HOMÉLIE 60

«QUE SI VOTRE FRÈRE A PÉCHÉ CONTRE VOUS, ALLEZ LE REPRENDRE EN PARTICULIER ENTRE VOUS ET LUI S’IL VOUS ÉCOUTE, VOUS AUREZ GAGNÉ VOTRE FRÈRE». (1815-21)

ANALYSE

1. Quand on reprend son prochain de ses torts, il faut le faire en secret.

2. Un mot en passant contre les usuriers.

3. Des amitiés chrétiennes. – Qu’elles doivent être pures de tout intérêt. – Que les amitiés du monde ne peuvent être solides. – De la fermeté des amis chrétiens. – Belle description de la charité. – Que Jésus Christ nous en a donné le modèle.

 

1. Comme Jésus Christ avait parlé avec force contre ceux qui scandalisent leurs frères, et qu’il avait lancé contre eux de terribles menaces, il empêche ici maintenant que ceux que l’on scandalise et qui croiraient que toute la faute retomberait sur les auteurs du scandale, ne tombent dans un autre mal, et qu’ils ne glissent à l’orgueil, en prétendant que c’est (473) à leurs frères à réparer l’injure qu’ils leur ont faite. Considérez donc comment Jésus Christ les rabaisse en leur commandant de ne reprendre leur frère qu’en particulier, de peur que, s’il se voyait accusé en présence de plusieurs témoins, cet outrage ne lui parut insupportable, et qu’ en dépit qu’il en aurait ne l’empêchât de reconnaître sa faute. C’est pourquoi Jésus Christ dit ; « Reprenez-le, mais seul à seul».

«Et s’il vous écoute, vous avez, gagné votre frère». Que veut dire cette parole : «Et s’il vous écoute»? c’est-à-dire, s’il se condamne lui-même, et s’il reconnaît qu’il a eu tort, «vous aurez gagné votre frère». Il ne dit pas, vous aurez reçu une satisfaction entière; mais, « vous aurez gagné votre frère» montrant par ce mot de «gagner», que la perte que causait cette inimitié était commune à l’un et à l’autre. Il ne dit pas : votre frère se gagnera lui seul; mais « vous gagnez votre frère» pour faire voir, comme je l’ai dit, qu’ils avaient fait tous deux auparavant une grande perte: l’un, de son frère, et l’autre, de son propre salut.

Jésus Christ nous adonné le même avis dans son sermon sur la montagne. Il n’y a que cette différence, que là c’est celui qui a fait l’offense qu’il envoie à celui qu’il a offensé : « Si lorsque vous présentez votre don à l’autel», dit-il, « vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de se plaindre de vous, laissez là votre don à l’autel, et allez vous réconcilier auparavant à votre frère»(Mt 5,23); et qu’ici, au contraire, c’est à celui qui a reçu le tort qu’il commande de pardonner à celui qui l’a offensé. Car il nous a appris à dire : « Remettez nous nos dettes comme nous les « remettons à ceux qui nous doivent». Mais il se sert ici d’un autre moyen. Il n’oblige plus seulement celui qui a offensé son frère de l’al1er trouver; mais il veut que celui-là même qui a reçu l’injure aille trouver celui qui la lui a faite. Car, comme celui qui a fait outrage à un autre n’est pas d’ordinaire si disposé à l’aller trouver, à cause de la honte et de la confusion qu’il a de sa faute, Jésus Christ veut que ce soit l’autre qui le prévienne, et qui lui parle le premier, non d’une manière indifférente, mais dans le désir sincère de l’aider à réparer cette faute. Il ne dit pas : faites-lui de grands reproches, punissez-le, vengez-vous vous-même; mais seulement « reprenez-le».

Comme sa colère l’aveugle, et que la confusion qu’il en a est comme une ivresse qui le tient dans un assoupissement mortel, il faut que vous, qui êtes pain, alliez trouver le malade, et que, par cette réprimande douce et secrète, vous lui facilitiez le moyen de se guérir. Car, ce que Jésus Christ entend ici par ce mot: «reprenez-le», ne peut dire autre chose, sinon:

représentez-lui sa faute, et faites-lui comprendre le mal qu’il vous a fait. Ainsi, en l’accusant même, vous le défendrez en quelque sorte. Vous le servirez, et vous l’inviterez à se réconcilier, parfaitement avec vous.

