HOMÉLIE PREMIEREANALYSE 1. Doù vient que Dieu adonné lÉcriture aux hommes. Quand et comment furent promulguées la loi ancienne et la loi nouvelle. 2. Heureux effets de lÉvangile. Des différences qui existent entre les évangiles. 3. A quelle occasion saint Matthieu écrivit son évangile. 4. Des pêcheurs et des gens sans lettres neussent pas été susceptibles dune si haute sagesse sans le secours de la puissance divine. 5. La sagesse évangélique, bien supérieure à la philosophie ancienne , règne par tout lunivers chez les barbares comme chez les peuples civilisés et jusque dans les déserts habités par les solitaires. 6. Des questions à résoudre touchant la généalogie du Sauveur. 7. et 8. Nécessité découter la parole de Dieu. Entrons dans la cité céleste à la suite de saint Matthieu qui nous y servira de guide et nous en montrera toutes les beautés.
1. Nous devrions, mes frères, navoir pas besoin du secours des Écritures; si notre vie était assez pure; la grâce du saint Esprit nous tiendrait lieu de tous les livres. Tout ce quon écrit sur le papier avec de lencre, lEsprit limprimerait lui-même dans nos coeurs. Déchus de cet avantage, attachons-nous du moins résolument à la planche de salut qui nous reste. Cette première manière de communiquer avec Dieu valait mieux. Dieu lui-même nous la bien montré par ses actes non moins que par ses paroles. Il a parlé à Noé, à Abraham, et aux descendants dAbraham, Job, et Moïse, non par des caractères et par des lettres, mais immédiatement par lui-même : parce que la pureté de coeur quil avait trouvée en eux, les avait rendus susceptibles de cette grâce. Mais le peuple juif étant tombé depuis dans labîme de tous les vices, il fallut nécessairement que Dieu se servît de lettres et de tables, et quil traitât avec lui par le moyen de lécriture. Dieu a gardé dans le Nouveau Testament la conduite quil avait suivie dans lAncien, et il en a usé avec les apôtres comme il avait fait avec les patriarches. Car Jésus Christ na rien laissé par écrit à ses apôtres, mais il leur a promis au lieu de livres la grâce de son Esprit saint : « Il vous fera, » dit-il, « souvenir de toutes choses. » (Jn 14,26) Pour comprendre lavantage que cette instruction intérieure a sur lautre, il ne faut quécouter ce que Dieu nous dit par son Prophète : «Je ferai un Testament nouveau : jécrirai ma loi dans leurs âmes, et je la graverai dans leurs coeurs; et ils seront tous les disciples de Dieu.» (Jér 31,33) Saint Paul nous marquant aussi lexcellence de cette loi du saint Esprit, dit : «Quil avait reçu la loi non « sur des tables de pierre, mais sur les tables dun coeur de chair. » (Jn 6,45; II Cor 3,3) Mais, parce que dans la suite des temps, les hommes avaient malheureusement dévié du droit chemin, les uns par la dépravation de leur doctrine, les autres par la corruption de leur vie et de leurs moeurs, nous avons eu besoin de nouveau que Dieu nous donnât par écrit ses instructions et ses préceptes. Que nous sommes coupables ! Notre vie devrait être tellement pure, que sans avoir besoin de livres, nos coeurs fussent toujours exposés au saint Esprit, comme des tables vivantes où il écrirait tout ce quil voudrait nous apprendre; et après avoir perdu un si grand honneur, et avoir eu besoin que Dieu nous donnât ses instructions par écrit, nous ne nous servons pas même de ce second remède quil nous a donné pour guérir nos âmes ! Si cest déjà une faute de nous être rendu lÉcriture nécessaire, et davoir cessé dattirer en noua par nous-mêmes la grâce du saint Esprit; quel crime sera-ce de ne vouloir pas même user de ce nouveau secours pour nous avancer dans la piété; de mépriser ces écrits divins, comme des choses vaines et inutiles; et de nous exposer à une condamnation encore plus grande par cette négligence et par ce mépris ? Pour éviter ce malheur lisons avec soin lÉcriture, et apprenons comment lancienne et la nouvelle loi ont été données. Vous savez de quelle manière, en quel lieu, et en quel temps Dieu publia lancienne loi. Vous vous souvenez que ce fut après la ruine des Égyptiens, que ce fut dans un désert, sur la montagne de Sina, au milieu du feu et de la fumée qui sélevaient de cette montagne, au son de la trompette, à la lueur des éclairs, au bruit du tonnerre, et après que Moïse fut entré dans lobscurité de la nuée. La loi nouvelle ne fut point promulguée de cette manière. Ce ne fut ni dans le désert, ni sur une montagne, ni parmi la fumée et lobscurité, ni parmi les nuages et les tempêtes; mais elle fut donnée vers la première heure du jour; les disciples étaient assis; tout se passa dans la tranquillité et dans le calme. Les Juifs, dont lintelligence était bornée, et les passions effrénées, avaient besoin dun appareil qui frappât