HOMÉLIE 15« JÉSUS VOYANT TOUT CE PEUPLE, MONTA SUR UNE MONTAGNE, ET SETANT ASSIS, SES DISCIPLES SAPPROCHERENT DE LUI. » (5,1-17) ANALYSE 1. Lorateur réfute les Manichéens Ce que le Christ dit à ses disciples, il le dit à tout lunivers. 2. et 3. Quil y a plusieurs sortes dhumilité. De la consolation qui vient de Dieu, sa vertu. 4. 5. et 6. De la justice prise dans le sens général de la vertu. Le Fils est égal au Père. - Vous êtes le sel de la terre. 7. Quelle gloire Jésus Christ ose promettre dans lavenir à ces pêcheurs, inconnus en leur pays durant leur vie. 8. Quune grande perdu ne peut rester cachée. - Égalité du Père avec le Fils. 9. et 10. Que tout cède à la vertu après quelle a cédé à la violence. Comme on doit aimer et assister les pauvres.- Quon doit séparer ceux quon voit se battre dans les rues; et que si on était tué en le faisant on serait martyr.
1. Considérez je vous prie, mes frères, combien Jésus Christ méprisait lhonneur et la vaine gloire. Il ne mène point ces multitudes avec lui dans ses voyages. Lorsquils ont besoin de son assistance dans leurs maux, il va lui-même parcourir leurs villes et leurs provinces. Mais lorsquil les voit venir en foule après lui, il demeure dans un même lieu; et non dans une place publique, mais sur une montagne et dans un désert. Il nous apprend par cet exemple à ne rien faire par vanité, et à nous retirer du bruit et du tumulte du monde, principalement lorsque nous voulons nous appliquer à la contemplation de la Vérité, et nous entretenir des choses saintes et éternelles. « Jésus voyant tout ce peuple, monta sur une montagne, et sétant assis, ses disciples sapprochèrent de lui (l). » Voyez-vous leur progrès dans la vertu? Voyez-vous comme ils sont devenus tout à coup meilleurs? Plusieurs dentre ce peuple désiraient de voir ses miracles, mais pour eux ils souhaitaient de lui entendre dire des vérités grandes et élevées. Cest ce qui excita le Sauveur à leur faire ce long discours. Car il ne guérissait pas seulement les corps, mais encore les âmes et, après les soins donnés à celles-ci, il revenait à ceux-là. Il diversifiait ainsi les grâces Quil répandait sur les hommes, et il mêlait à la prédication de sa parole les guérisons miraculeuses des corps pour fermer la bouche à linsolence des hérétiques et pour montrer, par le soin quil témoignait de lune et lautre de ces deux substances qui composent lhomme, quil était le créateur de lune et de lautre. Cest la raison pour laquelle sa providence partageait si souvent ses grâces tantôt au corps et tantôt à lâme, comme il le témoigne même en cet endroit. « Et ouvrant sa bouche, il les enseignait (2). » Pourquoi lÉvangile marque-t-il cette circonstance, « et ouvrant sa bouche » ? Cest pour nous apprendre que Jésus Christ ninstruisait pas seulement les hommes par ses paroles, mais par son silence. Il les enseignait quelque fois en leur parlant, et il leur parlait aussi quelquefois par la voix de ses uvres, et par lexemple de sa sainte vie. Mais, parce quil est dit que Jésus Christ enseignait ses apôtres, il ne faut pas croire quil ne parlât quà eux seuls. II enseignait en eux généralement tous les hommes. Comme cette foule était composée de gens du peuple, âmes grossières et rampantes, le Sauveur , plaçant devant lui le chur de ses disciples, leur adresse à eux directement ses discours, mais en leur parlant il noublie pas cette multitude qui avait un extrême besoin de sa parole; seulement il fait en sorte que lenseignement de la divine sagesse soit pour elle sans fatigue. Cest ce que saint Luc fait entendre lorsquil dit que Jésus Christ adressa son discours à ses apôtres; et saint Matthieu marque la même chose en disant que « ses disciples sapprochèrent de lui, et quil « les enseignait. » Cétait un meilleur moyen pour exciter leur attention que sil se fût adressé à tous. Mais que leur dit-il dabord, et quels sont les fondements de la nouvelle doctrine? Écoutons attentivement ces divins oracles. Sils ont (111) été dits alors pour ceux qui étaient présents, ils ont été écrits pour tous ceux qui devaient venir dans la suite. Cest pourquoi, bien que Jésus Christ sadresse à ses disciples, il ne détermine pas néanmoins ce quil dit à leurs seules personnes, mais parlant dune manière indéterminée, il propose en général ces béatitudes pour tout le monde. Il ne dit pas: Vous êtes bienheureux si vous êtes pauvres: mais il dit en général : « Bienheureux sont les pauvres! » Quand même Jésus Christ aurait appliqué ces béatitudes à ses disciples en particulier, elles nauraient pas laissé de regarder tous les hommes. Ainsi lorsquil a dit: « Je suis avec vous tous les jours jusquà la consommation du siècle, » il ne la pas dit seulement à ses apôtres, mais il la dit en leurs personnes à toute la terre. De même en leur disant quils seront heureux lorsquils seront persécutés, tourmentés et affligés dune infinité de maux; il ne le dit pas seulement pour !es apôtres, non, cest pour tous ceux qui auront triomphé des mêmes épreuves quil tresse la couronne de gloire. Pour vous montrer encore plus clairement que tout ce que dit ici le Sauveur, vous regarde vous-mêmes, et généralement tous les hommes qui voudront lui obéir, écoutez de quelle manière il commence cet admirable discours. « Bienheureux, dit-il, les pauvres desprit; « parce que le royaume du ciel est à eux (3). » Qui sont ceux quil appelle « pauvres desprit »? Ce sont les humbles et ceux qui ont le coeur contrit. Car par le mot desprit, il entend le coeur et la volonté. Comme il y en a beaucoup qui sont humiliés non par leur volonté, mais seulement par la nécessité de leur état, il ne les comprend point dans cette béatitude, puisque linvolontaire ne saurait être méritoire, et il ne létend que sur ceux qui sabaissent et shumilient volontairement. Cest à ceux-là quil donne le premier rang entre tous ceux quil appelle heureux. Mais pourquoi Jésus Christ ne dit-il pas bienheureux les humbles desprit, mais « bienheureux les pauvres desprit » ? Cest parce que ce mot de pauvres, dit beaucoup (Le mot pauvres ne traduit que très imparfaitement le grec (ptokos) qui signifie étymologiquement (ptoso) craintif, timide, tremblant, et par extension chétif, misérable, pauvre. Cest au sens étymologique que saint Chrysostome sattache ici, de sorte que selon lui lexpression (oi ptoxoi to pneumati) veut dire ceux qui ont lesprit, la conscience timide, tremblante) plus que celui dhumbles. Car il entend ici cette sorte de personnes qui sont tout abattues devant Dieu, et qui écoutent avec frayeur tout ce quil leur dit. Ce sont ces personnes que Dieu regarde favorablement, comme il dit lui-même par le prophète Isaïe : « Sur qui jetterai-je les yeux, sinon sur celui qui est humble et paisible, et qui tremble à la moindre de mes paroles? » (ls 66,2) 2. Lhumilité a plusieurs degrés. Les uns ne sont que médiocrement humbles; les autres le sont parfaitement. David loue cette humilité parfaite, qui ne consiste pas seulement dans un abaissement, mais dans un entier brisement de coeur, lorsquil dit : « Le sacrifice agréable à Dieu, est un esprit abattu daffliction et de repentir, ô Dieu, vous ne mépriserez point un coeur contrit et humilié. »(Ps 50,19) Cest cette humilité que les trois enfants de là fournaise offrirent à Dieu comme un grand sacrifice, lorsquils lui dirent: « Recevez-nous, Seigneur, dans un esprit contrit, et dans un coeur humilié. » (Dan 3,39) Cest à cette humilité que Jésus Christ donne le premier rang dans ses béatitudes, parce que ce déluge de maux qui inonde toute la terre na point dautre source que lorgueil. Le diable nétait pas tel dabord : cest par lorgueil quil est devenu le diable. Saint Paul lassure lorsquil dit dun néophyte: « De peur que sélevant dorgueil il ne tombe dans la même condamnation que le démon. » (1 Tim 3,6) Cest ainsi que le premier homme, pour sêtre laissé enfler par les orgueilleuses espérances que le démon lui avait fait concevoir, tomba dans le précipice, et devint sujet à la mort. En simaginant quil deviendrait Dieu, il perdit létat quil possédait. Dieu même lui reprocha sa folie, et lui dit en lui insultant: « Voilà Adam devenu comme lun de nous. » (Gen 3,22) Cet ange orgueilleux fait tomber depuis tous les ambitieux dans la même impiété, en les abusant de lillusion quils deviendront semblables à Dieu. Comme donc lorgueil était, pour ainsi dire, le mal culminant de lhomme, et la racine et la source de tous les péchés du monde, Jésus Christ, pour le guérir par un remède contraire, établit dabord cette loi dhumilité , comme le fondement inébranlable de lédifice quil veut bâtir. (112) Quand ce fondement sera posé, celui qui bâtit pourra sans crainte élever