HOMÉLIE 49«JÉSUS DONC AYANT APPRIS CE QUHÉRODE CROYAIT DE LUI, PARTIT DE CE LIEU DANS UNE BARQUE, ET SE RETIRA EN PARTICULIER DANS UN LIEU DÉSERT : ET LE PEUPLE LAYANT SU LE SUIVIT A PIED DE DIVERSES VILLES.» (14,13,-23) ANALYSE 1. Préludes du miracle de la multiplication des pains. 2. Quil faut prier avant le repas. – Contre Marcion et les Manichéens et les autres hérétiques qui ne voulaient pas que Jésus Christ fût le Dieu créateur. 3. Des dispositions à apporter à la Sainte Table. 4. Contre le luxe et ta bonne chère. 5 et 6. Curieuse réprimande contre le luxe des chaussures.
1. Remarquez combien de fois Jésus Christ se retire. Lorsquon met saint Jean en prison, lorsquon le fait mourir, lorsque les Juifs disaient quil faisait plus de disciples que saint Jean, nous voyons quil se retire dans toutes ces rencontres. Il voulait la plupart du temps agir en homme, parce que le temps dagir en Dieu, et de découvrir ce quil était, nétait pas encore venu. Cest pour ce sujet quil commandait à ses disciples de ne dire à personne quil fût le Christ, parce quil attendait après sa résurrection à le faire connaître à toute la terre. Aussi il na pas témoigné une grande sévérité contre les Juifs, qui jusque-là avaient été incrédules, et on voit quil les traite avec beaucoup de douceur et dindulgence. Lorsquil se retire ici, il ne va point dans une autre ville, mais «dans le désert,» et il monte sur une barque, afin que personne ne le suive. Il est remarquable que les disciples de saint Jean sunissent avec Jésus Christ plus que jamais depuis la mort de leur maître, puisque ce sont eux-mêmes qui lui viennent donner cet avis. Apparemment comme ils avaient renoncé à tout, et quaprès la mort de leur maître ils ne savaient où se retirer, ils sétaient réfugiés vers le Fils de Dieu. Ainsi la sagesse avec laquelle Jésus Christ leur répondit, lorsquils le vinrent trouver de la part de saint Jean, fit leffet quelle devait sur leur esprit, dans cette affliction que leur causa la mort de leur maître. Mais, direz-vous, pourquoi Jésus Christ ne se retire-t-il pas même avant quon ne lui apporte cette nouvelle, puisquil savait lévénement avant quon le lui eût annoncé ? Cest parce quil voulait agir en homme pour mieux établir la foi de son incarnation. Il voulait montrer quil était homme, non-seulement par sa présence visible, mais encore par ses actions; parce quil prévoyait que la malice du démon allait tout mettre en usage pour ruiner cette vérité dans le monde. Cest donc pour cette raison que Jésus Christ se retire. Mais le peuple ne peut encore sempêcher de le suivre. Rien rie le peut retenir et la mort de saint Jean ne leffraye point. Tant lamour est puissant dans ce quil désire, pour repousser la crainte de tous les maux, et pour se mettre au-dessus de tous les obstacles! Aussi cette multitude fidèle reçoit-elle bientôt la récompense de son zèle. «Comme Jésus Christ sortait, il vit une grande multitude de personnes, et ses entrailles en furent émues de compassion, et il guérit leurs malades (14).» Quelque affection que ce peuple témoigne pour suivre le Sauveur, ce que le Sauveur fait pour lui va néanmoins beaucoup au delà. Cest pourquoi lÉvangile marque que la première cause de ces guérisons, fut sa compassion et sa grande charité : «Ses entrailles furent émues de compassion, et il guérit leurs malades.» Jésus Christ ne demande point ici à cette foule de gens sils ont la foi; cette foi éclatait suffisamment dans leur conduite, puisquils (381) abandonnaient leurs villes pour le suivre dans les déserts, quils le cherchaient avec tant de soin, et quils ne pouvaient se séparer de lui malgré la faim qui les pressait. Quoiquil eût résolu de les nourrir, il ne le fait pas de lui-même ni de son propre mouvement. Il attend quon le prie et quon lui parle. Il garde ici la coutume quil observait partout, de ne pas aller le premier au-devant des miracles, mais dattendre que les occasions se présentent. Mais doù vient que personne parmi tout ce peuple ne sadressa lui-même à Jésus Christ, pour lui représenter son état? Cest parce quils avaient tous pour lui un profond respect, et que la joie quils avaient de le suivre et de lécouter, leur ôtait le sentiment de la nécessité où ils se trouvaient. Ses disciples même ne viennent point le prier de nourrir ce peuple, parce quils étaient encore trop imparfaits. «Mais le soir étant venu, ses disciples lallèrent trouver, et lui dirent: Ce lieu-ci est désert et lheure est déjà passée: renvoyez le peuple afin quils sen aillent dans les villages acheter de quoi manger (15).» Car si même après avoir vu ce grand miracle, ils en perdent aussitôt la mémoire, et si après avoir remporté tant de corbeilles pleines des morceaux qui restaient, ils ne laissèrent pas encore de croire quil leur voulait parler de pain, lorsquil leur parlait « du levain» de la doctrine des pharisiens; combien étaient-ils moins capables de sattendre à un miracle dont rien de ce quils avaient déjà vu ne pouvait leur donner lidée? Quoiquen ce moment même ils eussent vu toute sorte de maladies guéries devant leurs yeux, ils étaient néanmoins si faibles quil ne leur vint aucune pensée de la multiplication des pains.. Et considérez ici, mes frères, la sagesse avec laquelle Jésus Christ les attire à la foi. Il ne leur dit point tout dun coup quil les nourrirait lui-même. Ils ne leussent pas cru sil leur eût parlé de la sorte. « Jésus leur répondit: Il nest pas nécessaire quils sen aillent; donnez-leur vous-mêmes à manger (16).» Il ne dit point: Je leur donnerai moi-même à manger; mais «donnez leur-en vous-mêmes.» Car ils ne le regardaient encore que comme un homme. Cependant ces paroles ne les font point encore rentrer en eux-mêmes: et continuant de lui par1er toujours comme à un simple homme, ils lui disent: «Nous navons ici que cinq pains et deux poissons (17).» Cest pourquoi saint Marc écrit: «Quils ne comprirent pas ce que «Jésus Christ leur avait dit, parce que leur coeur était appesanti.» (Marc 6,52) Mais Jésus voyant que leurs pensées restaient attachées à la terre, commence à se montrer et il dit: « Apportez-les-moi ici (18).» Si ce lieu est désert, il ne lest point pour celui qui nourrit toute la terre, et si lheure est déjà passée, celui qui vous parle nest sujet ni aux heures ni au temps. Saint Jean marque que ces pains étaient «des pains dorge,» ce quil ne fait pas sans mystère, mais pour nous apprendre à fouler aux pieds toutes les délices du monde, et tout le luxe des tables. Cétait aussi la nourriture ordinaire des prophètes. 2. «Et ayant commandé au peuple de sasseoir sur lherbe, il prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit (19). » Pourquoi lève-t-il ainsi les yeux au ciel pour bénir ces pains? Il fallait que lon crût également de Jésus Christ, quil était égal à Dieu, et quil était envoyé par son Père. Les marques qui prouvaient lune et lautre de ces vérités semblaient se combattre et sentre-détruire. Car pour témoigner quil était égal à son Père, il devait tout faire de lui. même, et par sa propre puissance; au lieu quil ne pouvait persuader les hommes que cétait son Père qui lavait envoyé, quen témoignant envers lui une humilité profonde, quen lui rapportant toute la gloire de ses actions, et en linvoquant lorsquil devait faire ses plus grands miracles. Cest pourquoi il ne sest pas attaché exclusivement à lune ou à lautre de ces deux conduites; mais il sest servi de toutes les deux, et il les a tempérées lune par lautre. Tantôt il agit avec autorité; tantôt il prie avant que dagir. Et pour empêcher quil ne parût se contredire lui-même, lorsquil veut faire des miracles moins importants, il lève les yeux au ciel ; mais lorsquil fait quelque merveille plus extraordinaire, il agit souverainement et par une puissance absolue, pour nous apprendre quil ne tirait point dailleurs sa puissance dans les miracles ordinaires, et quil ne se servait de prière alors, que pour rendre honneur à Dieu son Père. Ainsi lorsquil remit les péchés, quil ouvrit le paradis, et y fit entrer un voleur, quil abolit si hautement la loi ancienne, quil ressuscita tant de morts, quil mit un frein aux tempêtes de la mer, quil révéla le secret des (382) coeurs, quil guérit un aveugle-né, et quil fit dautres actions semblables qui ne peuvent être que les ouvrages dun Dieu, on ne voit point quil fit aucune prière: mais lorsquil se prépare à la multiplication des pains, miracle bien moins considérable que ceux que je viens de marquer, alors il lève ses yeux au ciel, pour nous apprendre cette vérité importante que je viens de dire , et nous faire voir en même temps que nous ne devons jamais nous mettre à table sans observer cette louable coutume des chrétiens, de bénir Celui qui par sa bonté nous donne de quoi nous nourrir. Mais on me demandera peut-être pourquoi . Il ne tirait pas plutôt du néant les pains dont il nourrit tout ce peuple. Je réponds que cétait pour fermer la bouche à limpie Marcion, et aux hérétiques manichéens, qui séparent Dieu de ses créatures, et qui nient quil en soit lauteur. Il voulait nous convaincre par ses actions que tout ce qui se voit sur la terre