HOMÉLIE 62

IL Y AVAIT UN HOMME MALADE, NOMMÉ LAZARE, QUI ÉTAIT DU BOURG DE BÉTHANIE, OU DEMEURAIT MARIE, ET MARTHE, SA SÎUR. — CETTE MARIE ÉTAIT CELLE QUI RÉPANDIT SUR LE SEIGNEUR UNE HUILE DE PARFUM. (11, 1-2, JUSQU'AU VERS. 29)

ANALYSE.


1. Difficulté proposée sur Marie, sueur de Lazare. — Jésus Christ déclare une fois de plus que sa gloire est la même que celle de son Père.
2. C'est la crainte qui fit dire à saint Thomas cette parole : Allons aussi mourir avec lui. — Jésus se rend à Béthanie pour ressusciter Lazare.
3. Je suis la résurrection et la vie. — Jésus Christ a attendu que Lazare sentît mauvais pour le ressusciter, pourquoi ?
4 et 5. Immodestie des femmes dans le deuil et dans la calamité. — Scandale qu'elles donnent aux païens. — Tort qu'elles font à la religion par leurs excès. — Discours des païens : beaux exemples de philosophie et de modération qu'ils ont donnés. — On fait par respect humain ce qu'on ne ferait point par la crainte de Dieu. — L'affliction qu'on a pour les morts doit être modérée : pleurer plutôt sur soi que sur les morts. — Les pleurs ne sont pas défendus. — Aumônes, oblations, prières pour les morts. — Comment on doit les honorer. — Maux que produisent la tristesse et les pleurs immodérés. — Il est permis de pleurer les morts, mais non avec excès.

1. Plusieurs, quand ils voient des hommes agréables à Dieu, tomber dans quelque affliction, comme la maladie, la pauvreté, ou quelque autre pareil accident, se troublent, ne sachant point que c'est là l'état qui convient le plus aux amis du Seigneur. Lazare était un des amis de Jésus Christ, et il était malade. Ses sÏurs envoyèrent à Jésus, et lui firent dire : «Celui que vous aimez est malade».
Mais reprenons notre texte plus haut: «Il y avait», dit l'évangéliste, «un homme malade, nommé Lazare, qui était du bourg de Béthanie». Ce n'est pas sans sujet qu'il a marqué le lieu d'où était Lazare; c'est pour une raison qu'il nous découvrira dans la suite. Mais en attendant, expliquons ce qui se présente ici. Il nous a utilement nommé ses sueurs : et de Marie, qui s'est rendue illustre et célèbre par une belle action, il a dit : «Cette Marie était celle qui répandit sur le Seigneur «une huile de parfum».
Quelques-uns font ici une question : ils demandent pourquoi Jésus Christ permit que cette femme répandît ce parfum. C'est pourquoi il faut d'abord vous avertir que celle-ci n'est point la femme de mauvaise vie dont parle saint Matthieu, ni celle dont parle saint tue, mais une autre, et une femme vertueuse: celles-là étaient des pécheresses, mais celle-ci est une honnête femme, et une femme attentive et appliquée à ses devoirs: Car elle eut grand soin de bien recevoir Jésus Christ. L'évangéliste rapporte que ces deux sueurs aimaient aussi Jésus Christ : et cependant il laissa mourir Lazare. Pourquoi, comme le centenier et l'officier, ne quittèrent-elles pas leur frère malade, pour aller elles-mêmes chercher le Sauveur, au lieu de se borner à lui envoyer quelqu'un ? C'est qu'elles avaient en lui une grande confiance, et qu'elles étaient fort liées avec lui. De plus, c'étaient des femmes délicates, de peu de santé, et accablées de leur affliction. Elles firent voir dans la suite que ce n'était point par mépris qu'elles en avaient usé de la sorte. Au reste, il est évident que Marie, sÏur de Lazare, n'est point la femme de mauvaise vie dont ailleurs il est fait mention.