les sens, dun désert, dune montagne, de la fumée, du bruit des trompettes, et de tout cet appareil extérieur ; mais les disciples qui avaient lâme plus sublime et plus docile, et qui sétaient déjà élevés au-dessus des impressions du corps, navaient point besoin de toutes ces choses. Que si le saint Esprit descendit alors avec un grand bruit, ce ne fut pas pour les apôtres que ce signe extérieur arriva, mais pour les Juifs, aussi bien que ces langues de feu qui apparurent en même temps. Car si après cela même, ils osèrent dire que les apôtres étaient ivres, combien lauraient-ils dit davantage, sils neussent point vu cette merveille ? Dans lAncien Testament, Dieu descend sur la montagne après que Moïse y est monté; niais dans le Nouveau, le Saisit-Esprit descend du ciel après que notre nature y a été élevée comme sur le trône de sa royale grandeur. Et ceci même nous fait voir que le saint Esprit nest pas moins grand que le Père, puisque la loi nouvelle quil a donnée est si élevée au-dessus de LAncienne. Car ces tables de la seconde alliance sont, sans comparaison, supérieures à celles de la première, et leur vertu a été beaucoup plus noble et plus excellente. Les apôtres ne descendirent point dune montagne, comme Moïse, portant des tables de pierre dans leurs mains ; ils descendirent du cénacle. de Jérusalem, portant te saint Esprit dans leur coeur. Ils avaient en eux un trésor de science, des sources de grâces et dé dons spirituels quils répandaient de toutes parts; et ils allèrent prêcher dans toute la terre, étant devenus comme une loi vivante, et comme des livres spirituels et animés par la grâce du saint Esprit. Cest ainsi quils convertirent dabord, trois mille hommes, et cinq mille ensuite. Cest ainsi quils ont depuis converti tous les peuples, Dieu se servant de leur langue pour parler lui-même à tous les habitants de la terre. Cest sous linspiration de ce même Esprit, dont il était rempli, que saint Matthieu a écrit tout son évangile. Cest ce Matthieu qui avait été publicain. Car je ne rougis point davouer ce quil était, ni ce quont été les autres apôtres, avant que Jésus Christ les eût appelés. Cest cela même qui relève dautant plus la grâce du saint Esprit en eux, et lexcellence de leur vertu. Il a appelé son livre «lÉvangile,» cest-à-dire, «la bonne nouvelle.» Car il annonce à tous, aux méchants, aux impies, aux ennemis de Dieu, et à des aveugles assis dans les ténèbres et dans lombre de la mort, la délivrance des peines, le pardon des péchés, la justice, la sanctification, la rédemption, ladoption des enfants de Dieu, lhéritage de son royaume, et la gloire de devenir les frères de son Fils unique. Y a-t-il rien de si grand que «ces nouvelles» quil nous apporte ? Un Dieu sur la terre, et lhomme dans le ciel; un concert admirable rétabli dans toute la hiérarchie des, êtres; ,les anges qui chantent avec les hommes, les hommes qui entrent en société avec les anges, avec les vertus et les plus sublimes de ces esprits célestes. Quel spectacle plus grand et plus divin, que de voir une guerre. aussi ancienne que le monde cesser tout dun coup; Dieu réconcilié avec les hommes; le diable confondu; les démons en fuite; la mort vaincue; te paradis ouvert; la malédiction détruite; le péché banni; lerreur étouffée; la vérité rétablie; la parole divine semée et fructifiant de toutes parts; la vie du ciel introduite sur la ferré; les anges descendre souvent ici-bas; les puissances et les vertus se familiariser avec les hommes, et la possession de ces biens présents affermie en nous par lespérance des biens futurs ? Cest donc avec grande raison quon donne le nom «dÉvangile» à cette histoire sacrée. Tous les autres écrits qui ne promettent que labondance des richesses, la grandeur de la puissance, la principauté, la gloire, les honneurs, et tout ce que les hommes croient être des .biens, ne sont que vanité et que mensonge. Mais ce que les pêcheurs nous annoncent est avec raison appelé « lÉvangile, »cest-à-dire, « la bonne nouvelle; . non-seulement parce quils nous promettent des biens stables, immuables et, qui sont beaucoup au-dessus de nous, mais encore parce que nous en jouissons sans aucune peine. Car ce nest ni par nos travaux, ni par nos peines, ni par nos douleurs et nos afflictions que nous nous sommes procuré ces biens. La seule charité que Dieu a pour nous a tout fait, et ce nest que delle que nous avons reçu ces grâces. Mais pourquoi, sur les douze apôtres quavait Jésus Christ, ny en a-t-il que deux, Jean et Matthieu qui aient écrit lÉvangile, avec deux disciples, Marc, disciple de saint Pierre, et Luc, disciple de saint Paul ? Cest parce que ces hommes, oubliant la vaine gloire, ne consultaient pour agir que la simple utilité. Mais à ce