était son ouvrage et son héritage: que cétait lui qui rendait là terre féconde, et lui faisait produire ses fruits: quil avait dit dès le commencement: «Que la terre germe toute sorte dherbes, et que les eaux produisent toutes sortes de poissons.» Le miracle qui sopère ici nest pas moindre que celui-là. Car si les premiers poissons nétaient pas tirés dautres déjà existants, ils étaient. néanmoins tirés des eaux. Et ce nest pas une chose moins admirable, de multiplier cinq pains et peu de poissons, en tant dautres pains et en tant dautres poissons, que davoir autrefois fait sortir tant de fruits du sein de la terre, et davoir tiré tant de poissons du sein des eaux. Jésus Christ ne pouvait montrer plus efficacement quil était le Créateur de la terre et de la mer, et quil avait un souverain empire sur eux. Après sêtre contenté jusquici de répandre seulement ses grâces et ses faveurs sur quelques malades, il opère maintenant un miracle dune efficacité universelle; jusquici la multitude navait été que témoin des guérisons de quelques individus ; voici maintenant une faveur à laquelle cette multitude tout entière prend part. Il remet sous les yeux des Juifs le miracle qui avait paria si prodigieux à leurs pères, lorsquils disaient : «Pourra-t-il nous donner du pain, et nous préparer une nourriture dans le désert?» Cest ce quil exécute ici véritablement, il les avait insensiblement attirés dans ce désert, afin que ce miracle parût pins surprenant et moins suspect, et que personne ne pût dire quon avait eu secrètement cette nourriture de quelque ville voisine. Cest dans ce dessein que lÉvangile marque non-seulement le lieu où il était alors; mais encore lheure où ce miracle se fit. Nous apprenons encore ici quelle était la fermeté des apôtres, dans les grandes extrémités Où ils se trouvaient, et combien ils étaient éloignés du luxe et de toutes les délices. Au nombre de douze, ils navaient que cinq pains et deux poissons. Tant ils négligeaient ce qui ne regardait que le corps pour ne sattacher quaux choses spirituelles ! Ils navaient pas même la moindre attache à ce peu quils avaient, et ils le donnent de bon coeur aussitôt quon le leur demande. Ceci nous apprend, mes frères, que quand nous naurions que fort peu de bien, nous ne devrions pas laisser de le donner à ceux qui en ont besoin. Car lorsque Jésus Christ leur commande dapporter ces cinq pains, ils ne lui répondent point : Seigneur, quand nous les aurons donnés, doù aurons-nous de quoi nous nourrir, surtout lorsque nous sommes si pauvres? Ils ne murmurent point de la sorte, et donnent promptement tout ce quils ont. Mais de plus il me semble que Jésus Christ aime mieux multiplier ce peu de pains quils avaient que den produire dautres du néant, pour porter davantage ses apôtres à la foi. Car ils étaient encore très-faibles. Cest encore pour cette raison quil lève les yeux au ciel avant de faire ce miracle dun genre nouveau pour eux et dont ils navaient encore vu aucun exemple. «Purs rompant les pains, il les donna à ses disciples, et les disciples au peuple (19).»ayant pris et rompu ces pains il les distribua au peuple par les mains de ses apôtres, non-seulement pour les honorer, par ce ministère, mais encore pour les convaincre de la vérité du miracle, et pour les empêcher, ou den douter lorsquil se faisait, ou de loublier ensuite, parce que leurs propres mains leur en devaient rendre témoignage. Cest pour ce sujet aussi quil attend que le peuple se sente pressé de la faim, et que ses apôtres sapprochent de lui et linterrogent. Il veut que ce soit eux qui commandent au peuple de sasseoir sur lherbe, et quils distribuent (383) les pains de leurs propres mains, afin quil y eût plus de marques sensibles de ce quil allait faire, et plus de témoins de ce miracle. Car si après tant de preuves quils en avaient, ils nont pas laissé de loublier, quauraient-ils fait; sil ne se fût conduit avec tant de précaution et de prudence? 