Mais, direz-vous, cette femme débauchée; pourquoi Jésus Christ la reçut-il ? Pour la convertir, pour lui remettre ses péchés, pour montrer son humanité, pour vous apprendre qu'il n'est point de maladie due sa bonté ne guérisse, point de péché qui surpasse sa miséricorde. Ne vous arrêtez donc pas seulement à ce que Jésus l'a reçue, mais considérez aussi de quelle manière il l'a convertie. Et pourquoi l'évangéliste raconte-t-il cette histoire, ou plutôt que veut-il nous apprendre par ces paroles : «Or, Jésus aimait Marthe, et sa sÏur, et Lazare (5) ?» Il veut que nous ne nous indignions pas, ou que nous ne nous chagrinions pas, lorsque nous voyons des gens de bien et les amis de Dieu tomber dans des maladies. «Celui que vous aimez est malade (3)». Ils voulaient toucher Jésus Christ de compassion, le regardant encore comme un homme, ce que la suite de leur discours fait bien voir : «Si vous eussiez été ici, il ne serait pas mort» ; et ils ne dirent pas : Lazare est malade, mais : «Celui que vous aimez est malade». Que leur répondit donc Jésus Christ? «Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n'est que pour la gloire de Dieu; et afin que le Fils de Dieu en soit glorifié (4)». Remarquez que Jésus Christ déclare encore que sa gloire est la même que celle du Père; car ayant dit : «La gloire de Dieu», il a ajouté : «Afin que le Fils de Dieu en soit glorifié».
«Cette maladie ne va point à la mort». Comme il devait demeurer encore deux jours au lieu où il était, il renvoya ceux qu'on lui avait envoyés pour porter cette réponse aux deux sueurs. Sur quoi il y a lieu de s'étonner qu'elles ne se soient point offensées, ni scandalisées de voir mourir leur frère, après que Jésus avait répondu que sa maladie n'allait point à la mort : de voir arriver le contraire de et qu'avait dit l'auteur de la vie. Mais, sans se troubler, elles allèrent au-devant de Jésus, et ne crurent pas qu'il leur eût fait dire une chose fausse. Au reste, cette particule : «Afin que», ne marque point la cause de la maladie, mais l'effet qu'elle devait produire : elle avait une autre origine, mais Jésus Christ s'en servit pour la gloire de Dieu.
«Et ayant dit ces choses, il demeura encore deux jours au lieu où il était (6)». Pourquoi y demeura-t-il? Afin que Lazare mourût et fût enseveli, et qu'on ne dît pas : Lazare n'était point encore mort, lorsque Jésus l'a ressuscité : il était seulement assoupi, ou il était tombé en défaillance : il n'était pas mort. Jésus demeura donc assez longtemps pour que, le corps de Lazare s'étant corrompu, ils eussent lieu de dire : «Il sent déjà mauvais (7)». Et il dit ensuite à ses disciples : «Allons en Judée (39)». Pourquoi le Sauveur, qui n'avait jamais prévenu de ce qu'il allait faire, prévient-il ici ses disciples? C'est parce qu'il les voyait dans une grande consternation : il leur annonce ce qu'il va faire, dupeur que, dans la crainte où ils étaient, ils ne fussent tout troublés de ce départ inattendu.
