HOMÉLIE 67
CELUI QUI AIME SA VIE, LA PERDRA; MAIS CELUI QUI HAIT SA VIE EN CE MONDE, LA CONSERVE POUR LA VIE ÉTERNELLE. SI QUELQU'UN ME SERT, QU'IL ME SUIVE. (VERS. 26-34)
ANALYSE.
1. Qui est celui qui, aimant sa vie, la perdra ? Pourquoi Jésus Christ se troubla.
2. Passer par la croix pour parvenir à la gloire. Le diable chassé du monde par la mort de Jésus Christ.
3. Jésus prédit sa résurrection et sa victoire. Glorifier Dieu : lui rendre gloire, et par la foi et par la bonne vie. Dieu n'est point tant déshonoré par les païens que par les mauvais chrétiens. Les péchés qui tendent à la ruine publique, sont ceux-là mêmes qui font le plus blasphémer contre Dieu; des avares, et de ceux qui ravissent le bien d'autrui.
1. La vie présente est agréable et douce, elle est remplie de plaisirs et de voluptés; non pour tous, mais seulement pour ceux-là qui s'y attachent et y fixent leur pensée. Que si, au contraire, on regarde le ciel et les biens qui y sont préparés, bientôt on la méprisera et l'on n'en fera aucun cas. On admire un beau corps, jusqu'à ce qu'il s'en présente un plus beau et plus admirable : alors, ce qui nous avait d'abord saisis et jetés dans l'admiration, nous le méprisons. Si donc nous voulons contempler la beauté divine et la figure du céleste royaume, nous romprons aussitôt les liens qui nous tiennent attachés aux choses de ce monde. Car c'est une chaîne que l'amour des choses terrestres. Jésus Christ, voulant nous le faire entendre, nous dit : «Celui qui aime sa vie la perdra; mais celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour la vie a éternelle. Si quelqu'un me sert, qu'il me suive : Et où je serai, là sera aussi mon serviteur». On dirait que ce sont là, des énigmes, mais il n'en est rien; au contraire, ces paroles sont pleines de lumière et de sagesse.
Mais qui est-ce qui, aimant sa vie, la perdra? C'est celui qui cherche à satisfaire ses coupables désirs, celui qui donne à la vie plus qu'il n'est permis. Voilà pourquoi l'Ecriture nous donne cet avis. «Ne vous laissez point aller à vos mauvais désirs» (Ec 18,30); c'est par là que vous perdrez la vie : une pareille conduite écarte du chemin qui mène à la vertu. Mais, au contraire, celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve. Qui est-ce qui hait sa vie ? Celui qui résiste aux mauvais conseils qu'elle lui donne. Et Jésus Christ n'a point dit : Celui qui ne cède pas, mais celui qui hait. Comme, en effet, nous ne pouvons ni écouter volontiers, ni voir tranquillement les personnes qui nous sont odieuses; de même aussi il faut avoir un extrême éloignement pour la vie, lorsqu'elle nous suggère des choses contraires à la volonté de Dieu. Jésus Christ parlait alors de la mort à ses disciples, c'est-à-dire de sa mort; et il prévoyait bien que cette nouvelle les jetterait dans la tristesse; c'est pourquoi il parle avec cette force Pourquoi parler, dit-il, de là résignation que vous devez montrer au sujet de ma mort ? Si vous-mêmes vous ne mourez pas, vous n'avez aucun avantage à espérer. Remarquez, mes chers frères, de quelle manière le Sauveur mêle les paroles de consolation avec celles qui pouvaient paraître un peu dures. Il aurait été effectivement dur et fâcheux pour l'homme, qui aime si fort la vie, de s'entendre dire qu'il fallait mourir. Et pourquoi en irais je chercher des exemples dans les siècles passés; puisque aujourd'hui même nous trouvons tant de gens qui souffrent volontiers toutes choses pour jouir de cette vie; encore qu'ils croient à un avenir, à une autre vie plus heureuse? Voient-ils quelque édifice, quelque machine ingénieuse, ils disent, avec des larmes aux yeux: combien l'homme invente-t-il de choses pour mourir bientôt et être réduit en cendres ! Tant cette vie excite de passion.
Jésus Christ donc, pour briser tous ces liens, dit : «Celui qui hait sa vie en ce monde, la conserve pour l'autre». Et ce qui suit fait visiblement connaître qu'il ne l'a dit que pour instruire ses disciples et dissiper leur crainte; écoutez-le : «Que celui qui me sert me suive». Parlant de sa mort il montre qu'il exige de ses disciples qu'ils le suivent par leurs Ïuvres, en mourant aussi eux-mêmes; car un serviteur doit suivre partout le maître qu'il sert. Considérez en quel temps le Sauveur dit ces choses : il les dit, non quand ils étaient dans la persécution, mais lorsqu'ils étaient tranquilles et en paix, lorsqu'ils se croyaient en sûreté. «Et qu'il se charge de sa croix, et me suive» (Mt 16,24); c'est-à-dire, soyez toujours prêts aux périls, à la mort et à quitter la vie. Ensuite leur ayant fait envisager des choses dures et fâcheuses, il les relève par la promesse de la récompense. Quelle est cette récompense ? C'est qu'on le suit, c'est qu'on est avec lui; par où il leur fait connaître que la mort sera suivie de la résurrection, car, dit-il : «Où je serai, là sera aussi mon serviteur». Où est Jésus Christ? Dans le ciel. Elevons-y donc nos cÏurs et nos esprits avant même la résurrection.
«Si quelqu'un me sert, mon Père l'aimera». Pourquoi n'a-t-il pas dit : Je l'aimerai ? Parce que les disciples n'avaient pas encore de lui la juste opinion qu'ils en devaient avoir, et qu'ils en avaient une plus grande du Père. Ils ne savaient pas encore que, leur Maître ressusciterait, comment auraient-ils eu de lui une grande opinion ? C'est pourquoi il dit aux enfants de Zébédée : «Ce n'est point à moi à donner, mais ce sera ceux à qui il a été préparé par mon Père» (Marc 10,40); mais cependant c'est lui qui juge. Jésus Christ déclare ici qu'il est le Fils légitime du Père : car le Père les recevra comme les serviteurs de son vrai et légitime Fils.
«Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je ? Mon Père, délivrez-moi de cette heure (27)». Mais ce n'est point là le langage de celui qui veut persuader qu'il. faut aller volontiers à la mort? Tel est, au contraire, le `.sens de ces paroles. Le Sauveur, afin qu'on ne dît pas qu'étant exempt des douleurs humaines, il lui était facile de philosopher sur la mort, et qu'il y exhortait, les autres, n'ayant rien à souffrir lui-même, fait voir ici que quoiqu'il la craignît, il ne la refusait pourtant point, parce qu'elle nous devait être très-utile et très-avantageuse. En un mot, ces paroles appartiennent à lai chair qu'il a prise, et non à sa divinité. Voilà -pourquoi il dit : «Maintenant mon âme est troublée». S'il n'en était pas ainsi, quelle suite y aurait-il entre ces paroles et les suivantes. «Mon Père, délivrez-moi de cette heure?» Le divin Sauveur est si troublé, qu'il demande à son Père de le délivrer de la mort, s'il peut l'éviter.
2. Ces paroles marquent la faiblesse de la nature humaine. Mais je ne puis rien alléguer, veut-il dire, pour demander à être délivré de la mort : «Car c'est pour cela que je suis venu en cette heure»; c'est comme s'il disait : quels que puissent être notre trouble et notre abattement, ne fuyons pas la mort encore que je sois ainsi troublé, je dis qu'il ne faut point fuir la mort. Il faut souffrir ce qui nous arrive; mais, mon «Père, glorifiez votre nom (28)». Quoique le trouble où je suis m'ait fait prononcer ces paroles, je dis le contraire: «Glorifiez votre nom»; c'est-à-dire, menez-moi à la croix : ce qui montre une faiblesse humaine, et l'infirmité de la nature qui ne veut point mourir, et fait voir que Jésus n'était pas exempt des sentiments humains. Comme on n'impute pas à crime d'avoir faim, ou d'avoir envie de dormir, de même aussi ce n'en est pas un de désirer la vie présente. Or, Jésus Christ était exempt de tout péché, mais non des instincts naturels; autrement son corps n'aurait pas été un vrai corps. Par ces paroles, le divin Sauveur nous a encore appris une autre chose. Et quoi ? Que s'il nous arrive d'être dans l'affliction et dans la crainte, nous ne devons pas pour cela nous laisser abattre, et changer de résolution.
Mon «Père, glorifiez votre nom». Jésus Christ fait voir qu'il meurt pour la vérité, ce qu'il appelle la gloire de Dieu, et cela est arrivé après sa mort. Car après sa mort tout le monde devait se convertir, connaître le nom de Dieu, l'adorer et le servir, et non-seulement le nom du Père, mais encore le nom du Fils. Mais le Sauveur ne le dit pas ouvertement: «Au même temps on entendit une voix du ciel» qui dit : «Je l'ai glorifié, et je le glorifierai encore». Quand l'a-t-il glorifié ? Auparavant : Et je le glorifierai encore après qu'il aura été crucifié. «Ce n'est pas pour moi que cette voix est venue, mais pour vous (30)». Mais «le peuple qui était là cru que c'était un coup de tonnerre, ou que c'était un ange qui lui avait parlé (29)». Et sur quoi le crurent-ils? La voix n'était-elle pas claire et intelligible ? Elle l'était, mais elle s'effaça aussitôt de leur mémoire, parce qu'ils étaient grossiers, charnels, lâches et engourdis. Les uns n'en retinrent que le son, les autres savaient bien que les paroles que la voix fit entendre, étaient articulées, mais ils ne savaient pas de même ce qu'elle avait dit. Que dit donc Jésus Christ ? «Ce n'est pas pour moi que la voix est venue, mais pour vous». Pourquoi le dit-il ? Parce qu'ils disaient souvent qu'il n'était pas envoyé de Dieu. Il ne se peut point que celui que Dieu glorifie ne soit pas envoyé de Dieu, dont il fait glorifier le nom. Voilà pourquoi Jésus Christ dit : Cette voix s'est fait entendre : «Ce n'est pas pour «moi qu'elle est venue, mais pour vous». Ce n'est pas pour m'apprendre quelque chose que j'ignorasse auparavant, car je connais parfaitement mon Père : mais c'est pour vous qu'elle est venue. Comme ils disaient que c'était un ange qui liai avait parlé, ou que c'était un coup de tonnerre qui s'était fait entendre, et qu'ils n'y faisaient pas plus d'attention, Jésus Christ leur dit : C'est pour vous que cette voix est venue du ciel, afin de vous exciter à demander ce qu'elle a dit. Mais ils sont si stupides et si étourdis, que, quoiqu'on leur apprenne que ce qu'a dit la voix les regarde, ils ne demandent point encore ce que c'est. Cette voix pouvait ne point paraître bien distincte à des gens qui ignoraient pour qui elle se faisait, entendre, et ce qu'elle annonçait. Voilà donc pourquoi Jésus Christ leur dit : C'est pour vous que cette voix est venues ale remarquez-vous pas, mes frères, que c'est pour eux, que c'est à cause de leur faiblesse, que, se font ces choses basses et grossières, et non pour le Fils, qui n'avait nullement besoin de ce secours?
«C'est maintenant que le monde va être jugé : c'est maintenant que le prince de ce monde va être chassé dans l'enfer (31)» : Ces paroles, comment s'accordent-elles avec celles-ci : «Je l'ai glorifié, et je le glorifierai ?» Parfaitement; et elles sont tout à fait d'accord. Comme le Père a dit : «Je le glorifierai», le Fils fait connaître de quelle sorte de gloire le Père le glorifiera. Et quelle est cette gloire? Le prince de ce monde va être chassé dehors. Que veut dire ceci : c'est maintenant que le monde va être jugé ? C'est comme s'il disait
Le jugement et la vengeance vont arriver comment? Le diable, qui est le prince du monde, a fait mourir le premier homme, qu'il a trouvé coupable de péché; car c'est par le péché que la mort est entrée dans le monde (Rom 5,12). En moi il n'a trouvé aucun péché. Pourquoi s'est-il donc jeté sur moi, et m'a-t-il livré à la mort ? pourquoi est-il entré dans l'âme de Judas pour me faire mourir ? Ne venez pas maintenant me dire que Dieu a -dispensé ces choses de cette manière: car une telle dispensation ne saurait provenir que. de -sa sagesse, et non du diable. Mais cependant examinons la conduite de cet esprit malin. Comment le monde sera-t-il jugé en moi ? On fera comparaître en jugement ce malin esprit comme devant un tribunal, et on lui dira : Que tu aies fait mourir tous les hommes, on te le passe; c'est parce que tu les as trouvés coupables de péché; mais Jésus Christ, pourquoi l'as-tu fait mourir? N'est-ce pas tout à fait injustement ? Tout le monde sera donc vengé en Jésus Christ.
Pour vous rendre ceci plus clair et plus sensible, je me servirai d'un exemple. Supposons un cruel tyran qui accable de mille maux et fasse mourir tous ceux qui tombent entre ses mains : si, attaquant un roi ou le fils d'un roi, il l'a fait mourir injustement, son supplice pourra venger aussi tous les autres qu'il a fait mourir. Supposons encore un créancier, qui exige impitoyablement de ses débiteurs ce qu'ils lui doivent, qui les frappe et les jette en prison, et qu'ensuite avec la même insolence 'il fasse emprisonner un homme qui ne lui doit rien. Alors il sera puni des mauvais traitements qu'il a fait subir aux autres; car celui-là le fera mourir.
3. Il en arrive de même à l'égard de Dieu. Le diable sera puni de ce qu'il a fait contre vous, par ce qu'il a osé faire contre Jésus Christ. Faites bien attention aux paroles du Sauveur, et vous comprendrez que c'est là ce qu'il veut dire par ces paroles : «C'est maintenant que le prince de ce monde sera chassé dans l'enfer», par ma mort.
«Et pour moi, quand j'aurai été élevé, j'attirerai tous les hommes à moi (32)», c'est-à-dire, les gentils aussi. Et de peur que quelqu'un ne dit : Si le prince de ce monde a la victoire sur vous, comment sera-t-il chassé dans l'enfer ? Jésus prévient cette objection, et dit : Il ne me vaincra point; car comment vaincrait-il celui qui attire les autres ? Et il ne parle point là de la résurrection, mais de ce qui est plus grand que la résurrection : «J'attirerai tous les hommes à moi». Si le Sauveur eût dit : Je ressusciterai, il n'aurait pas fait connaître que tous croiront en lui. Mais en disant : Tous croiront, il déclare l'un et l'autre, et il assure qu'il ressuscitera. S'il était demeuré dans la mort, et s'il n'eût été qu'un homme, personne n'aurait cru en lui.
«J'attirerai tous les hommes à moi». Pourquoi Jésus Christ dit-il donc que le Père attire ? Parce que le Fils attirant, le Père attire aussi. Je les attirerai, dit-il, parce qu'ils sont tellement arrêtés par le tyran, qu'ils ne peuvent venir d'eux-mêmes, ni s'échapper des mains de celui qui les retient. En un autre endroit le Seigneur appelle cela un pillage : «Personne», dit-il, «ne peut piller les armes du fort, si auparavant il ne lie le fort, pour pouvoir ensuite piller ce qu'il possède». (Mt 11,29) Et par ces expressions il marque sa violence. Ce qu'il appelle donc là «piller», ici il l'appelle «attirer».
Instruits de ces vérités, réveillons-nous, sortons de notre engourdissement, glorifions Dieu, non-seulement par la foi, mais encore par la bonne vie. Autrement ce ne serait point lui rendre gloire, mais blasphémer contre lui. Le saint nom de Dieu n'est point tant blasphémé par la perversité d'un gentil que par la corruption d'un chrétien. C'est pourquoi je vous en conjure, mes chers frères, faisons tout notre possible pour que Dieu soit infiniment glorifié. Car il dit : Malheur à ce serviteur par qui le nom de Dieu est blasphémé ! Or, quand Dieu dit : Malheur, il déclare que celui contre qui il prononce cette parole, sera condamné aux tourments et aux supplices les plus rigoureux. Mais aux contraire : Bienheureux est celui par qui son nom est honoré! Ne vivons donc pas comme si nous étions encore dans les ténèbres, mais fuyons toutes sortes de péchés, et surtout ceux qui tendent à la perte commune : car c'est par ceux-là principalement que Dieu est blasphémé.
En effet, quel pardon obtiendrons-nous, si le Seigneur nous ayant fait un précepte de donner de notre propre bien aux autres, nous ravissons le bien d'autrui ? Quelle espérance de salut aurons-nous? Vous serez puni, si vous ne donnez point à manger à celui qui a faim; si vous allez jusqu'à dépouiller celui qui est vêtu, quel pardon obtiendrez-vous ? Nous ne cesserons point de vous répéter souvent ces vérités; peut-être que ceux qui ne les écoutent pas aujourd'hui, les écouteront demain; ceux qui n'y sont point attentifs aujourd'hui, demain pourront y faire attention. Que s'il se trouve parmi vous quelqu'un d'incorrigible, du moins, il n'y aura pas de notre faute, et nous ne serons point responsable, puisque nous aurons rempli notre ministère. Fasse le ciel, et que nous ne soyions pas remplis de confusion au sujet de nos paroles, et que vous ne soyiez pas couverts de honte, mais que nous puissions tous paraître avec confiance devant le tribunal de Jésus Christ, de telle sorte que nous puissions nous-mêmes nous glorifier de vous, et recevoir une consolation de nos peines; je veux dire, vous voir glorifiés et couronnés par Jésus Christ notre Seigneur, à qui appartient la gloire, et au Père et au saint Esprit, dans tous les siècles! Amen.