3. Il commande à tout le monde de sasseoir sur lherbe, pour inspirer à ce peuple un mépris de toutes les choses de la terre. Car il voulait aussi bien instruire lâme que nourrir le corps. Cest pourquoi le lieu même où il fait ce miracle, le nombre certain des pains et des poissons, et cette distribution égale qui se fait à tous, sans préférer les uns aux autres, toutes ces choses, dis-je, sont pleines dinstruction : elles nous apprennent comment nous devons conserver lhumilité, la tempérance et la charité; que nous devons avoir une bienveillance égale et uniforme envers tous, et que tout doit être commun entre les serviteurs dun même Dieu. «Ils en mangèrent tous et furent rassasiés, et on emporta douze paniers pleins des morceaux qui étaient restés (20).» Jésus Christ ayant béni et rompu ces pains les donna à ses disciples, et les apôtres au peuple, et ces pains se multipliaient entre les mains des apôtres. Il ne borna pas la multiplication au besoin du peuple, il la fit surabonder, puisquil resta non-seulement des pains entiers, mais encore des morceaux, afin que ceux qui nétaient pas présents alors connussent par ces restes la vérité de ce qui sétait passé. Il attend que le peuple ait faim, afin quon ne prenne point cette action pour une illusion et un songe. li veut encore quil en reste douze corbeilles afin que Judas même porte la sienne. Le Sauveur aurait pu, sil leût voulu, éteindre invisiblement la faim ; mais ses apôtres neussent rien vu de ce miracle caché, outre que cela sétait déjà fait dans la personne dElie et neût pas été si surprenant; au lieu que les Juifs furent tellement épouvantés de ce miracle, quils voulurent sur-le-champ faire Jésus Christ leur roi, ce quils navaient encore fait pour aucun autre de ses prodiges. «Or ceux qui mangèrent de ces pains étaient au nombre denviron cinq mille hommes, sans compter les femmes et les petits enfants(21).» Mais qui pourrait ici, mes frères, relever par ces paroles la grandeur de ce miracle? Qui pourrait expliquer comment ces pains se multipliaient, comment ils sortaient des mains de Jésus Christ comme dune source féconde qui coulait ensuite clans tout ce désert et qui suffisait pour nourrir tant de personnes? Car lÉvangile marque expressément quil y avait jusquà «cinq mille hommes sans les femmes et les enfants.» Cest encore quelque chose qui fait léloge de ce peuple, que les femmes témoignent autant dardeur que les hommes pour suivre Jésus Christ. Mais que dirons-nous aussi de «ces restes?» Cest un second miracle qui nest pas moindre que le premier? Pourquoi le nombre des corbeilles qui en reste est-il si juste, quil égale celui des apôtres? Pourquoi ny en a-t-il pas pus ou moins de douze? Lorsquil fait ramasser ces restes, il ne les donne point au peuple, mais il donne ordre à ses disciples de les emporter, parce que le peuple était plus faible et plus imparfait que ses disciples. «Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter sur une barque, et de passer à lautre bord avant lui en attendant quil renvoyât le peuple (22).» Si ce miracle leur semblait une illusion lorsque Jésus Christ était présent avec eux, et sils doutaient de la vérité de ce quils voyaient, ils devaient se désabuser au moins lorsquil était absent. Cest pourquoi, pour leur permettre de soumettre à un examen attentif ce qui venait de se passer, il leur fait prendre ces restes, preuves palpables du prodige, et les fait partir sans lui. On voit quailleurs, lorsquil est près de faire ses plus grands miracles, il fait retirer le peuple, et souvent même ses disciples, pour nous apprendre à ne chercher jamais la gloire des hommes, et à ne les point attirer à notre suite. Ce mot de lÉvangile, «il obligea,»marque le grand amour que les disciples avaient pour Jésus Christ, et combien ils aimaient sa présence. Il les renvoie donc sans lui, sous prétexte de demeurer pour congédier le peuple; mais en effet, pour se retirer seul sur la montagne. Il agissait de la sorte pour nous donner une instruction très-importante en nous apprenant à ne converser pas continuellement avec le monde, et à ne pas nous en éloigner non plus toujours, mais à faire lun et lautre utilement, modifiant notre conduite suivant le besoin du moment. Apprenons donc, mes frères, à suivre le Fils de Dieu, et à nous attacher à lui, mais non à cause de ses faveurs sensibles, pour ne pas (384) tomber dans ce reproche honteux quil fit aux Juifs: «En vérité, en vérité, je vous le dis, vous «me cherchez, non parce que vous avez vu ces miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et que vous avez été rassasiés.» (Jn 6,26) Cest pour cette raison quil a évité de faire souvent ce miracle, et quil sest contenté de le faire seulement deux fois, pour nous apprendre à nêtre point les esclaves de lintempérance, mais à nous élever au-dessus de ces choses basses et terrestres pour nous appliquer entièrement aux spirituelles. Que ce soit là notre occupation, mes frères. Cherchons continuellement ce pain céleste et divin; et lorsque nous laurons reçu, bannissons tout autre soin , et tout autre désir de nos âmes. Si ce peuple quitte et oublie sa maison, sa ville, ses proches, et toutes ses