Mais que répondirent les disciples? «Il n'y a qu'un moment que les Juifs vous voulaient lapider, et vous retournez chez eux (8)?». Ils craignaient effectivement pour leur Maître, mais beaucoup plus pour eux-mêmes, étant encore bien imparfaits. C'est pourquoi, Thomas tout tremblant de peur, dit : «Allons-y aussi, nous, pour mourir avec lui (16)», car il était plus faible et plus incrédule que les autres apôtres. Mais faites attention à la manière dont Jésus Christ les fortifie par ces paroles : «N'y a-t-il pas douze heures au jour (9) ?» Il fit cette réponse, ou pour montrer que celui qui ne se sent coupable d'aucun péché, ne doit rien craindre; mais que celui qui a fait le mal, sera puni (de sorte que nous n'avons rien à craindre, nous qui n'avons rien fait qui mérite la mort); ou bien voici ce qu'a voulu dire Jésus Christ : Celui qui voit la lumière de ce monde est en sûreté: or, s'il est en sûreté, celui qui est avec moi, s'il ne me quitte, pas, l'est beaucoup plus. Il les rassura par ces paroles, et leur fit connaître la raison pour laquelle il fallait faire ce voyage. Et leur ayant ensuite déclaré qu'ils n'iraient point à Jérusalem, Mais à Béthanie, il dit : «Notre ami Lazare dort, mais je m'en vais l'éveiller (11)» ; c'est-à-dire, je ne vais point disputer et combattre une seconde fois avec les Juifs, mais je vais éveiller notre ami. «Ses disciples lui répondirent: Seigneur, s'il dort, il sera guéri (12)». Ils avaient leur intention en lui faisant cette réponse, c'était de le dissuader d'y aller. Vous dites, répondirent-ils, qu'il, dort ? Rien ne vous oblige donc d'aller là. Toutefois Jésus Christ n'avait dit : «Notre ami», que pour faire voir la nécessité de ce voyage.
2. Mais comme ils montraient peu de bonne volonté, il leur dit enfin: «Lazare est mort (4)». Le Sauveur avait donc dit d'abord par modestie, et pour qu'il ne parût ni faste, ni ostentation dans ce qu'il allait faire : «Notre ami Lazare dort», mais comme ils ne le comprenaient pas, il ajoute : «Lazare est mort, et je me réjouis à cause de vous (15)». Pourquoi à cause de vous ? Parce qu'en étant éloigné, je vous l'ai prédit : ainsi, lorsque je le ressusciterai, vous ne pourrez nullement douter de la vérité du miracle. Le remarquez-vous, mes frères, combien les disciples étaient encore faibles et imparfaits, et comment ils n'avaient pas de la vertu et de la puissance de leur Maître cette juste opinion qu'ils en devaient avoir? Tel est l'effet que produisait en eux la crainte qui avait troublé leur esprit. Jésus, après avoir dit : «Lazare dort», avait ajouté : «Je m'en vais l'éveiller» ; mais lorsqu'il eut dit : «Lazare est mort», il n'a point alors ajouté : Je m'en vais le ressusciter, parce qu'il ne voulait pas annoncer d'avance par ses paroles ce qu'il allait opérer, et ce qu'il ne devait faire voir que par l'action même : ainsi le Sauveur nous apprend continuellement qu'il faut fuir la vaine gloire, et ne rien promettre témérairement. Que s'il promit à la prière du centenier, car il dit : «J'irai, et je le guérirai» (Mt 8,7) : il le fit pour montrer la foi de cet homme.
Mais si quelqu'un dit: Pourquoi les disciples pensaient-ils que c'était là un sommeil, pourquoi ne connurent-ils pas que Lazare était mort, lorsque Jésus disait : J'irai, et je le guérirai; en effet, il y avait de la folie de croire que leur Maître ferait quinze stades pour aller éveiller Lazare ? je répondrai qu'ils crurent que c'était là une énigme, une parabole, comme bien d'autres choses qu'il disait. Les disciples craignaient donc la violence des Juifs, et Thomas la craignait plus que tous les autres, c'est pourquoi il dit : «Allons aussi mourir avec lui (16)». Quelques-uns ont dit qu'il avait véritablement souhaité de mourir, mais ils se sont trompés : c'est sûrement la crainte qui faisait parler Thomas de la sorte. Jésus néanmoins ne le reprit pas, car il tolérait encore sa faiblesse. D'ailleurs, Thomas devint dans la suite invincible et le plus fort des apôtres. Et, ce qui est digne d'admiration, cet homme, que nous avons vu si faible avant la croix, avant la mort et la résurrection de son Maître, nous le voyons, après, le plus ardent de tous : tant est grande la vertu de Jésus Christ ! Car celui-là même qui n'osait pas aller à Béthanie avec son Maître, a parcouru dans la suite presque tout le monde, quoique Jésus Christ ne fût point présent, et a demeuré parmi des peuples barbares et sanguinaires, qui n'en voulaient qu'à sa vie.
