HOMÉLIE 50

«ET JÉSUS AYANT RENVOYÉ LE PEUPLE, MONTA TOUT SEUL SUR LA MONTAGNE POUR PRIER, ET LE SOIR ÉTANT VENU, IL ÉTAIT LA SEUL. CEPENDANT LA BARQUE ÉTAIT FORT BATTUE DES FLOTS AU MILIEU DE LA MER, PARCE QUE LE VENT ÉTAIT CONTRAIRE.» (14,23 JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)

ANALYSE

1. Que Jésus aimait ta solitude; que la solitude est la mère de la tranquillité.

2. Pierre avait parmi les apôtres une primauté incontestée. – Ce n’est pas seulement la frange du vêtement de Jésus Christ que, nous autres chrétiens, nous pouvons toucher, c’est son corps même que noms sommes appelés à manger.

3 et 4. Avec quel respect nous devons approcher de la sainte communion; combien les présents que nous faisons à l’Église doivent être exempts d’avarice. – Qu’il faut préférer de faire l’aumône aux pauvres, plutôt que d’offrir de magnifiques dons à Dieu.

 

1. Jésus Christ monte sur une montagne pour nous apprendre que la solitude et le désert sont très-convenables pour s’entretenir avec Dieu. C’est pour ce sujet qu’il allait souvent dans les déserts, et qu’il y passait les nuits en prières, pour nous exciter par son exemple à choisir les temps elles lieux les plus tranquilles pour prier sans distraction. Car la solitude est la mère du repos. Elle est comme un port qui nous met à couvert de toutes les agitations de l’esprit. C’est donc pour cette raison que Jésus Christ monte ici sur une montagne.

Mais ses disciples cependant sont agités au milieu des flots, et subissent une nouvelle tempête aussi rude que la première. (Mt 8) Cette seconde est différente de la précédente, en ce que dans l’autre ils avaient Jésus Christ avec eux dans la barque, tandis qu’ici ils sont seuls et séparés de leur maître. Il les instruisait ainsi peu à peu à se former et comme à s’endurcir aux maux, à devenir courageux dans les accidents, et à souffrir généreusement toutes choses. C’est pourquoi dans le premier péril, il resta auprès d’eux, quoiqu’il dormît, afin qu’ils pussent trouver une prompte consolation dans la frayeur dont ils allaient être frappés. Mais ici, pour les accoutumer à une plus grande patience, il les laisse seuls, et souffre qu’il s’élève une tempête dans son absence, afin qu’il ne leur reste aucune espérance de se sauver. Il les laisse durant toute une nuit dans cet état, et il veut que ce long péril ouvre les yeux de leur coeur aveugle, et qu’il les fasse sortir de leur assoupissement. Le temps et l’obscurité de la nuit, qui se joignait encore à la tempête, redoublait leur crainte. Jésus Christ voulait que cette double terreur fît qu’ils le désirassent plus ardemment, et que ce péril demeurât mieux imprimé dans leur mémoire. C’est pour cette raison qu’il ne se presse point de les aller secourir, et qu’il les laisse longtemps agiter par les flots.

«Mais à la quatrième veille de la nuit, Jésus vint à eux marchant sur la mer (25).» Il voulait ainsi leur apprendre à souffrir les maux avec patience et à ne point demander d’en être si tôt délivrés. Lors donc qu’ils (389) croyaient être déjà sortis de ce danger, ils tombent dans une appréhension nouvelle.

«Car le voyant ainsi marcher sur la mer, ils furent troublés, et ils disaient : C’est un fantôme, et ils crièrent de frayeur (26).» C’est la conduite ordinaire de Dieu. Lorsqu’il est près de nous délivrer de nos maux, il en fait naître d’autres encore plus terribles. C’est ce qui arrive ici. Après une tempête si effrayante ils sont encore troublés par le fantôme qu’ils croient voir. Cependant Jésus Christ ne se hâte point de dissiper leurs ténèbres, et de se montrer à eux, parce qu’il voulait que cette longue suite d’épreuves qui se succédaient les unes aux autres les accoutumât à souffrir, et à être courageux dans les accidents.