le reste de lédifice; mais sil vient à manquer, quand lédifice monterait jusquau ciel, il faut nécessairement quil se renverse et quil tombe en ruine. Jeûne, prière, oeuvres de miséricorde, chasteté, réunissez toutes les vertus, si vous exceptez lhumilité, tout vous échappe, tout périt. Le pharisien de 1Évangile est une preuve de ce que je dis. Après sêtre déjà élevé jusquau plus haut degré de la vertu, il tomba et il perdit tout, parce quil navait point en lui cette mère de tous les biens. Car comme lorgueil est la source de toute malice, lhumilité est le principe de toute sagesse. Cest pourquoi Jésus Christ commence par elle ce discours, afin darracher de nos coeurs jusquaux moindres racines de la vanité. Mais doù vient, me direz-vous, quil parle de lhumilité à ses disciples qui étaient dans un état si humble ? Quel sujet avaient-ils de sélever, étant pêcheurs, pauvres, grossiers, et méprisables? Je vous réponds que si Jésus Christ ne disait pas ces paroles pour ses disciples, il les disait pour les autres qui étaient présents, et pour tous ceux qui devaient écouter un jour ses apôtres, afin que personne ne méprisât leur humilité. Mais plutôt, cétait aussi pour ses disciples quil disait ces choses. Car en admettant quils neussent pas besoin alors de cette instruction, elle leur était néanmoins bien nécessaire pour lavenir, lorsquils feraient tant de prodiges et de miracles, quils seraient si honorés de toute la terre, et quils auraient tant de crédit et de confiance auprès de Dieu. Ni les richesses, ni la puissance, ni même la royauté ne seraient en état denfler le coeur autant que .toutes les grâces qui furent dans la suite accordées aux apôtres. Et avant même que de faire des miracles, navaient-ils pas dès lors quelque sujet de sélever en voyant cette multitude de peuple, et ce concours de monde qui venait écouter leur Maître? Ne pouvaient-ils pas ressentir déjà quelque effet de la fragilité humaine? Cest pourquoi Jésus Christ commence dabord par les porter à lhumilité. Il ne prend pas la forme de lexhortation, ni le ton impératif pour introduire sa révélation, il la propose sous forme de béatitude, manière plus attrayante de présenter sa parole et douvrir à tous le stade de la doctrine. Il ne dit pas en particulier: Celui-ci, ou celui-là; mais généralement tous ceux qui feront ce que je dis, seront bienheureux: quand vous seriez misérable, pauvre, esclave, étranger, ignorant, rien ne vous empêchera dêtre heureux si vous êtes humble. Ayant donc commencé par où il convenait surtout de le faire, il passe à une autre béatitude qui semble opposée au sentiment naturel de tous les hommes. Car au lieu que tout le monde appelle heureux ceux qui se divertissent et qui se réjouissent, et malheureux ceux qui sont dans laffliction, dans la pauvreté et dans les larmes, Jésus Christ déclare au contraire que ceux-ci sont heureux et les autres malheureux. « Bienheureux, dit-il, ceux qui pleurent, « parce quils seront consolés (4).» Le monde, au contraire, ne trouve rien de plus malheureux. Aussi avait-il commencé par faire des miracles afin dacquérir lautorité qui lui était nécessaire pour porter ces lois. Il nappelle pas heureux généralement tous ceux qui pleurent, mais ceux qui pleurent pour leurs péchés. Car les larmes que lon répand pour le siècle et la vie présente, non-seulement ne sont pas heureuses, mais elles nous sont même interdites comme dangereuses et mortelles, selon cette parole de saint Paul : « La tristesse de ce monde produit la mort, mais la tristesse qui est selon Dieu produit une pénitence stable pour le salut. » Cest cette sorte de tristesse que Jésus Christ appelle heureuse, et il ne marque pas seulement une tristesse commune, mais une profonde tristesse et qui aille jusquaux pleurs, lorsquil dit: « Heureux, non pas ceux qui sont tristes, mais ceux qui pleurent. » Ce précepte, mes frères, nous mène au comble de la vertu et de la sagesse chrétienne. Car si ceux qui pleurent la mort dun fils, dune femme ou dun de leurs proches, ne sont agités daucune passion durant tout le temps de leur douleur, sils nont alors aucun mouvement ni davarice, ni dimpureté, ni dorgueil, ni denvie, ni de vengeance, ni daucun autre vice semblable, parce quils sont tout entiers livrés à leur tristesse; combien ceux qui pleurent leurs péchés avec un regret sincère se montreront-ils plus dégagés de toutes les passions de lâme? Mais quelle sera leur récompense? dit le Sauveur. « Parce quils sont consolés, » dit le Sauveur. Dites-nous donc où ils recevront cette consolation? Sera-ce en ce monde ou en lautre? Ce sera dans tous les deux. Comme cette obligation de pleurer pouvait paraître dure et (113) fâcheuse, Jésus Christ ladoucit par la promesse qui était la plus propre pour en ôter toute lamertume. Si vous voulez donc être consolé, pleurez. Et ne pensez point que ceci soit une énigme. Quand vous seriez accablé dun déluge dafflictions, si Dieu vous console lui-même, vous vous trouverez au-dessus de tous vos maux. Dieu donne toujours à nos travaux de plus grandes récompenses quils ne méritent. Cette promesse quil fait ici en est une preuve. Quand il appelle heureux ceux qui pleurent, ce bonheur nest point un bonheur proportionné au mérite de celui qui le reçoit, mais à la bonté de Dieu qui le donne. Ces personnes qui pleurent, pleurent leurs péchés, et elles seraient déjà trop bien récompensées de leurs larmes, si elles pouvaient apaiser la colère de Dieu et recevoir de lui le pardon de tous leurs crimes. Mais comme lamour de Dieu envers nous na point de bornes, il ne le termine pas à nous pardonner nos péchés ou à nous délivrer des peines quils méritaient, mais de plus il nous rend heureux et nous comble de ses consolations divines. Jésus Christ ne nous commande pas de pleurer seulement pour nos péchés, mais encore pour ceux de nos frères. Cest la disposition où ont été toutes les âmes saintes, comme Moïse, David et saint Paul. Tous ces hommes ont souvent versé des larmes pour les péchés que les autres avaient commis. « Heureux ceux qui sont doux, parce quils « posséderont la terre (5). » Quelle est cette terre quils posséderont? Ce nest pas, comme disent quelques-uns, une terre intelligible et spirituelle, puisque nous ne trouvons point que lÉcriture ait jamais parlé dune terre de cette sorte. Que devons-nous donc entendre par cette terre? Premièrement il promet une récompense sensible, comme saint Paul a dit: « Honorez votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. » (Ep 6,2) Et comme Jésus Christ même dit au bon larron: «Vous serez aujourdhui avec moi dans le paradis. » (Luc 23,43) Jésus Christ ne promet pas seulement les biens à venir, mais encore les biens présents pour condescendre aux personnes plus grossières, qui souhaitent dêtre heureuses dans ce monde, avant que de lêtre dans lautre. Cest dans ce même esprit quil dit un peu après: «Accordez-vous au plus tôt avec « votre adversaire;» et quil ajoute ensuite: «de peur quil ne vous livre au juge et le juge au ministre de la justice. » (Ibid. 25) Il menace non pas dune peine future, mais dun supplice présent; comme il fait encore lorsquil dit: « Quiconque dira à son frère, Raca, méritera dêtre condamné par le conseil. » (lb. 22). Cest ainsi que saint Paul promet souvent des récompenses sensibles, comme il tâche aussi de nous détourner du péché par des peines présentes. Par exemple, lorsquil traite de la virginité, et quil y invite ses auditeurs, il ne leur dit rien encore des biens du ciel, mais il prend ses motifs dans la vie présente: « Je crois, » dit-il, « quil est avantageux à lhomme de ne se point marier, à cause des fâcheuses nécessités de la vie présente. » (I Cor 7,26) Et ensuite: «Les personnes mariées sentiront dans la chair des afflictions et des maux. Or je voudrais vous les épargner. » (Ibid. 28) Et au- même endroit : « Je désire vous voir dégagés de soins et dinquiétudes. » (Ibid. 32) Jésus Christ mêle de même ici les considérations temporelles aux éternelles. Et comme lhomme doux passe dordinaire pour laisser perdre ses biens, le Seigneur promet au contraire quil les possédera plus sûrement que lhomme violent et orgueilleux, lequel perdra souvent son patrimoine et jusquà son âme. Dailleurs comme le Prophète avait dit dans lAncien Testament que « les doux hériteraient de la terre, » Jésus Christ fait, entrer dans le tissu da son discours ces paroles familières aux. Juifs, pour ne pas paraître leur tenir un langage trop nouveau. Toutefois Jésus Christ, en promettant la terre, ne termine pas là ses récompenses, mais il y joint celles de lautre vie. Lorsquil promet des biens spirituels, il ne nous ôte pas les temporels; et dun autre