affaires; sil va dans le fond des déserts, sans que la faim et la nécessité len puisse chasser; combien plus le devons-nous faire, lorsque nous approchons de la sainte table ? combien devons-nous avoir plus de zèle et plus dardeur pour les choses spirituelles, et ne donner à lavenir que les moindres de nos pensées aux affaires dici-bas? Car nous voyons ici le reproche que Jésus- Christ fait aux Juifs, non parce quils le cherchaient à cause des pains quil avait multipliés; mais parce quils ne le recherchaient quà cause de cela, et quils en faisaient leur fin principale. Celui qui a reçu de Dieu de grands dons, et qui les méprise pour sattacher avec passion à dautres qui sont infiniment moindres, et que celui-là même qui les lui donne loblige de négliger, perd par son ingratitude ces grandes grâces quil avait reçues. Que sil recherche au contraire les choses grandes et spirituelles, Dieu lui donnera les autres «comme par surcroît». Car les biens de la terre, quelque grands quils paraissent, sont si petits, si on les compare avec les véritables biens, qui sont ceux de lâme, quils ne tiennent lieu que comme dun accessoire à légard des autres. Ne rabaissons donc point nos affections à des objets qui le méritent si peu. Regardons ces biens avec tant dindifférence, quil nous soit égal ou de les posséder ou de les perdre. Cétait la disposition où se trouvait le bienheureux Job. Il ne sétait pas attaché à ses richesses lorsquil les avait, et il ne saffligea point lorsquelles lui furent ôtées. Vous savez que dans la langue grecque, nous donnons à largent le nom « dusage» cela veut dire que nous ne le devons pas cacher en terre, mais nous en servir selon nos besoins. Comme donc chaque artisan sait le métier qui le fait vivre, que les riches de même apprennent le leur. Le métier des riches ce nest point de bâtir une maison, ou de construire un vaisseau, ou de travailler le bois et lor; mais de bien user des richesses que Dieu leur a données, et de les employer pour nourrir les pauvres. Cest là leur occupation et leur art, qui est sans comparaison le plus élevé de tous les arts. Le lieu où lon apprend cet art divin est le ciel. Les instruments nen sont ni le fer ami le cuivre, mais la bonne volonté. Le maître qui lenseigne est Jésus Christ même, et Dieu son Père : «Soyez miséricordieux,» dit-il, «comme votre Père qui est dans le ciel.» 4. Ce quil y a dadmirable dans cet art, cest que bien quil soit si fort au-dessus de tous les autres, il ne faut ni beaucoup de peine, ni beaucoup de temps pour lapprendre. La seule volonté suffit, et tout dépend de le vouloir. La fin de cet art, cest le ciel et les biens infinis qui y sont, cette gloire ineffable, cette couche nuptiale, ces lampes éclatantes, cette demeure éternelle avec le céleste Époux, et tant dautres choses qui ne peuvent être ni conçues par la pensée, ni représentées par la parole des hommes. Cette considération relève cet art infiniment au-dessus des autres; puisquils ne servent que pour cette vie si malheureuse et si courte, au lieu que celui-là nous mène à une vie éternellement heureuse. Que si cet art duser bien des richesses, et den assister les pauvres, a tant davantage sur les arts les plus nécessaires, comme sur la médecine, sur larchitecture et sur les autres arts utiles pour cette vie, combien en doit-il avoir davantage sur ceux quon ne peut même raisonnablement appeler des arts? Car comment pourrait-on donner ce nom à des occupations entièrement inutiles et si superflues? A quoi peut être bon lart aujourdhui si estimé des cuisiniers et des pâtissiers? Quelle utilité en peut-on retirer, ou plutôt quel mal nen reçoit-on pas, et dans lâme et dans le corps? Ne sont-ce pas eux qui jettent les hommes dans le luxe des festins et dans la bonne chère qui est la source et comme la mère de toutes les maladies du corps et de toutes les passions de lâme? (385) Je ne condamne pas ces arts seulement. Je passe encore à la peinture et à la broderie, et je demande à quoi elles servent. Tous ces autres arts aussi qui ne servent quà de vains embellissements ne méritent point ce nom, puisquils ne sont propres quà nous faire faire des dépenses superflues, au lieu que les véritables arts doivent être ceux qui regardent les nécessités de la vie, et qui y apportent quelque soulagement. Dieu nous a donné la sagesse, pour que nous trouvions les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Mais à quoi sert de peindre des hommes ou des animaux sur du bois ou sur de la toile? Cest pourquoi dans les arts même les plus nécessaires comme des