compte, me direz-vous, un seul évangéliste ne suffisait-il pas pour tout dire ? Cest vrai, mais lorsquon voit quatre personnes écrire chacune son évangile en divers temps, en divers lieux, sans sassembler ou conférer ensemble, et parler. tous néanmoins, comme sils navaient quune même bouche; cette union de sentiments et de paroles est une puissante preuve de la vérité. Il semble, dites-vous, quon en pourrait croire le contraire, puisquils se trouvent différents en plusieurs choses. Je vous réponds que ces différences sont précisément la plus forte preuve (le la véracité des évangélistes. Car sils étaient si conformes entre eux, et sils saccordaient jusquaux moindres circonstances dès lieux et. des temps, et jusque dans les expressions quils emploient, vous entendriez les ennemis de lÉglise dire quils ont écrit de concert, et quune conformité si exacte ne peut être que le fruit dune entente préalable et dun arrangement tout humain. Mais maintenant ces petites différences qui se trouvent entre les évangélistes les purgent visiblement de ce soupçon, et justifient la sincérité de leur conduite. Sils ont quelquefois parlé différemment des lieux ou des temps, cette diversité ne nuit en aucune sorte aux vérités quils annoncent, comme nous espérons avec le secours de Dieu de le faire voir dans la suite. Mais nous vous prions cependant de remarquer, que pour ce qui regarde les vérités capitales qui renferment la vie de lâme et lessence de la prédication évangélique, on ne trouvera jamais quil y ait la moindre opposition entre eux. Ils disent tous quun Dieu sest fait homme, quil a fait de grands miracles; quil a été crucifié et enseveli; quil est ressuscité et monté au ciel; quil viendra un jour juger le monde; quil a établi une loi très-sainte, et nullement contraire à la première; quil était le Fils unique de Dieu, consubstantiel à son Père, et autres choses semblables, sur lesquelles tous les évangélistes saccordent parfaitement. Que sils nont pas tous rapporté les mêmes circonstances de quelques miracles, et si nous en lisons quelques-unes dans les uns et quelques autres dans les autres, il ny a pas lieu de sen étonner. Si un seul évangéliste avait tout dit, cest en vain quil y en aurait eu plusieurs; et sils eussent tous dit des choses nouvelles et différentes, on naurait pu faire voir comment ils saccordent entre eux. Cest pourquoi ils disent tous des choses communes à tous; et chacun deux en dit aussi qui lui sont propres; afin quil parût quil était nécessaire quil y en eût plusieurs, et afin que chacun deux dans ce quil rapporte rendît témoignage à la vérité. 3. Cest là la raison qui a porté saint Luc à écrire son évangile, « afin, » dit-il, « que vous soyez persuadé de la vérité des choses que lon « vous a enseignées» (Luc 1,4); cest-à-dire, afin quen voyant tant de personnes vous confirmer les mêmes choses, vous nen puissiez plus douter, et que vous en demeuriez parfaitement assuré. Quant à saint Jean, quoiquil supprime la cause qui la porté à écrire son évangile, nous apprenons néanmoins de la tradition de nos pères quil a eu aussi une raison particulière qui ly a engagé. Comme les trois autres avaient eu principalement pour but décrire de Jésus Christ comme homme, quils sétaient davantage arrêtés sur son humanité, et quil y avait à craindre que ce qui regardait la divinité ne demeurât enseveli dans le silence; il se résolut par un mouvement particulier de Jésus Christ à composer son évangile dans ce dessein, comme il est aisé de sen convaincre tant par lensemble de son oeuvre, que par ses, premières paroles. Car il ne commence pas comme les autres par la naissance temporelle; il sélève tout dun coup à cette génération divine et éternelle, comme à ce qui le pressait davantage, à ce quil sétait proposé principalement en écrivant lÉvangile. Cest pourquoi il parle non seulement dans ce commencement, mais dans toute la suite même de soir livre, dune manière plus grande et plus relevée que les autres. Pour saint Matthieu, on dit quil écrivit à la prière des Juifs qui sétaient convertis à la foi; ceux-ci le conjurèrent de leur laisser par écrit les préceptes quil leur avait donnés de vive voix, il se rendit à leurs prières, et écrivit en hébreu son évangile. Saint Marc écrivit aussi le sien en Égypte pour satisfaire aux voeux de ses disciples. Écrivant pour les Juifs, saint Matthieu ne sest mis en peine que de faire voir que Jésus Christ descendait de la race dAbraham et de David. Mais saint Luc, qui sadresse généralement à tous les hommes, passe plus avant, et fait remonter cette génération jusquà Adam. Saint Matthieu commence dabord son évangile par la généalogie de Jésus Christ; parce que rien ne pouvait être plus agréable aux Juifs que