ce soit que vous me demandiez dans la prière, vous lobtiendrez si vous le. demandez avec foi (22)». Comprenez-vous enfin par ces paroles, mes frères, que Jésus Christ na fait ce miracle que pour remplir ses apôtres de courage, et pour les empêcher de craindre les maux dont leurs ennemis les menaceraient? Cest pourquoi il réitère ici par deux fois la même promesse pour les rendre plus ardents à loraison; et pour réveiller leur foi davantage : « Non-seulement», leur dit-il, «vous ferez ce que vous venez de voir en ce figuier», mais votre foi et votre oraison vous donneront tant de force et tant de confiance, que vous transporterez les montagnes dun lieu à un autre. «Étant arrivé dans le temple, les princes des prêtres et les sénateurs qui étaient les chefs du peuple, le vinrent trouver comme il enseignait, et lui dirent : Par quelle autorité faites-vous ceci, et qui vous a donné cette autorité (23)»? Les Juifs toujours insolents et toujours aveugles viennent interrompre le Sauveur lorsquil instruisait le peuple. Ne pouvant décrier ses miracles, ils lattaquent sur cette manière si forte, avec laquelle il sétait élevé contre ceux qui exerçaient dans le temple un trafic honteux. On voit dans saint Jean quils font la même demande au Sauveur, non pas dans les mêmes termes, mais dans le même esprit. Car cet évangéliste marque quils lui dirent : «Par quel miracle nous montrez-vous que vous ayez droit de faire de telles «choses»? (Jn 18) Mais on voit que dans saint Jean, Jésus Christ leur fait cette réponse: «Détruisez ce temple et je le rétablirai en trois jours». Mais saint Matthieu dit ici quil leur fit une autre question qui les jeta dans un étrange embarras. Ce qui nous fait voir comme je lai dit, que cette même action arriva deux fois.: lune au commencement des miracles et de la prédication de Jésus Christ, et lautre à la fin. Cette demande donc «Par quelle autorité faites-vous ces choses»? revient à ceci : Avez-vous été établi dans la chaire de doctrine? Avez-vous reçu lordre de la sacrificature, pour vous attribuer une si grande puissance? Cependant laction de Jésus Christ ne pouvait être blâmée comme une entreprise audacieuse, puisquelle ne tendait quà conserver lhonneur et le respect qui est dû au temple. Ils (525) prennent de là néanmoins un sujet de lenvier, parce que leur envie nen trouvait point dautre. Ils nosent pas même lui faire cette demande au moment quil chassait les vendeurs du temple, parce quils étaient arrêtés par léclat de ses miracles. Mais le trouvant occupé à enseigner le peuple, ils linterrompent pour le quereller. Que fait donc Jésus Christ en cette rencontre? Il ne répond point précisément à leurs demandes : Il nétait point nécessaire de leur dire doù lui venait une puissance quils pouvaient, sils eussent voulu, reconnaître par eux-mêmes. Il leur fait au contraire une autre question. «Jésus leur répondit : Jai une autre question à vous faire, et lorsque vous my aurez répondu, je vous dirai par quelle autorité je fais ceci (24). Doù était le baptême de Jean? Du ciel, ou des hommes (25)»? Quelle liaison, me direz-vous, y avait-il de cette question avec celle quils lui faisaient? une très grande: car sils eussent répondu que ce baptême était du ciel, Jésus Christ leur eût répliqué : Pourquoi ne lavez-vous pas cru, puisque si vous leussiez fait, vous ne seriez pas en peine maintenant de me demander doù me vient cette puissance? Vous savez quil a dit «Je ne suis pas digne de dénouer le cordon de ses souliers (Luc, III, 16)» ; et «Voilà lagneau de Dieu, voilà celui qui porte le « péché du monde (Jn 1,29)» ; et «Cest là le Fils de Dieu (Jn 3,31)»; et «Celui qui est venu den-haut est au-dessus de tous»; et « Il a le van en main et il purgera son aire.» (Mt 3,12) Cest pourquoi, sils eussent cru saint Jean, il leur eût été aisé de connaître par quelle autorité Jésus Christ aurait agi de la sorte. «Mais eux raisonnaient ainsi en eux-mêmes: Si nous répondons