cordonniers, et de ceux qui travaillent aux draps et aux étoffes, il se mêle beaucoup de choses quon en devrait retrancher. On y a passé toutes les bornes de la nécessité, pour les porter à un excès de luxe; on a corrompu linnocence de leur première institution; on a joint un artifice superflu et mauvais, à un art qui de lui-même était bon et nécessaire. Cest encore le désordre quon a introduit dans larchitecture. Car la fin de cet art est de bâtir des maisons et non pas des amphithéâtres, et de bâtir encore dans les maisons ce qui est nécessaire sans y ajouter des ornements superflus. Ainsi lart de la draperie consiste à faire des étoffes dusage et de service, et non à en faire de si fines quelles ressemblent à des toiles daraignées. Lart dun cordonnier consiste de même à faire des souliers qui soient propres à notre usage. Mais lorsquil fait pour les hommes des souliers, comme il en ferait pour des femmes, et quil emploie toute son adresse pour contribuer au luxe et à la mollesse, je ne donne plus à son travail le nom dart, et je le mets au nombre des choses superflues. Je ne doute point quon ne maccuse ici de petitesse desprit. Plusieurs sans doute croiront que je marrête à de trop petites choses. Mais je leur déclare que cela ne mempêchera pas de métendre encore plus sur cette matière; puisque je sais que la cause de tous les maux, cest quon néglige ces péchés parce quon les croit petits. Mais quel péché, me direz-vous, peut être plus léger, si cest même un péché que davoir un soulier bien fait, qui soit propre et bien juste au pied? Voulez-vous donc me permettre de fermer la bouche à ceux qui parlent ainsi, et souffrir que je vous montre quelle est la bassesse dune vanité si honteuse? Mais écoutez-moi sans vous fâcher, ou plutôt je vous déclare que, quand vous vous fâcheriez, je men mettrai peu en peine. Car cest vous-mêmes qui serez cause de ce que je vous serai importun, vous qui mobligerez à descendre dans ce détail, pour vous montrer quel est lexcès de ce désordre, et pour détruire cette fausse persuasion où vous êtes, quil y ait le moindre péché dans ces vanités ridicules. Considérons donc jusquoù va ce mal, et examinons-le avec quelque soin. 5. Nest-ce pas une bassesse dont on devrait rougir, de faire passer avec art des filets de soie sur des souliers, ce quon ne devrait pas faire, même sur des habits? Si vous ne vous rendez pas à ce que je vous dis, écoutez avec quelle force saint Paul condamne cet excès, et reconnaissez-en la grandeur. «Quelle ne paraisse point ornée,» dit-il dune femme, «par la frisure de ses cheveux, par lor, ou les perles, ou les habits précieux.» Qui pourrait donc vous excuser en voyant que, lorsque saint Paul ne permet pas même à une femme mariée dêtre recherchée dans ses habits, vous le soyez dans vos souliers? Ne savez-vous pas combien de malheurs les hommes sexposent pour aller chercher dans les pays éloignés ces ornements superflus? Il faut construire des navires, il faut avoir des hommes pour tirer à la rame ou pour tenir le gouvernail, ou pour hausser et baisser à propos les voiles. Il faut que tous ces hommes renoncent à leur pays, à leurs femmes et à leurs enfants, à leur vie même, quils courent les mers avec mille peines et mille périls, et quils trafiquent dans des terres étrangères et barbares, et tout cela pour avoir de quoi satisfaire votre vanité et vous faire de beaux souliers? Y a-t-il rien de plus honteux que cette bassesse? Nos pères avaient en horreur ces ajustements puérils. Ils shabillaient avec bienséance, et non avec cette mollesse indigne des hommes. Pour moi, je prévois quavec le temps, les jeunes gens daujourdhui porteront sans rougir des souliers et des habits comme les femmes en portent. Ce quil y a encore dinsupportable, cest que les pères qui voient ces excès dans leurs enfants, les souffrent sans en témoigner de ressentiment, et les regardent comme des choses indifférentes. (386) Mais, voulez-vous que je vous dise ce qui me frappe le plus? Cest quon fait ces folles dépenses lorsque tant de pauvres meurent de faim. Vous voyez Jésus Christ au milieu de vous, qui na pas même de pain, qui est nu, qui est chargé de fers; de quelles foudres nêtes-vous point dignes de le négliger ainsi, lorsquil manque de ce qui lui est le plus nécessaire, pour employer largent dont il devrait être nourri, à embellir vos chaussures de quelque manière nouvelle et extravagante? Jésus Christ a défendu autrefois à ses disciples de porter des souliers, et nous autres, bien loin de nous priver de cette commodité comme eux, nous ne