de leur dire que Jésus Christ descendait dAbraham et de David : mais saint Luc rapporte dabord plusieurs autres choses et descend ensuite à la généalogie de Jésus Christ. Nous ferons donc voir lunion et la conformité de ces historiens sacrés par le consentement de toute la terre qui a reçu comme vrai ce quils ont écrit, et par le témoignage même des ennemis de la vérité. Car il sest élevé après eux plusieurs hérésies, qui ont publié des dogmes contraires à lÉvangile; les unes ont reçu généralement tout ce que les évangélistes ont écrit, et les autres retranchant ce qui leur déplaisait, nont plus eu quun évangile mutilé. Sil se fût trouvé quelque contradiction dans lévangile, les hérétiques qui prêchaient des choses toutes contraires, ne leussent pas reçu tout entier, mais seulement ce quils auraient cru leur être favorable; et ceux qui ne le reçoivent quen partie, nauraient pas pu être réfutés au moyen de cette partie; sils lont été, cest que tout est si lié dans lévangile, que la moindre partie fait voir le rapport qui la joint au tout Lorsque lon coupe une petite partie du corps dun homme, on y trouve de la chair, des os, des nerfs, des veines, des artères et du sang, et lon peut juger, par cette seule partie, ce que renferme tout notre corps. Il en est de même de lÉcriture. Chaque parole en contient tout lesprit, et elle a une liaison inséparable avec tout le reste. Que si les évangélistes étaient contraires les uns aux autres, lÉvangile naurait jamais été reçu; et il se serait détruit lui-même, selon cet oracle que nous y lisons: «Tout royaume divisé sera renversé.» (Luc 11,17) Mais ce (8) qui fait aujourdhui éclater davantage la force du saint Esprit, cest de persuader ainsi aux hommes de sattacher si fermement aux points capitaux, et aux maximes .fondamentales de lÉvangile, sans se blesser de ces petites différences qui y paraissent. 4. Il est inutile de rechercher en quel lieu chaque évangéliste a écrit; jaime mieux mattacher à vous faire voir dans toute la suite de cette prédication, quils ne se sont point combattus lun lautre; et il semble , lorsquon les accuse de ces petites contradictions apparentes, quon leur aurait voulu imposer une loi sévère de se servir tous des mêmes mots et des mêmes expressions. Je pourrais parler ici de beaucoup décrivains, très-fiers de leur éloquence et de leur savoir, qui ont composé des livres sur une même matière et qui ont été non-seulement différents entre eux, mais même entièrement contraires les uns aux autres. Il y a bien de la différence entre ne dire pas les mêmes choses, ou en dire dentièrement opposées. Mais je ne marrête pas à cela. Dieu me garde de chercher lapologie des saints évangélistes dans lextravagance de ces faux sages. Je ne prétends point me servir du mensonge pour établir la vérité. Je me bornerai à demander si une doctrine contradictoire dans ses parties aurait acquis une bien grande autorité dans le monde, si elle aurait prévalu sur les autres, si enfin des hommes dont les discours se seraient détruits réciproquement, auraient pu sacquérir la créance et ladmiration de toute la terre. On sait de plus quils avaient beaucoup de témoins et dennemis de leur doctrine. Car ils nécrivaient point dans un coin du monde, et ils ne cachaient rien de leurs dogmes; ils couraient les terres et les mers; et ils parlaient devant tous les peuples : ils lisaient alors comme nous lisons encore aujourdhui, ces livres saints en présence de leurs ennemis; néanmoins leur doctrine na jamais blessé personne par ses contradictions. Et nous ne devons pas nous en étonner, puisque la force et la vertu de Dieu même les accompagnait partout, et leur faisait faire tout ce quils faisaient.. A moins de cela comment un publicain, un pêcheur, des hommes grossiers et ignorants eussent-ils pu annoncer des vérités si grandes et si relevées ? Car ils publiaient et persuadaient: avec une certitude merveilleuse des mystères dont les anciens philosophes nont pu même se former la moindre idée; et ils les ont publiées non-seulement durant leur vie, mais encore après leur mort; et non à quinze ou vingt personnes, non à cent, non à mille ou à dix mille, mais à des villes, et à des peuples entiers, aux Grecs et aux barbares, sur mer et sur terre, dans les lieux habités, et dans le fond des déserts. Mais de plus ils annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une. vie et un royaume dont on navait jamais entendu parler. Ils découvraient dautres richesses et une autre pauvreté; une autre liberté, et une autre servitude; une autre vie, et une autre mort; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle; et enfin un changement, et comme un renouvellement général de toutes choses. Ils étaient bien éloignés ou