HOMÉLIE 37

«MAIS COMME ILS S‘EN ALLAIENT, JÉSUS COMMENÇA A DIRE AU PEUPLE, EN PARLANT DE JEAN : QU’ÊTES-VOUS ALLÉS VOIR DANS LE DÉSERT? UN ROSEAU AGITÉ DU VENT ? QU’ÊTES-VOUS, DIS-JE, ALLÉS VOIR ? UN HOMME VÊTU AVEC LUXE ET AVEC MOLLESSE? VOUS SAVEZ QUE CEUX QUI S’HABILLENT DE CETTE SORTE SONT DANS LES MAISONS DES ROIS.» (11,7-25)

ANALYSE

1. Jésus Christ défend saint Jean.

2. En quoi saint Jean l’emporte sur les autres prophètes. Que Jésus Christ ne se compare point à saint Jean.

3 et 4. Jésus Christ et saint Jean tendaient au même but par des voies différentes.

5.-7. Combien il est dangereux pour les chrétiens d’assister aux spectacles et aux comédies. Qu’ils doivent éviter les divertissements honteux et criminels, et ne rechercher que ceux qui sont saints et innocents

 

1. Tout ce qui se passa entre Jésus Christ et les disciples de saint Jean fut conduit avec une admirable sagesse, et ils s’en retournèrent persuadés par tons ces miracles qu’ils virent de leurs propres yeux. Il restait encore d’apporter quelque remède aux illusions de ce peuple. En effet, quoique ces disciples n’eussent aucun mauvais soupçon de leur maître en cette rencontre, le peuple pouvait néanmoins avoir des pensées fâcheuses et très-déraisonnables touchant cette ambassade que saint Jean envoyait faire à Jésus Christ. Ces hommes qui ne pénétraient pas les raisons du saint précurseur, pouvaient aisément dire en eux-mêmes : Jean n’a-t-il pas rendu un témoignage très-avantageux à Jésus Christ? d’où vient donc qu’il doute maintenant si c’est lui qui doit venir, ou si on en doit attendre un autre? est-ce qu’il n’est plus uni maintenant à lui comme il était auparavant? est-ce qu’il est devenu plus timide dans sa prison? ou que ces témoignages qu’il avait rendus autrefois n’étaient pas fondés en vérité? Voilà les soupçons qui pouvaient s’élever dans l’esprit de ces hommes. Or admirez, mes frères, comment Jésus Christ soutient leur faiblesse, et de quelle manière il éloigne d’eux toutes ces pensées.

«Lorsque ces disciples s’en allaient, Jésus commença à dire au peuple, en parlant de Jean (7).» Pourquoi attend-il qu’ils s’en soient allés? C’est afin de ne pas paraître flatter saint Jean. Mais en voulant redresser l’égarement de ce peuple, il ne rapporte point publiquement leurs soupçons, et il se contente de répondre à leurs secrètes pensées pour leur apprendre qu’il connaissait le fond de leur coeur. Il ne leur dit point comme aux Juifs: «Pourquoi avez-vous des pensées mauvaises «dans votre coeur?» Car s’ils avaient formé ces soupçons, ce n’était pas néanmoins par malice, mais par ignorance. C’est pourquoi Jésus Christ leur parle fort doucement. Il ne les reprend point, mais il les guérit de leurs doutes. Il justifie devant eux la conduite de saint Jean, et il leur fait voir qu’il n’est point changé, et qu’il est demeuré toujours ferme dans son premier sentiment: que ce n’était point un homme léger et volage, mais ferme et constant, et entièrement incapable de trahir le ministère que Dieu lui avait confié.

Il les dispose même peu à peu à entrer dans ce sentiment. Il ne leur parle pas d’abord comme de lui-même, mais il se sert de leur propre témoignage, et il les fait souvenir qu’ils ont assez fait voir non-seulement par leurs paroles, mais encore par leurs actions qu’ils avaient été toujours persuadés de la fermeté de saint Jean. Car il leur dit: «Qu’êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité du vent (7)?» C’est-à-dire: qui vous a portés à quitter les villes et vos maisons pour aller en foule dans le désert? Etait-ce pour y voir un homme inconstant et léger? Cela serait sans apparence. Vous n’auriez pas-sans doute témoigné un si grand empressement pour si peu de chose. Tant de peuples et tant de villes ne seraient pas venus fondre de tous côtés sur le bord du Jourdain, si vous n’eussiez eu une idée de Jean comme d’un grand homme, comme d’un homme admirable et plus ferme qu’un rocher. «Car vous n’êtes pas allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent.» Le roseau est proprement la figure des esprits légers qui se laissent emporter sans aucune résistance, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, qui disent aujourd’hui une chose et demain tout le contraire. Considérez comme Jésus Christ s’applique particulièrement à lever ce soupçon qu’ils avaient pu avoir de quelque inconstance qui aurait paru dans saint Jean.

«Qu’êtes-vous, dis-je, allés voir? un homme «vêtu avec luxe et avec mollesse? Vous savez «que ceux qui s’habillent de la sorte sont dans «les maisons des rois (8).» Il semble qu’il leur dise par ces paroles: Il est certain que Jean ne vous a pas paru de lui-même léger et inconstant, puisque cette ardeur avec laquelle vous l’avez été trouver en foule prouve le contraire. Vous ne pouvez pas dire non plus qu’étant ferme par lui-même, il s’est laissé amollir et relâcher par les délices de la vie.