Mais si Béthanie n'était éloignée que de quinze stades, qui font deux milles, comment, lorsque Jésus y arriva, y avait-il déjà quatre jours que Lazare était mort? L'envoyé l'était venu avertir la veille du jour même que Lazare mourut; mais le Sauveur demeura deux jours où il était : ainsi il n'arriva à Béthanie que le quatrième jour. S'il attendit qu'on vînt l'appeler, et ne partit point qu'on ne le fût venu chercher, ce fut de peur qu'il ne s'élevât quelque soupçon sur le miracle. Et celles qui étaient aimées ne vinrent point elles-mêmes, mais se contentèrent d'envoyer.
«Et comme Béthanie n'était éloignée de Jérusalem que d'environ quinze stades (18)», cela marque que plusieurs personnes de Jérusalem devaient être venues à Béthanie; et, en effet, l'évangéliste ajoute incontinent que quantité de Juifs étaient venus voir Marthe et Marie pour les consoler (19). Comment les Juifs allèrent-ils consoler celles que Jésus Christ aimait, ayant résolu ensemble que quiconque reconnaîtrait Jésus pour être le Christ, serait chassé de la synagogue? Ils furent visiter Marthe et Marie, ou à cause de leur grande affliction, ou parce qu'ils les honoraient comme des personnes respectables pour leur qualité, ou peut-être ce sont ici ces Juifs qui n'étaient pas méchants; car plusieurs d'entre eux crurent en Jésus Christ. Au reste, l'évangéliste rapporte ces choses pour confirmer la mort de Lazare. Pourquoi enfin Marthe fut-elle seule au-devant de Jésus Christ, sans se faire accompagner de sa sÏur? Elle voulut voir Jésus en particulier et apprendre ensuite à sa sÏur ce qu'il aurait dit. Mais aussitôt que le Sauveur lui eût donné une bonne espérance, elle fut prendre Marie, qui accourut promptement, malgré l'affliction où elle était.
Remarquez-vous la grandeur de son amour? C'est d'elle que Jésus a dit : «Marie a choisi «la meilleure part qui ne lui sera point ôtée». (Luc 10,42) Comment donc, direz-vous, Marthe paraît-elle maintenant avoir plus d'empressement et d'ardeur? Ce n'est pas pour cela que Marthe eut plus d'ardeur, mais c'est que marie n'avait point appris l'arrivée de Jésus. Marthe était ta plus faible, puisqu'ayant ouï tout ce que le Sauveur lui avait dit de consolant sur la mort de son frère, elle répond pourtant encore : «Il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu'il est là». Mais Marie, quoiqu'elle n'eût point encore appris ce que Jésus avait répondu à sa sÏur, ne dit rien de semblable, mais elle crut aussitôt, et dit : «Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère e ne serait pas mort».
3. Considérez quelle sagesse font paraître ces femmes, malgré la,faiblesse d'esprit naturelle à leur sexe. A la vue de Jésus Christ, elles ne se répandent pas aussitôt en pleurs, en cris, en gémissements, comme nous avons coutume de faire, lorsqu'étant dans le deuil et dans l'affliction, nous voyons arriver quelqu'un de notre connaissance : celles-ci, au contraire, aussitôt qu'elles voient leur Maître, elles lui rendent hommage. Véritablement, elles croyaient toutes les deux en Jésus Christ, mais non comme il fallait y croire. Car elles ne le connaissaient pas encore parfaitement; elles ne le connaissaient pas comme Dieu; elles ne savaient pas qu'il agissait par sa propre puissance et par son autorité : le Sauveur leur apprit l'une et l'autre chose. Qu'elles ignoraient que Jésus était Dieu, et qu'il agissait par son autorité et sa propre puissance; ces paroles : «Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (22)» , qu'elles ajoutent à celles-ci : «Si vous eussiez été ici, notre frère ne serait pas mort», le font manifestement voir. Elles lui parlent comme d'un homme d'une grande vertu, comme d'un homme illustre et célèbre.