côté lorsquil promet les biens de ce monde, il ne sen tient jamais là, mais il complète toujours sa promesse par les biens futurs : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, » dit-il, « et toutes ces choses vous seront données par surcroît. »(Mt 6,33) Et ailleurs: « Quiconque abandonnera pour moi sa maison, ou ses frères, ou ses surs ou son père, ou sa mère, ou sa « femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra cent fois autant, et aura pour héritage la vie éternelle. » (Mt 19,29) 4. « Heureux ceux qui ont faim et soit de la « justice, parce quils, seront rassasiés (6).» Quelle est cette justice dont il parle? Cest ou (114) cette vertu en général, ou seulement celle de ses parties qui est la plus opposée à lavarice. Comme il va recommander laumône et la miséricorde, il montre par avance comment on doit la pratiquer, cest-à-dire, non de ses larcins ou de ses rapines; cest ce quil fait entendre en appelant heureux ceux qui aiment la justice. Mais remarquez, avec quelle énergie dexpression il parle de cet amour. Il ne dit pas simplement: Heureux ceux qui gardent la justice; mais « heureux ceux qui ont faim, et qui ont soif de la justice, » afin que nous la pratiquions non pas froidement, mais avec toute lardeur possible. Comme cest le propre de lavarice dêtre ardente à amasser du bien, et quon a dordinaire moins de passion pour le boire et pour le manger, que les avares nen ont pour augmenter leurs richesses; Jésus Christ veut que nous transportions cette ardeur à la pratique de la vertu opposée à lavarice. Il nous propose encore ici une récompense sensible, « parce quils seront rassasiés. » Parce quon croit dordinaire que lavarice enrichit les hommes, il montre au contraire que cest la justice qui procure ce bienfait. Ne craignez donc plus la pauvreté ni la faim; lorsque vous pratiquerez la justice. Ce sont principalement ceux qui ravissent le bien des autres, qui perdent eux-mêmes ce quils ont, comme au contraire celui qui aime la justice possède son bien en toute sûreté. Que si ceux qui ne prennent point le bien dautrui, doivent jouir un. jour dune si grande abondance, quel sera le bonheur de ceux qui renoncent à tout ce quils possédaient sur la terre ? « Heureux ceux qui sont miséricordieux, parce quon leur fera miséricorde (7). » Ici Jésus Christ parle, selon moi, de tous ceux qui pratiquent la miséricorde non-seulement par le moyen des richesses, mais encore par toutes sortes de bonnes uvres. Il y a plusieurs manières dexercer la miséricorde, et ce commandement est dune très grande étendue. Quelle doit en être donc la récompense? « Parce, » dit-il, « quils recevront miséricorde. » Il semble dabord que cette récompense ne soit quégale au bien quon aura fait; mais elle est infiniment plus grande. Les hommes exercent la miséricorde en hommes mais Dieu leur fera miséricorde en Dieu. Il y a bien de la différence entre la compassion dun homme, et celle dun Dieu: et elles sont aussi éloignées lune de lautre, que la malice lest de la bonté. « Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce quils verront Dieu (8). » Remarquez que cette récompense est toute spirituelle. Ceux-là selon Jésus Christ, ont le coeur pur, qui ont une vertu générale et universelle, et qui ne se sentent coupables de rien, ou qui possèdent la chasteté dans un degré éminent. Car il, ny a point de vertu qui nous soit plus nécessaire pour mériter de voir Dieu. Ce qui tait dire à saint Paul: « Tâchez davoir la paix avec tout le monde, et de conserver la pureté sans la quelle personne ne verra Dieu. » (Héb 11,14) Cette vue de Dieu quil promet, doit sentendre de celle dont les hommes sont capables. Ce commandement était nécessaire. Plusieurs sont assez charitables, sabstiennent de la rapine, ne connaissent pas lavarice, mais ils se livrent à limpureté et à la fornication; or cela ne peut suffire, et cest pour le montrer que Jésus Christ ajoute ensuite ce précepte. Saint Paul enseigne la même chose dans son épître aux Corinthiens lorsquil rend aux Macédoniens le témoignage quils sétaient enrichis non-seulement par laumône, mais par toute sorte de vertus. Car après avoir parlé de la libéralité avec laquelle ils avaient secouru les pauvres de leur argent, il ajoute aussi quils sétaient donnés au Seigneur. Car parlant de la libéralité avec laquelle ils avaient secouru les pauvres, il dit: Quils sétaient donnés premièrement eux-mêmes à Dieu. « Heureux les pacifiques, parce quils seront appelés enfants de Dieu (9). » Jésus Christ par ces paroles, non seulement nous défend les discussions et les haines ; il exige quelque chose de plus, il veut que nous travaillions à réconcilier entre eux ceux qui sont divisés. Il promet encore ici une récompense spirituelle « Ils seront,» dit-il, «appelés enfants de Dieu; » ça a été en effet loeuvre propre du Fils unique de Dieu, de réunir ce qui était divisé, et de réconcilier ceux qui étaient ennemis. Mais afin que 1on ne croie pas quil nexiste point dautre bien que la paix,, il ajoute ensuite: « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume du ciel est à eux (10). » Ceux qui souffrent « pour la justice, » cest-à-dire, pour la vertu; pour la piété, et pour la défense du prochain, car il entend dordinaire par ce mot « de (115) justice, » la réunion de toutes les vertus. « Vous serez bienheureux , lorsque les hommes vous diront des paroles outrageuses, quils vous persécuteront, et quà cause de moi, ils publieront faussement toute sorte de mal contre vous (11). Réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie, parce quune grande récompense vous est réservée dans les cieux (12). » Quand les hommes, dit-il, vous appelleraient séducteurs, imposteurs, ou nimporte quoi, « vous êtes bienheureux. » Quy a-t-il de plus nouveau que cette loi, qui appelle des biens ce que tout le monde fuit comme des maux, la pauvreté, les larmes, les persécutions, et les médisances? Cependant Jésus a persuadé cette doctrine, non à un, non à deux, non à dix, à vingt, à cent, à mille personnes, mais généralement à toute la terre. Ce peuple qui entendait ces vérités si nouvelles, si surprenantes, et si dures, ne laissait pas den être frappé, tant était grande la majesté de Celui qui les publiait. 5. Ne croyez pas néanmoins quil suffise simplement dêtre en butte à la médisance pour mériter dêtre proclamés bienheureux ; le Seigneur ajoute deux conditions nécessaires, la première que les injures soient souffertes pour lui, la seconde quelles soient fausses. Sans ces deux conditions, on devient non pas bienheureux , mais très-malheureux de subir les médisances des hommes. Considérez encore la récompense quil attache à cette béatitude ; « parce quune grande « récompense, » dit-il, « vous est réservée dans « les cieux. » Pour vous, quoique vous ne voyiez pas toutes les béatitudes se terminer par la promesse du royaume des cieux, ne vous découragez pas pour cela; car bien quelles diffèrent par les noms, ces récompenses se réduisent cependant tontes en effet au seul royaume des cieux. Lorsque Jésus Christ dit que ceux qui pleurent seront consolés, que les miséricordieux recevront miséricorde, que ceux qui ont le coeur pur verront Dieu, et que les hommes de paix seront appelés les enfants de Dieu, cest toujours le royaume du ciel quil désigne par toutes ces béatitudes différentes, puisque ceux qui les recevront jouiront indubitablement de ce royaume. Ne croyez donc pas quil ne soit que pour les pauvres desprit; il est pour ceux qui ont faim et soif de la justice; il est pour les doux, il est pour troue les autres sans exception. Telle est la récompense quil promet généralement à tous, afin que vous ne vous promettiez rien de terrestre ou de sensible. Car vous ne pourriez pas être « heureux, » si vous naviez quune récompense périssable, qui passerait avec cette vie, et senfuirait plus vite quune ombre. Mais après avoir dit, «une grande récompense vous est réservée dans les cieux, » il ajoute aussitôt cette autre consolation: « Car cest ainsi quils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous (12).» Comme le royaume des cieux quil leur promet, était un bonheur qui nétait encore quen espérance , il les console par avance, en leur montrant lunion et la conformité quils ont avec les prophètes, qui ont souffert avant eux ces traitements si injustes. Ne croyez pas, leur dit-il, que vous soyez ainsi persécutés par les hommes, parce que vous leur enseignerez des choses dangereuses et mauvaises ; ni quils vous traitent de la sorte, parce que vous serez les auteurs de quelques dogmes faux et erronés. Ces mauvais traitements ne viendront pas de la mauvaise doctrine que vous publierez, mais