quil était du ciel, il nous dira : Pourquoi donc ne lavez-vous pas cru (25)? Et si nous répondons quil était des hommes, nous avons à craindre le peuple, car Jean passe pour un prophète dans lestime de tout le monde (26). Ils répondirent donc à Jésus: Nous ne savons. Et Jésus aussi leur répondit Je ne vous dirai point non plus par quelle autorité je fais ceci (27).» Les Juifs lui disent par malice: «Nous ne savons»; mais il ne leur répond pas: Je ne le sais pas non plus; mais «Je ne vous le dirai pas non plus.» Sils eussent été simplement dans lignorance, il neût pas refusé de les instruire; mais comme ils agissaient par un esprit double et artificieux, il a raison de les laisser sans leur rien répondre. Ce qui les empêcha de dire que le baptême de Jean était des hommes, était, comme dit lÉvangile, «la crainte quils avalent du peuple»; Ainsi lon voit en toutes rencontres, combien ils étaient corrompus dans le coeur, puisque, méprisant Dieu, ils navaient égard quaux hommes. Car ils témoignent ici quelque respect pour saint Jean, non à cause de sa vertu, mais seulement «à cause du peuple», et ils ne voulaient pas de même croire en Jésus Christ, parce quils faisaient tout par des respects humains et charnels. Ce souci quils avaient des hommes était lunique cause de tous leurs maux. «Que vous semble, ajoute Jésus Christ, de ce que je men vais vous dire? Il y avait un homme qui avait deux fils, et sadressant au premier, il lui dit: Mon fils, allez-vous-en aujourdhui travailler à ma vigne (28). A quoi il répondit: Je ne veux pas: mais après, étant touché de repentance, il sy en alla (29). Puis sadressant à lautre , il lui fit le même commandement, celui-ci lui répondit: Jy vais, seigneur, et-il ny alla point (30). Lequel des deux a fait la volonté de son père? Le premier, dirent-ils (31)». Il commence encore à leur parler par paraboles, pour rendre dun côté leur désobéissance et leur opiniâtreté inflexible, et pour louer de lautre lobéissance si prompte et si ardente des gentils; en effet, ce qui se passe ici à légard de ces deux enfants est la figure de ce qui devait arriver à ces deux peuples. Car les gentils, qui navaient point promis à Dieu lobéissance puisquils navaient pas même reçu de loi, nont pas laissé de lui obéir effectivement, et avec beaucoup de zèle; et les juifs au contraire, après avoir promis par un voeu solennel «de faire tout ce que le Seigneur leur dirait (Ex 19,8; et 24,3)», nont point fait ce quil leur a commandé. Afin donc quils ne simaginent pas que cette loi leur doive servir de rien, Jésus Christ leur montre au contraire que ce sera par elle. quils seront condamnés un jour. Cest ce que saint Paul a dit ensuite: «Ceux qui écoutent la loi, ne seront pas pour cela justes devant Dieu; mais ceux-là seront justes devant lui, qui observent la loi et qui la pratiquent». (Rom 2,13) Cest pourquoi le Seigneur propose aux juifs une question, il veut quils se (526) prononcent afin quils se condamnent eux-mêmes par leur propre bouche. 3. Cest le dessein quil a dans cette parabole de la vigne, par laquelle il leur fait voir une image de leur crime dans la personne dun autre. Comme ces pharisiens, voyant clairement que leur réponse retournerait contre eux-mêmes, refusaient de répondre, le Sauveur enveloppe la même pensée sous lobscurité dune parabole. Et après quils se sont condamnés de leur propre bouche, il leur découvre ce quil leur avait caché sous ce voile. «Jésus ajouta: Je vous dis en vérité que les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (13). Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous ne lavez point cru. Les publicains au contraire et les femmes prostituées lont cru; et vous, sur cet exemple vous ne vous êtes point repentis, et vous ne lavez pas cru (32)». Sil leur eût dit dabord que «les femmes prostituées les devanceraient dans le royaume des cieux» , cette parole leur eût paru trop dure : mais comme il ne tire cette conclusion que des principes dont ils sont eux-mêmes demeurés daccord, ils sont forcés malgré eux den reconnaître la vérité. Cest pour ce sujet quil ajoute cette raison: «Jean», dit-il, «est venu» à vous et non pas aux autres; il y est venu, non simplement comme un autre homme, mais «dans la voie de la justice». Car vous ne lui pouvez rien reprocher, vous ne pouvez laccuser daucune action mauvaise. Sa vie a été irrépréhensible. Il a fait paraître en tout une sagesse extraordinaire, «et cependant vous ne lavez point cru». Et ce qui augmente votre crime, cest que les publicains mêmes et les femmes perdues ont cru en lui; et de plus, cest «que vous qui avez vu leur exemple, navez point été touchés ensuite de repentance pour croire au «moins après eux», vous qui deviez croire avant eux. Ainsi vous êtes entièrement inexcusables, comme ils sont dignes de toute louange. Et considérez, je vous prie, combien de circonstances relèvent ici linfidélité des uns et la foi des autres. Il est venu à vous et non à eux. Vous navez point cru en lui, et ils nen ont point été scandalisés, Ils ont cru en lui, et vous nen avez point été touchés. Ce que Jésus Christ dit : «Ils vous devanceront dans le royaume de Dieu», ne marque pas absolument que les autres les y suivront; mais seulement que sils veulent penser à eux, ils peuvent encore espérer de se sauver. Car il ny a rien qui réveille et qui excite tant les esprits grossiers que lémulation et la jalousie. Cest pourquoi Jésus Christ dit si souvent: «Que ceux qui étaient les derniers seront les premiers, et que ceux qui étaient les premiers seront les derniers». Et cest pour ce sujet encore quil compare ici avec les pharisiens, les publicains, et les femmes débauchées, les deux états les plus désespérés et les plus odieux dans lun et dans lautre sexe; les deux crimes qui nous frappent davantage et qui viennent tous deux dun excès damour: lun pour les corps et lautre pour lor. Jésus Christ montre ici en passant que cétait écouter la loi de Dieu que de croire à Jean. Il ne faut pas croire aussi que ce soit seulement la grâce de Dieu qui fasse elle seule que les femmes prostituées entrent dans le royaume de Dieu. La justice le fait aussi, puisquelles nentrent point dans ce royaume en restant ce quelles étaient, mais en écoutant la vérité et en la croyant , en se convertissant et en se purifiant des taches de leur vie passée. Ainsi, Jésus Christ donne de la force à son discours sans le rendre néanmoins trop odieux par cette parabole, et par la comparaison des femmes prostituées. Il ne reprend point tout dabord les Juifs de navoir point cru à saint Jean: il loue auparavant les publicains de ce quils lont fait : et il blâme les Juifs ensuite davoir refusé de le faire, leur reprochant leur opiniâtreté, et les accusant de tout faire par une vaine crainte des hommes et par un vain désir dêtre estimés deux. Cétait cette crainte orgueilleuse qui les empêchait de reconnaître Jésus Christ et de croire en lui; ils avaient peur dêtre chassés de la synagogue. Et cétait aussi la même crainte et non point aucun sentiment de respect qui les empêchait de rien dire qui fût désavantageux à saint Jean. Jésus Christ reprend donc tous ces péchés dans les juifs; mais il les perce jusques au coeur, en disant : «Que lexemple même des publicains ne les avait point touchés de repentance pour croire en Lui». Cest un mal que de ne pas choisir le bien dabord; mais cest encore un plus grand mal, de ne vouloir pas au moins rentrer dans le bien par la pénitence. Cest cette impénitence qui endurcit les pécheurs et qui fait quils (527) se plongent dans toutes sortes de crimes. Je suis obligé de gémir ici, mes frères, en voyant aujourdhui tant de monde dans le désordre par cette insensibilité malheureuse. Mais je conjure tous ceux qui mécoutent de ne se point laisser aller à cet endurcissement. Ne croyez point que vous ne puissiez vous convertir; et en quelque état funeste que