C’est ainsi qu’il traita Job. Ce fut lorsqu’il s’apprêtait à le délivrer de ses souffrances, qu’il permit qu’il lui en arrivât de plus sensibles, non plus par la mort de ses enfants, ni par les plaintes de sa femme, mais par les reproches de ses domestiques et de ses plus intimes amis. Lorsqu’il se résolut de tirer Jacob d’une pénible servitude dans un pays étranger, il permit qu’il eût à craindre son beau-père qui le poursuivait, et qui menaçait de le tuer. Lorsqu’il fut délivré de cette appréhension, il tomba dans une autre encore plus grande, que lui causa son propre frère par les honneurs qu’il voulut lui rendre. Comme les épreuves ne peuvent être tout ensemble et longues et violentes, quand Dieu voit que les justes sont sur le point de sortir victorieux du combat, c’est alors qu’il permet qu’il leur arrive un exercice plus pénible, afin qu’ils en reçoivent une plus grande récompense. Il traita de même Abraham et il réserva, pour la dernière épreuve de sa foi, le commandement de lui sacrifier son fils.

Car c’est ainsi, mes frères, que les maux les plus insupportables nous deviennent aisés à supporter, lorsque nous en voyons presque aussitôt la fin que nous en ressentons Je poids. C’est de cette manière que Jésus Christ se conduit ici envers ses apôtres. Il ne se découvre à eux qu’après que leur grande peur leur eut fait jeter un grand cri. Car plus la crainte qui les saisissait était forte, plus la joie qu’ils devaient recevoir de sa présence allait être douce.

«En même temps donc Jésus leur parla et leur dit: rassurez-vous : c’est moi, ne craignez point (27).» Qui peut dire combien cette parole dissipa leur crainte, combien elle leur donna de confiance? Comme ils ne le pouvaient connaître des yeux à cause de la nuit et de cette manière si surprenante de marcher, il se fait reconnaître par sa parole. Mais que fait ici saint Pierre qui témoigne partout plus de zèle que les autres?

«Pierre lui répondit: Seigneur, si c’est vous, «commandez que j’aille à vous en marchant sur l’eau (28).» Il ne dit pas : priez et invoquez Dieu, mais « commandez». Admirez son zèle, et la ferveur de sa foi. On voit souvent que ce disciple tombe en quelque danger considérable pour avoir osé demander des choses qui étaient au-dessus de ses forces. S’il en demande ici une si grande, ce n’est que par la violence de son amour, et non par un mouvement de vanité. C’est pourquoi une dit pas:

«Commandez» que je marche sur les eaux; mais «que j’aille à vous.» Car personne n’aimait autant Jésus Christ que lui. Il fit la même chose après la résurrection du Sauveur. Ce fut une voie trop lente pour son amour d’aller trouver Jésus Christ dans une barque avec les autres; il se jeta promptement dans l’eau pour aller plus vite retrouver son Maître. Il signala en cette rencontre, non-seulement sa charité, mais sa foi. Il crut que Jésus Christ pouvait non-seulement marcher lui-même sur les eaux, mais y faire aussi marcher les autres, et comme il souhaitait avec passion de s’approcher de Jésus, «Jésus lui dit : venez. Et Pierre descendant de la barque marchait sur l’eau pour venir à Jésus (29). Mais voyant le grand vent il eut peur. Et comme il commençait à enfoncer dans l’eau, il s’écria en disant : Seigneur, sauvez-moi (30). Et aussitôt Jésus étendant la main le prit et lui dit:

«Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous «douté (34)?» Ce miracle, mes frères, est plus grand que celui de la première tempête, et c’est pour ce sujet que Dieu le fait le dernier. Il avait montré dans la première qu’il commandait à la mer; mais il fait voir ici un prodige bien plus surprenant. Il s’était contenté alors de se faire obéir des vents, mais il marche ici sur les eaux et il y fait marcher les autres. S’il eût d’abord engagé saint Pierre à marcher ainsi sur la mer, il eût refusé de le faire, parce que sa foi n’était pas encore assez grand.