de la mauvaise vie de ceux qui vous écouteront. Ces calomnies ne tomberont pas sur vous qui les souffrirez, mais sur. ceux qui vous les feront souffrir. Tous les siècles passés en sont témoins. Quand ils ont si maltraité les prophètes, quils les ont bannis, quils les ont lapidés, et quils leur ont fait souffrir tant de maux: ils lont fait par une fureur injuste, et non point pour avoir découvert en eux quelque sentiment impie et contraire à la loi de Dieu. Ne vous troublez donc point de ces violences. Le même esprit qui animait leurs pères les animera encore. Considérez comme il relève le courage de ses disciples en les rapprochant de Moïse et dElie , et les mettant sur le même rang. Cest ce que saint Paul fait en écrivant aux Thessaloniciens : « Vous êtes devenus les imitateurs des églises de Dieu, qui ont embrassé la foi de Jésus Christ dans la Judée, puisque vous avez souffert les mêmes persécutions de vos concitoyens que ces églises ont souffertes de la part des Juifs, qui ont tué même le Seigneur Jésus, et leurs propres prophètes ; qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes. » (I Th 2,14) Telle est donc la pensée de Jésus Christ. Dans les autres béatitudes il disait en général: « Heureux sont les pauvres ; heureux (116) sont les miséricordieux; » mais ici il détermine les personnes, et sadressant spécialement à ses disciples, il leur dit : « Vous êtes bienheureux lorsque les hommes vous diront des paroles outrageuses, et quils publieront toute sorte de mal de vous; » pour montrer que ce serait là particulièrement leur partage, et que les prédicateurs de lÉvangile devaient sy attendre plus que tous les autres. Il laisse encore entrevoir dans ces paroles sa grandeur et son égalité avec son père. Les prophètes, semble-t-il dire, ont souffert ces traitements à cause de mon Père; vous les souffrirez, vous autres, à cause de moi; et lorsquil dit: « Les prophètes qui ont été avant vous, » il montre quils sont eux-mêmes devenus prophètes. Puis, pour leur faire comprendre que rien nétait pour eux plus utile ni plus glorieux que la persécution, il ne leur dit pas: Les hommes voudront mal parler de vous; ils voudront vous persécuter; mais je mopposerai à eux, et je les empêcherai de le faire. Il veut que ses apôtres se mettent au-dessus de toute la malignité des hommes, non en nétant point exposés à leurs médisances, mais en les souffrant avec courage, et en en faisant voir la fausseté par linnocence et la sainteté de leur vie. Car lun est bien plus glorieux que lautre; car être frappé et ne pas ressentir les coups cest bien plus que de nêtre point frappé. Cest pour ce sujet que Jésus Christ dit: « Car une grande récompense vous est réservée dans les cieux. » Mais saint Luc nous apprend que Jésus Christ sest plus étendu en cet endroit, et a dit des choses qui peuvent nous consoler davantage. Car il ne dit pas seulement: bienheureux ceux qui souffrent linjure à cause de Dieu, mais il dit encore malheur à ceux dont tout le monde dira du bien. « Malheur à vous, » dit-il, « lorsque tous les hommes diront du bien de vous.» (Luc 6,26) Cependant les hommes bénissaient les apôtres; mais non pas « tous. » Cest pourquoi Jésus Christ ne dit pas: « Malheur à vous lorsque les hommes, » mais, lorsque « tous les hommes diront du bien de vous. » Car il est impossible que ceux qui sont véritablement vertueux soient loués de tous les hommes. Jésus Christ ajoute ensuite « Lorsquils rejetteront votre nom comme mauvais, réjouissez-vous alors, et tressaillez de joie. » (Luc 6,22) Il leur promet de les récompenser, non-seulement pour les périls et les mauvais traitements auxquels ils auront été exposés pour lui, mais encore pour les médisances et les calomnies quon aura publiées contre eux. Cest pourquoi il ne dit pas: Lorsquils vous persécuteront et quils vous tueront; mais « lorsquils publieront faussement toute sorte de mal de vous.» Car il y a quelque chose dans les calomnies, qui pénètre plus avant dans nos coeurs, que ne font souvent les mauvais traitements même. Dans les dangers, nombre de consolations adoucissent la peine; cest par exemple, la voix publique qui encourage lathlète, qui lapplaudit, le couronne, et proclame son triomphe. Mais dans la calomnie nous perdons même toutes ces consolations. On ne se figure pas que cest la plus poignante persécution; on simagine quil ne faut quune vertu médiocre pour la supporter avec patience, quoiquon en ait vu recourir au fatal lacet pour se soustraire au supplice dune mauvaise réputation. Et pourquoi sétonner quil en soit ainsi chez les autres hommes, quand on voit un Judas, ce traître, ce déhonté, ce scélérat qui sétait fait un front à ne plus rougir de rien, céder lui-même à linfamie et se pendre plutôt que de la supporter plus longtemps. 6. Et Job, ce coeur de diamant, cet homme plus ferme que le roc, lorsquil fut dépouillé de ses biens, frappé de calamités intolérables et privé de tous ses enfants, lorsquil vit les vers sourdre de son corps et quil entendit sa femme laccabler de reproches, il supporta tout cela avec facilité; mais lorsquil vit ses amis parler mal de lui, et croire quil ne souffrait ces malheurs que pour ses péchés, il ne put sempêcher de se troubler alors, et son grand coeur se sentit ébranlé de cette injure. David aussi oublie toutes ses autres souffrances, et prie Dieu seulement de se souvenir de la douceur avec laquelle il souffrit un médisant : « Laissez-le, » dit-il alors, « quil me maudisse, parce que le Seigneur lui en a donné lordre, afin quil voie laffliction où je suis réduit, et quil me récompense un jour de ces calomnies que je souffre. » Saint Paul ne loue pas seulement les saints pour avoir souffert des maux ou la perte de leurs biens, mais encore pour avoir enduré des injures et des outrages. « Rappelez, » dit-il, en « votre mémoire ce premier temps, auquel, « après avoir été illuminés, vous avez soutenu de grands combats, dans les afflictions (117) que lon vous a fait souffrir, ayant été dune part exposés devant tout le monde aux injures et aux mauvais traitements. ». Cest pour cette raison que Jésus Christ propose dans cette béatitude une grande récompense à ceux qui sont éprouvés de cette manière. Et comme pour empêcher quon ne lui dise : Quoi, vous ne défendrez pas vos apôtres de ces outrages! vous ne confondrez pas ces calomniateurs, et vous ne leur fermerez pas la bouche, en récompensant dès ce monde vos fidèles serviteurs! Il parle aussitôt des prophètes, pour nous faire souvenir quen leur temps même, Dieu ne sest point vengé dès cette vie de ceux qui les déshonoraient par leurs médisances. Si donc lorsque Dieu récompensait les hommes par les biens présents, il nencourageait néanmoins ses plus fidèles amis quen leur promettant les biens à venir, combien était-il plus juste que Jésus Christ traitât de même les apôtres, puisquil les appelait à des espérances beaucoup plus grandes, et à une vertu beaucoup plus parfaite? Mais considérez de combien de préceptes celui-ci est précédé; et ce nest pas sans raison que Jésus Christ a suivi cet ordre, il la fait pour nous montrer quà moins de sêtre exercé longtemps, et fortifié dans toutes les autres béatitudes qui précèdent, nul ne peut demeurer ferme et invincible dans ces grands combats. Ainsi il se sert de la première comme dun degré pour passer à la seconde, et ainsi de suite, et de la sorte cest comme une admirable chaîne dor quil nous a tissée. Car lhumble de coeur pleurera nécessairement ses péchés. Celui qui pleure ses péchés, sera, comme par une suite nécessaire, doux, juste et miséricordieux. Celui quil possédera la douceur, la justice et la miséricorde aura le coeur pur. Celui qui aura ce coeur pur sera sans doute un homme de paix, et celui qui possédera toutes ces vertus ne craindra point les périls; il ne se troublera point de la calomnie et conservera la patience dans les plus grands maux. Après que Jésus Christ a convenablement exhorté ses apôtres, il semble quil veuille les consoler par les louanges quil leur donne. Comme les préceptes quil venait de leur donner étaient assez relevés et infiniment au-dessus de lancienne loi, pour les empêcher de sen étonner ou de sen troubler, et de dire Comment pourrons-nous faire de si grandes choses? considérez ce quil leur dit: « Vous êtes le sel de la terre (13). » Il leur montre par là la nécessité où il est de leur donner ces préceptes. Ce nest pas pour vous en particulier, leur dit-il, que je vous donne ces instructions, cest pour le salut de toute la terre. Car je ne vous envoie pas comme autrefois les prophètes, à une ville ou à un peuple particulier, mais à la terre, à la mer, mais au monde tout entier, monde de