HOMÉLIE 83

JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, S'EN ALLA AVEC SES DISCIPLES AU DELÀ DU TORRENT DE CÉDRON, OU IL Y AVAIT UN JARDIN, DANS LEQUEL IL ENTRA, LUI ET SES DISCIPLES. (CHAP. 18 VERS. 1-36)

ANALYSE.


1. Commencement de la Passion du Sauveur.
2. Ce Malchus blessé par saint Pierre et guéri par Jésus Christ, est le même serviteur qui donna un soufflet au Sauveur. — Premier reniement de saint Pierre.
3. Combien notre nature est faible, lorsque Dieu nous abandonne. — Deuxième et troisième reniements de saint Pierre.
4. Jésus devant Pilate.
5. Nous devons suivre l'exemple de Jésus Christ. — Récit des outrages et des tourments que le divin Sauveur a soufferts pour nous. — Belles réflexions sur les injures qu'on nous fait ou qu'on nous dit. — La gloire et les choses humaines ne sont qu'une ombre, et n'ont rien de réel. — Echelle de Jacob, ce qu'elle nous marque. — Se corriger peu à peu de ses défauts : dans ce mois d'un, dans le suivant d'un autre. — S'élever à la vertu et à la perfection comme par degrés.

1. La mort est quelque chose de redoutable et d'effrayant; mais non pour une âme nourrie de la céleste philosophie. Celui qui n'a nulle idée des choses futures, et qui regarde la mort comme la dissolution de son être, la fin et le terme de sa vie, a raison de la craindre et d'en avoir de l'horreur, croyant qu'il va cesser d'être. Mais nous, à qui Dieu fait la grâce de révéler les secrets et les mystères de la sagesse (Ps 50,7), nous qui regardons la mort comme un passage, nous n'avons nulle raison de la craindre; au contraire, à ses approches nous devons nous réjouir et avoir du courage, parce que de cette vie périssable nous passons à une vie meilleure et plus glorieuse, qui n'aura point de fin. C'est là ce que nous apprend Jésus Christ par son exemple; il va à la passion et à la mort, non par force et par nécessité, mais volontairement et de bon gré.
«Jésus parla de la sorte», dit l'évangéliste, «et s'en alla avec ses disciples au delà du torrent de Cédron, où il y avait un jardin, dans lequel il entra, lui et ses disciples. Judas, qui le trahissait, connaissait aussi ce lieu-là, parce que Jésus y avait souvent été avec ses disciples (2)». Le Sauveur se met en marche vers le milieu de la nuit; il passe le torrent, il se hâte d'arriver à ce lieu que le traître connaissait, pour exempter ceux qui lui dressent des embûches de la peine et de la fatigue du chemin; il fait voir à ses disciples qu'il marche volontairement à la mort, ce qui devait beaucoup les consoler; et il se constitue comme en prison dans ce jardin.
«Jésus dit ces choses». Jean, que dites-vous? le Sauveur avait prié son Père, il lui avait fait sa prière ? Pourquoi ne dites-vous donc pas que l'ayant finie, il vint en ce lieu ? Parce que ce n'était point là une prière, mais un entretien qu'il eut avec son Père, au sujet de ses disciples. Et ses disciples entrèrent dans le jardin; ainsi il les délivra de la crainte où ils étaient, de sorte qu'ils ne refusèrent pas d'aller au jardin, et qu'ils y entrèrent sans difficulté. Qu'est-ce qui porta Judas à y venir ? ou d'où apprit-il qu'il y fallait aller ? Par là on voit que Jésus passait souvent les nuits dehors; s'il les eût passées dans la maison, Judas ne le serait pas venu chercher dans ce désert, mais il serait allé à la maison pour le trouver endormi.
Mais de peur qu'entendant parler de jardin, vous ne croyiez que Jésus avait voulu se cacher, l'évangéliste ajoute : «Judas connaissait ce lieu-là». Et il ne se contente pas de vous le faire remarquer; mais il dit encore que Judas le connaissait, «parce que Jésus y avait souvent été avec ses disciples». Il y allait souvent avec ses disciples, pour les entretenir en particulier de choses nécessaires, que nul, excepté eux, ne devait entendre. Jésus se retirait sur des montagnes et dans des jardins, cherchant toujours les lieux éloignés du bruit et du tumulte, afin que rien ne pût distraire ses auditeurs de sa doctrine et de ses instructions.
