HOMÉLIE 80

JÉSUS AYANT DIT CES CHOSES, LEVA LES YEUX AU CIEL, ET DIT : MON PÈRE, L'HEURE EST VENUE, GLORIFIEZ TON FILS, AFIN QUE TON FILS TE GLORIFIE. (17,7-18,5)

ANALYSE.


1. Saint Chrysostome réfute les Ariens et les Anoméens qui niaient la divinité de Jésus Christ. 2. Le Fils est Dieu de même que le Père.
3. Nous participerons à la gloire de Jésus Christ selon notre mesure, selon notre foi et nos Ïuvres. — Combien on est misérable de se priver soi-même de cette gloire : souffrir tout avec joie pour l'acquérir. — Mépris des richesses qu'il faudra nécessaire. ment quitter un jour. — Les biens que nous possédons ne sont point à noirs. — Nous faisons tout pour le corps : nous ne faisons rien pour l'âme. — Contre le faste. — Autant de gens dont on a besoin, autant de maîtres qu'on se donne. Multiplication de besoins, multiplication de servitudes. — Un maître est esclave de ses serviteurs. — Servitude de la grandeur et du faste. — La véritable liberté consiste à n'avoir besoin de personne : celle qui en approche, avoir besoin de peu. Ne se point servir des biens qu'on a; ce n'est pas les posséder, c'est en être possédé.

1. «Celui qui fera et enseignera», dit Jésus Christ, «sera grand dans le royaume des cieux» (Mt 5,19); et c'est avec raison. Il est aisé de philosopher en paroles, mais mettre en pratique les règles de la sagesse, c'est là ce qui est grand et d'une âme forte et généreuse. Voilà pourquoi Jésus Christ, parlant de la patience, se propose lui-même pour exemple et nous ordonne de le prendre pour notre modèle. Voilà pourquoi, après nous avoir donné cet avis et cette instruction, il se met à prier, pour nous apprendre que clans les tentations et les afflictions il faut se détacher de tout et mettre en Dieu son refuge et sa confiance. Car, après avoir dit à ses disciples : «Vous aurez à souffrir bien des afflictions dans le monde», et avoir ébranlé leur âme, il la relève par une prière, attendu qu'ils le regardaient encore comme une homme. C'est aussi pour condescendre à leur faiblesse qu'il fait cette prière, de même qu'il en avait fait une dans la résurrection de Lazare, pour la raison qu'il indique en ces termes : «Je dis ceci pour a ce peuple qui m'environne, afin qu'il croie a que c'est vous qui m'avez envoyé». (Jn 11,42)
C'est fort bien, direz-vous; il était à propos que Jésus Christ agît de la sorte devant les Juifs; mais pourquoi fait-il de même pour ses disciples? Il convenait encore qu'il en usât ainsi à l'égard de ses disciples. Des gens qui, après avoir vu tant et de si grands miracles, disaient : «Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses» (Jn 16,30), avaient plus besoin d'instructions et de preuves que tous les autres. Mais faites attention, mes frères, que l'évangéliste n'appelle pas cette action une prière, il dit : «Jésus leva les yeux au ciel». Par où il fait entendre que c'était là plutôt un entretien que le Fils avait avec son Père, qu'une prière. Que si ailleurs il parle de prière, s'il représente le Seigneur, tantôt se mettant à genoux, tantôt levant les yeux au ciel, ne vous en troublez point; c'est pour nous apprendre que nous devons persévérer dans la prière, que, nous tenant debout, nous devons regarder le ciel, non-seulement avec les yeux de la chair, mais encore avec ceux de l'esprit; et aussi que nous devons nous mettre à genoux et briser nos cÏurs. Car Jésus Christ n'est pas seulement venu pour se faire voir à nous, mais aussi pour nous enseigner l'ineffable vertu. Un maître ne doit pas se contenter d'enseigner du bout des lèvres, il doit enseigner aussi d'exemple et par ses Ïuvres.
Ecoutons donc ce qu'il dit maintenant «Mon Père, l'Heure est venue, glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous glorifie». Par ces paroles, le divin Sauveur nous montre encore qu'il ne va point à la mort malgré lui. Comment irait-il malgré lui à la mort et involontairement, lui qui la demande et prie pour cela, lui qui l'appelle la gloire, non-seulement de celui qui doit être crucifié, mais encore de son Père ? Car c'est là ce qui est arrivé : non-seulement le Fils a été glorifié, mais encore le Père. Avant la croix, les Juifs ne connaissaient même pas le Père : «Israël», dit le Seigneur, «ne m'a point connu» (Is 1,3); mais après la croix, tout l'univers a accouru.