2. Mais pourquoi Jésus Christ lui accorde-t-il cette permission? Parce que s’il lui eût dit : non, tu ne le peux, ce disciple qui était (390) très ardent, aurait peut-être persisté à le vouloir. Il aime mieux lui laisser apprendre par sa propre expérience que cela était au-dessus de lui, afin qu’à l’avenir il apprît à être plus sage. Il ne peut donc se tenir. Il se jette la barque dans l’eau; mais il est bientôt en danger d’être submergé. Car «il eut peur,»et cette peur qui venait de la violence du vent fut la cause de son naufrage. Saint Jean marque qu’ils «le voulurent prendre dans leur barque, et que la barque se trouva aussitôt au lieu où ils allaient.»

Descendu de la barque, Pierre vint à Jésus, plus joyeux de retrouver son Maître que de marcher sur l’eau. Après avoir fait ce qui était plus difficile, il s’arrête à ce qui était plus aisé. La mer ne l’étonnait pas, lorsqu’il marchait sur elle, et un peu de vent l’épouvante. Tel est l’homme. Souvent après avoir surmonté les plus grandes tentations, il tombe dans les plus petites. Témoin Elie à l’égard de Jézabel, Moïse à l’égard de l’Égyptien, et David à l’égard de Bethsabée. On peut y joindre aussi saint Pierre. Lorsqu’il a l’esprit encore saisi de frayeur à cause de la tempête, il ne craint point de se jeter à la mer, et il ne peut ensuite résister à la crainte que lui cause un peu de vent, et cela lorsqu’il était déjà si proche de Jésus Christ. Ainsi il ne nous sert de rien d’être proches du Sauveur, si la foi ne nous approche de lui. Cet accident montra enfin la différence du Maître et du disciple qui semblaient marcher tous deux également sur les eaux, et donna quelque consolation aux autres apôtres qui en pouvaient être jaloux. Car il ne faut pas douter que s’ils témoignèrent de l’aigreur contre les deux frères, ils n’en ressentissent ici beaucoup plus contre saint Pierre. Comme ils n’étaient pas encore fortifiés par le saint Esprit, ils étaient assez susceptibles de ces mouvements. Mais après qu’ils eurent reçu cette grâce, on ne vit plus rien de semblable en eux. On voit au contraire partout qu’ils cèdent volontairement la primauté à saint Pierre, et qu’ils lui donnent toujours le premier rang dans leurs assemblées, quoiqu’il parût être plus grossier que les autres.

D’où vient qu’en cette rencontre Jésus Christ ne commanda pas aux vents de ne plus souffler, niais qu’il étendit la main pour prendre saint Pierre? C’est à cause du peu de foi de cet apôtre. Quand nous cessons de faire ce qui dépend de nous, Dieu cesse aussi de nous aider. Jésus Christ donc voulant montrer que ce n’était point l’impétuosité du vent, mais le peu de foi de cet apôtre qui lui causait cet accident, lui dit: «Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté?» Si la foi ne se fût point affaiblie, il eût aisément résisté au vent. C’est pourquoi Jésus Christ en le prenant par la main, laissa encore souffler le vent dans toute sa violence, pour lui faire mieux reconnaître que tous les vents ne lui pourraient nuire, lorsque sa foi serait terme. Tel qu’un jeune oiseau qui, pour être sorti du nid avant le temps, est en danger de tomber, et que sa mère rapporte au nid sur ses ailes, tel saint Pierre est ramassé dans la barque par Jésus Christ, son divin Maître.