Mais que ferai-je, me direz-vous, s’il demeure inflexible et opiniâtre? Jésus Christ vous répond à cela : «S’il ne vous écoute point, prenez encore avec vous une ou deux personnes, afin que tout ce que vous ferez «soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins (46)». Plus votre frère témoigne d’opiniâtreté et d’endurcissement dans le mal, plus vous devez travai1ler à le guérir, et non vous irriter contre lui et le regarder comme une personne insupportable. Lorsqu’un médecin voit un malade pressé d’un mal intérieur et très-violent, il ne se décourage pas, il ne s’impatiente pas; mais il s’applique seulement avec plus de soin à le guérir. C’est ainsi que Jésus Christ nous commande de nous, conduire. Si vous êtes trop faible étant seul, prenez du secours, appelez un ou deux autres témoins. Car deux témoins suffisent pour convaincre votre frère de son péché.

Ainsi vous voyez partout, mes frères, que Jésus Christ considère autant le bien de celui qui ,a fait l’offense, que de celui qui l’a reçue. Et en effet, celui qui a le plus perdu dans cette rencontre, et qui est véritablement offensé, c’est celui qui a succombé à sa colère pour offenser l’autre. C’est celui-là qui est véritablement malade, et qui est réduit à une langueur et à une faiblesse extrême. C’est pourquoi vous voyez que Jésus Christ commande avec soin à celui qui est exempt de cette maladie, d’aller trouver le malade, tantôt lui seul, tantôt avec un ou deux témoins : et si le malade demeure toujours inflexible, il veut que toute l’Église vienne à son secours.

«Que s’il ne les écoute point, dites-le à «l’Église (17)». Si Jésus Christ n’avait pensé qu’aux intérêts de celui qui a reçu l’offense, il ne nous aurait pas commandé de pardonner (474) jusqu’à soixante-dix fois sept fois à celui qui témoignerait avoir regret de nous avoir offensé: et il ne commanderait pas ici qu’on employât tant de personnes pour tâcher de le faire rentrer en lui-même. Il ne nous ordonne rien de pareil à l’égard des païens et des infidèles qui sont hors de l’Église Il se contente de nous dire: « Si quelqu’un vous frappe sur une joue, tendez-lui l’autre»; sans nous commander ensuite de les aller avertir de leur injustice, comme il fait ici. Saint Paul dit la même chose. Car parlant des infidèles, il dit: « Pourquoi entreprendrai -je de juger ceux qui sont hors de l’Église»? (I Cor5,12) Mais il veut en même temps que nous agissions autrement à l’égard de nos frères

Il veut que nous. leur représentions leur faute, afin qu’ils aient du regret de l’avoir faite. Il veut que nous les retranchions d’avec nous s’ils demeurent incorrigibles, afin que ce retranchement leur donna lieu de reconnaître enfin le mal qu’ils ont fait.

C’est ce que Jésus Christ nous oblige ici de faire à l’égard de nos frères. Il établit comme trois maîtres et trois juges, pour faire comprendre à celui qui a fait l’outrage, dans quels excès il est tombé, lorsqu’il s’est laissé emporter et comme enivrer par sa passion. Après que la colère l’a porté à dire et à faire beaucoup de choses impertinentes et déraisonnables, Jésus Christ veut qu’on l’en fasse ressouvenir: comme on raconte à ceux qui se sont enivrés les extravagances et les folies que les vapeurs du vin leur ont fait dire. La colère et le péché sont une ivresse très-véritable. Elles renversent la raison plus que le vin, et elles jettent l’âme dans des extravagances bien plus dangereuses.

Qui fut plus sage autrefois que le prophète David? (II Rois 12,1) Cependant il pécha, et il ne sut pas qu’il péchait. Sa passion enivra en quelque sorte toute sa raison, et remplit son âme comme d’une épaisse fumée. C’est pourquoi il eut besoin qu’un prophète vint éclairer ses ténèbres, et que la lumière de sa parole lui fît voir quel était le crime qu’il avait commis. C’est dans ce même dessein que Jésus Christ oblige l’offensé d’aller trouver l’offenseur, afin de l’avertir des excès où il s’est laissé emporter.

2. Mais pourquoi veut-il que ce soit celui-là même qui a reçu l’offense, et non un autre qui s’aille plaindre à celui qui la lui a faite?