corruption et de vice. Lorsquil leur dit : « Vous êtes le sel de la terre, » il montre que toute la nature des hommes était comme affadie et corrompue par le péché. Cest pourquoi il exige principalement de ses apôtres les vertus et les qualités qui leur étaient nécessaires pour toucher et pour convertir les hommes. Car lorsquun homme est doux, humble, charitable et juste, il ne renferme pas ces excellentes vertus en lui, mais elles sont comme des sources divines qui coulent et qui se répandent sur les autres. Celui de même qui a le cur pur, qui est pacifique, et qui souffre persécution pour la vérité, sacrifie sa vie pour le bien de tous. Ne croyez donc point, mes apôtres, que je vous prépare de légers combats, et que ce soit sans raison que je vous appelle « le sel de la terre. » Quoi donc! ils ont corrigé ce qui était gâté? Non, ce nest pas ce quils ont fait. Le sel ne remédie pas à la pourriture. Les apôtres nont point fait cela. Mais lorsque la grâce de Dieu avait renouvelé les coeurs, et quaprès les avoir délivrés de leur corruption, il les mettait comme en dépôt entre les mains des apôtres, cétait alors quils montraient véritablement quils étaient « le sel de la terre, » en les conservant dans cette nouvelle vie quils avaient reçue de Dieu. Il nappartient quà Jésus Christ de délivrer les hommes de la corruption du péché, mais cest aux apôtres ensuite à employer tous leurs soins pour les empêcher de retomber dans ce même état. Remarquez, je vous prie, comment Jésus Christ met ses apôtres au-dessus des prophètes. Car il ne les appelle pas seulement les docteurs de la Judée, mais les maîtres « de toute la terre, » et des maîtres sévères et terribles. Ce quil y a dadmirable, cest que sans flatter, sans soccuper de plaire, mais en piquant et en brûlant, à la manière du sel, ils se sont ainsi fait aimer de tous les hommes. Ne vous étonnez donc pas, semble-t-il leur dire, que je quitte les autres, pour madresser (118) particulièrement à vous, et que je vous exhorte à vous disposer à tarit de périls. Considérez combien de villes et combien de peuples vous devez instruire. Vous ne devez pas seulement être sages; mais vous devez entendre aussi les autres imitateurs de votre sagesse. Quils doivent être prudents, ceux de qui dépend le salut des autres! Il leur faut une vertu surabondante afin de pouvoir la répandre sur les autres hommes. Si vous navez pas assez de vertu pour en communiquer aux autres, vous nen aurez pas assez pour vous-mêmes. 7. Ne vous plaignez donc pas que ce que je demande de vous soit trop difficile. Car vous êtes « le sel, de la terre, » et je guérirai par vous la corruption des autres. Mais si vous perdez votre vigueur et votre force, vous vous perdrez vous-mêmes et les autres avec vous. Nus les choses dont je vous commets te soin sont importantes, plus vous devez y apporter dapplication et de vigilance; cest pourquoi il ajoute : « Que si le sel devient fade, avec quoi le salerait-on? Il nest plus bon à rien, quà être jeté dehors et «à être foulé aux pieds des hommes (13).» Quand les autres tomberaient dans mille fautes, ils peuvent-en obtenir le pardon, mais si le maître même devient coupable, rien ne peut lexcuser, et on punira sa faute avec une rigueur extrême. De peur que les apôtres, en entendant dire que le monde les injurierait, quil les persécuterait et quil dirait deux tout le mal possible, ne fussent intimidés de ces prédictions et quils ne craignissent de se produire en public, il leur déclare que sils ne sont prêts à souffrir ces traitements, cest en vain quil les a choisis. Vous ne devez pas craindre, leur dit-il, dêtre calomniés par les hommes, mais de devenir lâches et flatteurs, parce qualors vous seriez «un sel fade que le monde foulerait aux pieds.» Mais si vous conservez toute votre âpreté contre la corruption, et quensuite on dise du mal de vous, réjouissez-vous alors; car cest là leffet du sel, de piquer les plaies et de causer une douleur cuisante. Les malédictions des hommes vous suivront inévitablement; mais, bien loin de vous faire aucun mal, elles ne serviront quà rendre témoignage à votre invincible fermeté. Que si la crainte des calomnies vous fait perdre la vigueur qui vous convient, vous tomberez dans un état pire que celui que vous voulez éviter, et vous serez méprisés de tout le monde. Cest ce que veut dire cette parole : «Vous serez foulés aux pieds. » Le Sauveur passe ensuite à une comparaison plus relevée. « Vous êtes, » leur dit-il, « la lumière du monde (14). » Il ne les appelle pas seulement la lumière dune ville ou dun peuple, mais « la lumière du monde. » Comme «le sel» dont il vient de parler est un sel tout spirituel, de même « la lumière» dont il parle ensuite est une lumière intérieure plus éclatante que la lumière du soleil. Il met dabord «le sel», et ensuite «la lumière », pour montrer quel est lavantage des paroles piquantes et le fruit dune doctrine salutaire, puisquelle resserre en quelque sorte les âmes, en ne leur permettant plus de se relâcher et de se corrompre, et quelle les élève et les conduit comme par la main dans la voie de la vertu. « Une ville située sur une montagne ne peut être cachée (14). Et on nallume point une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, « afin quelle éclaire tous ceux qui sont dans la maison (15). » Jésus Christ excite encore ses apôtres par ces paroles à veiller sur leur conduite, et les avertit de se tenir sur leur garde, se considérant comme exposés à la vue de tous les hommes et comme combattant sur un théâtre élevé au milieu de toute la terre. Ne vous arrêtez point, leur dit-il, à considérer ce petit coin du monde où nous sommes, lorsque je vous parle. Vous serez aussi en vue à tous les hommes que lest une ville située sur le haut dune montagne, ou une lampe qui éclaire toute une maison. Où sont maintenant ceux qui osent douter de la toute-puissance de Jésus Christ? Quils écoutent ces paroles et que, reconnaissant la force de cette prophétie, ils soient frappés dadmiration et quils viennent avec frayeur adorer cette redoutable majesté. Considérez ce que Jésus Christ dit ici à des hommes qui nétaient pas même alors connus dans leur propre pays, et comment il leur promet que la terre et la mer les connaîtront, et quils rempliront le monde de leur réputation, ou plutôt non-seulement de leur réputation, mais encore de lefficacité de leurs bienfaits. Car ce nest pas la renommée qui, en portant partout leurs noms, les a rendus célèbres, cest léclat des oeuvres quils ont faites. Ils ont été comme des aigles-qui ont couru dun bout du monde jusquà (119) lautre avec plus de vitesse et de rapidité que le soleil, répandant de tous côtés la lumière et lardeur de la piété. Mais il me semble que Jésus Christ, par ces paroles, les exhorte encore à la confiance. Car en disant: « Quune ville située sur une montagne ne peut être cachée,» il déclare manifestement sa toute-puissance. Il semble quil dise que comme il est impossible quune ville soit cachée sur une montagne, il est impossible aussi que son Évangile ne se publie et quil demeure enseveli dans le silence. Après leur avoir parlé des persécutions, des calomnies, des périls et des afflictions, il ne veut pas quils croient que ces maux puissent leur fermer la bouche et les obliger à se taire, et, pour les rassurer, il leur promet que non-seulement leur prédication nen sera pas obscurcie, mais quelle en éclatera davantage pour éclairer tout lunivers; et quainsi ils deviendront eux-mêmes célèbres et illustres. Par là il montre donc sa toute-puissance; et par ce qui suit, il leur marque quelle fermeté il attend deux. En effet, après avoir dit : « On nallume point, » dit-il, « une lampe pour la mettre sous un boisseau, mais on la met sur un chandelier, afin quelle éclaire tous ceux qui sont dans la maison; » il ajoute: « Ainsi que votre lumière luise devant les hommes, afin que, voyant vos bonnes oeuvres, ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux (46).» Jai allumé la lampe moi-même, leur dit-il; cest à vous maintenant à prendre garde quelle ne séteigne. Conservez-lui son éclat, non-seulement à cause de vous, mais encore à cause de ceux dont vous devez être la lumière, pour les éclairer et les conduire dans le chemin de la vérité. Les plus noires calomnies des hommes ne pourront obscurcir votre lumière, si vous vivez selon les règles que je vous donne, et dune manière digne de ceux qui doivent convertir toute la terre. Faites donc que la sainteté de votre vie réponde à la grâce dont vous êtes les dispensateurs, afin que votre vertu conspire à étendre la publication et à relever la gloire de mon Évangile. Il joint encore à ce premier avantage, qui est la conversion des hommes, une considération puissante pour les encourager, et pour les rendre plus fervents dans la pratique des vertus. Car en vivant de la sorte, leur dit-il, non seulement vous convertirez les hommes, mais « vous glorifierez Dieu votre Père : » comme au contraire, si vous agissez autrement, vous serez cause et que les hommes se perdront, et que le nom de Dieu sera déshonoré par leurs blasphèmes. 