Mais voyez ce que leur répond Jésus Christ : «Votre frère ressuscitera (23)»; par là il réfute, il rejette ces paroles: «Tout ce que vous demanderez». Il n'a point dit : Je demanderai, mais quoi? «Votre frère ressuscitera». S'il eût dit : O femme ! regardez-vous encore la terre? Je n'ai nullement besoin d'un secours étranger, je fais tout par moi-même, ces paroles auraient fait de la peine à cette femme, elles l'auraient offensée. Mais en disant: «Votre frère ressuscitera», le Sauveur tient un milieu, et par les paroles qui suivent il a insinué ce que je viens de dire. Marthe ayant dit : «Je sais qu'il ressuscitera en la résurrection» qui se fera «au dernier jour (24)», Jésus Christ lui découvre plus clairement son pouvoir par sa réponse : «Je «suis la résurrection et la vie (25)» ; lui montrant qu'il n'a nullement besoin du secours d'autrui, puisqu'il est lui-même la vie. S'il avait besoin de l'assistance d'un autre, comment serait-il lui-même la résurrection et la vie? A la vérité, il ne l'a pas si clairement expliqué, mais néanmoins il en a assez dit pour le faire entendre. Et encore, Marthe avant répondu : «Tout ce que vous demanderez», etc. Jésus lui explique : «Celui qui croit en moi, quand il serait mort, vivra» faisant connaître que c'est lui qui distribue tous les biens, et que c'est à lui qu'il faut s'adresser pour les obtenir.
«Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point à jamais (26)». Considérez de quelle manière le Sauveur élève l'esprit de Marthe; car son Ïuvre n'était pas limitée à la seule résurrection de Lazare. Il fallait aussi que cette femme et ceux qui se trouvaient là présents avec elle connussent ce mystère c'est pour cela qu'avant de ressusciter Lazare il fait un discours. Que si Jésus Christ est la résurrection et la vie, sa puissance n'est point circonscrite dans un lieu : partout et en quelque endroit qu'il soit, il peut ressusciter, il peut donner la vie. Encore, si ces femmes avaient dit, comme le centenier : «Dites une parole, et mon serviteur sera guéri» (Mt 8,8); sans doute le Sauveur aurait aussitôt ressuscité leur frère. Mais comme elles l'avaient envoyé chercher et prié de venir, il vint en effet, mais pour les tirer de la basse opinion qu'elles avaient de lui : et il se rendit au lieu où on avait mis Lazare; mais en même temps qu'il condescend à leur faiblesse, il fait voir qu'il peut guérir et ressusciter, quoique absent et très-éloigné; voilà pourquoi il diffère, il retarde l'exécution du miracle. Une grâce obtenue sur-le-champ fût demeurée ensevelie dans le silence : il fallait que la corruption du cadavre fît des progrès.