Jésus Christ nous apprend ensuite de quel genre de gloire et de quelle manière il glorifiera son Père : «Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes, afin que nul de tous ceux que vous lui avez donnés ne périsse (2)». Faire continuellement du bien, c'est là en quoi Dieu fait consister sa gloire. Que veut dire ceci : «Comme vous lui avez donné puissance sur tous les hommes?» Par là, le Sauveur montre que la prédication ne sera point renfermée dans la Judée seulement, mais qu'elle se répandra dans tout le monde; et il jette les premiers fondements de la vocation des gentils. Comme il avait dit : «N'allez «point vers les gentils (Mt 10,5), et comme il devait dire dans la suite : «Allez et instruisez tous les peuples (Mt 28,19), il fait voir que c'était aussi la volonté de son Père, attendu que cela choquait et scandalisait extrêmement les Juifs et même les disciples. En effet, quand dans la suite les gentils se joignaient à eux, ils ne les souffraient pas patiemment, «et ils ne les reçurent de bon cÏur et avec joie», que lorsqu'ils eurent reçu la grâce et les instructions du Saint Esprit; car cette union déplaisait fort aux Juifs. Après donc que le Saint Esprit fut descendu sur les disciples avec tant d'éclat et de célébrité, Pierre, de retour à Jérusalem, eut bien de la peine à éviter les reproches des Juifs, lorsqu'il leur fit le récit de ce qui lui était arrivé et de cette nappe qu'il avait vue. (Ac 10)
Mais que signifient ces paroles : «Vous lui avez donné puissance sur tous les hommes ?» Je ferai cette question aux hérétiques : Quand est-ce que Jésus Christ a reçu cette puissance sur tous les hommes? Est-ce avant de les avoir formés ou après ? Car c'est après avoir été crucifié et s'être ressuscité qu'il a dit : «Toute puissance m'a été donnée. Allez et instruisez tous les peuples». (Mt 28,18-19) Quoi donc ? Il n'avait pas en son pouvoir ses ouvrages ? II avait fait les hommes, et, après les avoir faits, il n'avait point d'autorité sur eux ? Mais, dès le commencement, l'Ecriture nous le représente comme faisant toutes choses; on l'y voit punir les uns comme pécheurs, corriger, châtier les autres, afin qu'ils s'amendent et se convertissent. Il dit : «Je ne cacherai point à mon serviteur Abraham ce que je vais faire». (Gen 18,17) A d'autres, il donne des louanges et des récompenses pour avoir fait le bien. Est-ce donc qu'alors le Fils avait cette puissance, qu'ensuite il l'a perdue, et que maintenant il la reçoit de nouveau ? et quel démon oserait parler de la sorte ? Mais si, et alors, et à présent, il a toujours une égale et même puissance (car il dit : «Comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le «Fils donne ta vie à qui il lui plaît)» (Jn 5,21); que signifie cette parole ? Le voici : Il devait envoyer ses disciples vers les gentils; de peur donc qu'ils ne crussent qu'il innovait, à cause de ce qu'il avait dit auparavant : «Je «n'ai été envoyé qu'aux brebis de la maison d'Israël qui se sont perdues» (Mt 15,24), il montre que c'est aussi la volonté de son Père. Que si le divin Sauveur parlé avec tant de modestie et d'humilité, vous ne devez pas vous en étonner, parce que c'est de cette manière qu'il instruisait alors ses disciples, et ceux aussi qui devaient venir après eux. Et encore, comme je l'ai dit, par ces expressions si basses et si humbles, il faisait sensiblement connaître qu'il ne s'abaissait si fort que pour proportionner ses discours à la portée et à la faiblesse de ses auditeurs.