«Judas ayant donc pris» avec lui «une compagnie de soldats, et des gens envoyés par les princes des prêtres et par les pharisiens, il vint en ce lieu (3)». Plus d'une fois déjà, les princes des prêtres et les pharisiens avaient envoyé des gens pour le prendre, mais ils ne l'avaient pu. D'où il est visible que c'est volontairement qu'il se livra. Et comment purent-ils engager cette cohorte à faire une pareille action? C'étaient des soldats toujours prêts à tout faire pour de l'argent. «Mais Jésus, qui savait tout ce qui lui devait arriver, vint au-devant d'eux, et leur dit : Qui cherchez-vous (4) ?» C'est-à-dire, ce n'est point par l'arrivée de ces gens-là, que Jésus apprit ce qu'on voulait faire de lui; mais, sans se troubler, comme sachant tout, il s'avança, et leur parla, se comporta de la sorte. Pourquoi vinrent-ils avec des armes pour le prendre ? Ils craignaient le peuple qui avait coutume de le suivre; et c'est aussi pour cela qu'ils vinrent de nuit. «Etant venu au-devant d'eux, il leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth». Ne voyez-vous pas cette puissance invincible ? il est au milieu d'eux, ils ne peuvent pas le voir, il les rend tous aveugles.
Que cela ne vint point des ténèbres de la nuit, l'évangéliste le montre assez, en disant qu'ils avaient des flambeaux; mais quand même ils n'en auraient point eu, ils auraient pu le reconnaître à sa voix. Que si elle était inconnue aux soldats, comment l'aurait-elle été à Judas, qui était continuellement avec lui ? En effet, Judas était avec eux, et ne reconnut pas plus Jésus que les autres, il tomba avec eux à la renverse. Or, Jésus fit cela pour montrer que, quoiqu'il fût au milieu d'eux, non-seulement ils ne pouvaient le prendre, mais même le voir, s'il ne le permettait.
«Il leur demanda encore une fois : Qui cherchez-vous (7) ?» O folie ! Jésus les a tous renversés par une seule parole, ils viennent d'éprouver sa redoutable puissance, et ils ne rentrent point en eux-mêmes, ils ne s'amendent point, ils poursuivent encore leur entreprise. Mais quand Jésus a fait ce qui était en lui, pour les détourner de leur dessein, alors, enfin il se livre à eux et leur dit : «Je vous ai déjà dit que c'est moi. Or, Judas qui le trahissait, était aussi là présent avec eux (8)». Remarquez, mes frères, la modération de l'évangéliste : il ne maudit point le traître, il fait simplement le récit de ce qui s'est passé, ne s'attachant qu'à faire connaître qu'il n'est rien arrivé que par la permission, de Jésus. Mais, de peur qu'on ne prît de là occasion de dire que Jésus Christ s'étant lui-même fait connaître et livré à eux, les avait poussés à commettre ce crime, il a fait d'abord tout ce qui les en pouvait détourner; et comme ils persévéraient dans leur méchanceté, et qu'ils étaient sans excuse, alors seulement il s'est livré lui-même et il leur a dit : «Si c'est donc moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci», leur donnant jusqu'à la dernière heure des témoignages et des marques de sa bonté. Si c'est de moi que vous avez besoin, dit-il, qu'il n'y ait rien de commun avec 'ceux-ci; je me livre moi-même à vous. «Afin que cette «parole qu'il avait dite fût accomplie : il n'a «perdu aucun d'eux (9)». Au reste, cette perte, Jésus Christ l'entendait, non de la mort du corps, mais de celle de l'âme, mais de la mort éternelle. L'évangéliste a en vue, en même temps, celle du corps.
Mais il y a lieu de s'étonner qu'ils ne se soient pas saisis aussi des disciples, et qu'ils ne les aient pas tous massacrés; surtout Pierre les ayant fortement irrités, en blessant un des serviteurs. Qui les a retenus, qui les en a empêchés, sinon cette même puissance qui les a renversés et jetés par terre ? C'est pour montrer que ce n'est point par leur volonté, mais par la volonté et la vertu de celui même qu'ils ont réussi à prendre, que l'évangéliste ajoute : «Afin que cette parole qu'il avait dite fût accomplie: Nul d'eux ne s'est perdu».
