HOMÉLIE 79

ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS NE ME VERREZ PLUS; ET ENCORE UN PEU DE TEMPS, ET VOUS ME VERREZ. — SUR CELA, QUELQUES-UNS DE SES DISCIPLES SE DIRENT LES UNS AUX AUTRES : QUE VEUT-IL DIRE PAR LÀ : ENCORE UN PEU DE TEMPS ? ET LE RESTE. (VERS. 16 JUSQU'À LA FIN DU CHAPITRE 16)

ANALYSE.


1. Jésus Christ afflige ses disciples en leur disant qu'il va bientôt les quitter, il leur prédit qu'ils seront dans une grande angoisse, mais courte, et qui se changera en une joie qui ne finira plus.
2. On obtient du Père tout ce qu'on lui demande au nom de Jésus Christ.
3-5. Comment on petit vaincre le monde. — La mort ne rend point l'homme mortel : la victoire le rend immortel. — On ne peut point dire mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. — Distinguer l'habitude de ce qui est passager. — La mort n'étant que pour un temps, ne doit point être appelée une mort : autrement dormir, c'est mourir. — La corruption du corps s'empêche point sa résurrection, puisqu'il sera revêtu de l'incorruptibilité. — Moyens de vaincre le monde. — Considérations qui nous doivent faire mépriser les peines et les afflictions de cette vie : nous sommes dans une terre étrangère, éloignés de cotre patrie. — Ce qui rend une offense plus ou moins grande. — Celui qui nous offense ne nous tonnait point, cela rend l'offense légère; quand il saura qui nous sommes, il s'accusera de folie. — Vouloir se venger, c'est ajouter sa vengeance aux vengeances divines; cruauté qu'il y a eu cela. — L'injure d'un ami ne nous blesse point tant que celle d'un inconnu; raison de cela : nous sommes les membres les uns des autres et un seul corps. — Ancien proverbe : supporter ses amis avec leurs défauts. — Description de ce que les amants souffrent des femmes débauchées, pour servir d'exemple de ce qu'on doit souffrir et des amis, et pour Dieu. — S'aimer les uns les autres. — Aimer Dieu comme l'on a aimé sa maîtresse. — Différence entre (amour de Dieu et l'amour d'une femme prostituée. — Maux qu'attire à l'homme l'amour d'une femme débauchée; biens que lui procure l'amour de Dieu. — On fait plus pour une maîtresse que pour Dieu et pour soi. — Dureté qu'on a pour les pauvres. — Belle exhortation à l'aumône. — Différence de la vie spirituelle et de la vie charnelle et voluptueuse.

1. Rien n'abat une âme accablée de douleur et de tristesse comme d'entendre souvent répéter les paroles qui causent sa tristesse et sa douleur. Pourquoi donc Jésus Christ, ayant dit: «Je m'en vais», et : «Je ne vous parlerai plus», répète-t-il souvent ces paroles: «Encore un peu de temps, et vous ne me verrez il plus» ; et : «Je m'en vais à celui qui m'a envoyé ?» Après avoir consolé et réjoui ses disciples par la promesse du saint Esprit, il les jette encore dans l'abattement. Pourquoi le Sauveur fait-il donc cela ? Il sonde leur cÏur et les met à une plus grande épreuve, et il les accoutume sagement à entendre dans la paix et la docilité les paroles tristes et affligeantes, afin qu'ils supportent ensuite son départ avec courage et avec fermeté. Les disciples ayant eu tout le temps de réfléchir sur ce que leur Maître leur avait prédit, devaient véritablement ensuite souffrir la séparation avec plus de facilité. Que si l'on examine avec soin ses paroles, on y trouvera une consolation en ce qu'il dit «Je m'en vais à mon Père». Il leur fait connaître qu'il ne périra point, mais que sa mort sera seulement un passage, une translation. Le Seigneur leur donne encore une autre consolation, car il ne dit pas simplement : «Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus» ; mais il a ajouté aussi : «Encore un peu de temps, et vous me verrez» ; marquant qu'il reviendrait, que la séparation ne serait pas longue, et qu'ensuite il demeurerait toujours avec eux; mais certainement ils ne le comprirent pas. Et on a raison de s'étonner, qu'ayant souvent entendu ces choses, ils ne les aient pas plus comprises que si on ne leur en avait jamais parlé.