2. Mais que veut dire cela : «Sur tous les hommes ?» Tous les hommes n'ont pas cru. Mais Jésus Christ a fait pour eux tout ce qu'il a pu, afin qu'ils crussent tous. Que s'ils n'ont pas tous reçu sa parole, ce n'était point la faute du Maître, c'est la faute de ceux qui n'ont pas voulu la recevoir. «Afin qu'il donne la vie a éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés». Si le Sauveur se sert encore ici d'expressions humaines, n'en soyez point surpris; il en use de la sorte pour les raisons que nous avons déjà expliquées ailleurs. et pour éviter de parler magnifiquement de soi : ce qui aurait choqué ses auditeurs, qui n'avaient pas encore de lui une grande opinion. Saint Jean, néanmoins, quand il parle en son propre nom, n'en use pas de la sorte, il se sert de termes plus relevés et plus sublimes : «Toutes choses ont été faites par lui»; et: «Il était la lumière» ; et : «Il est venu chez soi». (Jn 1,3 et suiv) Où l'on voit, non qu'il n'aurait point eu la puissance, s'il ne l'avait reçue, mais qu'il donnait aussi aux autres «le pouvoir d'être faits enfants de Dieu». Saint Paul de même le déclare égal à Dieu.
Mais le Sauveur fait sa demande d'une manière plus humaine en ces termes: «Afin qu'il donne la vie éternelle à tous ceux que vous lui avez donnés. Or la vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable, et Jésus Christ que vous avez envoyé (3)». Jésus Christ dit : «Le seul Dieu véritable», à la différence de ces dieux qui ne sont point de véritables dieux; et il fait cette observation à ses disciples, parce qu'il les allait envoyer vers les gentils.
Que si les hérétiques n'admettent pas cette explication, et s'ils persistent à nier que Jésus Christ soit vrai Fils de Dieu, à cause de ce terme, «seul»; en raisonnant de la sorte, ils arrivent à nier aussi qu'il soit Dieu; car Jésus Christ dit : «Vous ne rechercherez point la
gloire qui vient de Dieu seul». (Jn 5,44) Quoi donc ! le Fils ne sera point Dieu ? Mais si le Fils est Dieu, et le Fils du seul Père, il est évident, et qu'il est vrai Dieu, et qu'il est Fils de celui qui est dit seul vrai Dieu. Quoi donc ! lorsque saint Paul dit : «Serais-je seul, et Barnabé» (I Cor 9,6,) est-ce qu'il exclut Barnabé ? Nullement, ce mot n'est mis que par opposition à ce que font les autres. Que si le Fils n'est pas vrai Dieu, comment est-il la vérité ? car dire «la vérité», c'est dire beaucoup plus que «vrai». Celui qui n'est pas vrai homme, due dirons-nous, je vous prie, qu'il est ? ne dirons-nous pas qu'il n'est point homme? De même, si le Fils n'est point vrai Dieu, comment est-il Dieu? comment nous fait-il dieux, et fils de Dieu, n'étant point vrai Dieu ? Mais nous avons traité plus exactement ailleurs cette matière; c'est pourquoi poursuivons notre sujet.
«Je vous ai glorifié sur la terre (4)». Jésus Christ dit fort bien : «Sur la terre», car le Père était glorifié dans le ciel, ayant la gloire que sa nature lui donne, et étant adoré des anges. Le Sauveur ne parle donc pas de la gloire qui est propre à son essence. Cette gloire, encore que personne ne le glorifie, il l'a toute pleine et entière; mais il parle de la gloire que lui doivent rendre les hommes par leur culte et leurs adorations. C'est pourquoi ce mot : glorifiez-moi, doit être entendu de même.
Pour vous montrer qu'il parle de cette sorte de gloire, écoutez ce qu'il dit ensuite : «J'ai achevé l'ouvrage que vous m'aviez donné à faire». Mais il en était encore au commencement, ou même, à peine l'avait-il commencé. Comment dit-il donc : «J'ai achevé l'ouvrage ?» Il le dit : ou parce qu'il avait fait tout ce qu'il lui appartenait de faire, ou parce qu'il parle de ce qui doit arriver, comme étant déjà arrivé; ou plutôt disons que tout était déjà fait, du moment qu'il avait planté la racine du bien, d'où devait nécessairement naître le fruit; et qu'il assistait, qu'il secondait ceux qui viendraient dans la suite. Voilà pourquoi il dit encore dans des termes de condescendance: «Que vous m'avez donné à faire (3)». Si ç'eût été en écoutant et en apprenant que le Fils eût achevé l'ouvrage, son ouvrage aurait été beaucoup au-dessous de la gloire qu'il devait procurer à son Père. Mais, un grand nombre de témoignages démontrent d'une manière visible et manifeste que Jésus Christ s'est volontairement porté à faire tout ce qu'il a fait. Ecoutez, par exemple, ce que saint Paul déclare : «Il nous a tant aimés, «qu'il s'est livré lui-même pour nous». (Gal 2,20) Et : «Il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme de serviteur». (Philip 15,9) Et encore ce que dit saint Jean : «Comme mon Père m'a aimé, je vous ai aussi aimés».