«Et étant monté dans la barque le vent cessa (32).» Ils dirent après le calme de la première tempête: «Quel est cet homme-ci à qui les vents et la mer obéissent?» (Mt 8,27) Mais il n’en est pas de même ici. «Alors ceux qui étaient dans la barque s’approchant de lui l’adorèrent en lui disant: «Vous êtes vraiment le Fils de Dieu (33).»Vous voyez, mes frères, comment Jésus Christ élève insensiblement ses disciples, et les fait croître en vertu. Car leur foi s’était beaucoup augmentée lorsqu’ils virent Jésus Christ marcher sur les eaux, commander à saint Pierre d’y marcher lui-même, et le sauver du danger où il se trouva. Il commanda avec empire à la mer de se calmer dans la première tempête; il ne le fait pas ici; mais il agit bien plus divinement, en faisant sentir à cet élément une puissance invisible. C’est pourquoi ils lui dirent : «Vous êtes vraiment le Fils de Dieu.» Que fait Jésus Christ à cette parole, mes frères? Reprend-il ses apôtres de l’avoir dite? Il fait tout le contraire, et confirme ce que ses disciples venaient de dire par une multitude innombrable de guérisons miraculeuses qu’il fit sur tous les malades qui se présentèrent à lui.

«Et ayant passé l’eau, ils vinrent en la terre de Génésareth (34). Ce que les hommes de ce lieu ayant su, ils envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades (35). Et ils le priaient de les laisser seulement toucher le bord de sa robe. Et tous ceux qui le touchèrent furent guéris (36).»

La foi de ce peuple croît visiblement. Ils ne s’empressent plus comme auparavant de faire venir Jésus Christ dans leurs maisons, ou de (391) toucher leurs malades de sa main, ou de commander de sa bouche aux maladies de se dissiper. Ils commençaient à s’élever au-dessus de ces basses pensées, et à témoigner plus de foi dans les guérisons qu’ils demandaient. C’est sans doute la femme malade d’une perte de sang qui les avaient excités par l’exemple d’une foi si ferme. L’évangéliste, pour montrer qu’il y avait longtemps qu’il était absent de ces contrées, dit «que les hommes de ce lieu ayant su qu’il était venu, envoyèrent dans tout le pays d’alentour et lui présentèrent tous les malades.» Cependant cette longue absence de Jésus Christ, non-seulement n’avait point affaibli la foi de ces peuples, mais l’avait même augmentée et rendue plus vigoureuse.

Allons donc, mes frères, toucher aussi nous-mêmes la frange du vêtement de Jésus Christ, ou plutôt; si nous le voulons, allons posséder Jésus Christ tout entier. Car nous avons maintenant son corps entre nos mains. Ce n’est plus son seul vêtement. C’est son propre corps qu’il nous donne, non pour le toucher seulement, niais pour le manger et pour en nourrir nos âmes. Approchons-nous-en donc avec une foi fervente, nous tous qui sommes malades. Si ceux qui touchèrent alors la frange de son vêtement en ressentirent un si merveilleux effet, que doivent attendre ceux qui le reçoivent tout entier?

Mais pour s’approcher de Jésus Christ avec foi, il ne suffit pas de le recevoir extérieurement. Il faut encore le toucher avec un coeur pur, et savoir, lorsqu’on s’en approche, qu’on s’approche de Jésus Christ même. Encore que vous n’entendiez pas sa voix, ne le voyez-vous pas qui repose sur le saint autel, ou plutôt ne l’entendez-vous pas parler lui-même, par la bouche des évangélistes? Croyez donc que c’est encore ici cette cène où Jésus Christ était assis avec ses apôtres. Il n’y a nulle différence entre ces deux cènes. On ne peut dire que ce soit un homme qui fasse celle-ci, au lieu que Jésus Christ a fait celle-là, c’est le même Jésus Christ qui fait l’une et l’autre.

3. Quand donc vous voyez le prêtre vous présenter cette nourriture sacrée, ne pensez pas que ce soit la main du prêtre qui vous la donne. Croyez que c’est Jésus Christ même qui vous tend la main pour vous la donner. Car comme, dans votre baptême, ce n’est point le prêtre qui vous lave, mais Jésus Christ lui même qui tient, et qui purifie votre tête par son invisible puissance, sans qu’aucun ange ou archange, ou quelque autre que ce soit ose s’approcher de vous et vous toucher, vous devez croire de même que c’est Jésus Christ qui vous communie de sa propre main. Car lorsque Dieu nous engendre pour être du nombre de ses enfants, il le fait par lui seul, et cette génération est un don qui vient tout de lui.