Car les hommes sont d’ordinaire ce qu’ils sont, ou parce qu’ils sont nés tels, ou parce qu’ils le sont devenus ensuite. Il y a des personnes qui sont colères naturellement. Il y en a d’autres qui, tombés dans une longue maladie-sont devenus colères par l’impatience que leur a causé leur mal. Il y en a de même qui sont légers et inconstants de leur nature, et il y en a d’autres qui le sont devenus en vivant dans le luxe et dans les délices. Mais Jean, leur dit Jésus Christ, n’est ni léger par lui-même, puisque «vous n’êtes point allés dans le désert pour y voir un roseau agité du vent;» et il n’a point depuis cessé d’être ferme, en s’abandonnant au plaisir et au luxe, puisque son vêtement, son désert et sa prison prouvent le contraire. S’il avait aimé les délices, il n’aurait point choisi un désert pour sa demeure. Il aurait bien pu aussi éviter la prison, et demeurer dans les maisons des princes. Il n’avait qu’à se taire pour cela, et il eût joui en paix d’un très. grand bon fleur. Car si Hérode l’a tant respecté, (302) quoiqu’il le reprît si librement, et s’il l’a révéré dans sa prison même, combien l’aurait-il encore plus honoré s’il eût voulu garder le silence? Qui peut donc raisonnablement soupçonner de légèreté un homme qui témoigne tant de constance dans ses actions?

2. Après avoir ainsi relevé saint Jean par le lieu où il demeurait, par le vêtement dont il usait, et par ce concours de peuple qui affluait vers lui de toutes parts, il ajoute une chose qui lui est encore plus avantageuse. « Qu’êtes-vous donc allés voir? un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète (9). Car c’est de lui qu’il est écrit: j’envoie devant vous mon ange qui vous préparera la voie (10).»

Après avoir rapporté le témoignage que tous les Juifs ont rendu à Jean, il passe à celui que lui ont rendu les prophètes, ou plutôt il rapporte premièrement le témoignage des Juifs qui était très-considérable, puisqu’il lui était rendu par ses propres ennemis. Le second témoignage est celui que rendait à saint Jean la sainteté de sa vie. Le troisième est celui qu’il lui rend lui-même, et le quatrième enfin celui que lui rend le Prophète, fermant ainsi la bouche à tous ceux qui auraient pu avoir des pensées désavantageuses à ce saint. Et pour les empêcher de dire : mais s’il a d’abord été tel, ne peut-il pas s’être relâché dans la suite? il leur montre le contraire par l’habit dont il s’est toujours servi, par la prison où sa générosité l’a fait mettre, et enfin par le témoignage du prophète même.

Ensuite, comme il l’avait appelé le plus grand des prophètes, il montre en quoi il est le plus grand. En quoi est-il plus grand que les autres? Parce qu’il était le plus proche du Messie que les prophètes avaient annoncé «J’envoie,» dit-il, «mon ange devant vous,» c’est-à-dire proche de vous. Comme ceux qui sont les plus proches de la personne du roi sont les plus honorables; ainsi saint Jean, comme le plus grand de tous, marche immédiatement devant le Sauveur. Mais remarquez que ce témoignage si avantageux ne le satisfait pas encore, il va plus loin et ajoute cet oracle de sa propre bouche.

«Je vous dis en vérité qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste (11),» c’est-à-dire que jamais femme n’a eu de fils plus grand ni plus saint que saint Jean. Quoique cet oracle suffise tout seul, néanmoins si vous en voulez mieux voir la vérité, souvenez-vous de la vie de Jean, quelle était sa nourriture, quelle était sa demeure, et combien son esprit était élevé en Dieu. Il vivait sur la terre comme s’il eût été déjà dans le ciel. Il s’était mis au-dessus de toutes les nécessités de la nature. Sa vie était toute nouvelle et inouïe jusqu’alors; il était toujours occupé à la contemplation et à la prière. Il ne parlait jamais à personne, et il ne s’entretenait qu’avec Dieu seul. Il ne voulait voir aucun homme, ni ne se laissa voir à aucun. Il ne fut point nourri de lait. Il ne se servit ni de lit, ni de maison, ni de tous les secours qu’on va chercher dans les villes, et qui sont les plus nécessaires à la vie des hommes. Et quoique sa vie fût si dure, il était doux néanmoins, et il avait allié en lui la douceur avec la fermeté et le courage. Sa douceur paraît dans la manière dont il supporte les défauts de ses disciples, sa fermeté dans les exhortations qu’il fait aux Juifs, et son courage dans la liberté avec laquelle il reprend Hérode. C’est pourquoi Jésus Christ dit : «Entre tous ceux qui sont nés des «femmes, il ne s’en est point élevé de plus «grand que Jean-Baptiste.»

Mais pour empêcher encore que ces louanges ne fissent un mauvais effet dans l’esprit des Juifs, qui estimaient plus saint Jean que Jésus Christ, considérez avec quelle sagesse il remédie à ce mal. Comme, en effet, ce que saint Jean avait fait dire à ses disciples troublait le commun des Juifs en leur faisant croire qu’il y avait quelque légèreté dans sa conduite, ce que Jésus Christ aussi avait dit à l’avantage de saint Jean pour le justifier de ce reproche pouvait beaucoup nuire à ses disciples en leur donnant lieu de préférer leur maître à Jésus Christ même. C’est donc ce qu’il veut prévenir par ces paroles: «Mais, dans le royaume des cieux, le plus petit est plus grand que lui (11).» Jésus Christ s’appelle plus petit que Jean, parce qu’il était un peu moins âgé, ou parce qu’il était plus petit que saint Jean dans l’esprit du peuple qui disait de Jésus: «Voici un homme de bonne chère, et «qui aime à boire : n’est-ce pas là le fils de cet « artisan?» et qui partout parlait de lui avec mépris. – Quoi donc! me direz-vous, Jésus Christ se compare avec saint Jean et nous marque qu’il était plus grand que lui? Dieu nous garde de cette pensée! Quand saint Jean (303) dit lui-même de Jésus Christ: «Il est plus fort «que moi,» ce n’est point en se comparant à Jésus Christ qu’il parle de la sorte. Que saint Paul parlant de Moïse dise que Jésus Christ «mérite plus de gloire que lui (Héb 3,3),»ce n’est point en faisant aucune comparaison entre eux deux. Et lorsque Jésus Christ dit de lui-même : « Celui qui est ici est plus grand que Salomon (Mt 12,42),» il ne se compare nullement avec ce roi.