le crime vous ait réduits, ne désespérez jamais de vous-mêmes. Il est aisé à Dieu de vous retirer du fond de labîme de tous les vices. Navez-vous point entendu parler de la courtisane fameuse qui, après sêtre convertie, a brillé par sa piété autant quelle sétait signalée auparavant par sa vie abominable? Je ne vous parle point de cette bienheureuse pécheresse de lÉvangile, mais dune célèbre courtisane de Phénicie, qui sest convertie de notre temps. Je me souviens que lorsque jétais encore jeune, elle paraissait sur le théâtre avec grand éclat, et quon ne parlait que delle, non-seulement en ce pays, mais dans toute la Cilicie et la Cappadoce. On sait combien de familles elle a ruinées, et combien de jeunes hommes elle a surpris. On dit même quelle usait de la magie, et que comme si sa beauté naturelle neût pas suffi pour corrompre assez de personnes, elle y ajoutait ces détestables artifices pour enchanter les hommes de son amour. Le frère de limpératrice même sy laissa surprendre tant il était difficile de se défendre de ce piège du démon. Cependant je ne sais comment tout à cou p, ou pour parler plus véritablement, je sais que par une conversion sincère de son coeur et par le changement de sa volonté, elle attira sur elle tant de bénédictions et tant de grâces, que nayant plus que de lhorreur pour toute sa vie passée, et foulant aux pieds tous ces enchantements du démon, elle oublia la terre pour sélever dans le ciel. Quoique dabord il ny eût rien de plus infâme que sa vie, et quelle se fût toute dévouée au théâtre, elle sest néanmoins purifiée de telle sorte par tous les exercices de la pénitence, par le cilice quelle ne quittait jamais, et elle a brûlé dun amour si ardent pour la chasteté, quelle a surpassé plusieurs de celles mêmes qui étaient toujours demeurées vierges. On sefforça même de la reprendre: et celui qui avait la principale autorité dans la ville, envoya des gens armés pour se saisir de sa personne, mais ils ne purent jamais la retirer du milieu dune troupe de pieuses vierges qui lavaient reçue. Après avoir été baptisée, et avoir été jugée digne de la participation des mystères ineffables, elle répondit à cette grâce par une vie toute sainte, et, se purifiant par un accroissement continuel de vertu, elle persévéra dans cet état jusquà sa mort bienheureuse. Elle na jamais voulu être vue, depuis sa conversion, daucun de ceux qui avaient été passionnés pour elle pendant ses désordres. Mais une fois quelle se fut renfermée dans cette maison sainte, elle y vécut plusieurs années comme dans une prison. 4. Cest ainsi, mes frères, «que les premiers seront les derniers, et que les derniers seront les premiers». Cest ainsi que si minus avons une âme fervente et embrasée de lamour de Dieu, nous ne trouverons rien qui nous empêche de- nous convertir, et de rendre même notre vertu un sujet dadmiration et détonnement. Cest pourquoi que nul de ceux qui vivent mal, ne se désespère et ne sabatte, et que nul aussi de ceux qui vivent bien ne se relâche, de peur que les femmes prostituées ne le devancent dans le royaume de Dieu. Que les pécheurs ne perdent point courage, puisquils peuvent devenir les premiers et surpasser les plus justes. Écoutez ce que Dieu dit à Jérusalem: «Je lui ai dit après tant de crimes, convertissez-vous à moi, et elle ne sest point convertie». (Jér 3,1) Quand nous nous convertissons à Dieu, et que nous laimons avec ardeur, il ne se souvient plus de toute notre vie passée. Il. nagit pas comme les hommes; il ne nous reproche point nos premiers désordres. Il ne nous dit point: Pourquoi avez-vous été si longtemps dans ces dérèglements infâmes? Il nous reçoit avec amour lorsque nous en faisons pénitence; il vient au-devant de nous, lorsque nous retournons à lui. Il veut seulement que ce retour soit sincère. Allons donc, mes frères, convertissons-nous à Lui. Attachons-nous fortement à Lui, et clouons nos coeurs par sa crainte. Nous avons de ces