pouvons pas même souffrir de nen user quautant que la nécessité et la modestie le demandent. Doit-on rire ou pleurer du dérèglement de ces personnes, dérèglement qui fait voir en même temps la mollesse de leur coeur, la cruauté de leur esprit, la vanité et la légèreté de leur âme? Un homme qui sapplique à ces niaiseries est-il capable de penser à rien dutile et de sérieux? Peut-il avoir soin de son âme, ou se souvenir même quil a une âme? Ne faut-il pas avoir une âme de terre et de boue, pour soccuper à ces bagatelles, et ne faut-il pas avoir un coeur de fer, pour donner à cette cruelle vanité et qui était destiné à nourrir les pauvres? Comment votre esprit pourra-t-il sélever à la piété et à la vertu, si vous loccupez tout entier de ces soins frivoles? Comment celui qui fait sa gloire dêtre bien chaussé, qui veut que, lorsquil marche, on admire léclat de la soie, les fleurs peintes à laiguille, et tout ce que lart a dagréable et de curieux dans ces sortes douvrages, pourra-t-il lever les yeux en haut pour voir le ciel ? Comment admirera-t-il 1es beautés du monde, lui qui nest attentif quà celle de ses souliers ? Dieu a étendu le ciel au-dessus de la terre. Il y a placé le soleil et la fait si beau et si lumineux, afin dattirer vos yeux en haut, et vous voulez au contraire les tenir toujours baissés vers la terre comme les pourceaux, vous dérobant au dessein que Dieu a sur vous, pour favoriser celui du démon? Car cest le démon qui est lauteur de ces vanités. Cest lui qui a inventé ces ajustements honteux, pour vous séduire et pour détourner votre esprit de la vue des véritables beautés. Cest lui qui fait tous ses efforts pour vous faire descendre du ciel en terre, et il y réussit si pleinement que Dieu vous montrant le ciel et le démon un soulier, vous quittez le ciel pour vos souliers. Je nen accuse point la matière, parce que cest louvrage de Dieu, mais lembellissement et le luxe, parce que cest louvrage du démon. On voit un jeune homme marcher les yeux attachés en terre, quoique Dieu lui commande de les élever au ciel, et qui met sa gloire non à bien vivre, mais à être bien chaussé. On le voit dans les rues marcher sur le bout du pied. Il craint comme le feu, ou quun peu de boue, durant lhiver, ou quun peu de poudre durant lété, ne ternisse léclat de ses beaux souliers. Quoi! vous plongez votre âme dans la boue par une passion si basse et vous ne daignez pas la relever, ni la tirer de cette honte, et toute votre crainte cest quun peu de poudre ne gâte votre soulier? Considérez-en la fin et lusage, et vous perdrez cette vaine crainte. Le soulier nest-il pas fait pour aller sans crainte au milieu des boues et pour traverser les chemins les plus mauvais? Si vous appréhendez tarit de marcher, de peur que ces souliers si précieux ne se gâtent, prenez-les donc à votre cou, ou bien attachez-les à votre tête, afin quils ne servent quà vous parer. Vous riez quand je dis cela, mes frères, et moi jai envie de pleurer en vous te disant. Car cette folie me perce le coeur, et cet attachement à des riens marrache des soupirs. Vous en verrez qui, pour éviter que leur soulier ne touche à la boue, se mettent en danger de tomber dedans. 6. Mais il naît encore un très-grand mal de celui-ci; cest que ceux qui sont assujétis à cette vanité , deviennent ensuite passionnés pour largent. Car il faut nécessairement que celui qui est si recherché dans les habits, tombe dans lavarice pour avoir de quoi soutenir ces grandes dépenses. Si un jeune homme a un père ambitieux et disposé à entretenir ce luxe, sa passion est encore doublée par cette facilité quil trouve à la contenter. Que sil a un père avare, il est contraint davoir recours à des moyens plus honteux, pour trouver de quoi fournir à tant de dépenses. Cest ainsi que plusieurs jeunes hommes se sont perdus à la fleur de leur âge, quils sont devenus les flatteurs des personnes riches et quils se sont prostitués à des ministères honteux pour acheter de la perte de leur honneur ce qui devait servir à satisfaire leur luxe. Vous voyez donc, mes frères, par ce que (387) nous venons de dire, que ceux qui sengagent dans ces dépenses si folles, sont non-seulement lâches et efféminés , mais quils sexposent même à de grands désordres et deviennent nécessairement avares. Il est visible aussi quils sont en même temps cruels et vains. Ils sont cruels parce que nétant attentifs quà être parés et magnifiques, ils ne daignent pas seulement regarder un pauvre lorsquils le rencontrent et que, donnant tout leur soin pour que lor et la soie éclatent sur leurs