Il le fait parce que celui qui est coupable est plus disposé à recevoir avis de celui même qu’il a maltraité, principalement lorsqu’il le reprend seul et sans témoin. Bien n’est si capable de le toucher ni de le faire rentrer en lui-même, que de voir que celui qui semblerait ne devoir penser qu’à se venger de son injustice, ne te met en peine au contraire que de son salut. Vous voyez donc, mes frères, que tout ce que Jésus Christ ordonne en cette occasion à celui qui a été offensé, ne tend qu’à sauver, et non à punir son frère. C’est pour ce sujet qu’il ne veut pas que d’abord il mène avec lui deux autres témoins, mais seulement après qu’il aura seul tenté inutilement de le guérir; il ne veut pas non plus qu’après qu’il a été rebuté lorsqu’il était seul, il mène tout d’un coup avec lui un grand nombre de personnes, mais seulement une ou deux. Que s’il rejette encore, leurs remontrances, il ordonne alors qu’on en avertisse l’Église C’est ainsi que Jésus Christ nous apprend avec quelle sagesse nous devons éviter d’insulter au péché de notre frère.

Mais que veulent dire ces paroles: «Afin que tout ce que vous ferez soit autorisé par la présence de deux ou trois témoins», c’est-à-dire afin que vous ayez un suffisant témoignage que vous avez fait de votre côté tout ce que vous deviez faire, et que vous n’avez rien omis de ce qui était de votre devoir. « Que s’il ne les écoute point», dit Jésus Christ, « dites-le à l’Église», c’est-à-dire à ceux qui la conduisent. « Et s’il n’écoute pas l’Église même, qu’il soit à votre égard comme un païen et un publicain (47) ». Car il sera évident que sa maladie est incurable. Considérez ici que Jésus Christ propose partout les publicains comme les derniers des hommes, Nous avons déjà vu qu’il a dit : « Les pécheurs et les publicains ne sont-ils pas la même chose » (Mt 5,45) Et ailleurs: « Les publicains et les femmes prostituées vous devanceront au royaume de Dieu (Mt 21,31)»; c’est-à-dire, les personnes les plus criminelles et les plus désespérées. Écoutez ceci, vous qui cherchez sans cesse à trafiquer de vos injustices et à ajouter tous les jours usure sur usure. D’où vient que Jésus Christ met ici celui qui a fait violence à son frère au rang des publicains, c’est-à-dire des pécheurs désespérés, sinon pour adoucir d’un côté celui qui a souffert l’injustice, et pour épouvanter au contraire celui qui (475) l’a faite? Et afin que vous ne croyiez pas qu’il ne soit puni que de cette sorte, il ajoute aussitôt:

« Je vous dis en vérité que tout ce que vous « lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et que « tout ce que vous délierez sur la terre sera «délié dans le ciel (48)». Il ne dit point à l’évêque de cette Église : Liez cet homme, mais seulement : « Si vous le liez». Il laisse cela à la volonté de celui qui a reçu l’offense. Mais ce qui sera lié le demeurera toujours. Cet homme sera condamné aux plus grands supplices, et ce ne sera point celui qui l’a déféré à l’Église qui en sera cause, mais cette opiniâtreté qui l’a rendu inflexible dans le mal. Jésus Christ le menace d’une double punition, des jugements de l’Église et des tourments de l’enfer; et il le menace des premiers, afin qu’il évite les seconds. Il veut qu’on lui fasse craindre d’être retranché de la compagnie des fidèles et d’être lié sur la terre et dans le ciel, afin que la frayeur l’adoucisse et le fasse rentrer en lui-même. Car s’il n’a point été ébranlé jusque-là, il est difficile néanmoins que cette multitude de jugements ne l’effraie et qu’elle n’arrête enfin les emportements de sa colère. C’est pourquoi Jésus Christ établit trois différents jugements qui se succèdent l’un à l’autre. Il ne veut pas retrancher d’abord ce criminel de son Église. Après le premier jugement il veut voir si le second ne l’ébranlera pas, et après que le second lui a été inutile, il veut l’épouvanter par le troisième. S’il s’opiniâtre contre tous ces remèdes, il lui représente enfin l’état où il sera lorsqu’il tombera entre les mains de Dieu même, et le supplice qu’il en doit attendre.