Mais cette femme, d'où pouvait-elle savoir que Jésus ressusciterait son frère? Elle lui avait ouï dire bien des choses sur la résurrection; mais c'est depuis peu qu'elle désirait en voir l'effet. Remarquez-le, elle a encore des sentiments bien bas et bien terrestres. Jésus lui ayant dit : «Je suis la résurrection et la vie», elle ne répondit pas : Ressuscitez mon frère; mais que répond-elle ? «Je crois que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu». Que lui réplique donc Jésus Christ ? «Quiconque croit en moi, quand il serait mort, vivra» c'est-à-dire, s'il est mort de la mort du corps. «Et quiconque vit et croit en moi, ne mourra point (26)» ; savoir, de la mort de l'âme. Puis donc que je suis la résurrection, si votre frère est maintenant mort, n'en soyez point inquiète, ne vous troublez point, mais croyez «en moi». Car la mort du corps n'est point une mort. Par ces discours le Sauveur console Marthe de la mort de son frère : il lui donne aussi une bonne espérance, et en lui promettant que son frère ressuscitera, et en disant hautement : «Je suis la résurrection», et encore, en assurant que si, après être ressuscité, il meurt une seconde fois, il n'en souffrira aucun dommage. C'est pourquoi la mort d'ici-bas n'est point à craindre; en d'autres termes, votre frère n'est point mort, et vous aussi vous ne mourrez point : «Croyez-vous cela ? Elle répondit : je crois que vous êtes le Christ, «le Fils de Dieu, qui êtes venu en ce monde». Il paraît bien que cette femme n'a pas compris ce que lui disait Jésus Christ. A la vérité, elle sentit que c'était quelque chose de grand, mais elle ne comprit pas tout : c'est pour cela qu'interrogée sur une chose, elle répond sur une autre : mais cependant elle eut cet avantage, que son affliction se dissipa entièrement. Telle est en effet la vertu de la parole de Jésus Christ. Ainsi l'une dés sueurs avait pris les devants, l'autre la suivit. L'amour dont elles étaient animées pour leur Maître ne leur permettait pas de ressentir vivement leur infortune : l'influence de la grâce communiquait la sagesse au cÏur même de ces femmes.
4. Mais aujourd'hui, entre autres défauts, les femmes sont possédées d'étranges maladies dans le deuil et dans les calamités elles font une vaine montre de leur affliction, elles découvrent leurs bras, elles s'arrachent les cheveux, elles se déchirent les joues; les unes par douleur, les autres par ostentation : d'autres découvrent leurs bras par impudicité en présence des hommes. O femme, que faites-vous ? Vous vous dépouillez honteusement au milieu de la place publique, vous qui êtes un membre de Jésus Christ; sur la place publique, dis-je, et devant des hommes? Vous arrachez vos cheveux, vous déchirez vos vêtements, vous jetez de grands cris, vous imitez les danses des Ménades (Ménade, bacchante, femme en fureur qui, chez les païens, célébrait les fêtes de Bacchus. On appelle aussi Ménade, une femme emportée et furieuse, qui ne garde aucune mesure, etc), et vous ne croyez pas offenser Dieu ? Quelle extravagance et quelle folie ! Les païens n'en riront-ils pas ? Ne diront-ils pas que notre religion, que notre doctrine n'est qu'un conte et qu'une fable ? Oui, sans doute; ils diront : il n'y a point de résurrection; mais les dogmes chrétiens sont ridicules, ils ne sont que mensonges et qu'illusions. Car parmi eux les femmes, comme s'il ne restait plus rien après cette vie, ne font nulle attention à leurs Écritures : leurs Écritures et tout ce qu'ils enseignent ne sont que de pures fictions, comme le prouve la conduite de ces femmes. En effet, si elles croyaient que celui qui est mort, n'est point véritablement mort, mais qu'il est passé à une meilleure vie, elles ne pleureraient pas comme s'il n'était plus; elles ne s'affligeraient point tant, elles ne prononceraient pas de ces sortes de paroles, qui sont une visible démonstration de leur incrédulité : je ne te verrai plus, je ne te retrouverai plus. Tout n'est que fables et illusions parmi les chrétiens. Que si la résurrection, qui est le fondement et le gage de tous les biens qu'ils espèrent, n'obtient nulle créance parmi eux, à bien plus forte raison ne croiront-ils point à leurs autres dogmes ?