8. Les apôtres pouvaient demander ici à Jésus Christ: Comment le Christ sera-t-il glorifié à cause de nous, si les hommes doivent nous maudire? – Mais ce ne seront pas tous les hommes; il ny en aura que quelques-uns, et encore ne le feront-ils que par envie. Et ces envieux-là même, en vous décriant, vous admireront, comme les flatteurs condamnent dans leur coeur ceux quils comblent ouvertement de fausses louanges. Quoi donc, Seigneur, nous ordonnez-vous de vivre pour lostentation et lamour de la gloire? – Au contraire, répond Jésus Christ, je vous le défends très expressément. Je ne vous ai point commandé de publier vos bonnes oeuvres, et de faire que tout le monde les connaisse. Je vous ai dit seulement: « Que votre lumière luise, » cest-à-dire : quil y ait en vous une grande vertu, que le feu de la charité brûle dans vos coeurs, et que sa lumière éclate au dehors. Car quand la vertu est dans cette haute perfection, il est impossible quelle demeure inconnue, quelque effort que puisse faire celui qui la possède, pour la cacher. Rendez donc toute votre vie irrépréhensible aux yeux des hommes, et quils ne trouvent en vous aucun prétexte de vous accuser. Après cela, quand vous auriez mille calomniateurs, personne ne pourra ternir votre gloire. Cest avec une grande raison quil se sert ici du mot de « lumière. » Car il ny a rien qui rende un homme si remarquable et si illustre, que cet éclat qui naît de la vertu, quand, dailleurs, il ferait tout son possible pour demeurer inconnu. Il semble quil soit toujours environné du soleil, et que les rayons quil lance de toutes parts, non-seulement percent par toute la terre, mais pénètrent même jusque dans le ciel. Jésus Christ donc console ainsi ses apôtres Si dun côté plusieurs sefforcent de vous noircir par leurs médisances, il y en aura aussi beaucoup dautres qui vous admireront, et qui seront excités par votre exemple à aimer et à glorifier Dieu. Ainsi des deux côtés saccroîtra votre récompense, puisque Dieu sera glorifié à cause de vous, et que vous serez insultés à cause de Dieu. (120) De peur que nous nallions, de propos délibéré, attirer sur nous les mauvais propos des hommes, sous prétexte quune récompense est proposée à qui les souffre, il se garde de sexprimer à cet égard dune manière absolue, mais il apporte deux conditions: la première, cest que le mal quon dira de nous soit faux; la seconde, cest que nous le souffrirons pour lamour de Dieu. Il leur enseigne de plus, que si les calomnies quils souffriront, ne les empêchent pas dêtre heureux, lestime aussi quon fera deux leur sera très-avantageuse, puisque la gloire en remontera jusquà Dieu. Il relève ainsi leurs espérances pour lavenir, comme sil leur disait: Jamais la calomnie de vos envieux ne sera assez puissante pour aveugler de telle sorte les esprits des hommes, quils ne puissent plus découvrir votre lumière. Lorsque vous deviendrez un sel fade et sans force, ce sera alors que vous serez foulés aux pieds par tout le monde. Mais lorsquen vivant saintement vous serez en butte à la calomnie, il sen trouvera toujours plusieurs qui admireront votre vertu, et qui apprendront par votre exemple à rendre à votre Père la gloire qui lui est due. Il ne dit pas, votre Dieu, mais votre père, leur donnant déjà par avance des marques, et comme des gages de cette glorieuse naissance, qui devait les rendre les enfants de Dieu. En outre cette expression marque légalité dhonneur qui existe entre le Père et lui; en effet après avoir dit plus haut : ne vous attristez pas des mauvais propos auxquels vous serez en butte, il vous suffit que vous y soyez exposés à cause de moi, cest maintenant le Père quil met au lieu de lui; légalité des personnes ne saurait être mieux marquée. Puisque nous voyons, mes frères, que notre zèle sera si heureux, et notre négligence si malheureuse, et quelle deviendra dautant plus criminelle, que le nom de Dieu sera blasphémé à cause de nous, rendons-nous, comme dit saint Paul, irrépréhensibles à légard des juifs, des gentils, et de toute lÉglise de Dieu, et que toute notre vie soit plus pure et plus éclatante que la lumière du soleil. Que si quelquun parle mal de nous, ne nous affligeons pas de ce quon nous décrie; mais seulement de ce quon a raison de le faire. Si nous sommes dans le vice, quand personne ne parlerait mal de nous, nous serons les plus misérables de tous les hommes: mais si nous nabandonnons point la vertu, quand tout le monde saccorderait à nous charger doutrages, nous ne laisserons pas dêtre les plus heureux de tous les hommes, et nous attirerons de notre côté tous ceux qui penseront sérieusement à leur salut. Ils ne sarrêteront pas aux médisances des méchants; mais ils considèreront la pureté de notre vie. Car les actions saintes rendent un son plus perçant que les trompettes les plus éclatantes ; et la pureté des moeurs jette une lumière plus brillant que les rayons du soleil. Quand il y aurait mille calomniateurs, cest en vain quils sefforceraient dobscurcir un si grand éclat. Si nous possédons ces vertus dont nous venons de parler; si nous sommes doux, miséricordieux, humbles, pacifiques, et purs de coeur, si nous ne rendons point injure pour injure, mais si nous nous réjouissons du mal quon dit contre nous, il nest pas douteux que ces vertus ne frapperont pas moins ceux qui les verront, que pourraient faire les plus grands miracles. Tout le monde viendra avec joie se ranger de notre côté. Il ny aura point dhomme, quelque méchant quil puisse être, qui ne fléchisse, quand ce serait une bête farouche, quand ce serait un démon. Que sil sen trouve néanmoins quelques-uns qui ne laissent pas de vous déchirer par leurs impostures, ne vous en troublez point. Ne regardez point ce quils disent de vous en public, entrez dans le fond de leur conscience, et vous verrez que lors même quils vous décrient, ils vous estiment, ils vous admirent, et ils vous donnent mille éloges en secret. Considérez combien Nabuchodonosor loue ces trois jeunes hommes de la fournaise, quoiquil fût leur ennemi déclaré. Aussitôt quil a éprouvé leur confiance et leur courage, il les loue,,il leur offre des couronnes, seulement parce quils avaient été fermes à lui désobéir, et à se tenir inviolablement attachés à la loi de Dieu. Quand le démon voit quil ne gagne rien par les calomnies quil fait publier contre nous, il se retire de peur de contribuer à augmenter notre couronne. Et quand cet imposteur se retire de ceux qui nous décriaient, quelque méchants et quelque corrompus quils puissent être, ils reconnaissent enfin notre vertu, et ce nuage dont elle était couverte, se dissipe en même temps. Que si les hommes se refusent opiniâtrement à vous rendre justice, la récompense et la gloire que Dieu vous garde nen seront que plus grandes. (121) 9. Ainsi donc ne vous affligez, ni ne vous découragez point, puisque les apôtres même « ont été aux uns une odeur de mort, et aux autres une odeur de vie. » (II Cor 2,16) Pourvu que vous ne donniez aucun sujet aux calomnies, vous serez exempts de faute, et les invectives ne feront que redoubler votre gloire. Que votre vie éclate en vertu et en sainteté, et après cela méprisez tous les calomniateurs. Car il est impossible quune grande vertu nait pas toujours beaucoup dennemis. Mais elle est hors datteinte à tous leurs efforts; et en la combattant ils ne servent quà la rendre plus illustre. Que ces considérations, mes frères, nous portent à nêtre attentifs quà une seule chose, qui est de bien régler toute notre vie. Ce sera ainsi que nous pourrons éclairer ceux qui sont assis dans lombre de la mort, et les attirer à la lumière et à la vie de Dieu. La force de cette lumière est telle, quelle peut non seulement éclairer les hommes en cette vie, mais les conduire même jusquen lautre, pourvu quils-la suivent. Lorsquils verront le mépris que nous avons pour tout ce quil y a sur la terre, et notre attente continuelle des biens du ciel, ils seront incomparablement plus touchés de nos actions, que de tout ce que nous leur pourrions dire. Car quel est lhomme, si stupide quon le suppose, qui, envoyant une personne plongée un peu auparavant dans lamour des plaisirs et des richesses, se délivrer tout dun coup de cet esclavage, sélever à Dieu comme