Ne voyez-vous pas qu’en ce monde ceux qui adoptent des enfants ne s’en rapportent pas à leurs serviteurs pour cette affaire; mais qu’ils se présentent en personne devant les juges, et qu’ils font cette importante action par eux-mêmes? C’est ainsi que Jésus Christ n’a pas voulu commettre les anges pour accomplir ce mystère, et qu’il se trouve présent lui-même pour l’opérer par son commandement et par sa puissance. Aussi lorsqu’il vous dit: «N’appelez personne votre père sur la terre (Mt 25,9),» il ne vous parle pas de la sorte pour vous porter à manquer de respect à celui qui vous a mis au monde, mais pour vous apprendre que vous devez préférer à tout autre, Celui qui vous a créé et qui vous a honoré d’une adoption divine. Car comment Celui qui a tant fait pour vous en se livrant lui-même à la mort pour l’expiation de vos péchés, comment dis-je, ne ferait-il pas ce qui est moindre en vous donnant son corps dans ce sacrement?

Écoutons donc ceci, nous tous prêtres et laïques. Reconnaissons quelle est la nourriture dont il plaît à Dieu de nous nourrir, et à quel honneur il nous élève; et que cette vue nous frappé d’étonnement. Il nous fait l’honneur de mous rassasier de sa chair sacrée. Il se donne à nous lui-même comme une victime qui a été immolée pour l’amour de nous. Quelle excuse nous restera-t-il si, recevant une si auguste nourriture, nous ne laissons pas de commettre de si grands péchés? si en mangeant l’Agneau nous devenons des loups, et si en nous nourrissant de la chair de cette brebis sacrée, nous ne laissons pas d’être aussi furieux et aussi avides que les lions? Ce mystère exige de ceux qui s’en approchent qu’ils soient entièrement purs, je ne dis pas des grands excès et des plus grandes injustices, mais des moindres inimitiés. Car ce mystère est un mystère de paix. Ce mystère sacré ne peut souffrir que nous ayons encore de l’attachement pour les richesses. Si Jésus Christ ne s’épargne pas lui-même, s’il donne sa propre vie pour nous, quelle excuse pouvons-nous avoir d’épargner notre bien, et (392) de négliger notre âme, pour laquelle Jésus Christ n’a pas épargné la sienne?

Dieu avait ordonné aux Juifs de célébrer certaines fêtes, afin que ces cérémonies revenant tous les ans, rappelassent à leur mémoire le souvenir des grâces qu’ils avaient reçues de Dieu, grâces dont le Seigneur avait voulu que ces fêtes leur fussent un monument éternel. Mais Dieu renouvelle tous les jours le souvenir de ses dons par la célébration de nos saints mystères. Ne rougissez donc point de la croix. C’est la croix qui fait toute notre gloire. C’est d’elle que viennent aujourd’hui nos plus redoutables mystères. C’est ce don auguste qui nous honore infiniment. C’est cette table sacrée qui nous relève.

Quand je dirais que Dieu a étendu le ciel, qu’il a créé la terre et les mers, qu’il a envoyé ses anges et ses prophètes, je ne dirais rien d’égal à ce qu’il a fait pour nous dans ce sacrement. Le plus grand de tous nos biens et celui qui est la source des autres, c’est que Dieu n’ait point épargné son propre Fils pour sauver des serviteurs et des esclaves. Que nul Judas, que nul Simon ne s’approche donc de cette table, puisque l’un et l’autre de ces misérables ont péri par leur avarice. C’est pourquoi évitons ce crime, et ne nous imaginons pas que lorsque nous avons dépouillé les veuves et les orphelins par nos rapines et nos violences, ce soit assez pour être sauvés de donner à cet autel un calice d’or enrichi de pierreries. Si vous voulez honorer ce sacrifice, offrez-y votre âme pour laquelle Jésus Christ a été sacrifié. Faites qu’elle devienne toute d’or. Mais si elle demeure plus pesante que le plomb et que la terre, à quoi vous serviront ces vases que vous offrez?