Mais pourquoi les disciples ne les ont-ils pas comprises? C'est, ou à cause de leur tristesse, comme je le pense, car la tristesse effaçait toutes ces paroles de leur mémoire, ou à cause de leur obscurité; de sorte que ce qui véritablement ne se contredisait point en soi, leur paraissait se contredire. Où allez-vous, disent-ils, pour que nous vous puissions voir? Si vous vous en allez, comment vous verrons-nous? Voilà pourquoi ils disaient : «Nous ne savons ce qu'il veut dire (18)». Ils savaient qu'il devait s'en aller, mais qu'il dût revenir peu après, c'est là ce qu'ils ignorent. Voilà pourquoi le Sauveur les reprend de ne l'avoir pas compris; et, voulant leur inculquer dans l'esprit la foi dans sa mort, il leur dit : «En vérité, en vérité, je vous le dis : vous pleurerez et vous gémirez», à savoir: sur ma croix, sur ma mort; «mais le monde se réjouira (20)». Comme les disciples, ne voulant point que leur Maître mourût, se portaient facilement à croire qu'il ne mourrait point, et comme ils étaient dans le doute, ne sachant pas ce que voulait dire cette parole : «Encore un peu de temps», Jésus Christ dit : «Vous pleurerez et vous gémirez, mais votre tristesse se changera en joie».
Jésus Christ ensuite, après avoir déclaré à ses disciples que la joie succéderait à leur tristesse, que de leur affliction naîtrait leur consolation, qu'il ne serait absent que pour un peu de temps, et que leur joie serait perpétuelle, passe à un exemple commun et trivial. Et que dit-il ? «Une femme, lorsqu'elle en«tante, est dans la douleur (21)». Les prophètes aussi se sont souvent servis de cet exemple, comparant la tristesse aux douleurs de l'enfantement. Mais voici ce que veut dire le Sauveur : Vous serez comme attaqués des douleurs de l'enfantement, mais la douleur de l'enfantement est un sujet de joie; par cette comparaison il confirme sa prochaine résurrection, et il montre que mourir, c'est la même chose que sortir du sein d'une femme pour entrer dans une brillante lumière; c'est comme s'il disait : Ne vous étonnez pas que par cette tristesse je vous amène à une heureuse issue, puisqu'une femme ne devient mère que par la douleur.
Le Seigneur nous découvre encore ici un mystère, à savoir: qu'il a détruit la mort, qu'il lui a ôté tout ce qu'elle avait d'âpre et d'amer, et qu'il a régénéré l'homme et en a fait un homme nouveau. Au reste, il n'a pas seulement dit que la tristesse passerait, il n'en fait même pas mention, tant sera grande la joie qui lui doit succéder : c'est là aussi ce qui arrivera aux saints. Mais encore: une femme ne se réjouit point de ce qu'il est venu un homme au monde, elle se réjouit seulement quand c'est elle qui a mis un homme au monde. Si une femme se réjouissait de ce qu'il est venu un homme au monde, rien n'empêcherait que celles qui n'enfantent point ne se réjouissent de la fécondité de celles qui enfantent. Pourquoi donc Jésus Christ s'est-il servi de cet exemple ? Parce qu'il a seulement voulu montrer que la douleur ne durerait qu'un peu de temps; mais que la joie serait perpétuelle, que la mort n'était qu'un passage à la vie, et que les douleurs de l'enfantement produiraient un grand fruit et un grand avantage. Et le Sauveur n'a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme; voulant, par cette façon de s'exprimer, nous faire entendre qu'il parle de sa résurrection et que le nouvel homme ne serait point sujet à la mort, mais qu'il naîtrait pour vivre et pour régner éternellement. Voilà donc pourquoi il n'a point dit : Il est né un enfant, mais : Il est né un homme au monde.