exemples, non-seulement dans le Nouveau Testament, mais encore dans lAncien. Car qui fut jamais plus méchant que Manassé? Cependant il apaisa Dieu, et il fléchit sa colère par ses larmes. Qui fut jamais plus vertueux que Salomon? Cependant, pour sêtre relâché dans son bonheur, il tomba dans un abîme de désordres. Mais je puis vous donner un (528) exemple de lun et de lautre changement dans une seule personne, cest-à-dire dans David, son père, qui dabord excella dans la vertu, et qui ensuite tomba dans le crime. Qui fut dabord plus heureux que Judas? Cependant il est devenu le traître de son Maître. Qui fut dabord plus criminel que saint Paul, et néanmoins il est devenu ensuite un vaisseau choisi de Dieu ? Qui fut plus odieux que saint Matthieu, tant quil a été publicain, et néanmoins il a eu depuis sa place parmi les apôtres? Qui commença mieux que Simon le Magicien? Cependant il est devenu depuis lexécration de tout le monde. Combien a-t-on vu dautres changements semblables? Combien en voit-on encore aujourdhui? Cest pourquoi je ne puis mempêcher de vous redire souvent que les plus grands pécheurs, et ceux mêmes qui se seraient voués au théâtre, ne doivent point se désespérer lorsquils pensent à se convertir; et que le juste au contraire, qui vit sans reproche dans lÉglise, ne doit point trop sassurer de son salut. Dieu dit à lun par son Apôtre: «Que celui qui croit être debout, prenne garde de ne point tomber». (I Cor 10,12) Et il dit à lautre par son Prophète: « Celui qui est tombé, ne «pourra-t-il se relever ? Et par un autre: «Redressez les mains lâches et languissantes, et raffermisse les genoux qui sont tremblants». ( Jér 3,4) Il dit aux bons «Veillez» ; et aux méchants : «Levez-vous, vous qui dormez; et levez-vous dentre les morts». (Ephés. V, 14) Les uns doivent travailler pour se conserver ce quils sont; les autres pour devenir ce quils ne sont pas : les uns pour demeurer sains, les autres pour cesser dêtre malades. On à vu souvent des malades devenir sains. On a vu souvent des personnes saines tomber malades par leur négligence. Jésus Christ dit aux uns: «Vous voilà guéris maintenant, ne péchez plus, de peur quil ne vous arrive quelque chose de pis». (Jn 5,10) Il dit aux autres : «Voulez-vous être guéris? Levez-vous, portez votre lit, et allez en votre maison». Le péché, mes frères, est une grande paralysie, et un mal plus dangereux que toutes les paralysies du corps. Le pécheur non-seulement ne fait pas le bien, mais il fait encore le mal. Cependant, en quelque déplorable état quil puisse être, sil veut sen relever sincèrement, tous ses péchés se dissiperont. Quand nous aurions langui durant trente-huit ans dans le vice, comme le malade de lÉvangile, si nous voulons être guéris, rien ne nous en empêchera. Jésus Christ vous crie encore aujourdhui : «Levez-vous, portez votre lit» : pourvu que vous vouliez vous lever, ne désespérez point du reste: «Vous navez point dhomme», mais vous avez Dieu. Vous navez personne qui vous jette « dans la piscine», mais vous avez celui qui peut faire que vous naurez point besoin de piscine. Vous navez personne qui prévienne les autres pour vous y jeter le premier, mais vous avez celui qui vous commande de porter votre lit. Vous ne pouvez pas dire ici: Lorsque je veux me jeter dans la piscine, un autre nie prévient. Si vous voulez vous plonger dans cette fontaine de grâces, personne ne vous en peut empêcher. Cette source ne sépuise point, cette fontaine coule toujours. Nous recevons tous de sa plénitude, et ses eaux guérissent nos corps et nos âmes. Approchions-nous avec ferveur de cette source du salut. Raab était une courtisane et néanmoins elle sest sauvée. Le bon larron était un voleur et un homicide, et il est devenu citoyen du ciel. Et ce qui est étonnant et redoutable, Judas, disciple de Jésus Christ, sest perdu, lorsquun voleur sur la croix est devenu le disciple de Jésus Christ. Ce sont là, mes frères, les miracles de la puissance de Dieu. Cest ainsi que les mages ont trouvé grâce auprès de Dieu, quun publicain est devenu évangéliste, et quun blasphémateur a été changé en apôtre. 