Mon Père, «glorifiez-moi en vous-même de a cette gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fût (5)». Et où est cette gloire? Qu'il ait été sans gloire devant les hommes à cause de la chair dont il s'était revêtu, soit; cela n'est point étonnant — mais pourquoi demande-t-il à être glorifié devant Dieu ? Le Sauveur parle ici de son incarnation, et il veut dire que sa nature charnelle n'a point encore été glorifiée, qu'elle n'a point encore acquis l'incorruptibilité, qu'elle n'a point encore participé au trône royal. Voilà pourquoi il n'a pas dit : Glorifiez-moi sur la terre, mais «en vous-même».
3. Nous aussi nous participerons à cette gloire selon la mesure qui nous est propre (Eph 4,16), si nous sommés vigilants. Voilà pourquoi saint Paul dit : «Pourvu toutefois que nous souffrions avec lui, afin que nous soyons glorifiés avec lui». (Rom. 8,17) Donc ils sont dignes de toutes nos larmes, ceux qui, ayant en perspective une si grande gloire, se dressent à eux-mêmes des embûches par, leur lâcheté et leur assoupissement. Et, n'y eût-il point d'enfer, ils seraient encore les plus misérables de tous les hommes, puisque pouvant régner avec le Fils de Dieu et jouir de sa gloire, ils se privent volontairement eux-mêmes d'un bien si grand et si excellent. Et, en effet, fallût-il subir mille morts, livrer tous les jours mille corps et mille vies, ne devrions-nous pas souffrir toutes ces choses pour acquérir une gloire si brillante et si immense ?
Mais maintenant nous ne méprisons même pas les richesses : ces richesses, qu'un jour enfin il nous faudra quitter, même malgré nous. Nous ne méprisons point les richesses, lui nous accablent d'une infinité de maux et les multiplient chaque jour; qui resteront ici,
et qui ne sont point à nous. Nous ne faisons que gérer des biens dont nous n'avons pas la propriété, encore que nous les tenions de nos pères. Mais lorsque l'enfer s'ouvrira sous nos pieds, comment pourrons-nous supporter ce ver qui ne meurt point, ce feu qui ne s'éteint point, et ce grincement de dents ? Jusques à quand différerons-nous d'ouvrir les yeux? Jusques à quand passerons-nous nos jours dans des querelles, dans des contestations et des guerres, dans des entretiens vains et inutiles ? Nous cultivons la terre, nous engraissons nos corps, et nous négligeons notre âme nous n'avons aucun soin du nécessaire, et nous nous inquiétons pour des choses frivoles et superflues. Nous construisons de magnifiques mausolées, nous achetons de superbes palais, nous nous faisons accompagner d'un grand cortège de domestiques de toute nation; nous préposons des intendants et des surintendants à la garde de nos terres, de nos maisons, de nos trésors; et nous n'avons aucun soin de notre âme, et nous la laissons dans l'abandon ! Quelle sera la fin de toutes ces choses ? Avons-nous plus d'un ventre à remplir ? Avons-nous à entretenir plus d'un corps ? Pourquoi donc tant de tracas et de tumulte ? Cette âme, que le Seigneur nous a donnée, pourquoi la divisons-nous, pourquoi la partageons-nous entre tant d'offices et de ministères, nous créant à nous-mêmes de cruelles servitudes ? Celui qui a besoin de beaucoup de choses est esclave de beaucoup de choses, quoiqu'il semble être au-dessus : il est lui-même serviteur de ses serviteurs, et il en dépend plus qu'ils ne dépendent de lui, se faisant un autre genre de servitude plus dure que la leur. Il est esclave d'une autre manière, n'osant aller ni à la place ni au bain sans ses domestiques et ses serviteurs; mais eux, ils vont souvent de tous côtés sans leur maître. Celui qui semble être le maître n'ose sortir de sa maison, s'il n'a son monde avec lui; et s'il parait même un instant hors de chez lui sans son cortège, il se croit ridicule.