«C'est ainsi que vous serez maintenant dans la tristesse, mais je vous verrai de nouveau, et votre tristesse se changera en joie (22)». Ensuite, pour faire voir qu'il ne mourra plus, il dit : «Et personne ne vous ravira votre joie. En ce jour-là vous ne m'interrogerez plus sur rien (23)». Jésus Christ, par ces paroles, ne déclare autre chose, sinon qu'il est envoyé de Dieu; alors vous saurez toutes choses. Mais que veut dire ceci : «Vous ne m'interrogerez point ?» Vous n'avez pas besoin de médiateur, mais il vous suffira de prononcer seulement mon nom pour obtenir tout ce que vous demanderez; en quoi Jésus Christ fait connaître la vertu et la puissance de son nom, puisque, sans qu'on le voie, sans qu'on le prie, la seule invocation de son nom met les hommes en crédit auprès du Père. Mais quand cela est-il arrivé? Lorsque les apôtres disaient : «Seigneur, considérez leurs menaces, et donnez à vos serviteurs la force d'annoncer votre parole avec une entière liberté, et le pouvoir de faire des merveilles et des prodiges en votre nom; et le lieu où ils étaient trembla». (Ac 4,29)
«Jusques ici, vous n'avez rien demandé (24)». Le Sauveur fait de nouveau connaître à ses disciples qu'il leur est utile qu'il s'en aille, puisque jusqu'à ce temps ils n'ont rien demandé, et que quand il se sera en allé, ils obtiendront tout ce qu'ils demanderont. Encore que désormais je ne doive plus demeurer avec vous, ne vous croyez pas pour cela abandonnés; mon nom vous donnera une plus grande confiance et un plus grand pouvoir.
2. Et comme ces paroles étaient un peu obscures, il y ajoute: «Je vous ai dit ces choses en paraboles. L'heure vient en laquelle je ne vous entretiendrai plus en paraboles (25)». Il viendra un temps auquel vous entendrez tous clairement toutes ces choses (ce temps, c'est celui de sa résurrection). Alors je vous parlerai ouvertement de mon Père. (Ac 1,3) Et en effet, Jésus Christ a demeuré quarante jours avec ses apôtres, conversant, mangeant avec eux, et leur expliquant ce qui regarde le royaume de Dieu. Maintenant, la crainte dont vous êtes prévenus ne vous permet pas de faire attention à ce que je vous dis, mais alors, tue voyant ressuscité et au milieu de vous, vous pourrez apprendre toutes choses avec une entière liberté, parce que mon Père lui-même vous aimera, lorsque vous aurez en moi une foi plus vive et plus ferme.
«Et je ne prierai point mon Père (26)». L'amour que vous avez pour moi suffit pour vous obtenir sa protection. «Car mon Père a vous aime lui-même, parce que vous m'avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de mon Père (27). Et je suis venu dans le monde, maintenant je laisse le monde, et je m'en retourne à mon Père (28)». Comme le seul mot de résurrection, et ainsi cette parole de leur Maître, qu'il était sorti du Père et qu'il y retournerait; comme, dis-je, ces choses ne consolaient pas peu les disciples, le divin Sauveur les leur répète souvent; il leur assurait l'une parce qu'ils croyaient sincèrement en lui, et l'autre pour leur montrer qu'ils devaient être en repos et ne. rien craindre. Lors donc qu'il leur disait : «Encore un peu de «temps, et vous ne me verrez plus, et encore «un peu de temps, et vous me verrez», il était naturel qu'ils ne comprissent pas ce qu'il voulait dire; mais, à l'égard de ces dernières paroles. «Qu'il ressusciterait, qu'il était sorti du Père, qu'il y retournerait», il n'en était pas de même, ils les comprenaient fort bien.