Que si nous accordions que ces paroles renferment une comparaison, il faudrait dire que le Fils de Dieu n’en avait usé que pour s’accommoder à la faiblesse de ce peuple, parce que les Juifs avaient conçu une estime extraordinaire de saint Jean, qui s’était encore beaucoup augmentée depuis sa prison, parce qu’ils voyaient que la générosité avec laquelle il avait repris le roi lui avait fait perdre sa liberté. Et ainsi c’était relever Jésus Christ à leur égard que de l’égaler à saint Jean. Nous voyons que l’Écriture se sert de cette même conduite, et qu’elle compare des choses qui n’ont aucune proportion entre elles pour condescendre à la faiblesse des hommes, et pour les tirer de leurs erreurs, comme lorsqu’elle dit: « Entre tous les dieux il n’en est point qui «vous ressemble, Seigneur. Il n’y a point de Dieu qui soit semblable à notre Dieu.» (Ps 85,7)

Quelques-uns disent que ces paroles de Jésus Christ en parlant de Jean : «Celui qui est le plus petit dans le royaume de Dieu, est plus grand que lui (Ex 8,8),» se doivent entendre des apôtres; d’autres les appliquent aux anges : mais cette explication ne peut subsister. Lorsqu’on s’écarte une fois du point de la vérité, on tombe aisément dans beaucoup d’erreurs. Car quelle liaison auront ces paroles avec celles qui les précèdent, si on les entend des apôtres ou des anges? D’ailleurs s’il voulait parler de ses apôtres, pourquoi ne les aurait-il pas nommés? Que s’il ne se nomme pas lui-même, bien que ce soit de lui-même qu’il parle, cela s’explique, parce que le peuple était prévenu contre lui, et parce qu’il ne voulait pas parler à son avantage, ce que nous voyons qu’il a toujours évité avec grand soin. Qu’est-ce à dire dans le royaume des cieux? c’est-à-dire, dans les choses spirituelles, et qui regardent le ciel. Mais Jésus Christ fait voir encore qu’il ne fait point comparaison de lui avec saint Jean, lorsqu’il dit : «Qu’entre tous ceux qui sont nés des femmes, il ne s’est point élevé de plus grand prophète que Jean-Baptiste. Car s’il est né d’une femme, il n’en est pas né comme saint Jean. Il n’était pas un simple homme, il n’était pas né comme les hommes naissent d’ordinaire, mais d’une manière tout extraordinaire et tout ineffable.

3. «Et depuis le temps de Jean-Baptiste jusqu’à présent le royaume des cieux se prend «par violence, et ce sont les violents qui l’emportent (12).» Quel rapport y a-t-il de ces dernières paroles avec celles qui les précèdent? Il y en a un grand et profond. Jésus Christ porte ici ce peuple à croire en lui, et il confirme ce qu’il avait dit auparavant de saint Jean.. Car si toutes choses ont été accomplies jusqu’à saint Jean, c’est donc moi, dit-il, qui devais venir selon ce qui avait été prédit. «Car jusqu’à Jean tous les prophètes aussi bien «que la loi ont prophétisé et annoncé des «choses futures (13).» Les prophètes n’auraient donc point cessé. si je n’étais venu au monde. N’attendez donc plus personne, et n’en cherchez plus d’autre que moi. Il est clair que c’est moi qui devais venir, puisque tous les prophètes ont cessé dès que je suis venu, et que tous les jours le monde se hâte de croire en moi. La foi que l’on a en moi est déjà si claire et si connue, que plusieurs la prennent et la ravissent comme par violence. Qui sont, dites-vous, ces personnes qui l’ont prise par violence ? tous ceux qui se sont approchés de Jésus Christ avec ardeur. Il ajoute ensuite une autre marque, lorsqu’il dit:

«Si vous voulez le recevoir, c’est lui-même qui est cet Elie qui doit venir (14).» Il est dit dans l’Écriture: «Je vous enverrai Elie pour réunir les coeurs des pères avec leurs enfants.» (Mal 4,5) «C’est là,» dit-il, «cet Elie si vous voulez le recevoir. Car j’enverrai mon ange devant votre face.» (Ibid. 3) Il dit fort bien: «si vous le voulez recevoir,» pour montrer qu’il ne contraint et ne violente personne. Et il parlait de la sorte afin qu’on l’écoutât favorablement, et qu’on reconnût qu’en effet Elie était Jean, et que Jean était Elie. Ils ont eu tous deux le même ministère, et l’un et l’autre ont été véritablement précurseurs. C’est pourquoi Jésus Christ ne dit pas généralement : C’est là Elie, mais: «Si vous le voulez recevoir, c’est Elie,» c’est-à-dire, si vous voulez comprendre ce que je dis, et (304) examiner avec soin et sans contention les actions de l’un et de l’autre. Et ne se contentant pas encore de cela, pour montrer quelle prudence il fallait pour entendre ces paroles, il ajoute:

«Que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre (45).» Il leur disait tant de choses si obscures et si confuses pour les exciter à lui faire des questions, que s’ils ne sortaient pas encore de leur assoupissement, ils en seraient bien moins sortis s’il leur eût dit des choses claires et manifestes. Car on ne peut pas dire que les Juifs n’avaient pas la hardiesse d’interroger Jésus Christ, parce qu’il était trop diffIcile d’approcher de lui. Comment ces Juifs qui lui faisaient des questions sur les moindres sujets, qui le tentaient en tant de manières, qui après avoir été tant de fois confondus par les réponses de Jésus Christ, ne se rebutaient jamais comment, dis-je, ces hommes ne l’eussent-ils pas interrogé, questionné, quand il s’agissait d’un sujet si important, s’ils avaient eu quelque désir de s’instruire ? Après lui avoir fait si à contre-temps des questions sur la loi, et lui avoir demandé quel en était le premier commandement, sans qu’ils eussent aucun besoin de l’apprendre de lui, comment, s’ils avaient eu l’amour de la vérité, ne l’eussent-ils pas prié d’expliquer une réponse obscure qu’il semblait être obligé d’éclaircir, et qu’il ne leur faisait même que pour les exciter à en demander l’éclaircissement? Car en disant: « Les violents l’emportent,» et ajoutant aussitôt, «que celui-là l’entende qui a des oreilles pour entendre,» il est clair qu’il les invitait en quelque sorte à lui demander l’intelligence de ces paroles.

« Mais à qui dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Il est semblable à ces enfants qui sont assis dans la place, et qui crient à leurs compagnons, et leur disent (16): Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil (17).» Quoique ce passage paraisse encore détaché de ce qui précède, il y est néanmoins fort bien lié, c’est toujours sur le même sujet que parle Jésus Christ : il veut montrer que, malgré toutes les apparences contraires, il existait entre lui et Jean un parfait accord; c’est ce qui a déjà été indiqué à propos de l’ambassade. Il fait donc voir aux Juifs que de tous les moyens qui pouvaient procurer leur salut, il n’en a omis aucun. C’est la répétition de ce que disait le Prophète: Que puis-je faire à cette vigne que je ne lui aie déjà fait? — «A qui,» dit en effet le Sauveur, dirai-je que ce peuple-ci est semblable? Sinon à ces enfants qui sont assis dans la place et qui crient à leurs compagnons: Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé : nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil.» (Is 5,4) «Car Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: Il est possédé du démon (18). Le Fils de l’homme est venu mangeant et buvant, et ils disent: C’est un homme de bonne chère, et qui aime à boire; c’est un ami des publicains et des gens de mauvaise vie (19).» Il semble que Jésus Christ veuille leur dire par ces paroles: Nous sommes venus Jean et moi par deux voies toutes contraires: nous avons imité les chasseurs qui poursuivant une bête fort difficile à prendre, lui tendent des filets en divers endroits, afin que s’ils la manquent d’un côté ils la prennent de l’autre. Comme tout le monde d’ordinaire admire ceux qui jeûnent beaucoup, et qui mènent une vie dure et austère, Dieu par une mesure pleine de sagesse, fait que Jean dès le berceau s’accoutume à cette vie, afin que le peuple surpris de cette austérité, l’écoute avec respect, et ajoute foi à ses paroles.

Pourquoi donc, me dira quelqu’un, Jésus Christ n’a-t-il pas suivi la même voie? je réponds qu’il l’a suivie, comme on le voit assez par les quarante jours de son jeûne, et par le reste de sa vie, puisqu’allant prêcher de village en village, il n’avait pas même un lieu pour reposer sa tête. Mais il a trouvé encore un autre moyen de tirer avantage de ce genre de vie, qui avait paru dans saint Jean, avec tant d’éclat. Car il s’est acquis une aussi grande estime dans l’esprit des Juifs par le témoignage que lui a rendu saint Jean si célèbre par l’autorité de sa vie, que s’il eût été -lui-même aussi austère que son précurseur.

D’ailleurs saint Jean n’a été recommandable que par l’éminence de sa vertu. Car «Jean n’a fait aucun miracle (Jn 10,20),» comme il est marqué dans l’évangile : au lieu que Jésus Christ n joint encore à sa vertu le témoignage de ses miracles. C’est pourquoi Jésus Christ. laissant à saint Jean la gloire qu’il s’était (305) acquise par ses jeûnes, a voulu marcher par une autre voie. Il s’est trouvé, pendant le temps de sa prédication; à la table des publicains et des pécheurs, et il a bien voulu boire et manger avec eux.

4. Après cela voici ce que nous avons à dire aux Juifs. Aimez-vous l’austérité? Louez-vous le jeûne? Pourquoi donc n’avez-vous pas cru saint Jean, lorsqu’il a voulu vous persuader que Jésus Christ était le Messie? Que s’ils répondent au contraire que le jeûne est une chose rude et pénible, nous leur dirons: pourquoi donc n’avez-vous pas cru en Jésus Christ, qui n’a pas jeûné comme saint Jean, et qui amené une vie commune? Ainsi qu’ils approuvassent l’une ou l’autre de ces conduites différentes, Dieu leur avait ouvert un chemin pour gagner le ciel. Mais au lieu de se servir de ce double moyen qu’ils avaient de se sauver, ils se sont jetés comme des bêtes furieuses et sur saint Jean, et sur Jésus Christ même.

