HOMÉLIE 68

LE PEUPLE LUI RÉPONDIT : NOUS AVONS APPRIS DE LA LOI, QUE LE CHRIST DOIT DEMEURER ÉTERNELLEMENT. COMMENT DONC DITES-VOUS QU'IL FAUT QUE LE FILS DE L'HOMME SOIT ÉLEVÉ EN HAUT ? QUI EST CE FILS DE L'HOMME ? (VERS. 34-42)

ANALYSE.


1. La mort n'empêche point Jésus Christ de demeurer éternellement.
2. Les prophéties ne nécessitent point qu'il ne faut pas prendre à la lettre diverses manières de parler de la sainte Ecriture.
3. Faire tous ses efforts pour ne se point séparer de Dieu : s'appliquer pour cela à toutes sortes de bonnes Ïuvres. — Douceur, charité envers le prochain. — Tâcher d'adoucir les plaies qu'on ne peut guérir.

1. Le mensonge est faible et facile à démasquer, quand bien même il se couvre au dehors de mille couleurs. Comme ceux qui crépissent des murs ruineux, ne les rendent pas pour cela plus solides; de même les menteurs sont aisément confondus. Voilà précisément ce qui arrive ici aux Juifs. Jésus Christ leur disant : «Quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai a tous les hommes à moi»; ils répondent : «Nous avons appris de la loi que le Christ demeure éternellement. Comment donc dites-vous qu'il faut que le Fils de l'homme soit élevé en haut ? Qui est ce Fils de l'homme?» Donc ils savaient que le Christ était immortel, et que sa vie n'aurait point de fin; donc ils comprenaient ce que disait Jésus Christ. En effet, on trouve en mille endroits des Écritures et la passion et la résurrection. Isaïe les met ensemble: «Il a été mené à la mort», dit-il, «comme une brebis qu'on va a égorger» (Luc 7), et tout le reste. David les joint dans le second psaume, et souvent aussi dans les autres. Le patriarche de même, lorsqu'il dit : «En se couchant, il s'est reposé comme un lion», et il a ajouté: «Il est comme un jeune lion; qui osera le réveiller ?» (Gen 49,9) Par où il marque en même temps la passion et la résurrection. Mais ils n'avouent et ne confessent que le Christ doit demeurer éternellement, que dans la fausse confiance qu'ils ont, de lui imposer silence, et de faire manifestement voir qu'il n'est pas le Christ.
Et remarquez, mes frères, avec quelle malignité ils font cet aveu. Ils n'ont pas dit : Nous avons appris que le Christ ne doit point souffrir, ne doit point être crucifié, mais qu'il doit demeurer éternellement. Mais cette prédiction même n'était point contraire au Christ; la passion, en effet, n'a point été un obstacle à l'immortalité. Par là, on peut voir que les Juifs comprenaient bien des choses en apparence douteuses, et qu'ils les ont volontairement altérées et corrompues. Comme le Sauveur avait auparavant parlé de sa mort, lui entendant dire ici qu'il devait être élevé, ils jetèrent adroitement ces paroles de défiance. Ensuite ils ajoutent : «Qui est ce Fils de l'homme ?» Et cela malicieusement. Ne croyez pas, disent-ils, que ce soit de vous que nous voulions parler, et ne dites pas que nous vous contredisons par animosité : nous ne savons pas de qui vous parlez, mais nous nous croyons bien fondés à vous représenter ce que la loi nous a appris. Que leur répond donc Jésus Christ ? Il les réfute, et leur fait voir que sa passion, que sa mort n'empêche pas qu'il ne demeure éternellement.