Peut-être quelques-uns rient de nous, cri nous entendant parler de la sorte : mais c'est en cela même qu'ils sont plus dignes de nos pleurs. Et pour vous montrer que c'est là une véritable servitude, je veux vous faire une question : voudriez-vous avoir besoin de quelqu'un pour vous mettre les morceaux à la bouche ou la coupe aux lèvres ? Ne vous regarderiez-vous pas alors comme digne de pitié ? Que si, pour faire un pas, vous aviez toujours besoin d'aide et de porteurs, ne vous croiriez-vous pas le plus malheureux de tous les hommes? Voilà les sentiments que vous devriez avoir : voilà ce que vous devriez penser de votre faste. Car, que ce soient des hommes ou des animaux qui vous portent, cela ne fait rien, c'est toujours une égale servitude. Dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui distingue les anges de nous, sinon qu'ils ne sont pas pressés de besoins comme nous ? Ainsi, moins on en a, plus on approche de leur état, plus on en a, plus on est éloigné d'eux et plongé dans cette vie périssable. Et pour savoir si je dis vrai, interrogez les vieillards, demandez-leur quelle époque de leur vie ils estiment heureuse, ou celle dans laquelle ils étaient follement esclaves de tous ces besoins; ou celle dans laquelle ils en sont heureusement affranchis? Si nous vous les citons, c'est que les jeunes gens, enivrés de leurs passions, ne sentent point le poids de la servitude. Interrogez ceux qui sont sujets à la fièvre, demandez-leur quand ils se croient heureux, si c'est lorsqu'étant altérés, ils boivent beaucoup, lorsqu'ils ont besoin de beaucoup de choses; ou lorsqu'ayant repris leur santé, ils n'ont plus ces pressants besoins? Ne voyez-vous pas qu'en quelque état que l'on soit, c'est être malheureux que d'avoir beaucoup de besoins, et que la misérable servitude et la violente cupidité nous éloignent fort de la vraie philosophie et de la vertu ?
Pourquoi donc augmentons-nous volontairement notre misère ? Dites-moi, je vous prie, si vous pouviez commodément vivre sans maison, ne préféreriez-vous pas cet état à l'assujettissement d'une maison ? Pourquoi donc multipliez-vous à plaisir les marques de votre infirmité ? Ne disons-nous pas Adam heureux, pour n'avoir eu besoin de personne, ni de maisons, ni d'habits? Oui, certes, me répondrez-vous; mais maintenant nous sommes dans cette nécessité. Et pourquoi donc l'augmentons-nous ? Si plusieurs se retranchent beaucoup de choses et de celles même qui sont nécessaires, comme domestiques, argent, maison, quelle excuse aurons-nous, nous qui passons bien au delà du nécessaire ? Plus vous accroissez votre cortège, plus vous vous enfoncez dans la servitude : plus vous vous créez de besoins, plus vous diminuez votre liberté.
N'avoir besoin de personne, c'est en quoi consiste la véritable liberté : et n'avoir besoin que de peu de chose, c'est ce qui en approche le plus; telle est la liberté dont jouissent les anges et ceux qui les imitent. Pensez donc combien il est louable de se procurer cette liberté dans un corps mortel. Saint Paul y exhortait les Corinthiens, en disant: «Or, je voudrais vous les épargner» ; et : «De peur que ces personnes ne souffrent dans leur chair des afflictions et des peines ». (7,28) La raison pour laquelle on appelle l'argent «bien», c'est afin que nous nous en servions dans nos besoins, et non afin que nous le gardions et nous le cachions en terre : car ce n'est point là posséder, mais c'est être possédé. Si nous cherchons à entasser les richesses, et non à les mettre à profit, nous renversons l'ordre. Nos richesses nous possèdent, et ce n'est point nous qui les possédons.
Délivrons-nous donc de cette cruelle servitude, et mettons-nous enfin en liberté. Pourquoi nous faisons-nous tant de chaînes et de tant d'espèces ? N'êtes-vous pas déjà assez enchaînés par les liens de la nature, par les nécessités de la vie, par une foule d'affaires? Faut-il que vous vous tendiez encore des filets, pour vous y prendre les pieds ? Et comment pourrez-vous vous élever au ciel et vous tenir dans une si grande élévation ? Ce serait déjà un grand point de gagné que d'avoir rompu tous ces liens, afin de pouvoir entrer dans la céleste cité d'en-haut. Tant d'autres obstacles s'y opposent : mais voulons-nous les surmonter et les vaincre tous, et tout à la fois, embrassons la pauvreté. C'est la voie pour obtenir la vie éternelle, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles. Amen.