Que signifient ces mots : «Vous ne m'interrogerez plus ?» C'est comme s'il disait
Vous ne me direz plus : «Montrez-nous votre Père». Et : «Où allez-vous?» parce que vous serez remplis de toutes sortes de connaissances, et que mon Père vous aimera comme je vous aime. C'est principalement cette promesse de l'amour et de l'affection du Père qui leur donna une bonne espérance et les fortifia; voilà pourquoi ils disent : «Nous voyons bien à présent que vous savez toutes choses (30)». Ne le remarquez-vous pas, mes frères, que le Sauveur parlait à ses disciples selon les sentiments et les dispositions qu'il voyait dans leur cÏur ? «Et que vous n'avez pas besoin que personne vous interroge»; c'est-à-dire, vous voyez ce qui nous trouble, avant même que nous ouvrions la bouche pour vous le déclarer, et vous nous avez tous réjouis et consolés, en nous disant : «Mon Père vous aime lui-même parce que vous m'avez aimé». Après tant et de si grandes choses, qu'ils ont vues ou entendues, ils disent donc enfin : «Nous voyons». Vous le voyez aussi, mes frères, combien ils étaient grossiers.
Ensuite, comme c'est par forme d'action de grâces qu'ils disent : «Nous voyons», le Sauveur leur réplique : Vous êtes encore bien éloignés de la perfection; pour y atteindre, vous avez besoin de beaucoup d'autres choses, il ne sort de votre bouche encore rien de parfait. Et maintenant, vous allez m'abandonner à mes ennemis, et vous serez saisis d'une si grande peur, que vous n'oserez même pas vous en aller ensemble; mais cela ne me fera aucun tort ni préjudice. Ne voyez-vous pas combien le Sauveur tempère encore son discours, pour le proportionner à leur faiblesse ? Aussi leur reproche-t-il d'avoir constamment besoin d'excuse et d'indulgence. Comme ils lui disaient : «Vous parlez maintenant tout ouvertement, et vous n'usez d'aucunes paraboles, c'est pour cela que nous vous croyons»; il leur fait voir que lors même qu'ils s'imaginaient croire, ils ne croyaient point encore; il leur déclare qu'ils ne recevaient point leur confession de foi; il dit cela pour les renvoyer à un autre temps.
«Mon Père est avec moi (32)». C'est encore pour ses disciples que le Sauveur le dit. Et il a toujours eu une grande attention à le leur apprendre et à le leur bien inculquer. Ensuite, pour leur montrer qu'en disant ces choses il ne leur a pas encore donné cette parfaite connaissance, «qu'ils n'auront que dans la suite», et qu'il ne leur a parlé de la sorte que pour les empêcher de se tourmenter l'esprit par des raisonnements, car il y a apparence qu'ils avaient quelques pensées humaines et qu'ils craignaient de ne recevoir aucun secours de lui, il dit : «Je vous ai dit ces choses, afin que vous trouviez la paix en moi» (33); c'est-à-dire, afin que je ne sois pas effacé de votre cÏur, mais qu'au contraire j'y demeure toujours profondément gravé. Qu'aucun de vous ne prenne donc ces choses pour des dogmes, je ne les ai dites que pour votre consolation et pour vous exhorter à la fidélité et à l'amour. Vous n'aurez pas toujours à souffrir, vos afflictions s'apaiseront enfin. Mais tant que vous serez dans le monde, vous aurez à supporter bien des peines et des travaux, non-seulement à présent que je vais être livré à mes ennemis, mais encore dans la suite. Prenez courage et ayez confiance. Vos souffrances seront légères; le Maître ayant vaincu les ennemis, les disciples ne doivent point désespérer. Mais permettez-nous, Seigneur, de vous le demander, comment avez-vous vaincu le monde? Je vous l'ai déjà dit, que j'en ai précipité le prince dans l'abîme, et vous le connaîtrez dans la suite, lorsque tout le monde vous sera soumis et vous obéira.