2. Pierre donc se sentant encouragé et par cette parole, et par ce qu'il vient de voir, s'arme contre ceux qui se jetaient sur son Maître. Mais comment, direz-vous, celui à qui il avait été ordonné de n'avoir ni sac, ni deux habits, a-t-il eu une épée ? Sans doute Pierre avait pressenti ce qui allait se passer, et pour cela même il s'était longtemps à l'avance muni d'une épée. Que si vous dites encore comment celui à qui il était défendu de donner un soufflet, se porte-t-il à commettre un homicide? Sans doute il lui était défendu de se venger; mais en cette occasion Pierre ne se venge point, il venge son Maître. A quoi on peut ajouter que les apôtres n'étaient pas encore parfaits, ni consommés dans la vertu. Pour vous, si vous voulez voir Pierre dans cette haute et sublime philosophie, suivez-le; vous le verrez dans la suite déchiré de coups de fouets, et accablé de mille maux, sans ouvrir la bouche, sans même s'émouvoir. Mais Jésus fait encore ici un miracle, pour vous apprendre qu'il faut faire du bien à ceux qui nous font du mal, et pour manifester sa vertu et sa puissance, il rétablit donc l'oreille de ce serviteur, et dit à Pierre: «Tous ceux qui se serviront de l'épée, périront par l'épée». (Mt 26,52) Comme dans le lavement des pieds, Jésus Christ arrêta son esprit vif et bouillant par des menaces, il fait de même présentement. L'historien ajoute le nom du serviteur, parce que c'était là une grande chose, non-seulement de l'avoir guéri, mais encore d'avoir guéri un homme qui peu après lui devait donner un soufflet; et aussi d'avoir par là tout à coup éteint la guerre qui allait s'allumer contre ses disciples. L'historien a donc mis son nom, afin que ceux qui liraient son histoire pussent s'informer du fait et en découvrir la vérité; et ce n'est pas sans raison qu'il marque que Pierre abattit l'oreille droite; mais, comme je le crois, c'est pour montrer l'emportement de cet apôtre, puisque peu s'en fallut qu'il ne portât le coup sur la tête.
Mais Jésus ne se contenta pas de retenir Pierre par ses menaces, il le consola aussi par ces autres paroles : «Ne faut-il pas que je boive le calice que mon Père m'a donné (11) ?» Par où il fait voir que ce qu'ils faisaient, il ne fallait pas l'attribuer à leur puissance, mais à sa permission; et il déclare qu'il n'est point contraire à Dieu, mais qu'il lui est obéissant jusqu'à la mort. «Alors ils prirent Jésus et le lièrent (12), et ils l'amenèrent chez Anne (13)». Pourquoi chez Anne? ils se réjouissaient et ils exaltaient leur action, comme s'ils eussent remporté une grande victoire. «Parce qu'il était beau-père de Caïphe, et Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs, qu'il était utile qu'un seul homme mourût (14)». L'évangéliste nous rappelle la prophétie et la produit, afin de nous faire connaître que tout cela s'est fait pour notre salut; et cette vérité, qui est si grande et si importante, nous est prédite par nos ennemis mêmes. De peur donc qu'on ne fût scandalisé d'entendre parler de liens, l'historien fait aussitôt mention de 1a prophétie, qui nous apprend que la mort de Jésus Christ était le salut de tout le monde.
«Cependant Simon Pierre suivit Jésus, comme aussi un autre disciple (15)». Quel est cet autre disciple? C'est celui qui a écrit cet évangile. Et pourquoi ne se nomme-t-il pas? Lorsqu'il dit qu'il s'est reposé sur le sein de Jésus (Jn 21,20), il a raison de taire son nom, mais maintenant, pourquoi le supprime-t-il? C'est sûrement pour le même sujet, puisqu'il raconte encore ici une belle action qui lui est glorieuse, qu'il suivait son Maître, tous les autres disciples ayant pris la fuite. Voilà pourquoi il tait son nom et met Pierre le premier. Il est cependant forcé de se faire connaître, pour vous apprendre qu'il a raconté avec plus d'exactitude que les autres ce qui s'est passé dans la maison du grand prêtre, puisque y étant entré, il avait tout vu. Voyez sa modestie et avec quelle adresse il écarte ce qui est à sa louange. Afin qu'on ne dise pas: Comment tous les autres s'étant enfuis, Jean est-il entré plus avant dans la maison que Pierre même? il ajoute : «Il était connu du grand-prêtre». Et il a soin de le marquer, afin que personne ne s'étonne qu'il ait suivi son Maître et ne loue son courage et sa fermeté.
Mais ce qui est surprenant, c'est que Pierre, qui était timide et craintif, soit entré dans la maison, lors même que ses collègues s'étaient tous retirés. L'amour de son Maître l'a attiré et l'a fait entrer. La crainte et la frayeur l'ont empêché d'entrer plus avant. L'évangéliste a marqué ces circonstances, pour nous préparer au renoncement de Pierre et nous donner plus de raisons de l'excuser. Ce n'est pas pour se relever ni pour se faire valoir que Jean a rapporté qu'il était connu du grand prêtre, c'est seulement parce qu'il avait dit qu'il était entré dans la maison seul avec Jésus, et afin que vous ne crussiez point qu'il avait fait une action d'un grand courage. Puis il montre par ce qui suit que Pierre serait aussi entré si cela lui [523] eût été permis, puisque, lorsqu'il fut sorti pour dire à la portière de le faire entrer, Pierre entra sur-le-champ. Pourquoi ne le fit-il pas entrer lui-même ? Parce qu'il s'attachait à la personne de Jésus Christ et qu'il ne le quittait pas d'un pas. Voilà pourquoi il dit à la servante de le faire entrer.