Il n’y a donc pas de faute à imputer à ceux qui n’ont pas été crus, tout le crime retombe sur ceux qui n’ont pas voulu croire. Car il n’y a point d’homme raisonnable qui loue et qui blâme en même temps des choses toutes contraires. Par exemple celui qui aime les personnes gaies et de bonne humeur, n’aime point celles qui sont d’un naturel triste et sauvage. Et celui qui aime ces derniers, n’aura point d’inclination pour les premiers. Car nous ne pouvons avoir la même affection pour deux choses toutes contraires.

C’est pourquoi Jésus Christ fait parler ces enfants ainsi: «Nous avons joué de la flûte pour vous réjouir, et vous n’avez point dansé ;» c’est-à-dire: j’ai voulu vous attirer à moi, en menant une vie commune et ordinaire, et vous ne m’avez pas écouté : «Nous avons chanté des airs lugubres pour vous exciter à pleurer, et vous n’avez point témoigné de deuil.» C’est-à-dire, Jean est venu à vous, menant une vie dure et austère, et vous ne l’avez pas cru. Nous n’avions l’un et l’autre qu’un même but et qu’une même pensée, et quoique nous ayons suivi une conduite toute différente, cette contrariété apparente n’a pas empêché que nous n’ayons eu la même fin dans nos actions. C’était au contraire votre parfaite union qui produisait ces deux conduites si opposées. Après cela, quelle excuse vous reste-t-il? C’est pourquoi il ajoute : « Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants (19)»

C’est-à-dire : Quoique vous n’ayez pas voulu me croire, vous n’aurez pas néanmoins sujet de vous plaindre de moi. David dit la même chose du Père: «Afin que vous paraissiez juste dans vos paroles.» (Ps. L, 6) Car encore que Dieu prévoie que tout le soin qu’il prend de nous par sa providence et par sa bonté doive être inutile, il ne laisse pas de faire de sa part tout ce qu’il doit faire, pour confondre les âmes ingrates, et pour ne leur laisser pas la moindre ombre dont ils puissent couvrir leur opiniâtreté et leur impudence.

Que si ces comparaisons de «flûtes» et de « danses» dont Jésus Christ se sert ici pour expliquer de si grandes choses, paraissaient basses, ne vous en étonnez pas, puisqu’il en usait par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs. C’est ainsi qu’Ezéchiel (Ez 4,6) se proportionne aux Juifs dans des exemples qui. paraissent bas et disproportionnés à la majesté de Dieu. Car rien n’est plus digne de la bonté et de la grandeur de Dieu, que de s’abaisser ainsi pour gagner les hommes.

Mais considérez , je vous prie ici , dans quelles contradictions s’engagent les Juifs. Ils disent de saint Jean qu’il était possédé du démon. Ils disent encore la même chose de Jésus Christ qui avait suivi une conduite toute différente. Ainsi ils se combattent dans leurs pensées, et ils ne sont pas d’accord avec eux-mêmes. Saint Luc ajoute ensuite une circonstance qui aggrave beaucoup le crime des Juifs, lorsqu’il dit : «Que les publicains ont justifié Dieu en recevant le baptême de Jean. Jésus Christ donc ayant fait voir que la sagesse était justifiée par ses enfants, et que Dieu avait fait tout ce qu’il devait de sa part, commence ensuite à faire des reproches aux villes où il avait prêché. N’ayant pu rien gagner sur ces peuples par ses raisons, il déploie leur malheur, ce qui n souvent plus de force que les menaces. Après que sa doctrine et ses miracles leur ont été inutiles, il ne reste plus qu’à leur reprocher leur incrédulité opiniâtre.

« Alors Jésus commença à faire des reproches aux villes dans lesquelles il avait fait plusieurs miracles, de ce qu’elles n’avaient point fait pénitence (20). Malheur à vous Corozaïn ! malheur à vous Bethsaïde (21)!» Pour montrer que ces peuples n’étaient pas tombés dans ce malheur par une nécessité naturelle et inévitable, mais par leur seule malice, il marque entre ces villes celle d’où il avait (306) tiré cinq de ses disciples, puisque Philippe et les quatre autres, qui ont tenu le premier rang entre les apôtres, étaient tous de Bethsaïde. « Parce que si les miracles qui ont été faits chez vous, avaient été faite dans Tyr et dans Sidon, il y a déjà longtemps qu’elles auraient «fait pénitence dans le sac et dans la cendre (21). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon seront irritées moins rigoureusement que vous (22).

«Et vous Capharnaüm, qui avez été élevée jusqu’au ciel, vous serez abaissée jusqu’au fond des enfers; parce que si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Sodome, elle se serait conservée jusqu’aujourd’hui (23). C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24).» Ce n’est pas sans sujet que Jésus Christ parle ici de Sodome. Il veut par cette comparaison augmenter le crime de ces villes. Car il n’y avait point de plus grande preuve à donner de leur malice, que de les montrer pires que les cités les plus corrompues, non-seulement qui étaient alors sur la terre, mais qui y eussent jamais été. Il condamne encore ailleurs les Juifs en rapportant l’exemple des Ninivites et de la reine de Saba. Mais au lieu qu’en cet autre endroit il les compare avec un peuple dont la conduite avait été très-louable, il les compare ici avec les plus corrompus des hommes, moyen beaucoup plus énergique d’exprimer la même pensée. Ezéchiel connaissait et pratiquait aussi ce mode de réprobation, lorsqu’il disait, s’adressant à Jérusalem : « Vous avez justifié vos soeurs criminelles par la grandeur de vos crimes (Ez 16,2);» et on voit partout que Jésus Christ se sert des mêmes expressions dont Dieu s’est servi dans la loi ancienne. Il ajoute ensuite : «C’est pourquoi je vous déclare qu’au jour du jugement Sodome sera traitée moins rigoureusement que vous (24).» Il augmente encore ici la frayeur qu’il leur avait inspirée auparavant, en disant qu’ils seront punis plus rigoureusement que ceux de Sodome et de Tyr. Ainsi il te sert d’un double moyen pour les toucher, en déplorant d’une part leur malheur extrême, et en leur représentant de l’autre la grandeur du supplice dont Dieu les menace.