Ne pensons pas tant, mes frères, à offrir à Dieu de magnifiques présents, qu’à prendre garde que ce que nous lui offrons ne soit le fruit que de nos justes travaux. Les vases qui ne sont point souillés par l’avarice, sont plus précieux que s’ils étaient d’or. L’Église n’est point un magasin d’orfèvrerie, mais une sainte assemblée d’anges. Ce sont nos âmes que nous devons rendre pures et brillantes comme l’or, puisque c’est cette pureté de nos âmes qui fait que Dieu reçoit de nous ces autres vases. La table sur laquelle Jésus Christ fit la cène avec ses disciples n’était pas d’argent, et le calice dans lequel il leur donna son sang divin; n’était pas d’or. Cependant tout y était précieux et digne d’un profond respect, parce que tout y était plein du saint Esprit.

Voulez-vous donc honorer le corps de Jésus Christ? Ne le méprisez pas, lorsqu’il est nu et pendant qu’en cette Église vous le couvrez d’étoffes de soie, ne lui laissez pas souffrir ailleurs le froid et la nudité. Car Celui qui a dit «Ceci est mon corps,» et qui a produit cet effet par la vertu de sa parole, a dit aussi : «Vous m’avez vu souffrir la faim, et vous ne «m’avez pas donné à manger. Car quand vous «l’avez refusé à quelqu’un de ces petits, c’est «à moi-même que vous l’avez refusé.» (Mt 25) Le corps de Jésus Christ qui est sur l’autel, n’a pas besoin d’habits précieux qui le couvrent, mais d’âmes pures qui le reçoivent, au lieu que cet autre corps de Jésus Christ formé des pauvres qui sont ses membres, a besoin de notre assistance et de tous nos soins.

Apprenons donc, mes frères, à traiter sagement de si grands mystères, et honorons Jésus Christ comme il veut être honoré de nous. Le culte le plus agréable que nous puissions rendre à celui que nous voulons honorer, c’est le culte qu’il choisit lui-même et qu’il aime, et non celui que nous choisissons. Saint Pierre prétendait autrefois honorer Jésus Christ en l’empêchant de lui laver les pieds; mais il le déshonorait plus qu’il ne l’honorait par sa résistance. Honorez-le donc aussi de la manière qu’il le désire, c’est-à-dire en lui donnant l’aumône dans la personne des pauvres. Dieu, comme je vous l’ai déjà dit, ne cherche point des vases d’argent, mais des âmes d’or.

4. Ce n’est pas que je vous défende de faire ces présents à l’église; mais je vous conjure seulement qu’après ces offrandes, ou plutôt qu’avant de les faire, vous ayez soin d’assister les pauvres. Dieu reçoit ces présents que vous faites à l’église: mais il agrée bien davantage ceux que vous faites aux pauvres : puisqu’à l’égard des premiers il n’y a que celui qui les fait qui en tire de l’avantage, au lieu que dans les autres, celui même qui les reçoit en tire aussi du secours. On peut croire dans les premiers que nous recherchons notre gloire, mais les seconds ne sont que le fruit de notre compassion et de notre amour.

Quel avantage peut recevoir Jésus Christ, de voir ici sa table couverte de vases d’or, pendant qu’il meurt de faim dans la personne des pauvres ? Commencez par le soulager dans sa faim, et s’il vous reste quelque (393) argent, ornez ensuite son autel. Vous lui faites présent d’une coupe d’or, et vous lui refusez un verre d’eau froide? Que lui sert d’avoir ici de magnifiques voiles, et de n’avoir pas les vêtements les plus nécessaires dans ses membres? Croyez-vous que lorsque vous négligez un pauvre qui meurt de faim, et que vous allez couvrir l’autel de Jésus Christ d’or et d’argent, il vous ait obligation de cet or, et que plutôt il ne s’en irrite pas? Croyez-vous que lorsque vous ne vous mettez pas en peine de revêtir un pauvre qui meurt de froid, et que vous apportez ici des colonnes d’or, en disant que vous le faites pour sa gloire, il regarde ces richesses comme un honneur que vous lui rendez et non pas plutôt comme une sanglante raillerie, et comme le dernier de tous les outrages?