3. Nous pouvons nous-mêmes aussi, mes frères, nous pouvons vaincre le monde, si nous voulons jeter les yeux sur l'auteur de notre foi, et marcher dans le chemin qu'il nous a frayé. Marchons-y, et la mort même ne nous vaincra point. Quoi donc ! direz-vous, est-ce que nous ne mourrons point ? C'est alors qu'il serait évident que la mort ne nous vaincra point. Un guerrier se rend illustre, non en ne combattant point son ennemi, mais en le terrassant dans le combat. Donc, ce n'est pas à cause du combat qu'on est mortel, mais c'est à cause de la victoire qu'on devient immortel. C'est si nous demeurions toujours sous l'empire de la mort que nous serions mortels. Comme je ne dirai point immortels les animaux qui ont une très-longue vie, encore qu'avant que de mourir ils vivent longtemps, de même aussi je ne dirai point mortel celui qui doit ressusciter après sa mort. Dites-moi, je vous prie, si quelqu'un rougit un moment, dirons-nous pour cela qu'il est toujours rouge ? Non, certes, car ce n'est point là une rougeur habituelle et permanente. Si quelqu'un pâlit, dirons-nous pour cela qu'il ait la jaunisse? Nullement: car sa maladie est passagère. Ne dites donc pas mortel celui qui n'est mort que pour un peu de temps. Si vous le dites mort, ceux qui dorment, dites-les aussi morts : ils sont, pour ainsi dire, morts, puisqu'ils n'agissent point; mais la mort corrompt les corps. Et que fait cela? Ils ne meurent pas pour demeurer dans la corruption, mais pour devenir incorruptibles.
Vainquons donc le monde; courons à l'immortalité. Suivons notre roi; dressons-lui des trophées, méprisons les voluptés : ce n'est point là un grand travail. Elevons nos esprits et nos cÏurs au ciel, et dès lors nous aurons vaincu le monde. Ne le désirez point, et vous l'avez vaincu : riez-en, vous êtes victorieux. Nous sommes des voyageurs et des étrangers que rien ne nous inquiète donc, que rien ne nous afflige. En effet, si étant sorti d'une patrie florissante, et d'illustres parents, vous étiez allé dans un pays éloigné, ou inconnu à tout le inonde, sans enfants, sans richesses, quelqu'un vous fit un affront, vous n'auriez point tant de peine à le souffrir, que si vous étiez chez vous dans votre famille. Considérant alors que vous êtes dans une terre étrangère et éloignée, cela seul vous persuaderait aisément que vous devez tout souffrir, tout mépriser, et la, faim et la soif, et tous les autres accidents. Maintenant de même, faites cette réflexion, que vous êtes ici un étranger et un voyageur, afin que, vous regardant comme dans une terre étrangère, rien ne soit capable de vous troubler.
Et certes, vous avez une cité dont Dieu est lui-même le créateur et l'architecte : ce monde-ci n'est qu'un lieu de pèlerinage, et où vous n'avez que très-peu de temps à demeurer. Nous frappe, nous charge d'injures et d'outrages qui voudra, nous sommes dans une terre étrangère, où nous vivons à peu de frais. Véritablement il nous serait dur d'avoir à souffrir de même dans notre patrie, et parmi nos concitoyens; alors cela nous ferait un grand tort, et nous couvrirait d'infamie. Mais si, au contraire, l'on se trouve en un lieu où on ne soit connu de personne, on souffre tout facilement. Car l'outrage aggrave la volonté de celui qui le fait; par exemple : offenser un magistrat qu'on connaît pour tel, c'est une mortelle offense; mais l'outrager en le croyant un particulier, c'est à peine s'il serait sensible à une offense de ce genre.