«La lumière», dit-il, «est encore avec vous pour un peu de temps (35)», montrant par ces paroles que sa mort n'est: qu'une translation; car la lumière du soleil ne s'éteint point, et si elle se retire pour un peu de temps, elle reparaît de nouveau. «Marchez pendant que vous avez la lumière» Quel temps cela marque-t-il ? Est-ce toute la vie présente ? est-ce le temps qui devait s'écouler jusqu'à sa mort ? Je crois que c'est l'un et l'autre. Car, par sa bonté ineffable, plusieurs, même après sa mort, ont cru en lui. Au reste, le divin Sauveur leur dit ces choses pour lest exciter à croire, comme il l'a déjà fait auparavant, en disant: «Je suis encore avec vous un a peu de temps». (Jn 7,3)
«Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va». Combien de peines se donnent maintenant les Juifs sans savoir ce qu'ils font ! de même que s'ils marchaient dans les ténèbres, ils croient suivre le droit chemin, pendant qu'ils vont à l'opposé : ils gardent le sabbat et la loi, et les observances des viandes, et ils ne savent où ils vont. Voilà pourquoi Jésus leur disait : «Marchez dans la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière (36)» ; c'est-à-dire, mes enfants. Saint Jean dit, au commencement de son évangile : les enfants «ne sont point nés du sang ni de la volonté de la chair, mais de Dieu même» (Jn 1,3); c'est-à-dire, de mon Père. Mais ici il est marqué que c'est le Fils qui les engendre, pour vous apprendre que l'Ïuvre du Père et celle du Fils sont la même; Ïuvre et une seule opération.
«Jésus parla de la sorte, et, se retirant, il se cacha d'eux». Pour quelle raison se cacha-t-il alors ? Ils ne jetèrent point de pierres sur lui, ils ne blasphémèrent point, comme ils l'avaient fait auparavant. Pourquoi donc se cacha-t-il ? Voyant ce qu'il y avait de plus secret dans leurs cÏurs, il savait qu'ils s'irritaient contre lui, quoiqu'ils ne dissent mot : il savait qu'ils étaient en fureur et qu'ils ne respiraient que le meurtre : et il n'attendit point qu'ils éclatassent au dehors, mais il se cacha pour apaiser leur envie par son absence. Faites attention au grand soin qu'a l'évangéliste de l'insinuer, en ajoutant aussitôt : «Mais quoi qu'il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne croyaient point en lui (37)». Quel est ce grand nombre de miracles? Ceux dont l'évangéliste n'a point parlé, comme on le voit par ce qui suit. Car s'étant d'abord retiré, il revient auprès d'eux, et leur parle avec douceur en ces termes : «Celui qui croit en moi, ne a croit pas en moi, mais en celui qui m'a envoyé». (Jn 12,44) Observez ce que fait 1e Sauveur : il commence à s'insinuer dans leur esprit par des expressions grossières, s'appuyant dû Père : après il relève encore son discours, et lorsqu'il les voit s'animer et s'irriter, il se retire; puis il reparaît de nouveau, et recommençant dans un langage encore approprié à leur faiblesse.
Et où Jésus Christ fait-il cela? Disons plutôt : où ne le fait-il pas ? Ecoutez ce qu'il dit au commencement : «Je juge selon ce que j'entends». (Jn 5,30) Après quoi, parlant, d'une manière plus élevée, il dit : «Car, comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît». (Ibid. 21) Ensuite, se rabaissant encore, il dit: «Pour moi, je ne vous «juge point, un autre me fera justice». (Jn 8,15) Et il se retire derechef, et après, se faisant voir à eux en Galilée : «Travaillez», pour avoir, leur dit-il, «non la nourriture qui périt». (Id. 6,27) Et après avoir parlé de soi d'une manière grande et élevée, avoir dit qu'il est descendu du ciel (Ibid. 41), qu'il donne la vie éternelle (Id. 10,28), il se retire encore. A la fête, dite des Tabernacles, il fait la même chose. (Id. 7,2)
2. Faites-y attention, mes frères : vous verrez que le Sauveur varie continuellement ses discours et ses instructions par des expressions tantôt humaines, tantôt sublimes; et que tantôt il se retire et se cache, tantôt il reparaît et se fait voir publiquement : il en usa de même en cette occasion. «Mais quoiqu'il eût fait tant de miracles devant eux, ils ne croyaient point en lui», dit l'évangéliste. «Afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: Seigneur, dit-il, qui a cru à la parole qu'il a entendue de nous, et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé (38) ?» Et encore «Ils ne purent croire», dit l'évangéliste, «parce qu'Isaïe a dit : Vous écouterez de vos oreilles, et vous n'entendrez point. Isaïe a dit ces choses lorsqu'il a vu sa gloire, et qu'il a parlé de lui (41)». Remarquez encore ici, comme nous vous l'avons fait observer ailleurs, que ces mots: «Parce que» , et : «Il a dit», ne sont pas des particules causales, mais qu'ils marquent seulement l'événement, ou ce qui est arrivé. Car ce n'est pas parce qu'Isaïe l'a prédit, que les Juifs n'ont point cru, mais comme il devait arriver qu'ils ne croiraient point, Isaïe l'a prédit. Pourquoi donc l'évangéliste, ne s'explique-t-il pas de cette manière et laisse-t-il entendre que l'incrédulité des Juifs vient de la prédiction qui en a été faite, et non pas de la prédiction de l'incrédulité? pourquoi s'exprime-t-il même dans la suite en des termes plus expressifs, et dit-il : «C'est pour cela qu'il ne pouvaient croire, parce qu'Isaïe a dit ?» C'est parce qu'il veut, par plusieurs exemples, faire parfaitement connaître la vérité de l'Ecriture et montrer que les choses qu'elle a prédites ne sont point arrivées d'une autre manière qu'il ne les a rapportées. Afin qu'on ne dît pas : Pourquoi Jésus Christ est-il venu ? Est-ce qu'il ne savait pas que les Juifs ne croiraient point? il apporte le témoignage des prophètes, qui ont prédit leur incrédulité. Mais si Jésus Christ est venu, c'est afin que les Juifs n'eussent aucune excuse de leur péché.