habits, ils se mettent peu en peine quun pauvre soit nu ou quil meure de faim. Et ils sont vains, puisquils cherchent à se faire remarquer par des choses si petites et si basses. Je ne crois pas quun général darmée soit aussi satisfait dans sa vanité, lorsquil a gagné une grande bataille, que le sont ces jeunes gens, lorsquils sont chaussés bien proprement, lorsque leur habit est bien fait et que leurs cheveux sont bien ajustés. Et cependant sil y a quelque gloire en cela, elle est due à la main et à lart des autres. Que sils tirent tant de vanité de ce qui nest point à eux, combien sélèveraient-ils sils étaient louables en quelque chose? Jaurais encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais ce que jai dit peut suffire, et il est temps de finir. Jai été contraint de métendre un peu pour détruire la fausse imagination de ceux qui croient quil ny a rien de mal dans ces vanités. Je ne doute point que plusieurs des jeunes gens qui mentendent ne méprisent ce que je dis. Comme cette passion les enivre, je ne métonne pas quelle ne les empêche de croire à mes paroles. Mais je nai pas cru que cela pût me dispenser de dire ce que jai dit pour combattre cet excès. Et je massure quà lavenir les pères de ces enfants, qui seront sages et raisonnables, les obligeront à être plus modestes et plus réglés. Que personne donc ne dise que cela nest rien, que cela nest quune bagatelle. Car tout se perd effectivement, parce quon néglige ce quon appelle des bagatelles. Si les pères élevaient bien leurs enfants, sils leur faisaient bien comprendre en quoi consiste le véritable honneur, sils leur apprenaient à sélever au-dessus de ces bassesses et à ne croire pas que leur réputation dépende de leur habit, ils les rendraient capables des plus grandes choses, après les avoir accoutumés à mépriser les petites. Car quy a-t-il de plus simple que les premiers éléments des sciences quon fait apprendre aux enfants? Cest néanmoins de là que sortent ensuite les hommes les plus éloquents et les plus grands philosophes. Ceux qui ignorent ces principes et ces premiers rudiments ne pourront jamais acquérir ces sciences plus nobles et plus élevées qui en dépendent. Je ne prétends pas avoir parlé seulement pour les jeunes hommes dans tout ce que jai dit jusquà cette heure. Les femmes et les jeunes filles ny doivent pas prendre moins de part que les jeunes hommes. Ces avis les regardent dautant plus que la modestie a toujours été le plus grand ornement de leur sexe. Prenez donc aussi pour vous, mes chères soeurs, tout ce que jai dit aux autres, afin que je ne sois point obligé de redire les mêmes choses. Il est temps aussi bien de finir et de conclure cette instruction par la prière. Priez donc tous ensemble avec moi, que Dieu fasse la grâce aux jeunes gens qui sont devenus les enfants de lÉglise, de mener une vie bien réglée, et de croître ainsi en âge et en vertu jusquà la vieillesse. Car pour ceux qui demeurent dans leurs débauches, il leur est utile de mourir jeunes. Mais je prie Dieu que ceux qui, dès la jeunesse, auront la sagesse des vieillards vivent longtemps, quils aient des enfants aussi sages queux, qui réjouissent ceux qui leur auront donné la vie sur la terre et Dieu même qui les a créés. Je le conjure encore une fois de vous délivrer non-seuleS ment de cette vanité des habits, qui va jusquà parer à lexcès vos chaussures, mais généralement de toutes les maladies de vos âmes. Car une jeunesse négligée est semblable à un champ quon ne cultive jamais, et qui nest fertile quen ronces et en épines. Adressons-nous donc au saint Esprit, afin quil brûle par ses flammes sacrées toutes ces épines des mauvais désirs. Défrichons cette terre inculte, rendons-la susceptible dune divine semence , faisons voir que les jeunes gens parmi nous sont plus sages que ne sont les vieillards parmi les païens. Cest un grand mi-racle de voir la sagesse et la gravité éclater dans la jeunesse. Celui qui nest sage que quand il est vieux, ne peut attendre une grande récompense dune vertu quil doit presque toute à son âge; mais, ce quon doit admirer, cest de jouir du calme au milieu de la tempête, de ne point brûler parmi les feux et de nêtre point vicieux dans la jeunesse. (388) Pensons à ces vérités, mes frères, et imitons ce bienheureux Joseph qui, dès sa jeunesse, a éclaté en toutes sortes de vertus, afin que nous ayons part à sa couronne, que je vous souhaite par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui, avec le Père et le saint Esprit, est la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen. |