dun Platon qui a tracé lidée de cette république ridicule, ou dun Zénon, ou de ces autres philosophes qui ont formé des projets de gouvernements et de républiques, et qui ont voulu se rendre les législateurs des peuples. Il ne faut que lire ces auteurs pour voir que cest le démon, ce tyran des âmes, cet ennemi de la chasteté, et de toutes les vertus qui les a animés, et qui a répandu de si profondes ténèbres dans leur esprit pour confondre par eux tout lordre des choses. Car si lon considère cette communauté des femmes quils ont voulu introduire; ces spectacles honteux et publics de filles nues ; ces mariages clandestins quils autorisaient; et ce renversement universel de ce quil y a de plus naturel et de plus juste dans le monde; que peut-on dire autre chose sinon que toutes ces maximes étaient des inventions du démon, qui voulait détruire par eux les lois les plus inviolables de la nature ? Et certainement toutes ces choses quils soutiennent lui sont tellement contraires, quelle se rend témoignage à elle-même en les arborant, et en ne voulant pas seulement les entendre nommer. Et cependant ces philosophes avaient alors la liberté tout entière de publier ces maximes si étranges, sans craindre ni les persécutions ni les périls; et ils sefforçaient de les insinuer dans les esprits, en les parant de tous les plus beaux ornements de léloquence. LÉvangile au contraire qui nétait prêché que par des pauvres et des pêcheurs persécutés (9) de tout le monde, traités comme des esclaves, et exposés à tous les périls, a été embrassé tout dun coup avec un profond respect par les savants et par les ignorants; par les libres et par les esclaves; par les gens de guerre et par les princes, en un mot par les Grecs et par les peuples les plus barbares. 5. On ne peut pas dire que ce soit la bassesse et pour ainsi dire le terre à terre de la doctrine des apôtres qui laient fait recevoir aussi facilement par tout le monde, puisquau contraire elle est infiniment puis sublime que tous les systèmes des philosophes. Ni lidée, ni le nom même de la virginité, de la pauvreté chrétienne, du jeûne et des autres points les plus élevés de notre morale navaient été dans le cerveau ou sur les lèvres dun seul parmi les sages du paganisme; tant ils étaient éloignés de ces premiers docteurs du christianisme qui ne condamnaient pas seulement les mauvaises actions et les mauvais désirs, niais encore les regards impudiques, les paroles déshonnêtes, les ris immodérés, qui étendaient même leur sollicitude jusquà régler les plus petites choses, comme la contenance extérieure, la démarche, le son de la voix, et qui ont propagé par toute la terre la plante sacrée de la virginité. Ils ont inspiré aux hommes des sentiments de Dieu et des choses du ciel, que nul de tous ces sages navait jamais pu même soupçonner. Et en effet, comment ces adorateurs de serpents, de monstres, et des animaux les plus vils et les plus horribles, eussent-ils été capables de comprendre ces vérités? Cependant ces maximes si relevées que les apôtres ont annoncées, ont été reçues et embrassées avec amour par tout le genre humain; elles fleurissent et se multiplient de jour en jour, pendant que les vaines idées de ces philosophes seffacent tous les jours de plus en plus, et disparaissent plus facilement que des toiles daraignées, parce que ce sont les ouvrages des démons. Outre limpudicité qui les déshonore, leurs écrits sont encore enveloppés de tant dobscurités et de ténèbres, quon ne les peut comprendre sans un grand travail. Y a-t-il rien de plus ridicule que de remplir comme ils font, des volumes entiers, pour expliquer ce que cest que la justice, et de noyer et faire disparaître le sujet quils traitent, sous les flots débordés dune intarissable faconde. Quand même ils auraient quelque chose de bon, cette prolixité démesurée, les rendrait inutiles pour le règlement de la vie des hommes. Car si un laboureur, ou un maçon, ou un marinier, ou quelque autre artisan que ce soit, qui gagne sa vie de son travail, voulait apprendre de ces personnes ce que cest que la justice, il faudrait pour cela quil quittât son art et ses occupations les plus nécessaires; et ainsi après avoir passé plusieurs années sans rien faire, il se trouverait que pour avoir voulu apprendre à bien vivre, il se serait mis en danger de mourir de faim. Rien de semblable dans les préceptes de 1Évangile. Jésus Christ nous y enseigne ce qui est juste, honnête, utile , et généralement toutes les vertus, en très peu de paroles, claires et intelligibles pour tout le monde, comme quand il dit : « Toute la loi et les prophètes consistent en ces deux commandements» (Mt 22,40); cest-à-dire, dans lamour de Dieu et du prochain; ou lorsquil nous donne cette