« Je vous dis encore que si deux d’entre vous s’unissent ensemble sur la terre, quoi que ce soit qu’ils demandent, ils l’obtiendront de mon Père qui est dans le ciel (19). « Car là où deux ou trois sont réunis en mon « nom, je me trouve au milieu d’eux (20)». Jésus Christ se sert maintenant d’un autre moyen pour étouffer toutes les querelles et toutes 1es inimitiés entre les chrétiens. Il n’use plus de menaces pour les porter à la charité, mais il les exhorte par les grands biens qui doivent naître de l’union parfaite qu’ils auront entre eux. Après avoir montré d’un côté jusqu’où doit aller sa sévérité dans la punition des esprits opiniâtres, il montre de l’autre combien il sera magnifique à récompenser ceux qui vivront dans une grande union avec leurs frères, puisqu’ils obtiendront ainsi de Dieu tout ce qu’ils lui demanderont, et qu’ils posséderont Jésus Christ au milieu d’eux.

Vous me demandez s’il se trouve quelquefois deux personnes qui s’accordent ensemble? Je vous réponds que je crois qu’il s’en trouve assez souvent et en beaucoup de lieux. D’où vient donc, dites-vous, que contre la promesse que nous fait Jésus Christ, elles ne reçoivent pas de Dieu tout ce qu’elles lui demandent dans leurs prières? C’est parce qu’il y a d’autres choses qui empêchent que Dieu ne leur accorde ce qu’elles lui demandent. Car ou elles demandent des choses qui ne leur seraient pas utiles, et il ne se faut pas étonner alors que Dieu ne les exauce pas, puisqu’il n’écouta pas même saint Paul, lorsqu’il lui dit:

«Ma grâce vous suffit, parce que ma force se perfectionne dans l’infirmité». (II Cor 12,9) Ou bien ces personnes sont indignes que Dieu les écoute, en ne contribuant en rien de leur côté à faire en sorte qu’il les exauce. Car il ne fait ici cette promesse qu’à ses apôtres et à ceux qui devaient les imiter: « Si deux d’entre vous», dit-il, c’est-à-dire «d’entre vous» qui vivez dans ma crainte et qui pratiquez les règles de mon Évangile. Ou bien ces mêmes personnes désirent de Dieu qu’il les venge de leurs ennemis, ce qu’il défend par un commandement contraire : « Priez», dit-il, «pour « vos ennemis». Ou bien encore, sans avoir fait pénitence de leurs péchés, elles demandent miséricorde; ce qu’il leur est impossible d’obtenir en cet état, non seulement quand elles la demanderaient elles-mêmes, mais quand même quelque autre, qui serait aimé particulièrement de Dieu, la demanderait aussi pour elles. C’est ainsi que Dieu dit à Jérémie qui priait pour les Juifs : « Ne me priez point pour ce peuple parce que je ne vous exaucerai point ». Que si au contraire toutes ces circonstances se trouvent dans votre prière: si vous ne demandez que des choses utiles, si vous réglez votre vie autant que vous le pouvez, selon les règles que je vous donne, si vous vivez dans l’union et dans la charité avec vos frères, vous obtiendrez de Dieu tout ce que vous lui demanderez. Car le Dieu que vous adorez est un Dieu plein de bonté pour les hommes

3. Mais, après avoir dit ce qu’on recevrait de son Père, il montre aussitôt que ce serait aussi lui qui accorderait cette grâce avec son Père, (476) lorsqu’il ajoute : « Là où deux ou trois seront «réunis en mon nom, je me trouverai au milieu d’eux». Vous vous imaginez peut-être qu’il est aisé de trouver ainsi des âmes unies au nom de Jésus Christ. Mais je vous dis au contraire que cela ne se rencontre que très-rarement. Jésus Christ promet qu’il se trouvera au milieu de ceux qui sont unis ensemble, non d’une union humaine et extérieure; mais intérieure et divine. C’est comme s’il nous disait: Lorsque deux ou trois se lient ensemble je serai au milieu d’eux, pourvu que d’ailleurs ils aient de la piété et de la vertu, et que je sois le seul fondement de leur liaison. Mais nous voyons aujourd’hui dans la plupart des hommes des amitiés bien différentes, et qui ont un autre principe. Les uns aiment parce qu’on les aime; les autres parce qu’on les honore, les autres parce qu’on leur est utile et pour d’autres sujets semblables. On ne s’entraîne que par des intérêts tout séculiers, et l’on a peine à trouver des amitiés véritables fondées en Jésus Christ et formées pour Jésus Christ.