Le prophète n'a prédit ces choses que parce quelles devaient infailliblement s'accomplir, et il ne les aurait point prédites, si l'accomplissement n'en eût été sûr et infaillible. Or, ces choses devaient sûrement arriver, parce que les Juifs étaient incorrigibles. Ce mot
«Ils n'ont pas pu», signifie: ils n'ont pas voulu. Et n'en soyez pas surpris, car Jésus Christ dit encore dans un autre endroit : «Qui peut comprendre ceci, le comprenne». (Mt 19,12) Il a coutume de mettre ainsi souvent le pouvoir pour la volonté. Et encore : «Le monde ne peut vous haïr; mais pour moi, il me hait». (Jn 7,7)
Et même parmi nous, cette coutume où l'on est de dire : je ne puis aimer un tel; cet homme ne peut devenir bon, ne marque que la force et l'empire qu'a sur nous la volonté. Et encore : que dit le prophète ? «Si un Ethiopien peut changer sa peau, et un léopard la variété de ses couleurs, ce peuple aussi pourra faire le bien, lui qui n'a appris qu'à faire le mal». (Jér 13,23) Ce n'est pas qu'ils ne pussent point embrasser la vertu et faire le bien, mais c'est parce qu'ils ne le voulaient point, que le prophète dit qu'ils ne le pouvaient pas. Au reste, l'évangéliste, veut dire ici que le prophète ne pouvait point mentir; ce n'est pas à dire qu'il leur fût impossible de croire. Il pouvait arriver que, quoiqu'ils crussent, le prophète fût véritable : car s'ils eussent dû croire, alors il n'aurait pas prédit qu'ils ne croiraient point. Pourquoi donc, direz-vous, ne s'est-il pas expliqué en ces termes? Parce que l'Ecriture a certaines façons de parler qui lui sont propres, et c'est à quoi il faut avoir égard. Enfin Isaïe a dit ces choses, lorsqu'il a vu sa gloire. La gloire de qui ? Du Père.
Pourquoi saint Jean parle-t-il du Fils, et saint Paul du saint Esprit ? Ce n'est pas pour confondre les personnes, mais c'est pour montrer que leur dignité est égale et la même. Ce qui est au Père, est au Fils, et ce qui est au Fils, est au Père. (JnXVII, 10) Cependant Dieu a dit bien des choses par ses anges, et néanmoins personne ne dit : Comme a dit l'ange; mais bien : Dieu a dit; parce que ce que Dieu a dit par ses anges, appartient à Dieu, et que ce qui est à Dieu n'appartient pas de même aux anges. Mais l'apôtre dit que les paroles qu'il prononce sont du saint Esprit.
«Isaïe a parlé de lui». Qu'a-t-il dit ? «Je suis le Seigneur assis sur un trône sublime», etc. (Is 6,1) II appelle donc ici cette vision une gloire : il a dit qu'il a vu de la fumée, qu'il a entendu de profonds mystères, qu'il a vu des séraphins sortir du trône, des éclairs que ces puissances mêmes ne pouvaient fixement regarder. «Et il a parlé de lui». Qu'a-t-il dit ? Qu'il a entendu une voix qui disait : «Qui enverrai-je, et qui ira ? «Me voici, dis-je alors, envoyez-moi. Le Seigneur me dit: Vous écouterez de vos oreilles, et vous n'entendrez point, et voyant, vous verrez, et vous ne discernerez point. Car le Seigneur a. aveuglé ses yeux et endurci son cÏur, de peur que ses yeux ne voient, et que son cÏur ne comprenne». (Ibid. 8,9,10) Il se présente ici une difficulté apparente, qui pourtant, si l'on y fait bien attention, n'en est point une. Car, ainsi que le soleil, s'il fait fermer les yeux à ceux qui les ont faibles, ne les leur fait pas fermer par sa propre nature, mais parce qu'ils les ont faibles; de même Dieu ne rend pas sourds ceux qui n'écoutent point sa parole. C'est ainsi, c'est en ce sens qu'il est dit que le Seigneur a endurci le cÏur de Pharaon, et cela arrive également à ces esprits indociles et rebelles qui résistent à la parole de Dieu. Au reste, c'est là une façon de parler de l'Ecriture, comme celles-ci : «Dieu les a livrés à un sens dépravé (Rom 1,28)» ; et ces paroles : «Le Seigneur votre Dieu a distribué aux nations» (Deut 4,19) : c'est-à-dire, a permis, a laissé. L'Ecriture, en cet endroit, ne fait point agir Dieu, mais elle marque que c'est par leur méchanceté que les nations ont fait le mal. Car, lorsque nous sommes abandonnés de Dieu, nous sommes livrés au diable; étant livrés au diable, nous sommes accablés de toutes sortes de maux. C'est donc pour remplir l'auditeur d'effroi, que l'Ecriture dit : «Le Seigneur a endurci», et : «il a livré».
En effet, que non-seulement Dieu ne livre point, mais encore qu'il n'abandonne point, si nous ne voulons nous-mêmes être abandonnés, en voici la preuve; écoutez ce qu'il dit : «Ne sont-ce pas vos péchés qui font une séparation entre vous et moi?» (Is 59,2) Et encore : «Ceux qui s'éloignent de vous périront». (Ps 72,26) Osée dit : «Vous avez oublié la loi de votre Dieu, et je vous oublierai aussi» . (Osée 4,6) Et Jésus Christ dit lui-même dans son Evangile : «Combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, et tu ne l'as pas voulu !» (Luc 13,34) Isaïe dit encore : «Je suis venu, et je n'ai trouvé personne; j'ai appelé, et personne ne m'a a entendu». (Is 50,2) L'Ecriture dit ces choses, pour nous montrer que c'est nous-mêmes qui sommes les premiers auteurs et de notre abandon et de notre perte. Dieu non-seulement ne veut point nous abandonner, mais encore il ne veut pas nous punir; et quand il punit, il ne faut point s'en prendre à sa volonté : «Je ne veux point la mort du pécheur, dit le Seigneur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive». (Ez 18,32) Jésus Christ a versé des larmes sur la ruine de Jérusalem, de même que nous pleurons nos amis.
3. Ces vérités nous sont parfaitement connues, mes frères: faisons donc tous nos efforts pour ne nous point séparer de Dieu. Appliquons-nous à prendre soin de nos âmes, à exercer la charité fraternelle, et ne déchirons point nos membres: car déchirer ses membres, c'est l'action d'un furieux et d'un fou. Au contraire, ayons-en d'autant plus de soin que nous les voyons dans un état plus triste et plus fâcheux. Souvent, en effet, nous voyons des personnes attaquées de maladies douloureuses et incurables; mais alors nous ne cessons point d'appliquer des remèdes à leurs maux. Et qu'y a-t-il de pire que d'avoir la goutte aux mains et aux pieds? Coupons-nous pour cela ces membres? Non certes: mais il n'est rien que nous ne fassions pour soulager du moins la douleur, si nous ne pouvons guérir le mal. Conduisons-nous de même à l'égard de nos frères dans les maladies spirituelles : sont-ils possédés d'une passion dangereuse, donnons-leur tous nos soins, et ne nous lassons pas : portons les fardeaux les uns des autres; c'est ainsi que nous accomplirons la loi de Jésus Christ (Gal 6,2), et que les biens qui nous sont promis, nous les obtiendrons, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui la gloire appartient, et au Père et au saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.