Que dit donc à Pierre cette servante ? «N'êtes-vous pas aussi des disciples de cet homme? «Il lui répondit : Je n'en suis point (17)».. Que dites-vous, Pierre ? Ne répondites-vous pas dernièrement que s'il vous fallait donner votre vie pour Jésus, vous la donneriez? Qu'est-il donc arrivé de nouveau pour que vous ne puissiez même pas soutenir l'interrogation d'une servante? Quoi donc? Est-ce un soldat qui vous interroge? Est-ce un de ceux qui ont pris Jésus ? C'est une femme de basse condition, et la demande qu'elle vous fait n'a rien qui sente l'impudence. Elle ne vous a point dit : Etes-vous le disciple de ce fourbe, de ce séducteur, de ce méchant ? Mais : «De cet homme». Ce qui marque plutôt la compassion et la pitié que le mépris. Ainsi Pierre n'entendit rien dire à cette servante qui pût l'intimider et l'effrayer. Si elle lui dit : «N'êtes-vous pas aussi des disciples ?» c'est parce que Jean était dans la maison; on voit combien le langage de cette femme avait de retenue et de douceur. Mais Pierre ne sentit rien de cela, il n'y comprit rien, ni à la première, ni à la seconde, ni à la troisième demande, mais seulement lorsque le coq chanta; et cela même ne le fit pas réfléchir, jusqu'au moment où Jésus Christ le regarda avec indignation. Pierre était donc auprès du feu où il se chauffait avec les serviteurs du grand prêtre; et Jésus Christ, lié et garrotté, était gardé dans l'intérieur de la maison. Au reste, nous n'entrons pas dans ce détail pour accuser Pierre et vous faire connaître toute l'énormité de son péché, mais seulement pour vous montrer la vérité des paroles de Jésus Christ.
3. «Cependant le grand prêtre interrogea Jésus touchant ses disciples et touchant sa doctrine (19)» . O quelle malice et quelle méchanceté ! Ce grand prêtre a souvent entendu dans le temple Jésus Christ prêcher, enseigner publiquement, et maintenant il veut apprendre de lui ce qu'il a dit, ce qu'il a enseigné. Comme ils n'avaient aucun reproche à lui faire, ni aucun sujet d'accusation contre lui, ils l'interrogeaient touchant ses disciples. Peut-être lui
demandaient-ils où ils étaient, pourquoi il les avait assemblés, quel était son projet, son dessein. Le grand prêtre faisait toutes ces questions parce qu'il le voulait convaincre d'être un séducteur et un novateur, comme si ses disciples eussent été les seuls qui crussent en lui, comme si l'école de Jésus Christ eût été un atelier de crimes.
Que répond donc Jésus Christ ? Il réfute toutes ces choses, toutes ces fausses accusations par un seul mot : «J'ai parlé publiquement à tout le monde (20)», je n'ai point parlé en particulier avec mes disciples : «J'ai enseigné publiquement dans le temple». Quoi donc? N'a-t-il rien dit en secret ? Assurément il a dit des choses en secret, mais non comme les Juifs le pensaient, par crainte, ou pour exciter des séditions, mais,parce que ce qu'il avait à dire était au-dessus de la portée du peuple. «Pourquoi m'interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m'ont entendu (21)». Ce n'est point là une réponse d'homme fier et orgueilleux, c'est celle d'un homme qui se confie à la vérité de ses paroles. Au commencement que Jésus a enseigné, qu'a-t-il donc dit? «Si je rends témoignage de moi-même, mon témoignage n'est pas véritable» (Jn 5,31); et c'est là ce qu'il insinue maintenant, voulant leur donner le témoignage le plus digne de foi. Car, interrogé sur ses disciples comme étant ses disciples, il dit : Vous m'interrogez moi-même touchant mes disciples. Interrogez mes ennemis, ceux qui me dressent des embûches, ceux qui m'ont pris et m'ont lié. «Ce sont ceux-là qui savent ce que j'ai enseigné». Qu'ils parlent. En effet, ce n'est point un témoignage douteux de la vérité qu'on atteste que de prendre ainsi pour témoins ses propres ennemis.