5. Considérez donc toutes ces choses, et ne désespérez jamais. Entrez dans une sainte confiance, et excitez-vous vous-mêmes. Commencez seulement à marcher dans la voie étroite, et vous vous y avancerez en peu de temps. Prenez bien garde de ne vous pas fermer la porte de la miséricorde, et que votre défiance ne soit comme des épines qui vous en bouchent lentrée. La vie présente est courte, et le travail est léger. Quand il serait grand, on devrait le souffrir. Si vous ne voulez pas endurer les travaux si louables et si heureux de la pénitence, vous tomberez dans les maux et dans les afflictions malheureuses que lon souffre dans le monde. Que si dune façon ou dautre il faut toujours souffrir, pourquoi ne préférons-nous pas à des travaux qui nous damnent, ces peines qui sont si heureusement et si glorieusement récompensées? (529) Mais, dans cette vie même les travaux des chrétiens sont bien différents de ceux que souffrent les gens du monde. Car, dans les engagements du siècle, les périls sont continuels; les pertes et les afflictions ordinaires ; lespérance incertaine; la servitude accablante et insupportable. On y consume son bien, son coeur et son âme même. Lors même que les travaux des gens du monde sont récompensés, ils. le sont beaucoup moins quils ne lespéraient. Car souvent le succès trompe leur attente, et ayant semé ils ne recueillent rien. Que si quelquefois ils sont plus heureux, et sils se voient arrivés enfin au comble de leurs prétentions et de leurs souhaits, ils ne peuvent retenir leur bonheur, et en un moment il leur échappe des mains. Car ils se trouvent tout dun coup surpris par la vieillesse, et leurs sens affaiblis par lâge ne sont plus capables de goûter les délices et les plaisirs. Ainsi, ils usent, pour acquérir du bien, la vigueur de leur âge et de leur corps; elle les abandonne lorsquils en ont, et ils se trouvent dans limpuissance den jouir. Et quand même ils le pourraient faire, ils en voient la fin qui les menace, et la crainte de la mort, qui est si proche, les traverse dans tous leurs plaisirs. Mais il arrive tout le contraire dans la vertu. Le travail ne dure pas plus de temps que cette chair fragile et mortelle; mais nous en recevrons une récompense éternelle dans un corps qui ne vieillira jamais, qui ne sera plus sujet à la mort ni aux autres faiblesses de cette vie. Le travail qui précède est court, mais la récompense qui le suit naura point de fin, et le corps jouira dune pleine paix, sans pouvoir plus rien souffrir dans tout le cours de léternité. Car il ny aura plus là de changement ni daffliction à craindre. Quels sont donc, mes frères, les biens que les hommes désirent tant dans ce monde.? des biens quon nacquiert que par une infinité de maux, quon ne possède que dans une crainte continuelle de les perdre; qui ne durent quun moment, et qui nont pas plutôt paru quils sévanouissent. Comment peut-on les comparer avec ces autres biens qui sont stables et éternels, quon possède sans aucun travail, et qui nous couronnent dans le combat même? Car celui qui méprise les richesses, trouve dans ce mépris même une grande récompense, nétant exposé ni à lenvie, ni à. la haine, ni aux calomnies, ni aux embûches des hommes. Celui qui est sage et bien réglé dans toute sa vie;est couronné dès ici-bas. La paix règne dans son coeur, linnocence dans ses actions, lhonnêteté dans ses paroles. Il ne craint ni les accusations, ni les périls, et il est à couvert dune infinité de maux. Ainsi, chaque vertu a son prix et sa récompense dès cette vie. Cest pourquoi, mes frères, fuyons le vice et vivons saintement, pour jouir des biens et de ce monde et de lautre, que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur, à qui est la gloire et lempire dans les siècles des siècles. Amen. (530) |