règle : «Faites aux autres tout ce que vous voudriez quils vous fissent à vous-mêmes; car tel est le résumé de la loi et des prophètes.» (Mt 7,12). Il ny a point de laboureur, ni desclave, ni de femme si simple, ni denfant, ni de personne de si peu desprit, qui ne comprenne ces maximes sans aucune peine et cette clarté même est la marque, et comme le caractère de la vérité. Cest ce que lexpérience a fait voir. Tout le monde non-seulement a compris ces règles divines, mais les a même pratiquées soit au milieu des villes, soit dans les déserts et sur le haut des montagnes. Cest là quon peut voir des choeurs danges revêtus dun corps, et la vie du ciel fleurir sur la terre. Ce sont des pêcheurs qui nous ont appris cette divine philosophie. Ils nont pas eu besoin pour cela dy élever les hommes dès leur enfance, selon la méthode de ces philosophes, et ils, nont pas limité létude de la Vertu à un certain nombre dannées; mais ils ont prescrit des règles pour tous les âges. La manière dinstruire des philosophes nest quun jeu denfants, au lieu que la nôtre est louvrage de la vérité même. Le lieu que nos saints docteurs ont choisi pour leur école est le ciel, et Dieu même est le maître de lart quils nous ont appris, et le législateur des lois quils ont promulguées. Le prix qui nous est proposé dans cette céleste académie, ce nest pas un rameau dolivier ou (10) une couronne de laurier, ni lhonneur dêtre nourri aux dépens du public, ou une statue dairain, choses trop vaines et trop basses; mais cest la gloire de jouir dans le ciel dune vie sans fin, de devenir enfant de Dieu, dêtre associé aux choeurs des anges, dassister devant te trône de Dieu, et de demeurer éternellement avec Jésus Christ. Les princes de cette république sont des pêcheurs, des publicains, des faiseurs de tentes, qui nont pas vécu seulement un petit nombre dannées, mais qui sont vivants dans léternité, et qui peuvent aider encore leurs imitateurs et leurs disciples, et les soutenir même après leur mort. 6. Dans cette sainte république on ne fait pas la guerre contre les hommes, mais contre les démons et les puissances spirituelles. Cest pourquoi elle na pour chef dans ces combats invisibles ni un homme ni un ange, mais Dieu même. Les armes aussi de ces soldats sont bien différentes de ces armes dici-bas. Elles ne sont formées ni de peaux de bêtes, ni de fer, mais de la vérité, de la foi, de la justice, et de toutes les vertus. Puis donc que le livre que nous entreprenons dexpliquer, contient les lois de cette divine, république; écoutons avec soin saint Matthieu, qui en parle très clairement, ou plutôt Jésus Christ qui en est le législateur, qui parle lui-même par la bouche de son saint évangéliste. Appliquons-nous à ces divines instructions, afin de pouvoir être un jour du nombre de ses heureux citoyens, de ceux qui se sont rendus illustres en suivant ses lois, et qui se sont acquis des couronnes immortelles. Plusieurs croient que ce livre est facile, et quil ny a que les prophètes qui soient difficiles; mais ce sentiment est celui de ceux qui ne connaissent pas assez la profondeur des mystères de lÉvangile. Cest pourquoi je vous conjure de me suivre avec soin, afin que nous entrions ensemble dans cette vaste mer des vérités évangéliques, sous la conduite de Jésus Christ, qui nous servira de guide. Afin que vous compreniez mieux mes explications, je vous engagerai fortement, suivant mon habitude, à lire davance en votre particulier le passage de la sainte Écriture que je dois vous expliquer. Ainsi la lecture servira de préparation à lenseignement, comme il arriva à leunuque dont parlent les Actes, et nous facilitera à nous-mêmes laccomplissement de notre tâche.. Sur, notre route les questions vont se presser en foule les unes sur les autres. Considérez combien, dès lentrée de lÉvangile, il se présente de difficultés à éclaircir! Premièrement, doù vient quon fait descendre la généalogie de Jésus Christ par Joseph, quon sait nêtre pas le père de Jésus Christ ? En second lieu comment peut-on connaître que le Sauveur vient de la tige de David, puisque les parents de Marie, sa mère, sont entièrement inconnus, et que cette généalogie de lÉvangile ne se tire point du côté de Marie ? En troisième lieu, pourquoi lÉvangile rapporte-t-il la généalogie de Joseph qui est complètement étranger à la naissance de Jésus Christ, sans se mettre en peine de rechercher les parents et. les aïeux de la Vierge dont il était fils ? Pourquoi tirant cette généalogie des hommes, y nomme-t-il aussi quelques femmes ? Pourquoi en ayant nommé quelques-unes, ne les a-t-il pas toutes nommées ? Et pourquoi passant les plus saintes, comme Sara et Rébecca, et dautres semblables, ne nomme-t-il que celles qui sont