si elle avait des ailes, être prête à souffrir la faim, la pauvreté, et toutes sortes de travaux, et courir aux périls, à la mort, et à tout ce que les autres regardent comme effroyable, quel est, dis-je, lhomme qui ne regarde ce changement comme une preuve certaine des biens invisibles dune autre vie? Que si lon voit au contraire que nous nous embarrassions dans les soins et dans lamour des choses dici-bas , comment pourra-t-on croire que nous soupirions après la félicité du ciel ? Qui pourra excuser notre lâcheté, lorsque le respect et la crainte que nous devons à Dieu, naura pas eu sur nous la même force qua sur les sages du monde, lamour de la gloire? On a vu quelquefois ces philosophes superbes renoncer à toutes les richesses, et mépriser la mort, seulement pour sacquérir de lestime parmi les hommes. Ils ont fait toutes ces choses, nayant pour fruit et pour espérance que la vanité. Mais quelle excuse nous reste-t-il à nous autres, qui attendons une récompense si ineffable, et qui avons reçu de si grandes lumières, si nous ne faisons pas même ce que ces philosophes ont fait, et si au lieu duser de ces grâces pour notre salut, nous nous perdons nous-mêmes, et les autres avec nous? Un païen qui pèche est beaucoup moins coupable quun chrétien qui tombe dans la même faute. Et la raison en est claire, puisque toute la gloire quattendent ces premiers, est une gloire corruptible et périssable, et que la nôtre au contraire est aujourdhui, par la grâce de Dieu, reconnue et respectée même par les impies. Cest pourquoi lorsque les païens veulent nous faire ,un grand reproche, et nous couvrir de confusion, ils nous disent : vous faites cela vous, un chrétien? Ce quils ne diraient pas sans doute, sils navaient une grande idée de notre religion. Ne savez-vous pas combien Jésus Christ vous a donné de préceptes, et combien est pur ce quil vous commande? Comment pourrez-vous obéir à un seul des commandements quil vous fait, puisquau lieu de vous y appliquer, vous courez de tous côtés pour recueillir largent de vos injustices; vous ajoutez usure sur usure; vous vous occupez à un commerce et à un trafic indigne de vous, vous ne pensez quà acheter des troupes desclaves, des vases dargent, des terres, des maisons, et des ameublements à linfini? Encore plût à Dieu que vous en demeurassiez-là ! Mais lorsquà ces bassesses, vous joignez encore linjustice; que vous ajoutez à vos terres les terres de vos voisins, que vous enlevez les maisons des autres;que vous opprimez le pauvre; et que vous augmentez la misère de ceux qui meurent de faim, comment serez-vous dignes de mettre seulement le pied sur le seuil de cette église? Mais peut-être que vous faites quelques aumônes aux pauvres. Je le sais: mais je sais aussi combien il se mêle de corruption dans ces aumônes. Car ou vous les faites avec le sentiment dun orgueil satisfait; ou pour vous acquérir une vaine gloire parmi les hommes, et ainsi ces bonnes oeuvres sont sans récompense. Nêtes-vous donc pas bien malheureux de vous nuire de la sorte en faisant du bien, et de trouver le naufrage dans le port? Ainsi pour éviter ce malheur; lorsque vous faites quelque bien, nen attendez pas la récompense dun homme, afin que Dieu même vous la (122) doive. Cest lui qui a dit: « Prêtez sans en rien espérer. » (Luc, VI, 35) Puisquun Dieu qui est si riche, se charge de vous payer cette dette, comment pouvez-vous lexiger dun homme, et dun homme qui est si pauvre? Ce débiteur adorable se fâche-t-il, lorsquon exige de lui ce quil doit? Est-il pauvre, ou dissimule-t-il de payer sa dette? Ne savez-vous pas que ses trésors sont inépuisables, et sa libéralité infinie et incompréhensible? adressez-vous donc à lui; importunez-le; pressez-le de vous payer, parce quil prend plaisir à ce quon limportune de la sorte. Lorsquil voit quon exige dun autre ce quil doit, il le tient à injure et alors il ne pense plus à payer ce quil devait, mais à se venger de linjustice qui lui est faite. Suis-je un ingrat, vous dit-il alors; ou avez-vous trouvé que je sois pauvre, pour ne vous adresser pas à moi, afin que je vous paye, et pour avoir recours à un homme? vous avez prêté à lun, et vous exigez de lautre le payement? A la vérité cest un homme qui a reçu, mais cest Dieu qui a commandé de donner. Cest lui qui est votre principal débiteur. Cest lui qui répond de votre argent, qui est votre caution, et qui vous fait naître une infinité doccasions dexiger de lui ce quil vous doit. Ne quittez donc pas cette facilité que vous trouvez auprès de Dieu à vous faire payer, pour vous adresser à un homme qui na rien. Car pourquoi me considérez-vous moi, ou quelque homme que ce soit, quand vous faites une action de miséricorde? Est-ce moi qui vous ai commandé de la faire? Est-ce moi qui vous en ai promis la récompense? Nest-ce pas Dieu même qui a dit: « Celui qui a compassion du pauvre, donne son argent à usure à Dieu? » (Pro 9,17) Puis donc que cest Dieu qui vous est redevable, adressez-vous à lui. Vous dites quil ne vous payera pas toute votre dette en cette vie. Mais cest pour votre avantage, quil diffère de vous la payer ailleurs. Dieu ne fait pas comme les hommes qui se hâtent de rendre seulement ce quon leur avait prêté. Il pense à assurer et à multiplier votre principal. Cest pourquoi il veut quici vous lui donniez beaucoup à usure, et il vous réserve un trésor ailleurs. 10. Sachant cela, mes frères, pratiquons donc beaucoup la miséricorde; montrons beaucoup dhumanité pour les pauvres, et assistons-les non-seulement de notre bien, mais encore de nos bons offices. Si nous voyous quon fasse souffrir et quon maltraite quelquun dans lagora, délivrons-le; sil faut pour cela donner de largent, donnons-en; sil faut y employer les paroles et les sollicitations, ne les épargnons pas. Une seule de nos paroles sera récompensée, et encore plus nos gémissements et nos soupirs. Cest pourquoi le bienheureux Job disait : « Je pleurais sur celui qui était dans laffliction, et mon âme était touchée de compassion pour le pauvre. »(Job, XXX, 25) Que si les soupirs et les larmes seules ont leur prix devant Dieu, comment les récompensera-t-il, lorsquon y joindra les paroles, les soins, et les actions? Et nous aussi, nous étions dans linimitié de Dieu; et le Fils unique a opéré notre réconciliation; il sest interposé; il a subi le châtiment à notre place; il a enduré la mort pour nous. Ayons la même charité envers ceux qui sont dans laffliction, et tâchons de les délivrer de tant de misères qui les accablent. Défaisons-nous de la détestable coutume que nous avons de nous attrouper autour des gens qui se querellent ou se battent, arrêtés que nous sommes par le plaisir que nous trouvons dans la honte et la douleur des autres, et charmés par la vue dun spectacle diabolique. Quoi de plus inhumain quune telle conduite? Vous voyez des personnes se déchirer par des injures, se meurtrir de coups, sarracher leurs vêtements, se défigurer le visage, et vous pouvez vous arrêter pour les regarder en paix? Est-ce donc un lion ou un ours qui se bat? Est-ce un serpent ou quelque autre bête farouche? Nest-ce pas un homme semblable à vous? Nest-ce pas votre frère, et lun de vos membres? Ne les regardez donc pas, mais séparez-les. Ne prenez pas plaisir à les voir, mais tâchez de les réconcilier. Bien loin dattirer les autres à ce spectacle honteux, tâchez au contraire den chasser ceux qui sy rassemblent. Il faut avoir perdu et lhonneur et la raison, il faut être un méchant et un scélérat, pour vouloir bien repaître ses yeux de semblables turpitudes. Vous voyez un homme qui en outrage un autre; et vous croyez être innocent en voyant ce mal sans lempêcher? Vous ne vous jetez pas au milieu de ces personnes, pour dissiper cette oeuvre du diable, et pour prévenir les périls et la mort des hommes ! Oui, direz-vous, pour que je mexpose moi-même (123) même aux coups, faut-il aussi que je coure ce danger? lordonnez-vous? Il est probable que ce malheur ne vous arrivera pas. Mais supposons quil vous arrive, eh bien! votre fait sera celui dun martyr, car cest pour Dieu que vous aurez souffert. Si vous craignez dêtre blessé pour votre frère, considérez que votre Sauveur a bien voulu être crucifié pour vous. Ces personnes que vous regardez sont comme des hommes ivres. Ils sont transportés par la violence de leur passion et de leur fureur. Ils ont besoin de quelque personne sage qui les assiste dans cette rencontre. Celui qui fait loutrage et celui qui le reçoit, ont tous deux également besoin de ce secours; lun pour ne plus souffrir cette violence, et lautre pour ne la plus faire. Rendez-leur donc ce service. Tendez la main, vous qui êtes sobre, à ces personnes