Pensons qu'il en est ainsi à notre égard: ces méchants qui nous outragent ignorent ce que nous sommes; ils ne savent pas que nous sommes citoyens du ciel, que nos noms sont écrits dans la céleste patrie, et parmi ceux des chérubins. Ne nous affligeons donc pas, et ce qu'ils font contre nous ne le considérons donc pas comme injure : ils se garderaient bien de rien faire qui nous pût offenser, s'ils nous connaissaient : mais ils nous prennent pour des pauvres et des malheureux; ne regardons donc pas comme une injure ce qu'ils font. Dites-moi : si dans un voyage quelqu'un étant arrivé à l'hôtellerie avant ses gens et toute sa suite, l'hôte, ou un des voyageurs, ne sachant qui il est, se déchaînait en invectives contre lui, ne rirait-il pas de son ignorance, et ne badinerait-il pas de sa méprise ? Ne s'en divertirait-il pas, comme si ces outrages tombaient sur quelqu'autre, et non pas sur lui ? Usons-en de même : nous sommes dans une hôtellerie, où nous attendons nos compagnons de voyage. Lorsqu'ils seront arrivés, et que nous serons tous réunis ensemble, alors ils connaîtront qui sont ceux qu'ils ont offensés. Alors, la tête baissée, ils diront : «Insensés que nous étions ! c'est là celui qui a été autrefois l'objet de nos railleries». (Sa 5,3)
4. Deux choses doivent donc nous consoler: l'une, que ce n'est pas nous que cette injure attaque, puisque ceux qui nous la font ne savent pas qui nous sommes; l'autre, que si nous voulions nous venger, ce serait ajouter notre vengeance aux rigoureux supplices auxquels ils seront un jour condamnés. Mais, à Dieu ne plaise qu'il se trouvât parmi nous quelqu'un de si cruel et de si inhumain ! Que si c'est d'un de nos compatriotes que nous recevons une injure, en ce cas cela paraît plus dur et plus fâcheux, ou plutôt cette offense est encore très-légère. Pourquoi ? Parce que l'injure que nous dit une personne que nous aimons ne nous blesse et ne nous offense point tant que celle d'un inconnu. Souvent, pour exhorter à la patience et au pardon ceux qu'on a injuriés, nous leur disons : souffrez patiemment cette injure : celui qui vous a offensé est votre frère, c'est votre père, c'est votre oncle. Que si vous respectez ces noms de père et de frère, j'invoquerai une parenté encore plus intime : car nous ne sommes pas seulement tous frères, mais nous sommes tous aussi membres les uns des autres, et un seul corps (Rom 12,5). Or, si nous avons du respect pour le nom de frère, à plus forte raison devons-nous en avoir pour celui de membre. Ignorez-vous ce proverbe : Il faut supporter ses amis avec leurs défauts ? Ne vous a-t-on pas appris ce précepte de saint Paul : «Portez les fardeaux les uns des autres?» (Gal 6,2) Ne voyez-vous pas tous les jours ce que font les amants? Car je me vois obligé de recourir à cet exemple, puisqu'il ne m'est pas donné de trouver parmi vous celui de l'affection dont je parle : et c'est ainsi qu'en use le saint apôtre, lorsqu'il dit : «Que si nous avons eu du respect pour les pères de notre corps, lorsqu'ils nous ont châtiés». (Héb 12,9) Ou plutôt ce qu'il écrit aux Romains est plus propre à notre sujet : «Comme», dit-il, «vous avez fait servir les membres de votre corps à l'impureté et à l'injustice, pour commettre l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice». (Rom 6,19) Vous le voyez : ce discours de l'apôtre nous autorise à vous produire l'exemple des amants, et nous donne la hardiesse d'entrer dans ce détail.
Ne savez-vous donc pas ce que font les amants qui aiment avec passion une femme prostituée, et quels maux ils endurent? Ils sont souffletés, frappés, raillés; ils endurent de sa part mille impertinences, encore qu'elle les haïsse, qu'elle ne puisse les voir, qu'elle leur fasse toutes sortes d'outrages. S'il lui échappe une fois de leur dire quelque douceur, quelque tendre parole, ils se croient au comble de la fortune, ils oublient le passé; ce ne sont plus que ris, que joie, ils se regardent comme les plus heureux de tous les hommes, soit qu'ils tombent dans la pauvreté, soit qu'il leur survienne quelque maladie, ou quelque autre fâcheux accident. Selon que les traite leur maîtresse, ils se croient heureux ou malheureux, ils ne tiennent compte ni d'une bonne réputation ni de l'ignominie : s'ils reçoivent une injure, un affront, la joie qu'ils ont d'être bien avec leur maîtresse leur fait tout souffrir sans peine. Si elle les injurie, si elle leur crache au visage, ils croient que ce sont des roses qu'elle leur jette. Et ne vous étonnez pas qu'ils aient ces sentiments pour elle : sa maison même ils la regardent comme la plus belle et la plus brillante de toutes les maisons, quand elle ne serait qu'une masure de terre, et quand elle tomberait en ruines. Et pourquoi parler de leur maison? La vue seule des lieux où elles passent la soirée, les réjouit et les embrase d'amour. Permettez-moi donc de vous citer les paroles de l'apôtre a Comme vous avez fait servir les membres a de votre corps à l'impureté et à l'injustice, a pour commettre l'iniquité, faites-les servir a maintenant à la justice». Je vous le dis moi aussi : comme vous avez aimé vos maîtresses, aimez-vous de même réciproquement les uns les autres; et quelque injure qu'on vous fasse, vous ne croirez pas souffrir grand'chose. Mais que dis-je ? Aimez-vous mutuellement, aimez Dieu de même.