connues par quelque vice, comme par la fornication, par ladultère, par des mariages illégitimes, ou par la qualité détrangères et de barbares à légard du peuple de Dieu ? Car lévangéliste parle de Ruth, de la femme dUrie, et de Thamar, dont lune était étrangère, lautre une impudique, et lautre une incestueuse, qui voulut concevoir de son beau-père, non selon la loi du mariage, mais par une surprise quelle lui fit sous lhabit dune courtisane. Tout le monde sait quelle était la femme dUrie, et ladultère quelle commit avec David. Cependant lÉvangile, passant toutes les autres femmes, ne parle que de celle-ci dans cette généalogie. Nétait-il pas raisonnable, si on voulait parler des femmes, de les nommer toutes, ou sil nen fallait nommer que quelques-unes, de choisir plutôt celles qui étaient recommandables par leur vertu, que celles qui étaient décriées pour, le dérèglement de leur vie? Il est donc aisé de voir combien ce commencement même est difficile, quoiquil paraisse clair à tout le monde, et même superflu à plusieurs, qui ny voient autre chose quune liste de quelques noms propres. Nous devons encore rechercher pourquoi lon passe trois rois dans la suite de cette généalogie. Si lon dit que cest à cause de leur impiété, nen devait-on pas aussi retrancher (11) beaucoup dautres qui ont été aussi méchants que ceux-ci ? On demande encore pourquoi, lorsque saint Matthieu dit expressément que la généalogie du Christ jusquà Abraham contient trois séries, chacune de quatorze générations, ce nombre se trouve incomplet dans la troisième série telle quil la domine? On demande enfin pourquoi saint Luc et saint Matthieu ayant fait la généalogie de Jésus Christ, saint Luc ne rapporte pas les mêmes noms, et en rapporte beaucoup plus que saint Matthieu; en dautres termes pourquoi saint Matthieu marque moins de noms et des noms différents de ceux de saint Luc, quoique lun et lautre continuent la généalogie de Jésus Christ jusquà Joseph? Comprenez donc combien il faudra dapplication pour éclaircir ces choses, puisquil en faut même pour discerner ce qui a besoin déclaircissement. Car ce nest pas un petit avantage, que de bien discerner ce qui est douteux, et ce qui peut donner lieu à des difficultés. Par exemple on fait encore cette question Pourquoi sainte Elisabeth, étant de la tribu de Lévi, est appelée la cousine de la sainte Vierge? 7. Mais pour ne pas accabler votre mémoire, finissons ici ce discours. Il suffit pour vous donner de lardeur, de vous avoir proposé les questions que nous aurons à résoudre. Si les solutions vous intéressent, il dépendra de vous de les connaître en assistant à nos entretiens. Car si je vois en vous un véritable désir de vous instruire, je lâcherai de vous satisfaire en répondant à .ces questions. Mais si je vous vois dans lindifférence et dans la froideur, je vous cacherai et les difficultés et les réponses-quon y pourrait faire, parce que la loi de Dieu me défend « de donner les choses saintes aux chiens, et de jeter les perles devant les «pourceaux, de peur. quils ne les foulant aux pieds. » (Mt 7,6) Mais qui est celui qui voudrait fouler des. perles aux pieds, me dites-vous ? Cest celui qui ne les croit pas précieuses, et qui il na pas pour elles toute lestime quelles méritent. Et qui est assez malheureux, dites-vous, pour ne pas les apprécier, et pour ne les pas préférer à tout? Cest celui qui sy applique avec moins dardeur quil nen a pour voir dinfâmes comédiennes dans des spectacles diaboliques. Car on en voit plusieurs passer là les jours entiers; mettre les affaires de leur famille en désordre pour satisfaire cette passion.; ne rien perdre de ce quils entendent; et conserver précieusement dans leur mémoire ce qui doit perdre et tuer leurs âmes. Mais lorsque ces mêmes personnes sont dans lÉglise, où Dieu même leur parle, elles ny peuvent demeurer un moment sans entrer dans limpatience. Cest pour cela que notre vie qui devrait être toute céleste, na rien de commun avec le ciel, et que nous ne sommes plus chrétiens que de nom et en apparence. Cest pour cela que Dieu nous menace de lenfer, non pour nous y jeter, mais pour nous en préserver par ses menaces, en nous portant à fuir une si détestable coutume. Cependant nous faisons tout le contraire de ce quil désire. Nous entendons quil nous menace de lenfer, et nous courons tous les jours à ce qui nous y mène, à ce qui nous damne. Dieu nous commande non-seulement découter, mais même de faire ce quil nous dit: et nous navons pas seulement la patience de lentendre. Quand donc ferons-nous ce quil nous ordonne, si nous ne pouvons pas seulement souffrir quil nous parle; si nous nous ennuyons, si nous nous impatientons aussitôt, si nous un pouvons pas lui donner seulement un quart