Non, les gentils ne sont pas si faibles, ni si lâches : plusieurs d'entre eux ont donné des preuves de sagesse. Une femme païenne, apprenant que son fils était mort au combat, fit aussitôt cette demande : En quel état est notre patrie, où en sont nos affaires ? Un de leurs philosophes, qui avait sur la tête une couronne de fleurs, reçoit la nouvelle qu'un de ses fils était mort pour la patrie; alors il ôte sa couronne, il demande lequel (car il en avait deux); l'ayant appris, il la remet sur-le-champ. Beaucoup de païens ont donné leurs fils et leurs filles pour être offerts en sacrifices à leurs dieux. Les femmes de Sparte exhortaient ainsi leurs enfants : Ou rapportez vos boucliers du combat, ou qu'on vous rapporte morts sur vos boucliers. Certes, j'ai honte de voir les gentils philosopher si bien et montrer tant de sagesse, tandis que nous nous conduisons si honteusement. Ceux qui n'ont aucune idée de la résurrection, se conduisent comme s'ils en avaient une vraie connaissance; et nous qui en sommes parfaitement instruits, nous vivons comme si nous n'en avions point entendu parler. Plusieurs font, par respect humain, ce qu'ils ne feraient pas pour Dieu même. Car les femmes qui sont au-dessus des autres par leurs richesses, n'arrachent point leurs cheveux, elles ne découvrent pas leurs bras, et en cela même elles sont très-blâmables, non de ne pas découvrir leurs bras, mais de ne le faire que par crainte de se déshonorer et non par esprit de piété. Le respect humain les retient, les empêche de se livrer à leur affliction, et la crainte de Dieu n'est point capable d'arrêter leurs larmes et de réprimer leurs douleurs? Une pareille conduite n'est-elle pas des plus condamnables ?
Il faudrait donc que ce que font les femmes riches, parce qu'elles sont riches, les femmes pauvres le fissent de même par la crainte de Dieu. Aujourd'hui tout est renversé, on fait tout le contraire de ce qu'on devrait : celles-là sont retenues par vaine gloire; celles-ci par faiblesse manquent à la pudeur. Fatale absurdité ! Nous faisons tout pour les hommes, tout pour la terre, mais ce n'est rien encore : on tient des discours ridicules, insensés. A la vérité, le Seigneur dit : «Bienheureux ceux qui pleurent» (Mt 5,5), mais il parle de ceux qui pleurent leurs péchés, et la douleur du péché ne fait pleurer personne; nul ne se met en peine de la perte de son âme. Il ne nous est pas commandé de pleurer ceux qui sont morts, et nous les pleurons.
Quoi donc ! direz-vous, il ne sera pas permis de pleurer la mort d'un homme? Ce n'est point là ce que je défends: je blâme ces coups, ces meurtrissures, ces pleurs excessifs et immodérés. Je ne suis ni dur ni inhumain; je sais la faiblesse de la nature, et les regrets que laisse après elle une longue intimité. Nous ne saurions nous empêcher de pleurer; Jésus Christ lui-même l'a fait voir, il a pleuré Lazare. Faites de même; pleurez, mais doucement, mais modestement, mais avec la crainte de Dieu. Si vous pleurez de cette sorte, vous ne pleurez pas comme ne croyant point à la résurrection, mais comme ne pouvant supporter la séparation.