«Que fit donc le grand prêtre ?» Il aurait dû sur ces paroles interroger ces gens et faire des perquisitions; il n'en fit rien. «Mais comme il eut dit cela, un des officiers qui était là présent, donna un soufflet à Jésus (22)». Est-il rien de plus insolent ? O ciel, frémissez d'étonnement ! ô terre, tremblez, voyant la patience du Seigneur et l'endurcissement de ces serviteurs ! Mais qu'avait dit Jésus Christ? Il n'avait point dit : Pourquoi m'interrogez-vous ? comme pour ne vouloir pas répondre, mais pour ôter toute occasion de malice et de méchanceté. Et pouvant, pour avoir été frappé à ce sujet, pouvant tout renverser, tout perdre, tout exterminer, il ne le fit point, mais il dit des choses qui auraient pu amollir le cÏur le plus féroce.
«Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit (23)» ; c'est-à-dire, si vous pouvez trouver à reprendre dans mes paroles, montrez-le; «si vous ne le pouvez pas, pourquoi me frappez-vous?» Vous voyez ce jugement, mes frères, vous voyez ce tumulte, cette agitation, cette colère. Le grand prêtre interroge captieusement et avec fourberie. Jésus Christ répond juste et sans détours. Quel parti fallait-il donc prendre ? Il fallait réfuter ou acquiescer. Mais on fait tout le contraire, et un;valet frappe Jésus. Ainsi, ce n'était point là un jugement, c'était une émeute, une scène de violence. Ensuite, comme ils ne trouvent rien à reprendre en lui, «ils l'envoient lié à Caïphe (24). Cependant Pierre était debout près du feu et se chauffait (25)». Ah ! combien peu a duré cette ardeur, cet emportement qu'il avait fait paraître au moment qu'on amenait Jésus ! Maintenant il ne bouge plus, il se chauffe; cela vous montre, mes frères, que notre nature est bien faible et bien infirme, lorsque Dieu nous laisse à nous-mêmes. Et étant interrogé, il nie encore. Ensuite «un des gens du grand prêtre, parent de celui à qui Pierre avait coupé l'oreille» , indigné de cette réponse, lui dit : «Ne vous ai-je pas vu dans le jardin (26)?» Ce jardin ne lui rappela pas la mémoire de ce qu'il y avait fait, non plus que les témoignages d'amour qu'il y avait prodigués en paroles à son Maître : la crainte lui fit tout oublier.
Mais pourquoi les évangélistes s'accordent-ils tous dans le récit qu'ils font de ce renoncement? Ce n'est point pour en faire un reproche à Pierre, mais pour nous apprendre que c'est un grand mal de ne mettre pas toute sa confiance en Dieu et de se confier en soi-même. Pour vous, mon cher frère, admirez la providence du Maître; quoiqu'il soit arrêté et lié, il prend un grand soin de son disciple, puisque, par son seul regard, il le relève de sa chute et le porte à répandre des larmes.
«Ils menèrent donc Jésus de chez Caïphe à Pilate». Et ils en usèrent, de cette manière, afin que la multitude des juges fît croire au peuple, même malgré lui, qu'ils avaient examiné et reconnu la vérité. «C'était le matin». Avant le chant du coq, on le mena chez Caïphe, le matin chez Pilate; par ces paroles, l'évangéliste fait voir que Caïphe, ayant interrogé Jésus depuis minuit jusqu'au matin, n'avait pu le convaincre d'aucun crime; et c'est pour cela qu'il le renvoya à Pilate. Mais saint Jean, laissant aux autres ces circonstances, nous fait le récit dé ce qui suivit.
Remarquez, mes frères, la ridicule conduite des Juifs : ils ont pris un homme innocent, ils le conduisent avec des armes, et ils n'osent entrer dans le palais du gouverneur de peur de se souiller. Mais quelle est cette souillure d'entrer dans un palais où l'on punit les méchants? «Ceux qui payaient la dîme de la menthe et de l'aneth» (Mt 23,23; Luc 11,42) ne croient pas se souiller en faisant mourir injustement l'innocent, et ils croient au contraire se rendre impurs, s'ils entrent dans un tribunal. Mais pourquoi ne le firent-ils pas mourir eux-mêmes et l'envoyèrent-ils à Pilate ? Leur puissance et leur autorité étaient déjà beaucoup diminuées, les Romains s'étant tous soumis. Et de plus, ils craignaient que Jésus ne les accusât d'injustice et qu'ils ne fussent punis.
Que veut dire ceci : «Afin de pouvoir manger la pâque ?» Jésus Christ ne l'avait-il pas déjà célébrée un des jours des pains sans levain ? Ou l'évangéliste appelle la pâque toute la fête, ou bien ce jour-là les Juifs faisaient leur pâque; mais Jésus Christ l'avait faite le jour d'auparavant, destinant pour le jour de sa mort celui de la veille et de la préparation, auquel on célébrait autrefois la pâque. Mais taudis qu'ils portent des armes, ce qui n'était point permis, et qu'ils répandent le sang, ils se gardent soigneusement d'entrer dans ce lieu, et ils font appeler Pilate, qui, les étant venu trouver dehors, dit : «Quel est le crime a dont vous accusez cet homme (29) ?».