dheure de notre temps ? Lorsque, dans une conversation, nos paroles nobtiennent pas lattention des personnes présentes, nous nous en offensons comme dune injure, quelque vaines que soient dailleurs les choses que nous disons; et nous croyons que Dieu ne soffensera pas, lorsque les grandes vérités quil nous annonce nous laissent indifférents, que nous avons lesprit ailleurs, et que nous ne daignons pas seulement nous y appliquer ? On prend plaisir à écouter des personnes qui ont vieilli dans les voyages, qui savent et qui rapportent exactement la distance, la situation, la grandeur, les, places publiques, et les ports des villes quelles ont vues: et nous autres qui sommes voyageurs en cette vie, et qui marchons vers le ciel , nous ne nous mettons pas seulement en. peine de savoir combien nous en sommes encore éloignés. Si nous y pensions, cependant, nous nous hâterions peut-être davantage pour y arriver. Si nous nous négligeons dans ce chemin qui mène à Dieu, nous sommes infiniment plus éloignés du but que la terre ne lest du ciel; mais si nous nous hâtons (12) daller vers cette cité bienheureuse, nous nous trouverons bientôt à ses portes; car son éloignement ne vient point de la distance des lieux, mais de la disproportion de notre conduite et de notre vie. Vous avez soin de vous rendre habiles dans lhistoire de ce monde, den connaître le présent et le passé. Vous vous souvenez des rois sous qui vous avez porté les armes, des officiers particuliers qui vous commandaient, des jeux publics qui se sont donnés, des gladiateurs qui y ont combattu, de ceux qui ont remporté le prix, et de cent autres choses qui ne vous regardent point, et vous navez pas seulement la moindre pensée de considérer quel est le prince de cette cité céleste, quels sont ceux qui y tiennent le premier, le second ou le troisième rang, combien chacun deux a combattu, et par quelles actions il sest signalé. Enfin vous ne vous donnez pas seulement la patience dentendre ceux qui vous proposent les lois de cette sainte cité. Après cela comment oseriez-vous espérer de jouir un jour de ces biens suprêmes, puisque vous ne daignez pas seulement écouter maintenant ceux qui vous en parlent ? Faisons donc au moins aujourdhui, mes frères, ce que jusquici nous avons toujours négligé de faire. Puisque la miséricorde de Dieu nous fait espérer dentrer un jour dans cette ville toute dor, comme parle lÉcriture, et qui, en vérité, est infiniment plus précieuse que lor; apprenons quels en sont les fondements, et quelles sont ces portes toutes composées de perles et de diamants. Nous avons un excellent guide qui est saint Matthieu, et nous commençons aujourdhui dentrer par la porte quil nous ouvre. Redoublons notre attention de peur que sil remarque que quelquun lécoute négligemment, il ne le bannisse de cette ville céleste. Car cette ville, mes Frères, est une ville vraiment royale et magnifique, elle nest pas comme nos villes dici-bas, divisée en rues,,en palais et en places. Elle nest toute que le palais de son Roi. Ouvrons donc les portes de nos âmes, ouvrons loreille de nos coeurs, et, sur le point dentrer dans cette ville éternelle, adorons avec une frayeur respectueuse le Roi qui y règne. Celui qui désire den contempler les merveilles, peut être dabord frappé de terreur, car ces portes nous sont encore fermées maintenant; mais quand nous les verrons ouvertes, cest-à-dire, quand nous aurons découvert les mystères que nous vous avons proposés, nous verrons alors léclat qui brille au dedans. Ce bienheureux publicain vous conduira par les yeux de lesprit, et il vous promet de vous montrer tout. Il vous fera voir où est le trône du Roi, quels sont les soldats qui lenvironnent, où sont les anges et les archanges, quel est le lieu destiné pour les nouveaux citoyens de cette ville, par quels chemins on y va, quel honneur on rend à ceux qui y tiennent ou le premier, ou le second, ou le troisième rang, et combien il y a de dignités différentes, soit dans le sénat, soit dans le peuple de cette cité divine. Cest pourquoi nentrons point ici avec bruit et avec tumulte, mais avec un respect et un silence digne de ces grands mystères. Si lon entre dans un silence si profond lorsquon doit lire les lettres du roi dans une assemblée publique, quel doit être le vôtre, lorsquon doit vous rapporter, non les ordonnances dun prince de la terre, mais les oracles du Roi du ciel ? Si nous agissons de la sorte, le saint Esprit nous conduira lui-même, par sa grâce, jusquau dedans de ce palais, et jusquau trône du Roi, pour y jouir des biens infinis, par la grâce et par la miséricorde de Jésus Christ notre Seigneur, auquel est la gloire et lempire, avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen. (13) |