Ce n’est pas ainsi que l’apôtre saint Paul aimait ses amis; son amour brûlant ne respirait que Jésus Christ. Et quoiqu’il ne vît pas dans ceux qu’il aimait une correspondance de charité, il ne les en aimait pas moins, parce que son affection avait jeté de si profondes racines dans son coeur, que rien ne la pouvait ébranler. Mais, hélas! on ne s’aime plus de cette manière. Si l’on considère bien aujourd’hui les amitiés des chrétiens, on trouvera que l’origine en est entièrement différente de celle de ce grand apôtre. Je ne veux que vos coeurs pour témoins de ce que je dis. Si je les pouvais sonder, je vous ferais voir que dans cette grande multitude, presque toutes vos amitiés ne sont établies que sur des intérêts bas, et ne s’entretiennent que par le commerce des nécessités de la vie.

Mais, sans entrer dans cette discussion, vous reconnaîtrez ceci sans peine, si. vous voulez examiner les sujets différents qui causent des divisions parmi vous, et qui vous rendent ennemis les uns des autres. Car lorsque l’amitié n’est fondée que sur des avantages humains et passagers, elle ne peut être ardente ni perpétuelle. Elle s’évanouit au moindre mépris, au moindre intérêt, à la moindre jalousie, parce qu’elle n’est point attachée à l’âme par cette racine céleste qui seule soutient nos amitiés et qui les rend fermes et inébranlables,. Rien d’humain et de terrestre ne peut rompre un lien qui est tout spirituel. La charité qu’on se porte réciproquement en Jésus Christ est solide, elle est constante, elle est invincible. Elle ne s’altère ni par les soupçons, ni par les calomnies, ni par les dangers, ni par la mort même. On verrait mille périls sans s’en étonner. Celui qui n’aime que parce qu’on l’aime, cesse d’aimer aussitôt qu’il reçoit quelque mécontentement de son ami. Mais ici cela n’arrive jamais, parce que, selon saint Paul, « la charité ne périt point». Car quel prétexte pourriez-vous alléguer pour avoir laissé périr la vôtre? Direz-vous que votre ami ne vous a rendu que des mépris pour des déférences, et des injures pour de bons offices? Direz-vous qu’il a voulu vous ôter la vie? Si votre amitié a Jésus Christ pour objet, c’est cela même qui l’affermira. Tout ce qui ruine les amitiés humaines, redouble et fortifie les amitiés chrétiennes. Vous’ me demandez comment cela se peut faire? C’est parce que l’ingratitude de votre ami vous devient le sujet d’une récompense infinie : et que plus il a d’aversion pour vous, plus vous devez être touché de compassion pour le secourir dans un si grand besoin, et pour lui procurer des remèdes dans un si grand mal.

Il est donc clair que celui qui aime véritablement dans la seule vue de Jésus Christ, ne cherche dans son ami, ni la noblesse, ni les dignités, ni les richesses, non pas même amour pour amour, mais qu’il aime sans intérêt, sans interruption , sans refroidissement, quand même son ami lui manquerait de foi, quand il deviendrait son ennemi, quand il aurait résolu de le perdre. Jésus Christ seul qu’il aime dans son ami soutient tout, supplée à tout et suffit pour tout. Tant que celui qui aime regarde Jésus Christ, son amitié demeure ferme, incorruptible et inébranlable. C’est lui qui nous a donné le modèle de cette amitié toute divine. C’est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, qui ne pouvaient seulement souffrir de le voir, qui étaient prêts à tout moment à courir aux pierres pour le lapider, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu’à donner sa vie pour ceux qu’on aime. Après même qu’ils l’ont crucifié, il les aime encore. Leur rage s’est épuisée contre (477) Lui, mais sa charité ne s’épuise point. Il les veut guérir; il redouble sa compassion, il intercède pour eux envers son Père : «Mon Père»,. lui dit-il, « pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font» ; et aussitôt qu’il est ressuscité, il leur envoie ses apôtres pour les convertir et pour les sauver. Soyons sans cesse attentifs à ce modèle. Imitons cette charité d’un Dieu. Retraçons en nous cette amitié si généreuse, afin qu’ayant été les imitateurs de l’amour de Jésus Christ, nous soyons aussi les héritiers de sa gloire que je vous souhaite, par la grâce et la bonté de ce même Jésus Christ, à qui est la gloire et l’empire dans les siècles des siècles. Amen.