4. Ne remarquez-vous pas, mes chers frères, combien ce gouverneur était étranger à leurs sentiments d'ambition et d'envie ? Voyant Jésus lié et traduit à son tribunal, il ne crut pas pour cela qu'on eût contre lui des chefs d'accusations certains et indubitables; voilà pourquoi il interroge, pensant bien qu'il était absurde, qu'après l'avoir jugé eux-mêmes les premiers, ils ne vinssent à lui que pour lui demander le supplice et son arrêt de mort, sans nouveau jugement. Que répondirent donc les Juifs ? «Si ce n'était point un méchant, nous ne vous l'aurions pas livré entre les mains (30)». O folie ! Pourquoi donc ne déclarez-vous pas son crime au lieu de le cacher ? Pourquoi ne découvrez-vous pas le mal qu'il a fait? Vous le voyez : ils refusent obstinément de procéder selon les règles de la justice, et ils ne sauraient se justifier. Anne a interrogé Jésus touchant sa doctrine, et après lÕavoir ouï, il l'a envoyé chez Caïphe. Caïphe l'ayant interrogé, et n'ayant trouvé en lui aucun crime, l'a renvoyé à Pilate. Pilate dit : «Quel est le crime dont vous accusez cet homme ?» Et ils n'ont rien à lui répondre, mais ils usent encore de détours, et ils allèguent quelques soupçons.
Pilate donc, incertain et irrésolu sur ce qu'il doit faire, leur dit : «Prenez-le vous-mêmes, et le jugez selon votre loi. Mais les Juifs lui «répondirent : Il ne nous est pas permis de faire mourir personne (31)». Et ils disaient cela, «afin que ce que Jésus avait dit, lorsqu'il avait marqué de quelle mort il devait mourir, fût accompli (32)». Et comment ces paroles : «Il ne nous est pas permis de faire mourir personne» , le marquaient-elles ? L'évangéliste dit cela, ou parce que Jésus Christ ne devait pas seulement mourir pour les Juifs, mais encore pour les gentils; ou parce qu'il n'était pas permis aux Juifs de le crucifier. Mais s'ils disent : «Il ne nous est pas permis de faire mourir personne», ils veulent dire : «présentement». Car ils ont fait mourir, et encore d'une autre manière Etienne, qu'ils ont lapidé, en est une preuve. Au reste, ils voulaient crucifier Jésus Christ, afin de pouvoir se glorifier d'une mort si ignominieuse.
Pilate donc, voulant se débarrasser de leurs importunités, ne tira point le jugement en longueur. Etant rentré dans le palais, il interrogea Jésus, et lui dit : «Etes-vous le roi des Juifs (33) ? Jésus lui répondit : Dites-vous cela de vous-même, ou d'autres vous l'ont-ils dit de moi (34) ?» Pourquoi Jésus Christ lui fit-il cette question ? Pour découvrir la malignité des Juifs, car Pilate en avait déjà beaucoup entendu parler. Comme ils n'avaient donc rien de nouveau à dire contre Jésus, Pilate, pour ne pas entrer dans de longues discussions, expose à Jésus ce que les Juifs lui objectaient éternellement. Et comme il avait dit aux Juifs : «Jugez-le selon votre loi»; eux, pour montrer que le crime dont ils accusaient Jésus ne regardait point leur religion ni leur loi, répondent : «Cela ne nous est pas permis». Il n'a point péché contre notre loi, son crime est un crime public. Voyant cela, Pilate, comme s'il eût été lui-même en péril, dit: «Etes-vous le roi des Juifs?» Sur quoi Jésus Christ, qui connaissait sa crainte, l'interroge à son tour : mais comme il voulait que Pilate accusât lui-même les Juifs, il dit : «D'autres vous l'ont-ils dit de moi?» Et Pilate déclare que les Juifs sont les auteurs de cette accusation, en disant : «Ne savez-vous pas bien que je ne suis pas Juif ? Ceux de votre nation, et les princes des prêtres, vous ont livré entre mes mains qu'avez-vous fait (35)?» Pilate fait cette réponse pour s'excuser. Ensuite, Jésus Christ le reprenant de lui avoir dit : «Etes-vous roi ?» lui réplique : Ce sont les Juifs qui vous l'ont dit? Pourquoi ne faites-vous pas une enquête exacte ? Les Juifs vous ont dit que je suis un méchant; informez-vous, recherchez quel est le mal que j'ai fait. Mais vous ne le faites pas; et vous m'exposez seulement leur accusation : «Le dites-vous de vous-même, ou d'ailleurs?» Après quoi Pilate, ne pouvant répondre sur-le-champ aux répliques que lui fait Jésus Christ, se borne à alléguer ce qu'a fait le peuple: «Ils vous ont livré entre mes mains», dit-il, il faut donc que je vous interroge sur ce que vous avez fait.