5. En effet, ceux qui vont faire un long voyage, nous les accompagnons de nos larmes, mais nous ne pleurons pas comme si nous désespérions de les revoir. Vous de même répandez des larmes sur ce mort, comme si vous l'envoyiez faire un voyage devant vous. Ce n'est point un commandement que je vous fais, je ne parle ainsi que pour m'accommoder à votre faiblesse. Si celui qui est mort était un pécheur, s'il a souvent offensé Dieu, sûrement il faut le pleurer, ou plutôt nous ne devons pas seulement pleurer sur lui, ce qui ne lui sert de rien, mais nous devons faire ce qui lui peut être utile et le secourir: par exemple, des aumônes, des oblations, et encore se féliciter de ce qu'il n'aura plus l'occasion de pécher; mais si c'était un juste, il faut s'en réjouir, parce qu'il est arrivé au port; qu'il n'a plus rien à craindre, ni nul risque à courir. S'il est jeune, il faut encore se réjouir de le voir si promptement délivré des maux et des calamités de cette vie; s'il est vieux, c'est pour nous un sujet de joie et de consolation, qu'il ait si longtemps joui de ce qu'on regarde comme un bien très-désirable. Mais pour vous, vous passez sur toutes ces considérations; vous appelez vos servantes, vous les excitez à pleurer, comme pour honorer davantage le mort, et c'est là une honte et une extrême infamie. L'honneur que vous lui devez rendre ne consiste pas à verser des larmes, à pousser des gémissements et des cris, mais à chanter des hymnes et des psaumes; mais à mener vous-mêmes une vie très-pure et très-sainte. Le juste qui est sorti de ce monde, encore que personne n'assiste à ses funérailles, demeurera avec les anges; mais le pécheur qui est mort dans son péché, eût-il toute la ville à son convoi, n'en tirera aucun profit.
Voulez-vous honorer les morts ? faites tout autrement que vous n'avez accoutumé de faire; répandez des aumônes, faites de bonnes Ïuvres, des oblations, offrez le saint sacrifice de nos autels. A quoi bon tant de pleurs ? J'ai appris encore une chose bien triste : c'est que par ces torrents de larmes beaucoup de femmes cherchent à s'attirer des amants, comptant sur ce grand deuil et la violente douleur qu'elles font éclater pour se procurer la réputation d'aimer passionnément leurs maris. O invention diabolique ! O artifice de Satan ! Jusques à quand serons-nous terre et cendre, et jusque à quand serons-nous chair et sang ? Levons les yeux au ciel, ayons des sentiments spirituels. Quels reproches, quelles remontrances ferons-nous encore aux gentils ? Comment oserons-nous leur enseigner la résurrection, leur parler des vertus chrétiennes? Y a-t-il de la sûreté dans une vie si dérangée Ignorez-vous que la tristesse cause la mort? La douleur aveuglant l'esprit, non-seulement ne permet pas de voir les choses comme il faut, mais elle produit de grands maux. Par ces excès, nous offensons Dieu et nous ne faisons aucun bien ni aux morts ni à nous-mêmes; mais, par la modération, nous nous rendons agréables à Dieu, et les hommes nous comblent de louanges. bi nous ne nous laissons point abattre par la douleur, nous sommes promptement délivrés de-ce qui nous en reste par le Seigneur. Mais si nous nous y abandonnons, il nous laisse en quelque sorte en son pouvoir. Si nous rendons grâces au Seigneur, nous ne perdrons point courage.
Et comment, direz-vous, celui qui a perdu son fils, ou sa fille, ou sa femme, peut-il s'empêcher de pleurer ? Je ne dis point qu'il ne faut pas pleurer, mais je dis qu'il ne faut pas pleurer avec excès. En effet, si nous pensons que c'est Dieu qui a pris celui que nous avons perdu, et que notre mari, notre fils, était né mortel, nous nous consolerons bientôt. Que ceux-là donc s'affligent, qui désirent une chose qui est au-dessus de la nature. L'homme est né pour mourir, pourquoi vous affliger de ce qui arrive par l'ordre de la nature ? Vous plaignez-vous de manger pour vous conserver la vie ? Voulez-vous vivre sans manger ? Faites de même à l'égard de la mort : vous êtes né mortel (Héb 9,27), ne demandez point à être immortel ici-bas. Il est arrêté que les hommes meurent une fois. Ainsi donc ne vous attristez point, ne vous tourmentez point, mais souffrez une loi qui est fixe et invariable pour tous les hommes. Pleurons nos péchés, voilà un deuil salutaire, voilà un acte de vraie philosophie. Ne cessons donc jamais de les pleurera afin qu'en l'autre vie nous puissions jouir de la joie et du repos éternels, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire, dans tous les siècles des siècles ! Amen.