qui sont ivres. Car la colère et la fureur est une ivresse pire que nest celle du vin. Ne voyez-vous pas tous les jours sur lamer que lorsquun vaisseau est menacé du naufrage, tous les mariniers qui sont au port courent au secours de leurs compagnons qui sont en danger de se perdre? Si la communauté de leur métier leur inspire ce dévouement, combien plus nen doit pas inspirer la communauté de la nature. Ces personnes que vous voyez sont en danger de faire un naufrage bien plus dangereux que nest celui de la mer. Car ou celui qui souffre linjure commet le blasphème ou le parjure, emporté par sa co1ère, et le malheureux perdant tous ses avantages, tombe misérablement en enfer; ou celui qui fait violence devient lhomicide de son âme, comme il lest du corps de son ennemi, et se tue en le tuant. Allez donc, arrêtez de si grands maux. Retirez du milieu des eaux ces personnes qui y périssent. Jetez-vous hardiment dans le fond de ces abîmes pour les en retirer. Faites cesser ce spectacle diabolique. Prenez chacun en particulier; exhortez-le, et tâchez dapaiser cette tempête. Que si leur colère est trop violente, ne vous rebutez pas. Vous avez beaucoup de personnes auprès de vous, qui vous aideront quand vous aurez commencé, et Dieu qui est le Dieu de la paix vous assistera encore plus alors que tous les hommes ensemble. Si vous étendez le premier la main pour étendre la flamme, les autres vous imiteront, et vous recevrez la récompense du bien que vous leur aurez fait faire. Considérez ce que le Christ a commandé autrefois aux Juifs, quoique si grossiers et si terrestres. Si vous voyez, leur dit-il, que le cheval de votre ennemi soit tombé dans le chemin, ne passez pas outre, mais courez à son secours, afin de laider à relever son cheval. Or il est bien plus aisé de séparer deux personnes qui se battent, et de les réconcilier ensemble. Si donc Dieu commande ce secours de charité pour sauver le cheval de son ennemi; combien plus vous le commande-t-il pour sauver lâme de vos frères; principalement lorsque leur chute est incomparablement plus funeste? Car elle ne tombe pas dans un bourbier, mais dans le feu même de lenfer, où elle se précipite après sêtre laissée abattre par la violence de sa colère. Cependant lorsque vous voyez votre frère accablé sous ce poids, et que de plus le démon lui insulte, et excite encore ce feu qui le brûle, vous passez outre sans être touché de compassion, et avec une cruauté qui serait inexcusable même envers les bêtes. 11. Le Samaritain autrefois ayant vu un homme blessé, quoiquil ne le connût pas, et quil ne lui fût rien, sarrêta néanmoins et le mit sur son cheval, le mena dans une hôtellerie, et ayant fait venir un médecin pour guérir ses plaies, il donna sur lheure une partie de largent, et promit le reste. Et vous lorsque vous voyez votre frère tombé entre les mains non des voleurs, mais des démons; lorsque vous voyez que la colère lui déchire le coeur, non dans les bois ou dans les lieux écartés, mais au milieu de la ville, vous passez sans rien dire, avec une dureté cruelle et impitoyable, quoique vous nayez pas besoin pour le soulager de prêter votre cheval, comme le Samaritain, ou daller bien loin, ou de donner de largent? Après cette inhumanité envers votre frère, attendez-vous que Dieu vous écoute lorsque vous linvoquerez? Des spectateurs passons aux acteurs de ces honteuses luttes. Je madresse à vous qui osez outrager votre frère devant tout le monde. Dites-moi, vous faites des blessures, vous frappez avec le pied, vous mordez. Etes-vous donc un sanglier, ou un onagre? Ne rougissez-vous point de quitter la douceur naturelle à lhomme, pour prendre la fureur des bêtes sauvages? Vous êtes pauvre, mais vous êtes libre; vous êtes un artisan, un manoeuvre, mais vous êtes chrétien. La qualité même de (124) pauvre vous engage plus à la douceur et à la paix. Cest aux riches à disputer et non pas aux pauvres: car les richesses mêmes leur donnent mille sujets de divisions et de querelles. Vous navez pas la satisfaction des richesses, et vous en attirez la malédiction sur vous, en vous engageant comme les riches dans des inimitiés et des querelles. Vous osez battre et outrager votre frère, vous létranglez, et vous le foulez aux pieds devant tout un peuple. Ne voyez-vous pas quelle honte vous encourez en imitant la fureur des bêtes féroces, en les surpassant même en cruauté? Car les bêtes ont toutes choses en commun; elles sattroupent ensemble; elles marchent ensemble; elles se réjouissent dêtre ensemble: et nous, au contraire, nous navons rien de commun. Tout est dans la confusion parmi nous; ce ne sont quinimitiés, que querelles quinjures et outrages. Nous navons de respect ni pour le ciel, où. nous sommes tous appelés, ni pour la terre qui nous a été donnée pour en jouir tous ensemble; ni pour la nature même qui nous est commune à tous. La passion de la colère, et lamour des richesses ont tout ravagé dans nos coeurs. Ne savez-vous point dans quel malheur tomba ce serviteur, qui devait mille talents à son maître et qui osa bien, après quon lui eut remis cette dette, étrangler sans compassion un de ses confrères qui lui devait cent deniers? Vous souvenez-vous comment il fut condamné sur lheure à une éternelle mort? Vous ne tremblez point à cet exemple et vous ne lisez pas dans le sort de ce misérable larrêt qui est déjà prononcé contre vous! Car nous sommes aussi nous autres redevables à Dieu dune infinité de dettes. Et néanmoins sa patience nous attend et il ne nous traite point avec la rigueur dont nous usons envers nos frères. Il ne nous met point le pied sur la gorge, quoique sil voulait se faire payer de la moindre partie de ce que nous lui devons, il y a déjà longtemps que nous serions tous perdus. Pensons à ceci, mes très-chers frères, humilions-nous et tenons-nous pour obligés à ceux même qui nous doivent, puisque si nous agissons sagement et chrétiennement envers eux, ils nous serviront à obtenir de Dieu la remise dune grande dette et quen leur donnant peu, nous en recevrons beaucoup. Pourquoi exigez-vous avec violence ce que votre frère vous doit? Quand il voudrait vous le rendre, vous devriez le lui remettre volontairement, afin que Dieu vous en tînt compte un jour et vous rendit le tout. Cependant vous agissez inhumainement et vous faites tous vos efforts pour ne pas perdre un denier de ce qui vous est dû. Il semble que cette violence ne tombe que sur votre frère; mais vous vous percez vous-mêmes en le blessant et vous ne faites quaccroître le supplice qui vous est réservé dans lenfer. Que si au contraire vous témoignez un peu de charité, vous obligerez Dieu même à vous traiter avec douceur dans son jugement. Car il veut que nous commencions ici les premiers à pratiquer cette générosité envers nos frères, afin den tirer occasion de nous rendre beaucoup plus que nous ne donnons. Faites donc grâce à tous ceux qui vous sont redevables, remettez aux uns largent quils vous doivent, aux autres les offenses que vous en avez reçues, et exigez ensuite de Dieu la récompense de cette conduite si généreuse. Tant que vous presserez les hommes de vous payer, Dieu ne sera point votre débiteur. Mais quand vous leur remettrez ce quils vous doivent pour vous adresser à Dieu, il récompensera votre générosité par une magnificence toute divine. Si un homme, vous voyant prendre lun de vos débiteurs à la gorge pour lui faire payer ses dettes, vous conjurait de le laisser et se chargeait lui-même de cette dette; et quen sa considération vous eussiez laissé aller cet homme libre, nest-il pas vrai que ce répondant si charitable se tiendrait pour votre obligé, quoiquil se fût chargé de toute la dette que vous exigiez de lautre? Comment donc Dieu ne nous récompensera-t-il pas à linfini, puisque pour obéir à sa loi, nous remettons à nos débiteurs tout ce quils nous doivent sans leur redemander la moindre chose? Ne considérons point, mes frères, ce plaisir cruel que nous trouvons à exiger des autres tout ce quils nous doivent, mais envisageons le péril où nous nous exposons pour jamais, et la perte que nous faisons volontairement des richesses éternelles. Élevons-nous aujourdhui au-dessus de tout. Remettons aux hommes ou largent quils nous doivent, ou le mal quils ont commis contre nous, afin que notre juge nous traite plus favorablement dans ce que nous lui devons et quil nous accorde, par cette facilité à pardonner les injures, ce que nous navons pu obtenir de lui par toutes les autres vertus. Ce sera le moyen de jouir éternellement (125) des biens du ciel que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui est la gloire et lempire maintenant et dans les siècles des siècles. Amen. |