Que lui repartit Jésus Christ ? «Mon royaume n'est pas de ce monde (36)». Le Sauveur relève l'esprit de Pilate, qui n'était ni aussi méchant que les Juifs, ni semblable à eux, et il veut lui montrer qu'il n'est pas un pur homme, mais qu'il est Dieu et Fils de Dieu. Et que dit-il? «Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour m'empêcher de tomber entre les mains des Juifs». Par cette réponse Jésus dissipe le soupçon de rébellion et de tyrannie que Pilate avait gardé jusqu'à ce moment.
Mais est-ce que le royaume de Jésus Christ n'est pas de ce monde ? Certes, il en est. Comment alors expliquer ces paroles : «Il n'en est pas?» Cela ne signifie pas que Jésus Christ ne commande point en ce monde, mais qu'il a aussi son royaume dans le ciel : et ce royaume n'est point humain, mais il est beaucoup plus grand et plus brillant. Si donc ce royaume est plus grand, comment a-t-il été pris par les gens du royaume de ce monde? C'est en se livrant lui même volontairement a eux: mais il ne le cache point. Et que dit-il ? «Si j'étais de ce monde, mes gens auraient combattu pour m'empêcher de tomber entre les mains des Juifs». Par où Jésus Christ fait connaître la faiblesse du royaume terrestre, qui tire toute sa force et sa puissance de ses sujets. Mais le royaume céleste se, suffit à lui-même et n'a besoin de personne.
Les hérétiques saisissent ces paroles et s'en servent pour appuyer leur erreur : ils disent que Jésus Christ n'a rien de commun avec le Créateur. Mais que répondront-ils à ce que l'Ecriture dit de ce même Jésus Christ: «Il est venu chez soi ?» (Jn 1,11) Que répondront-ils à ce qu'il dit lui-même; «Ils ne sont point du monde, comme je ne suis point» moi-même «du monde?» (Jn 17,14) C'est ainsi, c'est en ce sens qu'il dit que son royaume n'est point d'ici. En quoi il n'exclut pas le monde de son royaume, mais il montre, comme je l'ai dit, que son royaume n'est point humain, ni passager, ni périssable.
Que répliqua Pilate ? «Vous êtes donc roi ? Jésus lui repartit : Vous le dites, que je suis roi. C'est pour cela que je suis né (37)». Donc s'il est né roi, il est également né avec toutes les dépendances de la royauté; et il n'a rien qu'il ait reçu, mais il possède tout par lui-même. Lors donc que vous entendez ces paroles : «Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d'avoir la vie» (Jn 5,26), ne les entendez d'aucune autre chose que de la génération. Entendez et expliquez de même tous les autres endroits de l'Ecriture, qui sont semblables à celui-là. «Et je suis venu afin de rendre témoignage à la vérité»; c'est-à-dire afin d'enseigner la vérité à tous les hommes, et de la leur persuader.
5. Pour vous, mes chers frères, vous qui avez entendu ce récit, vous qui voyez qu'on a lié le Seigneur, qu'on l'a mené de côté et d'autre, et traduit de tribunaux en tribunaux, ne faites aucun cas des choses présentes. Eh ! comment ne serait-il pas déraisonnable et absurde, Jésus Christ ayant souffert pour vous tant et de si grands tourments, de ne pouvoir même pas supporter pour lui des paroles ? On crache sur son visage, et vous vous parez de riches habits, de bijoux et de pierreries. Et si tout le monde ne vous donne pas des marques de vénération et de respect, vous ne croyez pas vivre. Jésus Christ est outragé, moqué, reçoit de honteux soufflets sur la joue; et vous voulez qu'on vous honore toujours, et vous ne voulez point participer aux opprobres de Jésus Christ. Vous n'écoutez pas ce que vous dit saint Paul: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Jésus Christ». (I Cor 10,1) Lors donc que quelqu'un vous déshonore, souvenez-vous de votre Seigneur, que les Juifs adoraient par dérision, en se jouant de lui; qu'ils déshonoraient par leurs actions et par leurs paroles et dont ils faisaient mille railleries et mille moqueries, lorsque non-seulement il ne leur rendait point la pareille, ni le mal pour le mal, mais leur donnait au contraire des témoignages de sa douceur et de sa clémence.