Vous frissonnez, vous frémissez, mes frères, de m'entendre demander autant d'amour pour Dieu que vous en avez eu pour votre maîtresse, pour une femme prostituée? Mais moi, je frémis ale voir que vous n'avez même pas pour votre Dieu un égal amour. El, si vous le voulez bien, examinons-le, quoi qu'il puisse y avoir de choquant dans une pareille matière. Une maîtresse ne promet aucun bien à ses amants, mais elle leur attire l'ignominie, la honte, le mépris, les outrages; car c'est là ce que produit le commerce d'une femme débauchée. Ce commerce rend l'homme ridicule, le couvre de honte et d'infamie. Mais Dieu vous promet le ciel et les biens célestes, il vous fait ses enfants et les frères de son Fils unique; pendant votre vie il vous donne une infinité de choses; après votre mort il vous ressuscite, et vous comble de tant et de si grands biens, que vous ne sauriez même les concevoir, ni les imaginer; il vous rend honorables et respectables. Une maîtresse engloutit tout votre bien, vous ruine et vous fait tout dépenser pour votre perte. Dieu vous commande de semer dans le ciel même, et il vous donne le centuple et la vie éternelle. Une maîtresse se sert de son amant comme d'un esclave, et le traite plus durement que ne peut faire le tyran le plus cruel, mais Dieu dit : «Je ne vous appellerai plus serviteurs, mais : mes amis». (Jn 15,15)
5. Avez-vous fait attention, mes frères, et à la grandeur des maux que vous attirent ces sortes de femmes, et à l'immensité des biens que produit l'amour de Dieu? Qu'ajouterons-nous encore? Plusieurs veillent nuit et jour pour l'amour de leur maîtresse, et se soumettent de bon cÏur à son empire; ils désertent leur maison, ils quittent leur père, leur mère, leurs amis; ils négligent leurs biens, leurs protecteurs, abandonnent tout et laissent tout dépérir et tomber en ruine mais, pour l'amour de Dieu, ou plutôt pour nous-mêmes, pour notre propre intérêt, souvent nous ne voulons pas même donner la troisième partie de nos biens. Nous négligeons, nous méprisons le pauvre qui meurt de faim, nous le voyons nu, nous passons sans le regarder et sans daigner même lui dire un seul mot. Mais qu'un amant rencontre sur la place publique la servante de sa maîtresse, quoiqu'elle suit étrangère, ils s'arrêtent devant tout le monde pour s'entretenir longuement, comme s'ils s'en faisaient une fête et un sujet d'orgueil. La passion qu'il a pour elle fait qu'il ne compte pour rien ni la vie, ni ses supérieurs, ni le royaume éternel. Certes, ceux qui ont éprouvé cette maladie m'entendent et savent bien ce que je dis : ils le savent, que les amants se croient plus obligés à la plus impérieuse maîtresse qu'à tous ceux qui leur obéissent et les servent. L'enfer n'est-il pas justement préparé pour ces gens-là ? mille supplices ne leur sont-ils pas justement réservés ?