Croyez donc que c’est là le jugement que Jésus Christ porte de vous, lorsque vous parez son autel, et que vous négligez d’assister les pauvres. Il est pauvre et étranger. Il va de porte en porte demander de quoi vivre, et vous le méprisez dans cet état pour orner le pavé d’une église et d’une chapelle, pour en revêtir richement les murailles, pour en dorer des pilastres et des colonnes, pour faire briller des lampes d’argent! A quoi lui sert toute cette magnificence, lorsque vous le laissez gémir dans une prison, sans même aller le visiter?

Je vous prie encore une fois de croire que je ne vous dis point ceci pour vous défendre ces présents que vous faites à l’église. Je ne vous le dis que pour vous exhorter de les accompagner de vos aumônes, ou plutôt de ne les faire qu’après vos aumônes. Dieu n’a condamné personne pour n’avoir pas enrichi nos temples de ces ornements superbes; mais il menace ceux qui ne feront point l’aumône des supplices de l’enfer. Lors donc que vous ornez vos temples, ne méprisez pas les pauvres, qui sont des temples bien plus excellents. Les rois et les princes infidèles, les tyrans et les voleurs peuvent piller ces premiers; mais le diable même ne vous peut faire perdre ce que vous donnez au pauvre. Cet argent est pour vous en sûreté, et il est en dépôt dans un lieu où rien ne lui pourra nuire. Que, dit Jésus Christ lui-même? « Vous aurez toujours des «pauvres avec vous; mais vous ne m’aurez «pas toujours.» (Mt 26,12) C’est ce qui me porte à vous dire que nous devons avoir un soin particulier de faire ici l’aumône à Jésus Christ, parce que nous ne l’aurons pas toujours en cette qualité de pauvre, mais seulement pendant cette vie. Si vous voulez en passant savoir le sens de cette parole, le voici. Il n’adresse pas ces paroles à ses disciples, quoiqu’il semble le faire, mais il les dit à cause de la faiblesse de cette femme qui venait de répandre un parfum sur sa tête. Comme elle était encore imparfaite, et qu’elle voyait les disciples murmurer contre elle, Jésus Christ dit cette parole pour l’empêcher de se troubler, et comme pour la consoler. C’est pourquoi il dit: «Pourquoi inquiétez-vous cette femme?»

Il montre assez dans un autre endroit que nous l’aurons toujours avec nous, lorsqu’il dit : «Je serai avec vous jusqu’à la consommation du siècle.» (Mt 28) Ce qui fait tous les jours voir que si Jésus Christ parlait ici autrement, c’était pour empêcher que la foi naissante de cette femme ne fût traitée trop rudement par les apôtres, et qu’elle ne séchât presque aussitôt qu’elle commençait à germer. N’abusons donc point de cette parole qui fut dite pour le sujet que je vous indique. Lisons plutôt l’un et l’autre Testament: voyons ce qui est ordonné à toutes les pages touchant l’aumône , et faisons-la à l’avenir avec autant de soin que l’Écriture nous y exhorte. Ce sera ainsi que nous nous purifierons de nos péchés : «Donnez l’aumône,» dit Jésus Christ, «et tout vous sera pur.» (Luc 13) L’aumône est plus grande même que le sacrifice. Dieu le dit lui-même : «Je veux l’aumône et non le sacrifice.» (Mt 9) L’aumône nous ouvre les cieux: «Vos prières et vos aumônes,» dit l’ange à Corneille, «sont montées en la présence de Dieu.» (Ac 10) L’aumône est une vertu plus nécessaire que la virginité. Nous en voyons une preuve dans les dix vierges, dont les unes furent bannies de la chambre de l’époux, parce qu’elles n’avaient pas fait l’aumône, et les autres y entrèrent parce que l’huile de la compassion et de la miséricorde n’avait point manqué dans leur cœur. Considérons ceci, mes frères, et semons nos biens sur les pauvres avec abondance, afin de moissonner avec fruit les biens éternels qui nous sont promis, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen. (394)