5. Écoutons ceci, mes frères, Jésus Christ ne menace pas seulement les incrédules de les traiter avec plus de sévérité que Sodome et que Gomorrhe. Il nous fait aussi la même menace, si nous ne recevons les hôtes qui viennent chez nous, lorsqu’il leur commande de «secouer contre nous la poussière de leurs pieds.» Et c’est avec grande raison qu’il nous châtiera ainsi. Car si les désordres de Sodome furent effroyables, il faut néanmoins observer qu’ils eurent lieu avant la loi de grâce. Mais à quels supplices nous exposons-nous, si après que Dieu a fait de si grandes choses pour nous sauver, nous sommes encore si éloignés d’exercer l’hospitalité, si nous n’ouvrons point nos maisons aux hôtes, si nous fermons même l’oreille pour ne point entendre leurs prières et leurs cris.

Mais pourquoi me plaindre de ce que vous n’écoutez pas les pauvres lorsqu’ils vous prient, puisque vous ne voulez pas écouter les apôtres même lorsqu’ils vous parlent, et que c’est pour cela même que vous n’écoutez point les pauvres? Saint Paul vous parle dans ses épîtres, lorsqu’on le lit ici devant tout le monde. Saint Jean vous prêche dans son Évangile, et vous ne daignez écouter ni l’un ni l’autre. Et après cela nous étonnerons-nous que vous soyez sourds aux cris des pauvres, puisque vous l’êtes à la voix des apôtres mêmes? Afin donc que nos maisons soient toujours ouvertes aux pauvres, et l’oreille de nos coeurs aux instructions des apôtres, purifions-les de tout ce qui les souille et qui les rend sourds. Car de même que l’oreille du corps, si elle est remplie de terre et de boue, ne peut pins entendre, ainsi l’oreille de notre coeur devient sourde, lorsqu’elle est remplie de chansons impudiques, des fables et des vains discours du monde; des inquiétudes que causent les dettes, et du soin d’amasser de l’argent par des usures. Toutes ces choses ne bouchent pas seulement les oreilles du coeur, mais elles les souillent plus que ne pourraient faire les choses les plus immondes. C’est le sens de la parole de ce barbare qui menaçait le peuple de Dieu, en lui disant : Vous mangerez vos propres excréments. Voilà l’indignité que vous font endurer ces chanteurs que vous allez entendre au théâtre, non plus seulement en paroles, mais par les effets; ou plutôt, ce qu’ils vous font est encore pire, puisqu’il n’y a pas d’ordures aussi dégoûtantes que leurs chansons lubriques. Et cependant lorsque les comédiens les récitent devant vous, non-seulement vous n’en avez pas de la peine, mais vous en riez, vous vous (307) en divertissez, bien loin d’en avoir de l’aversion et de l’horreur.

Que ne montez-vous donc aussi sur le théâtre, aussi bien que ces bouffons, qui vous font rire? Si ce qu’ils font n’est pas infâme, que n’imitez-vous ce que vous louez? Allez seulement en public avec ces sortes de personnes. Cela me ferait rougir, dites-vous. Pourquoi donc estimez-vous tant ce que vous auriez honte de faire? Les lois des païens rendent les comédiens infâmes; et vous allez en foule, avec toute la ville, pour les regarder sur leur théâtre, comme si c’étaient des ambassadeurs ou des hérauts d’armées, et vous y voulez mener tout le monde avec vous, pour emplir vos oreilles des ordures et des infamies qui sortent de la bouche de ces bouffons. Vous punissez très-sévèrement vos serviteurs lorsqu’ils disent chez vous des paroles peu honnêtes. Vous ne pouvez souffrir rien de sale dans vos enfants, ni dans vos femmes le moindre mot qui choque l’honnêteté; et lorsque les derniers des hommes vous invitent à entendre publiquement ces infamies que vous détestez si fort dans vos maisons, non-seulement vous n’en avez point de peine, mais vous vous en divertissez, et vous louez ceux qui les débitent. N’est-ce pas là le comble de l’extravagance?

Vous me répondrez peut-être que ce n’est pas vous qui dites ces choses si infâmes. Si vous ne les dites pas, vous aimez au moins ceux qui les disent. Mais d’où prouverez-vous que vous ne les dites pas? Si vous n’aimiez point à les dire, vous n’auriez point tant de plaisir à les écouter, ni tant d’ardeur à courir à ces folies.

Quand vous entendez des personnes qui blasphèment, vous ne prenez point de plaisir à ce qu’elles disent. Vous frémissez au contraire, et vous vous bouchez les oreilles pour ne les point entendre. D’où vient cela, sinon parce que vous n’êtes point blasphémateur? Conduisez-vous de même à l’égard de ces paroles infâmes; et si vous voulez que nous croyions que vous n’aimez pas à dire des turpitudes, n’aimez pas non plus à les écouter.

Comment vous pourrez-vous appliquer aux bonnes choses, étant accoutumé à ces sortes de discours? Comment pourrez-vous supporter le travail qui est nécessaire pour s’affermir dans la continence, lorsque vous vous relâchez jusqu’à prendre plaisir à entendre des mots et des vers infâmes, Car si, lors même qu’on est le plus éloigné de ces infamies, on a tant de peine à se conserver dans toute la pureté que Dieu nous demande: comment notre âme pourra-t-elle demeurer chaste, lorsqu’elle se plaira à entendre des choses si dangereuses?

Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter? N’entendez-vous point ce que dit saint Paul : «Réjouissez-vous dans le Seigneur? » (Phi 1) Il ne dit pas, réjouissez-vous dans le démon. Comment écouterez-vous ce saint apôtre, comment serez-vous touché du ressentiment de vos péchés, étant toujours comme ivre et hors de vous, par la vue malheureuse de ces spectacles?

6. Que si vous ne laissez pas néanmoins de venir en ce lieu, je ne m’étonne pas que vous vous acquittiez encore de ces devoirs extérieurs, ou plutôt je m’en étonne. Car vous ne venez ici que froidement et comme par coutume, au lieu que vous courez au théâtre avec une ardeur et une avidité insatiable. On n’en voit que trop les malheureux effets, lors. que vous retournez chez vous. C’est là que chacun de vous remporte toutes ces ordures dont les paroles licencieuses, les vers impudiques et les ris dissolus ont rempli vos âmes. Toutes ces images honteuses demeurent dans votre esprit et dans votre coeur. De là vient que vous n’avez que de l’aversion pour ce que vous devriez aimer, et que vous aimez ce que vous devriez avoir en horreur.

Il y en a parmi vous qui entrent dans le bain, lorsqu’ils reviennent d’un enterrement; et lorsqu’ils reviennent de la comédie, ils ne pleurent point, au lieu qu’ils devraient verser des torrents de larmes. Un corps mort n’a rien d’impur, et ne souille point celui qui en approche. Mais le péché infecte l’âme de telle sorte, et y imprime des taches si horribles que toutes les eaux de la mer ne suffiraient pas pour les effacer. Il n’y a que les larmes et la pénitence qui le puissent faire. Mais comme ces taches sont invisibles, on n’y pense point. Ainsi nous ne craignons pas ce qui serait véritablement à craindre, et nous craignons ce qui n’est rien.

Mais que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles? de ces cris et de ces applaudissements diaboliques? de ces représentations (308) et de ces habits qu’il n’y a que le démon qui ait inventés? On y voit un jeune homme, qui, les cheveux rejetés derrière la tête, prend des airs de femme et s’étudie à paraître une fille dans ses habits, dans son marcher, dans ses regards et dans sa parole. On y voit un vieillard qui, après avoir quitté toute honte avec ses cheveux qu’il a fait couper, se ceint d’une ceinture, s’expose à toute sorte d’insultes, et est prêt à tout dire, à tout faire, et à tout souffrir. On y voit des femmes, qui, la tête nue, paraissent hardiment sur un théâtre devant un peuple; qui ont fait une étude de l’impudence, qui par leurs regards et par leurs paroles répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans l’oreille de tous ceux qui les voient et qui les écoutent, et qui semblent conspirer par tout cet appareil qui les environne à détruire la chasteté, à déshonorer la nature, et à se rendre les organes visibles du démon, dans le dessein qu’il a de perdre les âmes. Enfin tout ce qui se fait dans ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal les paroles, les habits, la démarche, la voix, les chants, les regards des yeux, les mouvements du corps, le son des instruments, les sujets mêmes et les intrigues des comédies, tout y est plein de poison, tout y respire l’impureté.

Comment donc espérez-vous de demeurer chaste après que le diable vous a fait boire de ce calice de l’impudicité; qu’il en a enivré votre âme, et que par ses noires fumées il vous a obscurci la raison? Car c’est là qu’il vous fait voir tout ce que le vice a de plus honteux, la fornication, l’adultère, le déshonneur du mariage, la corruption des femmes, des hommes et des jeunes gens, enfin le règne de l’abomination et de l’infamie. Toutes ces choses devraient donc porter ceux qui les voient, non à rire, mais à pleurer.

Quoi! me direz-vous : voulez-vous que nous fermions le théâtre pour jamais, et que nous renversions tout pour vous obéir? Tout est déjà renversé, mes frères. Car d’où viennent tous ces pièges que l’on tend tous les jours à la chasteté des mariages, sinon de ces représentations honteuses? N’est-ce pas de là que naissent ces adultères, dont tout est plein aujourd’hui ? N’est-ce pas de là que viennent ces maris insupportables à leurs femmes, et ces femmes qui se rendent si justement méprisables à leurs maris ? Il est donc visible que c’est le théâtre qui perd tout, et qu’il détruit l’autorité des rois légitimes pour introduire celle d’un tyran.

Vous me direz peut-être que le théâtre est autorisé par les lois, et qu’ainsi on n’y peut rien trouver de violent et de tyrannique. Mais je vous demande si les tyrans ne sont pas ceux qui s’emparent injustement des villes, qui séparent les femmes d’avec leurs maris, qui violent la loi de la nature, et qui font servir tout à leur passion détestable?

Qui est-ce, me direz-vous, que le théâtre a rendu adultère? Et moi je vous demande au contraIre, qui est celui qu’il n’a point rendu adultère? Si je pouvais ici citer des noms propres, je vous ferais voir combien ces femmes prostituées, qui paraissent sur le théâtre, ont perdu d’hommes ou en les séparant de celles avec qui Dieu les avait unis, ou en leur faisant préférer l’avantage honteux du vice et de l’infamie au lien sacré du mariage. Quoi donc! me direz-vous, renverserons-nous les lois en détruisant le théâtre qu’elles autorisent ? Quand vous aurez détruit le théâtre, vous n’aurez pas renversé les lois, mais le règne de l’iniquité et du vice. Car le théâtre est la peste des villes. C’est de là que naissent toutes les séditions et tous les troubles. Ceux qui sont accoutumés à cette vie de théâtre, qui vendent leur voix pour avoir rie quoi vivre, qui n’ont point d’autre occupation ni d’autre étude que de dire et de faire des folies, sont les plus propres à exciter des séditions, et à causer des troubles parmi le peuple. Tous ces jeunes gens accoutumés à l’oisiveté, et nourris à cette vie de divertissements et de plaisir, sont les premiers à se soulever et deviennent plus cruels que les bêtes les plus farouches.