Imitons-le donc, ce divin Sauveur; par là nous pourrons nous délivrer de toutes sortes d'ignominies. Car ce n'est pas celui qui injurie, mais c'est celui qui s'abat et s'afflige, qui rend l'injure sensible. Si vous n'étiez pas impatient, vous ne recevriez point d'injures. La peine que cause une injure, ne vient pas de celui qui la fait, mais de celui qui la reçoit. Pourquoi vous affligez-vous ? Si c'est injustement que cet homme vous injurie, vous ne devriez point vous fâcher, mais plutôt le prendre en compassion. Si c'est justement, vous devez à plus forte raison demeurer tranquille. Si étant pauvre, vous vous entendiez appeler riche, cette louange ne vous toucherait point, mais vous la prendriez plutôt pour une plaisanterie; de même si celui qui vous injurie, dit des faussetés de vous, cela ne vous regarde point; vous ne devez nullement vous en émouvoir. Que si la conscience vous fait des reproches, ne vous troublez point de ce que l'on dit de vous; mais amendez votre vie, mais corrigez-vous réellement de vos défauts. Je dis cela au sujet des injures véritables. Si l'on vous reproche votre pauvreté et votre basse naissance, vous en devez rire. Ces sortes d'injures ne déshonorent pas celui qui les reçoit, mais celui qui les dit, comme incapable de philosopher ou de raisonner.
Mais, direz-vous, quand on tient ces discours en présence de beaucoup. de personnes qui ignorent la vérité, alors la blessure devient insupportable. C'est tout le contraire, alors elle est très-supportable, lorsqu' étant environné d'un grand nombre de témoins, tous vous louent et vous applaudissent, blâment celui qui n'a su ce qu'il disait, et se rient de lui. Les personnes censées ne louent pas celui qui se venge, mais celui qui garde le silence. Si, parmi ceux qui sont présents, il ne se trouve personne de raisonnable, c'est alors surtout que vous devez braver l'injure et vous en prévaloir devant l'assemblée céleste. Là, tous vous loueront, tous vous applaudiront et vous approuveront; or, un seul ange vaut tout l'univers. Et pourquoi parler des anges ? Le Seigneur lui-même vous louera.
Occupons-nous de ces pensées, et persuadons-nous que garder le silence, lorsqu'on nous dit une injure, ce n'est pas se faire tort, mais que c'est s'en faire véritablement un grand que de se venger. Si c'était se faire du tort que d'écouter dans le silence des mots satiriques et piquants, Jésus Christ n'aurait pas dit : «Si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre». (Mt 5,39) Si donc ce que cet homme dit de nous est faux, ayons-en pitié, parce qu'il s'attire le supplice de ceux qui injurient (Ibid. 22), et se rend indigne de lire les saintes Écritures. «Car Dieu a dit au pécheur : Pourquoi prononcez-vous les paroles de mon alliance?» (Ps 49,17) «Et étant assis, vous parliez contre votre frère». (Ibid. 21) Et si ce qu'il a dit est vrai, il est encore digne de compassion. Le pharisien disait la vérité, en parlant mal du publicain (Luc 18,10), et il ne lui fit aucun tort : au contraire, il lui fut utile; mais il se priva lui-même de grands biens, et son accusation lui fit faire naufrage et le perdit. Ainsi, celui qui vous injurie se blesse de toutes parts, se punit lui-même, et il ne vous fait aucun mal.
Pour vous sûrement si vous veillez, si vous êtes attentifs sur vous-mêmes, vous faites un double gain et un double profit, et parce que, par votre silence, vous vous rendez Dieu propice, et parce que vous en devenez plus modéré, et encore, parce que ce qu'on a dit de vous vous sert à vous corriger de vos défauts et à mépriser la gloire humaine. C'est pour nous un grand sujet d'affliction et de douleur de voir que la plupart des hommes recherchent avidement la gloire et la renommée. Si nous voulons philosopher, nous comprendrons aisément et parfaitement que les choses humaines ne sont qu'une ombre, et n'ont rien de réel. Apprenons-le donc, et faisant un examen exact de nos vices et de nos défauts, corrigeons-les peu à peu; ce mois, celui-là, le mois suivant, cet autre, et de même proposons-nous d'en corriger un troisième le mois d'après. De cette sorte, nous élevant comme par degrés, nous arriverons au ciel par l'échelle de Jacob. Car il me semble que cette échelle que Jacob vit en songe (Gen 28,12), marque le progrès dans la vertu, ce progrès qui nous élève de la terre au ciel, non par des degrés sensibles, mais par la correction et la réformation des mÏurs et par l'accroissement de la vertu. Entreprenons donc ce voyage, travaillons à monter par cette échelle, afin qu'étant arrivés au ciel, nous y jouissions de toutes sortes de biens, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen.