HOMÉLIE 64

MAIS JÉSUS, LEVANT LES YEUX EN HAUT, DIT CES PAROLES : MON PÈRE, JE VOUS RENDS GRACES DE CE QUE VOUS M'AVEZ EXAUCÉ. — POUR MOI, JE SAVAIS QUE VOUS M'EXAUCEZ TOUJOURS : MAIS JE DIS CECI POUR CE PEUPLE QUI M'ENVIRONNE, ETC. (VERS. 41-48)

ANALYSE.


1. C'est par condescendance pour la faiblesse de ses auditeurs et pour mieux ménager leur salut que Jésus Christ ne parle pas toujours en Dieu. — Le saint Docteur prouve, contre les Anoméens et les Ariens, que le Père et le Fils sont de même substance.
2. Les paroles que Jésus Christ adresse à son Père avant que de ressusciter Lazare, bien qu'appropriées à la faiblesse des assistants, prouvent cependant son égalité avec le Père.
3. L'orateur continue de faire ressortir l'autorité avec laquelle Jésus Christ opère ses miracles. — Dépit des pharisiens à la nouvelle de la résurrection de Lazare. — Ils forment le dessein de faire mourir l'Auteur de la vie.
4. Contre l'envie : description des maux qu'elle produit. — Pleurer ceux qui ne profitent pas des bons conseils : pleurer plutôt le mal que se font les méchants, que celui qu'ils nous font. — Répandre non des larmes humaines, mais des larmes prises des Écritures : pleurer comme les prophètes ont pleuré. — Qui sont ceux qu'on doit véritablement pleurer.

1. Ce que j'ai souvent dit, je le dirai maintenant encore: Jésus Christ n'a point tant en vue sa dignité que notre salut, et il ne s'attache point à dire quelque chose de grand et d'élevé, mais ce qui peut nous attirer à lui. Voilà pourquoi il dit peu de choses relevées et sublimes, encore les dit-il d'une manière un peu obscure : et souvent il mêle dans son discours des choses basses et grossières. La raison pour laquelle il use souvent de telles expressions, la voici: c'est parce qu'elles gagnaient et attiraient plus ses auditeurs. Il ne parle pas toujours de même, de peur de faire tort à ceux qui devaient croire dans la suite; mais souvent aussi il emploie ce langage, pour ne pas offenser ceux qui étaient présents à ses discours. Car ceux qui se sont défaits de ces bas sentiments où les tenaient leurs préjugés n'ont besoin que de la lumière d'un seul dogme sublime pour tout comprendre; mais ceux dont l'esprit n'avait point cessé de ramper à terre, ne se seraient sûrement point approchés de Jésus, s'ils n'avaient fréquemment écouté des discours simples et grossiers. Et néanmoins, après avoir entendu tant et de si grandes choses, au lieu de lui rester fidèles, ils le lapident, ils le persécutent, ils cherchent à le faire mourir et l'appellent blasphémateur. Se prétend-il égal à Dieu ? ils disent: «Il blasphème» (Marc 2,7); quand il dit: «Vos péchés vous seront remis», ils l'appellent possédé du démon (MtIX, 2); et de même, lorsqu'il dit: Celui qui écoute ma parole ne mourra point; quand il parle en ces termes: «Mon Père est en moi, et moi dans mon Père» (Jn 10,28), ils le délaissent; ils se choquent et s'offensent encore lorsqu'il dit «qu'il est descendu du ciel». (Id. 6,38) Si donc les Juifs ne pouvaient souffrir ces paroles, quoique le Sauveur les eût rarement dans sa bouche, certainement ils auraient eu bien de la peine à l'écouter, s'il leur eût toujours dit des choses élevées et sublimes.
Lors donc que Jésus Christ use de ces expressions: «Je dis ce que mon Père m'a enseigné» (Jn 8,28); et: «Je ne suis pas venu de moi-même» (Id. 7,28) : alors les Juifs croient, comme le déclare ouvertement l'évangéliste, en disant: «Lorsque Jésus disait «ces choses, plusieurs crurent en lui». (Jn 8,30) Or, si les paroles basses et grossières attiraient à la foi; si, au contraire, celles qui étaient sublimes et relevées en éloignaient; ne serait-il pas d'une extrême folie de ne pas croire que Jésus ne se servait de ces expressions basses que pour s'accommoder à la portée de ses auditeurs ? Et cela est si vrai, qu'en une autre occasion le Sauveur, qui voulait dire quelque chose de grand, garda le silence, et qu'en expliquant la raison, il dit : «Afin que nous ne les scandalisions point, allez-vous-en à la mer, et jetez votre ligne». (Mt 17,26) Voilà ce qu'il fait encore ici; car, après avoir dit : «Je savais que vous m'exaucez toujours» , il a ajouté: «Mais je dis ceci pour ce peuple qui m'environne, afin qu'ils croyent». Est-ce de notre fonds, est-ce en vertu d'une conjecture purement humaine, que nous parlions tout à l'heure ? Ainsi, quand celui qui ne veut pas se persuader, sur la foi des textes, que les Juifs s'offensaient de paroles élevées, entend ensuite Jésus Christ dire lui-même qu'il s'est servi d'expressions basses et grossières afin de ne les pas scandaliser (Jn 12,28), peut-il en douter encore, peut-il penser que Jésus parlait ainsi naturellement, et non par condescendance ? C'est encore pour cette même raison qu'une voix s'étant fait entendre du ciel, Jésus dit : «Ce n'est pas pour moi que cette voix est venue, mais pour vous». (Ibid. 30) Mais il est permis à un grand de dire modestement de soi bien des choses, et, au contraire, on ne supportera pas qu'un homme du commun et de basse naissance dise de soi rien de grand et d'élevé.
Revenons à ces sortes d'expressions basses et grossières; le Sauveur s'en est servi, non par nécessité, mais par une sage condescendance, afin de se proportionner à la pontée et à la faiblesse de ses auditeurs, ou plutôt afin de les porter à l'humilité, de leur faire connaître qu'il s'est véritablement revêtu de la chair, de leur apprendre qu'il ne faut jamais rien dire de grand sur son propre compte; et encore parce qu'ils le regardaient comme contraire à Dieu, qu'ils pensaient qu'il détruisait la loi, enfin parce qu'ils étaient animés d'envie et de jalousie contre lui, et qu'ils le haïssaient, attendu qu'il se disait égal à Dieu : mais un homme vulgaire ne peut avoir aucune juste raison de parler de soi en de grands termes, et, s'il l'ose faire, on ne doit l'imputer qu'à son insolence, à son impudence, et à une effronterie impardonnable.
Pourquoi donc Jésus Christ, qui est engendré de cette ineffable et incomparable substance «du Père», parle-t-il de soi si modestement et si humblement ? C'est, et pour les raisons que nous venons de dire, et pour qu'on ne le crût pas non engendré. Il semble même que saint Paul ait eu cette crainte, et que c'est pour cela qu'ayant dit : «Tout lui est assujetti», il a aussitôt ajouté : «Il en faut excepter celui qui lui a assujetti toutes choses». (I Cor 15,27) En effet, ce serait une impiété de concevoir seulement une telle pensée : si Jésus Christ était moins grand que le Père, et d'une autre substance, n'aurait-il pas fait toutes choses, pour qu'on ne le crût pas égal et de la même substance; mais nous voyons maintenant qu'il fait tout le contraire, puisqu'il dit : «Si je ne fais pas les couvres de mon Père, ne me croyez pas». (Jn 10,37) Et encore, lorsqu'il dit : «Mon Père est en moi, et moi dans mon Père» (Ibid. 38), il nous insinue et nous déclare qu'il est égal au Père. Or, il aurait fallu que Jésus Christ combattît avec force et détruisît cette opinion d'égalité, s'il avait été moins grand que le Père, et qu'il ne dît point: «Je suis dans mon Père, et mon Père est en moi» ; et : «Nous sommes une même chose»; ou : «Celui qui me voit, voit» mon «Père». (Jn 14,9) Car quand il parlait de la vertu qui était en lui, il disait : «Mon Père et moi, nous sommes une même chose». (Id. 10,30) Quand il,parlait de son pouvoir, il disait: «Car comme le Père ressuscite les morts et leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît» (id. V, 21) : ce qu'il n'aurait pu faire, s'il eût été d'une autre substance. Et quand il l'aurait pu faire, il n'aurait pas dû le dire, de peur que les Juifs ne soupçonnassent et ne crussent que c'était une seule et même substance. Si, de peur qu'ils ne pensent et ne soupçonnent qu'il est contraire à Dieu, il dit même souvent des choses qui sont au-dessous de lui, et qui ne conviennent point à sa nature, à plus forte raison aurait-il dû le faire alors, et dans ces occasions. Mais à présent ces paroles qu'il dit : «Afin que tous honorent le Fils, comme ils honorent le Père» (Jn 5,23); et: «Les Ïuvres que le Père fait, je les fais aussi comme lui» (Ibid. 19); et encore : Qu'il est la résurrection, et la vie, et la lumière du monde, sont des paroles qui le montrent égal au Père, et qui confirment le soupçon et l'opinion des Juifs. Ne volez-vous pas de quelle manière il se justifie, quand on l'accuse de détruire la loi, et comment, au contraire, l'opinion de l'égalité avec le Père, non-seulement il ne la combat point et ne la détruit pas, mais la confirme ? Ainsi,.lorsque les Juifs lui disaient : «Vous blasphémez, parce que vous vous faites Dieu», il prouve et il établit par l'égalité de ses couvres qu'il est Dieu.
2. Eh quoi ! qu'ai-je dit? Le Fils s'est servi d'expressions basses et grossières; mais le Père, qui n'a point pris notre chair, s'en est servi lui-même. Il a permis qu'on lui fit dire bien des choses basses, pour le salut de ceux qui les entendraient. Cette parole : «Adam, où êtes vous?» (Gen. III, 9) Et celles-ci : «Pour voir si leurs Ïuvres égalent le cri qui est venu jusqu'à moi» (Id. X8, 21); et : «Je connais maintenant que vous craignez Dieu» (Id. 22,12); et encore : «Pour voir s'ils écouteront et s'ils comprendront» (Ez 3,11); et derechef : «Qui leur donnera un tel esprit?» (Deut 5,29) Et : «Entre tous les dieux, il n'y en a point, Seigneur, qui vous soit semblable». (Ps 85,7) Et plusieurs autres que vous pouvez ramasser dans l'Ancien Testament, vous les trouverez toutes, sans doute, indignes de la majesté de Dieu. Et encore le Seigneur, parlant d'Achab, dit : «Qui séduira Achab ?» Et aussi que Dieu fasse comparaison de soi avec les dieux des gentils, et se préfère toujours à eux; toutes ces choses, toutes ces comparaisons et ces expressions sont indignes de Dieu; mais par une autre raison elles sont dignes de lui. Et voici cette raison : Dieu est si bon et si miséricordieux, que pour notre salut il méprise les paroles qui conviennent à sa dignité. Qu'un Dieu se soit fait homme, qu'il ait pris la forme de serviteur, qu'il parle dans des termes si bas, qu'il soit pauvrement vêtu, tout cela, à n'envisager que sa majesté, est indigne de lui; mais si l'on considère les richesses ineffables de sa bonté, toutes ces choses sont dignes de lui.
Voici une autre raison, qui a porté encore Jésus Christ à user de ces expressions basses et grossières. Quelle est-elle ? C'est que, à la vérité, les Juifs connaissaient et confessaient bien le Père, mais qu'ils ne le connaissaient pas lui-même. Voilà pourquoi il cite souvent le témoignage du Père qui était universellement connu, et il s'en autorise, comme s'il n'eût point été lui-même digne de foi, non par insuffisance, mais pour condescendre à l'imbécillité et à la faiblesse de ses auditeurs. Voilà pourquoi il prie, et il dit : «Mon Père, je vous rends grâces de ce que vous m'avez exaucé». (JnV, 21) Car s'il donne la vie à qui il lui plaît, et s'il la donne de même que le Père, pourquoi prie-t-il? Mais il est temps de reprendre notre sujet.
Ils ôtèrent donc la pierre du tombeau, où le mort était enseveli. «Et Jésus levant les yeux «en haut, dit ces paroles : Mon Père, je vous «rends grâces de ce que vous m'avez exaucé. «Pour moi, je savais que vous m'exaucez toujours : mais je dis ceci pour ce peuple qui m'environne, afin qu'ils croient que c'est vous qui m'avez envoyé». Interrogeons maintenant un de ces hérétiques que vous connaissez bien, demandons-lui si Jésus Christ a ressuscité ce mort pour en avoir obtenu la grâce par ses prières ? Il répondra : Oui. Mais si cela est, lui répliquerons-nous, comment donc a-t-il opéré les autres miracles sans prier auparavant; comme lorsqu'il dit: «Sors de cet enfant, je te le commande» (Marc 2,24); et : «Je le veux, soyez guéri» (Marc 1,41); et : «Emportez votre lit» (Jn 5,8); et : «Vos péchés vous seront remis» (Mt 9,2).; et lorsque, parlant à la mer, il dit : «Tais-toi, calme-toi ?» (Marc 4,39) Si Jésus Christ opère par la vertu des prières, qu'a-t-il de plus que les apôtres ? Mais les apôtres eux-mêmes ne faisaient pas tons les miracles par la prière, souvent ils se servaient du nom de Jésus sans faire aucune autre prière. Or, si le seul nom de Jésus a eu tant de vertu et de puissance, comment peut-on dire qu'il ait eu lui-même besoin de prier ? S'il avait été dans cette nécessité, certainement son nom n'aurait point eu un si grand pouvoir. Lorsqu'il a formé l'homme, de quelles prières a-t-il eu besoin ? Dans cette création ne voit-on pas une grande et parfaite égalité entre le Père et 1e Fils? «Faisons l'homme», dit-il. Or, qu'y aurait-il de plus faible que Jésus Christ, s'il avait été dans la nécessité de prier ?
Mais examinons quelle est cette prière qu'il fait: «Mou Père, je vous rends grâces de ce que vous m'avez exaucé». Qui a jamais prié de cette manière? Il commence par dire : «Je vous rends grâces», faisant voir qu'il n'a point besoin de prier. «Pour moi, je savais que vous m'exaucez toujours». Jésus Christ a dit cela, non pour marquer qu'il ne pouvait pas lui seul faire le miracle, mais pour faire connaître que la volonté du Père et la sienne ne sont qu'une seule et même volonté. Pourquoi a-t-il usé de cette forme de prière ? Ne m'écoutez point, écoutez-le lui-même, il va,vous l'apprendre : C'est, dit-il, «pour ce euple qui m'environne, afin qu'ils croient que c'est vous qui m'avez envoyé». Le Sauveur n'a point dit : Afin qu'ils connaissent que je suis moins grand que vous, que j'ai besoin de la grâce d'en-haut, et que je ne puis opérer le miracle, sans faire précéder la prière, mais «que c'est vous qui m'avez envoyé». Car cette prière signifie tout cela, si on la prend dans le sens simple et naturel qu'elle exprime. Jésus n'a point dit : Vous, m'avez envoyé faible et impuissant, tel qu'un serviteur qui ne peut rien faire de lui-même : mais sans faire mention d'aucune de ces choses, de peur toutefois que vous n'en soupçonniez quelqu'une, il produit la véritable raison qu'il a eu de prier. C'est, dit-il, afin qu'ils ne me croient pas contraire à Dieu, qu'ils ne disent pas : Il n'est point envoyé de Dieu; afin de leur faire voir que l'Ïuvre que je fais est conforme à votre volonté; c'est comme s'il disait : Si j'étais contraire à Dieu, je n'aurais pu opérer ce miracle. Au reste : «Vous m'avez écouté», c'est une de ces paroles que l'on dit entre amis et
égaux. «Pour moi, je savais que vous m'exaucez toujours»; c'est-à-dire, pour accomplir nia volonté, je n'ai pas besoin de prier, mais je le dis afin de les persuader que dans, vous et dans, moi il n'y a qu'une seule volonté. Pourquoi donc priez-vous ? C'est par considération pour ceux qui sont faibles et grossiers.
«Ayant dit ces choses, il cria à haute voix (43)». Pourquoi n'a-t-il pas dit : Au nom de mon Père, sortez ? Pourquoi n'a-t-il pas dit : Mon Père, ressuscitez-le ? Mais il omet toutes ces choses, et lors même, qu'il prend la posture d'un homme qui prie, il montre sa puissance par l'Ïuvre même, qu'il fait. Il était de la sagesse du divin Sauveur de faire connaître son, humilité par ses paroles, et sa puissance par ses Ïuvres. En un mot, comme les Juifs ne lui pouvaient faire aucun autre reproche, que de n'être point envoyé de Dieu, comme aussi ils se servaient de cette accusation pour abuser et. tromper le peuplé; Jésus Christ leur prouve très-clairement par ses paroles qu'il est envoyé de Dieu, et de la manière que le demandait leur faiblesse. Il pouvait leur montrer d'une autre façon, et sans déroger, cette conformité de volontés : mais le peuple n'aurait pu atteindre à cette considération, elle était au-dessus de sa portée. Jésus a dit : «Lazare, sortez dehors». Et c'est là l'accomplissement de ce qu'il avait dit
«L'heure vient, où les morts entendront la voix, du Fils de Dieu; et que ceux qui l'entendront, vivront». (Jn 5,25) Car, afin que vous ne croyiez pas qu'il a reçu d'un autre la vertu et la puissance de ressusciter les morts, il vous a prédit auparavant qu'il les ressusciterait, et maintenant il le prouve par le fait. Il n'a point dit : Levez-vous; mais : «Sortez dehors», parlant au mort comme s'il était vivant.
3. Est-il rien d'égal à cette puissance? S'il n'a pas fait ce miracle par sa propre vertu, qu'a-t-il au-dessus des apôtres qui disent «Pourquoi avez-vous les yeux sur nous, comme si nous avions fait marcher ce boiteux par notre puissance, ou par notre piété ?» (Ac 3,12) Si Jésus n'a pas fait le miracle par sa propre vertu, pourquoi, après l'avoir fait, n'a-t-il pas dit ce que les apôtres disaient d'eux-mêmes? Si ce n'est point par sa propre vertu que Jésus a fait cette Ïuvre, sûrement les apôtres ont mieux pratiqué la vraie philosophie ou l'humilité que Jésus Christ même, puisqu'ils ont rejeté et fui la gloire. Et encore en une autre occasion les apôtres disent : «Mes amis, que voulez-vous faire? Nous ne sommes que des hommes non plus que vous».(Act. 14, 14) N'est-ce pas parce qu'ils ne faisaient rien par eux-mêmes, que pour le persuader de même au peuple, les apôtres ont dit toutes ces choses? et Jésus Christ, s'il avait eu ce sentiment de soi, n'aurait-il pas parlé de même, n'aurait-il pas, comme eux, détourné cette opinion et fait connaître au peuple son erreur, j'entends, s'il n'avait pas opéré par sa propre autorité ? Et qui oserait dire le contraire ? Cependant il parle tout autrement, il dit : «Je dis ceci pour le peuple qui m'environne, afin qu'ils croient» : donc, s'ils avaient cru il n'eût point été besoin de prières. Mais s'il n'était pas indigne de lui de prier, pourquoi en rejette-t-il la cause sur eux ? pourquoi n'a-t-il pas dit : Afin qu'ils croient que je ne suis point égal à vous? Il fallait, en effet, qu'il en vînt là pour détruire cette opinion.
Lorsque les Juifs ont seulement eu la pensée qu'il détruisait la loi, Jésus Christ, avant même qu'ils en parlent, leur découvre leur pensée et le sentiment de leur cÏur, et leur dit : «Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi» (Mt 5,17); mais au sujet de l'égalité il fait tout le contraire, il en confirme l'opinion. Et qu'était-il besoin de détours et de paroles ambiguës et énigmatiques? Il lui suffisait de dire : Je ne suis point égal à Dieu, et de résoudre la question. Quoi donc ? N'a-t-il pas dit, repartirez-vous : a Je ne fais point ma «volonté?» Mais ce que vous alléguez là, il l'a dit par une sorte de déguisement, et à cause de la faiblesse dé ses auditeurs, et aussi pour la même raison qu'il a prié. Mais que veulent dire ces paroles : «De ce que vous m'avez exaucé ?» Elles signifient : Il n'y a rien de contraire entre vous et moi. Comme donc ce mot : «Vous m'avez exaucé», ne signifie pas qu'il n'eut point le pouvoir d'opérer la résurrection de Lazare (car, si telle en était la signification, il n'y aurait pas seulement eu en lui une impuissance, mais encore une ignorance, puisqu'avant sa prière il n'aurait pas su si Dieu devait l'exaucer; mais s'il l'ignorait, comment a-t-il pu dire : «Je vais le ressusciter ?» (Jn 11,11) Et il n'a point dit : Je vais prier mon père de le ressusciter); comme, dis-je, cette parole : «Vous m'avez exaucé», est une marque, non de faiblesse
et d'impuissance, mais de concorde et d'union; de même celle-ci : «Vous m'exaucez toujours», n'a point d'autre signification. Et c'est là ce qu'il faut dire, ou que Jésus Christ a dit ces choses pour répondre à l'opinion des Juifs. Or, s'il n'y avait en Jésus Christ ni ignorance ni impuissance, il est visible qu'il ne s'est servi de ces expressions basses qu'afin que par l'hyperbole même vous croyiez, et vous soyiez forcé d'avouer qu'en disant ces choses, Jésus Christ n'a point parlé selon sa nature et sa dignité, mais pour s'accommoder à la faiblesse de ses auditeurs.
Que répliquent donc les ennemis de la vérité ? Que ces paroles : «Vous m'avez exaucé», Jésus Christ ne les a point dites pour se proportionner à la faiblesse de ses auditeurs, mais pour faire connaître son excellence et sa supériorité sur les autres créatures. Mais ce n'était point là montrer cette supériorité, cette excellence, c'était, au contraire, agir d'une manière très-basse, et faire voir qu'il n'avait rien de plus que les autres hommes. Car prier, cela n'est point d'un Dieu, ni de celui qui est assis sur le même trône. Et ne voyez-vous pas que Jésus n'en vient là et ne s'abaisse jusqu'à ce point qu'à cause de leur incrédulité? Reconnaissez du moins que le fait même est la preuve et une parfaite démonstration de son autorité. Jésus a appelé le mort, et le mort est sorti du tombeau, ayant les pieds et les mains liés de bandes. Mais de peur qu'on ne prît cela pour une illusion, et qu'on ne regardât Lazare comme un fantôme (en effet, sortir d'un tombeau, ayant les mains et les pieds liés, ce n'était pas une chose moins étonnante que de ressusciter), il ordonna de le délier, afin que ceux qui le touchaient et s'approchaient de lui, vissent qu'il était véritablement Lazare. Et il dit : «Laissez-le aller (44)».
Ne remarquez-vous pas en cela, mes frères, combien Jésus est éloigné du faste? il n'amène point Lazare avec lui, il ne lui ordonne pas de le suivre, il use d'une très-grande modestie, afin qu'on ne l'accuse pas de vanité et d'ostentation. Les uns se contentèrent d'admirer ce miracle, les autres furent rapporter aux pharisiens (46) ce que Jésus venait de faire. A cette nouvelle, quelle est la contenance, quelle est la conduite des pharisiens? Ne croiriez-vous pas qu'ils sont ravis d'admiration et frappés d'étonnement ? Non, ils en sont bien éloignés. ils s'assemblent, et pourquoi? Pour délibérer sur les moyens de faire mourir ce Jésus qui vient de ressusciter un mort. O folie ! ils croient pouvoir ôter la vie au vainqueur de la mort, et ils disent entre eux : «Que faisons-nous? Cet homme fait plusieurs miracles (47)». Jésus, celui dont la divinité leur est prouvée par tant de preuves et de témoignages, ils l'appellent encore un homme ! «Que faisons-nous ?» Croire en lui, l'honorer, l'adorer et ne plus le regarder comme un homme, voilà ce que vous avez à faire. «Si nous le laissons faire, les Romains viendront et ruineront notre ville et notre maison». Quel est leur but et leur dessein ? Ils veulent émouvoir le peuple, ils se prétendent en danger d'être soupçonnés de complicité avec un usurpateur. Si les Romains apprennent que le peuple suit cet homme, ils nous soupçonneront de rébellion, ils viendront, ils ruineront notre ville.
Pourquoi, je vous prie? La doctrine que Jésus enseigne tend-elle au soulèvement ? N'a-t-il pas ordonné de payer le tribut à César ? (Mt 22,21) Quand on a voulu le faire roi, ne s'est-il pas enfui ? (Jn 6,15) Ne vit-il pas d'une manière simple, sans faste, sans maison, sans aucun étalage ? Sûrement, ce n'est point la crainte qui les faisait parler de la sorte, c'est l'envie, c'est la jalousie. Mais il leur arriva ce à quoi ils ne s'attendaient point; les Romains ruinèrent et leur ville et leur nation, parce qu'ils avaient fait mourir Jésus Christ; aussi bien les Ïuvres de Jésus Christ étaient-elles hors de tout soupçon. En effet, celui qui guérit les malades, qui enseigne la manière de bien vivre, et qui ordonne d'être soumis et obéissant aux puissances, n'est point un homme qui aspire à la tyrannie; au contraire, c'est un homme qui en détourne. Mais notre conjecture n'est point vaine, disent-ils : elle est fondée sur ce qui s'est passé auparavant; mais ceux a qui vous faites allusion avaient semé parmi le peuple cet esprit de révolte: Jésus en était bien éloigné.
Ne voyez-vous pas, mes frères, que tous ces discours étaient faux et artificieux ? Car en quoi Jésus Christ pouvait-il y donner lieu? Marchait-il accompagné de gardes? Avait-il des chariots à sa suite ? Ne fréquentait-il pas les lieux solitaires et retirés? Mais les Juifs, pour ne paraître point parler de la sorte par une malignité de cÏur, répandent mille bruits fâcheux : toute la ville est exposée à un grand péril, on dresse des embûches à la république tout est à craindre,. Non, ce n'est point là ce qui doit vous jeter dans la servitude : d'autres causes bien différentes vous l'attireront, cette captivité que vous craignez, de même qu'elles vous ont autrefois attiré celle que vous avez soufferte en Babylone, et sous Antiochus. Ce ne sont pas les gens de bien qui se sont trouvés parmi vous, ni ceux qui ont honoré et servi Dieu, qui vous ont livrés à vos ennemis, mais ce sont les méchants; mais c'est la colère de Dieu que vous avez irrité contre vous; mais c'est votre envie qui est la source de toutes vos calamités; l'envie, cette ténébreuse passion, qui, ayant une fois aveuglé l'esprit, ne lui permet pas de voir le bien, ni de se porter à rien d'honnête. Jésus Christ ne vous a-t-il pas appris à être doux ? (Mt 11,29) Ne vous a-t-il pas dit que si quelqu'un vous a frappé sur la joue droite, vous lui présentiez encore l'autre? (Id. 5,39) Ne vous a-t-il pas enseigné à supporter les injures et à montrer plus de fermeté et de courage à souffrir le mal que les autres en ont à le faire? Est-ce là la doctrine d'un homme qui aspire à la tyrannie ? Ne doit-on pas plutôt dire que ce sont là et les Ïuvres et la doctrine de celui qui la fuit, de celui qui la chasse et l'éloigne?
4. Mais, comme je l'ai dit, c'est une chose bien funeste et bien insidieuse que la jalousie. C'est elle qui a couvert la terre d'une infinité de maux : c'est cette malheureuse passion qui remplit les tribunaux de criminels. L'amour de la gloire et des richesses, l'ambition, l'orgueil et la superbe, sortent de cette source empestée. C'est l'envie qui infecte les chemins de scélérats et de voleurs; et la merde pirates; c'est elle qui remplit le monde de meurtres et d'assassinats. C'est elle qui déchire le genre humain. Elle est la mère de tous les malheurs que vous voyez. Ce poison s'est répandu jusque dans lÕÉglise, et depuis longtemps il lui cause des maux innombrables. Cette maladie a tout renversé, elle a corrompu la justice. Car «les présents», dit l'Ecriture, «aveuglent les yeux des sages : de même qu'un mors dans la bouche, ils empêcheront les corrections». (Ec 20,31) Des personnes libres, l'envie fait des esclaves. Tous les jours nous vous en parlons,. et nous ne gagnons rien sur vous : Nous, devenons pires que les bêtes féroces, noue ravissons lesbiens du pupille et de l'orphelin, nous dépouillons les veuves, nous maltraitons les pauvres. Nous ajoutons crimes à crimes. «Malheur à moi», disait le prophète, «parce qu'il n'y a plus de pieux, de miséricordieux sur la terre». (Mich 7,2)
C'est à nous maintenant à gémir : mais ce que je dis là, il faudrait le répéter tous les jours. Nous n'avançons rien par. nos prières; nous ne gagnons rien par nos conseils et nos exhortations. Il ne nous reste plus qu'à pleurer : qu'il sorte de nos paupières des ruisseaux de larmes. Jésus Christ a fait de même; voyant que la ville de Jérusalem ne profitait point de ses avertissements et de ses instructions; il pleura sur son aveuglement.. (Luc 19,41) Les prophètes font de même : faisons-en autant nous-mêmes aujourd'hui : c'est maintenant un temps de larmes, de pleurs, de gémissements. Disons-nous aussi, c'est le moment : «Cherchez avec soin, et faites venir les femmes qui pleurent les morts : envoyez à celles qui sont les plus habiles, et qu'elles se hâtent de pleurer sur nous avec des cris lamentables». (Jérém 9,17) Par là, peut-être, pourrons-nous guérir de leur maladie ceux qui bâtissent de magnifiques maisons, ceux qui acquièrent des terres, de l'argent par des rapines.
C'est maintenant te temps de pleurer : pleurez, avec moi, vous qu'on a dépouillés; vous à qui on a fait tant d'injustices, joignez vos larmes aux miennes. Mais ne pleurons pas sur nous, pleurons sur les coupables eux-mêmes, ils ne vous ont point fait de mal, ils s'en sont fait à eux-mêmes. Vous, pour le tort qu'on vous a fait, vous avez en dédommagement le royaume des cieux: eux, pour 1e gain qu'ils ont fait, ils ont l'enfer. Voilà pourquoi il vaut mieux subir le mal que de le faire. Pleurons-les, non par des larmes humaines, mais par des larmes prises des saintes Écritures, et de la manière, que les prophètes ont pleuré; pleurons amèrement avec Isaïe, et disons: «Malheur à ceux qui joignent maison à maison, et qui ajoutent terres à terres, pour enlever quelque chose à leur prochain. Serez-vous donc les seuls qui habiterez sur la terre?
«Ces maisons sont vastes et embellies, et il ne se trouvera pas un seul homme qui y habite». (Is 5,8) Pleurons avec Nahum, et disons avec lui : «Malheur à celui qui élève sa maison en-haut (1) !» Ou plutôt pleurons sur eux; comme Jésus Christ a pleuré sur les Juifs, et disons : «Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre récompense et votre consolation» dans ce monde ! (Lc 6,24)
De même, je vous en conjure, mes frères, ne cessons point de verser des larmes: et si ce n'est pas manquer aux lois de la retenue, frappons-nous la poitrine, en voyant la lâcheté et la paresse de nos frères : Ne pleurons plus les morts, mais pleurons ce ravisseur du bien d'autrui, cet avare, cet insatiable amateur des richesses. Pourquoi pleurons-nous les morts? C'est vainement, c'est sans fruit que nous les pleurons. Pleurons sur ceux qui peuvent changer et profiter de nos larmes. Mais, lorsque nous pleurons, peut-être rient-ils de nos larmes ? Eh ! n'est-ce pas un nouveau sujet de pleurs, que de les voir rire de ce qui devrait leur arracher des larmes ? S'ils se laissaient toucher de nos pleurs, c'est alors qu'il nous faudrait cesser de pleurer, parce qu'alors ils tendraient à leur amendement. Mais, tant qu'ils restent dans l'endurcissement, continuons de pleurer, non sur les riches, mais sur ceux qui aiment l'argent, sur les avares; les spoliateurs. La possession des richesses n'est point un crime, puisque nous en pouvons faire un bon usage, en les appliquant aux besoins des pauvres, mais l'avarice est un mal qui nous prépare des supplices éternels. Pleurons donc: peut-être nos larmes produiront-elles quelques conversions. ou si ceux gui sont tombés dans le précipice de l'avarice ne s'en tirent point, d'autres peut-être prendront garde de n'y pas tomber. Fasse le ciel que ces malades se délivrent de leur infirmité, et qu'aucun de nous n'y tombe, afin que nous puissions tous obtenir les biens qui nous sont promis, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles ! Amen.