7. Qui a porté encore les hommes à rechercher les secrets de la magie sinon le théâtre? Afin d’attirer tout un peuple à venir en foule voir leurs folies, pour assurer à leurs représentations et à leurs danses le plus d’acclamations et d’applaudissements qu’ils peuvent pour procurer à d’infâmes prostituées comme une escorte d’honnêtes femmes, ils se sont tellement plongés dans toutes les abominations de la magie, qu’ils n’épargnent pas même les os des morts. N’est-ce pas de là que vient cette profusion de tant d’argent que l’on dépense pour avoir un commerce détestable avec le démon? Que dirai-je des impuretés et de mille autres crimes qui se commettent en (309) ce lieu? Il est donc clair que c’est vous-mêmes qui corrompez les moeurs des hommes, en les attirant à ces divertissements si dangereux.

Irons- nous donc, direz-vous, détruire tout l’amphithéâtre? Plût à Dieu qu’il fût déjà détruit! quoiqu’à notre égard, il le soit il y a longtemps. Néanmoins, je ne vous le commande pas : conservez l’amphithéâtre, mais bannissez-en tous les spectacles et les comédies, et ce vous sera une plus grande gloire que si vous l’aviez détruit.

Imitez au moins les barbares qui se passent bien de tous ces jeux. Quelle excuse nous restera-t-il, si étant chrétiens, c’est-à-dire citoyens des cieux et associés aux anges et aux chérubins, nous ne sommes pas néanmoins si réglés en ce point que le sont les païens et les infidèles?

Que si vous avez tant de passion pour vous divertir, il y a bien d’autres divertissements moins dangereux et plus agréables que ceux-là. Si vous voulez vous relâcher l’esprit, allez dans un jardin, promenez-vous sur le bord d’une rivière ou d’un étang. Allez dans un lieu dont la vue soit belle, écoutez le chant des oiseaux; ou pour vous divertir plus saintement, allez visiter les tombeaux des martyrs. Tous ces plaisirs sont innocents, vous y trouverez la santé du corps et le bien de l’âme; et ils n’ont rien de ces divertissements criminels, où l’on ne trouve qu’une joie fausse et un prompt repentir.

Mais de plus vous avez votre femme, vous avez vos enfants. Qu’y a-t-il de comparable à la satisfaction que vous trouvez en eux? Vous avez votre famille; vous avez vos amis ce sont là les honnêtes divertissements que vous pouvez prendre, et qui soient également utiles et modestes. Car en vérité qu’y a-t-il de plus agréable que les enfants? qu’y a-t-il de plus doux qu’une femme chaste à un mari chaste?

Les barbares ont dit autrefois une parole digne des plus sages d’entre les philosophes. Car entendant parler de ces folies du théâtre et de ces honteux divertissements qu’on y va chercher : «Il semble,» dirent-ils, «que les Romains n’aient ni femmes ni enfants, et qu’ainsi ils aient été contraints de s’aller divertir hors de chez eux;» ils voulaient dire par là qu’il n’y à point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé, que celui qu’il reçoit de sa femme et de ses enfants.

Mais si je vous montre, me direz-vous, des personnes à qui ces jeux et ces comédies n’ont fait aucun mal? N’est-ce point un assez grand mal que d’employer si-inutilement un si long temps, et d’être aux autres un sujet de scandale? Quand vous ne seriez point blessé de ces représentations infâmes, n’est-ce rien que d’y avoir attiré les autres par votre exemple? Comment donc êtes-vous innocent, puisque vous êtes coupable du crime des autres? Tous les désordres que causent parmi le peuple ces hommes corrompus, et ces femmes prostituées; et toute cette troupe diabolique qui monte sur le théâtre, tous ces désordres, dis-je, retombent sur vous. Car s’il n’y avait point de spectateurs, il n’y aurait point de spectacles ni de comédies; et ainsi tant ceux qui les représentent que ceux qui les voient, s’exposent au feu éternel, C’est pourquoi, quand même vous seriez assez chaste pour n’être point blessé par la contagion de ces lieux, ce que je crois impossible, vous ne laisserez pas d’être sévèrement puni de Dieu, comme coupable de la perte de ceux qui vont voir ces folies, et de ceux qui les représentent sur le théâtre. Que s’il est vrai que vous soyez tellement pur, que ces assemblées dangereuses ne vous nuisent point, vous le seriez encore bien davantage, si vous aviez soin de les éviter.

Quittons donc ces vaines excuses, et ne cherchons point des prétextes si déplorables. Le meilleur moyen de nous justifier est de fuir cette fournaise de Babylone, de nous éloigner des attraits de l’Égyptienne, et s’il est nécessaire, de quitter plutôt notre manteau, comme Joseph, pour nous sauver des mains de cette prostituée. C’est ainsi que nous jouirons dans l’esprit, d’une joie céleste et ineffable, qui ne sera point troublée par les remords de -notre conscience; et qu’ayant mené ici-bas une vie chaste, nous serons couronnés dans le ciel, par la grâce et par la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire et l’empire maintenant et toujours et dans tous les siècles des siècles. Amen.