Réveillons-nous donc, et faisons pour Dieu autant qu'on fait pour une maîtresse; donnons-lui seulement la moitié, le tiers, de ces biens que les amants prodiguent sans peine à une femme débauchée. Peut-être frémissez-vous encore comme je frémis aussi moi-même ? Mais je voudrais que ce ne fût pas seulement ce que je dis, mais l'action même qui vous remplit d'horreur et d'effroi. Ici maintenant votre cÏur est touché, mais êtes-vous sorti de ce temple, vous effacez tout, vous chassez tout de votre mémoire. Quel fruit retirez-vous donc de mes sermons ? Si je disais : dissipez, consumez vos richesses et vos biens auprès de cette femme, nul de vous ne craindrait la pauvreté et ne s'en plaindrait. On ouvrirait ses coffres, on irait jusqu'à emprunter de l'argent, quoique souvent on y ait été pris; mais, que je nomme l'aumône, aussitôt vous m'alléguez mille prétextes, des enfants, une femme, une maison, des clients.
Mais, direz-vous, l'amour a des, charmes et cause de grands plaisirs ? Voilà justement ce qui m'accable de douleur, voilà ce qui m'afflige au dernier point. Mais si je vous montre qu'à donner aux pauvres, qu'à les servir, il y a et plus de plaisir et plus de joie, que me répondrez-vous? En effet, là l'infamie, la honte, la dépense; et encore, les piques, les querelles, les inimitiés diminuent beaucoup le plaisir; ici il n'y a rien de tout cela. Dites-moi, je vous prie, est-il rien d'égal au plaisir d'attendre en repos et en paix le royaume des cieux, la splendeur des saints, la vie éternelle ? Mais, répliquerez-vous, il faut attendre, au lieu qu'ici nous jouissons. Et comment, et de quoi ? Voulez-vous que je vous fasse voir que, dans la vie que je vous propose, on jouit aussi ? Pensez à la grande, à l'heureuse liberté qu'on y goûte. Faites attention qu'en pratiquant la vertu, vous ne craignez ni n'appréhendez personne, ni ennemi, ni traître, ni sycophante, ni envieux, ni rival, ni jaloux, ni la pauvreté, ni la maladie, ni aucun autre accident humain; mais dans l'amour, encore qu'une infinité de choses succèdent à souhait, et que les richesses coulent comme une source intarissable, la guerre des rivaux et leurs embûches rendent la vie de ceux qui s'y livrent la plus misérable de toutes. Car, nécessairement, pendant qu'une misérable créature se prélasse dans le luxe et les délices, il faut que la guerre s'allume pour lui complaire: ce qui est plus dur que mille morts et plus insupportable que tous les supplices qu'on pourrait imaginer.
Ici, au contraire, avec l'aumône, il n'arrive rien de pareil : «Les fruits de l'esprit», dit l'apôtre, «sont la charité, la joie, la paix». (Gal 5,22) Il n'y a ni guerres, ni dépenses fuites mal à propos; et après avoir distribué son bien, on n'a à craindre ni la honte, ni aucun fâcheux retour; si vous donnez une obole, si vous donnez un peu de pain et un verre d'eau froide, on vous en aura beaucoup d'obligation, et, loin de rien faire pour vous chagriner ou vous affliger, on fera tout pour votre gloire et pour vous épargner tout affront. Quelle excuse aurons-nous donc, quel pardon pouvons-nous espérer, nous qui abandonnons la vertu pour nous livrer au vice et nous précipiter volontairement dans la fournaise du feu ardent?
C'est pourquoi j'exhorte ceux qui sont possédés de cette maladie, de rentrer en eux-mêmes, de travailler fortement à leur guérison, et de ne point se laisser aller au désespoir. L'enfant prodigue (Luc 15,11) avait été bien plus malade encore; mais il ne fut pas plutôt retourné dans la maison de son père, qu'il fut rétabli dans ses premiers honneurs et dans sa première dignité, et il parut plus grand et plus illustre que celui qui s'était toujours bien conduit. Imitons-le nous-mêmes, et allons enfin trouver notre Père, quoique tardivement; rompons nos chaînes, sortons de ce malheureux esclavage, rentrons dans notre première liberté, afin que nous possédions un jour le royaume des cieux, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui la gloire appartient, et au Père, et au saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.