HOMÉLIE 54

JÉSUS DISAIT DONC AUX JUIFS QUI AVAIENT CRU EN LUI : SI VOUS PERSÉVÉREZ DANS MA DOCTRINE, VOUS SEREZ VÉRITABLEMENT MES DISCIPLES. — ET VOUS CONNAÎTREZ LA VÉRITÉ, ET LA VÉRITÉ VOUS RENDRA LIBRES. (VERS. 31-47)

ANALYSE.


1. Jésus Christ promet aux Juifs que sa doctrine, s'ils la gardent, les délivrera de la servitude du péché, et eux, toujours attachés au sens terrestre et charnel, répondent qu'étant fils d'Abraham, ils ne sont les esclaves de personne.
2. Si vous aviez Abraham pour père, vous ne chercheriez pas à me faire mourir, leur dit Jésus Christ.
3. N'étant pas les enfants d'Abraham, les Juifs sont encore moins les enfants de Dieu; le diable, voilà leur père.
4. Pour entendre et connaître la vérité, il faut mener une vie pure et sainte. — Emporter, non les biens périssables, mais le royaume des cieux. — Celui qui ne connaît pas les petits maux, ne connaîtra pas les plus grands. — Ce qu'on fait quand on veut emporter quelque chose. — Appliquer tous. ses soins et son travail à emporter le royaume des cieux. — Comment on l'emporte.

1. Nous avons besoin d'une grande patience, mes chers frères; cette vertu se forme et croît en nous, lorsque la parole de Dieu a jeté ses racines dans nos cÏurs: et, de même que le vent, avec toute sa violence et son impétuosité, ne peut arracher un chêne que de profondes racines tiennent fortement lié à la terre, ainsi personne ne pourra renverser une âme que la crainte a étroitement attachée à Dieu. Car, être cloué, c'est bien plus fort que d'être enraciné. C'est là ce que le prophète demandait au Seigneur: «Percez mes chairs par votre crainte». (Ps 118,120) Ainsi vous-même percez-vous, et attachez-vous aussi fortement à Dieu qu'un corps le serait à un autre par un clou profondément enfoncé. Ceux qui sont liés de la sorte, à peine peut-on les séparer; mais ceux qui ne le sont pas de même, sont aisément surpris et renversés.
Voilà ce qui est alors arrivé aux Juifs. Après avoir entendu la parole et avoir cru, ils furent encore renversés. Jésus Christ, voulant donc rendre leur foi plus solide, plus ferme, plus profonde, laboure leur âme, pour ainsi dire, de reproches plus acérés; car, puisqu'ils avaient reçu la foi, leur devoir était d'écouter et de souffrir patiemment les réprimandes; mais tout d'abord ils prirent feu et s'emportèrent. Maintenant, quelle est la marche suivie par
Jésus Christ? Il commence par cette exhortation : «Si vous persévérez dans ma doctrine, vous serez véritablement mes disciples, et la vérité vous rendra libres» ; comme s'il disait : Je dois faire une profonde incision, mais ne vous en troublez pas: ou plutôt, par ces paroles, il rabaisse leur orgueil. De quoi, je vous prie, la vérité les rendra-t-elle libres? De leurs péchés. Et que répondirent ces insolents ? «Nous sommes de la race d'Abraham, et nous n'avons jamais été esclaves de personne (33)» . Ils perdirent d'abord l'esprit, parce qu'ils désiraient avidement les choses terrestres.
Ce mot: «Si vous persévérez dans ma doctrine» , découvre leur pensée et ce qu'ils méditaient dans le cÏur, et montre que celui qui parlait de la sorte savait que véritablement ils avaient cru, mais qu'ils n'avaient point persévéré dans la foi : et encore il leur fait espérer quelque chose de grand, savoir, qu'ils seront ses disciples. Comme, depuis peu, plusieurs s'étaient retirés, Jésus, par allusion à ce départ, dit : «Si vous persévérez» ; en effet, ces gens-là aussi avaient ouï sa doctrine, ils avaient cru, et ils s'étaient retirés, parce qu'ils n'avaient pas persévéré. «Car plusieurs de ses disciples», dit l'évangéliste, «se retirèrent de sa suite, et n'allaient plus avec lui». (Jn 6,67)
«Vous connaîtrez la vérité», c'est-à-dire, vous me connaîtrez moi-même, car «je suis la vérité». (Jn 14,6; 1 Cor 10,11) Toute l'histoire juive n'a été qu'une figure; vous apprendrez de moi la vérité, qui vous délivrera de vos péchés. Comme il disait à ceux-là : «Vous mourrez dans vos péchés»; il a dit de même à ceux-ci : «La vérité vous rendra libres de vos péchés». Jésus ne leur a point dit: Je vous délivrerai de la servitude, mais il le leur a laissé à penser. Que répondirent-ils donc? «Nous sommes de la race d'Abraham, et nous n'avons jamais été esclaves de personne.» Mais s'ils avaient à se choquer, c'était sans doute de ce qu'il avait dit auparavant : «Vous connaîtrez la vérité» ; et ils auraient dû répondre: Quoi donc ? Est-ce que nous ignorons la vérité ? la loi et nos connaissances sont donc fausses ? Mais ce n'est point là de quoi ils se mettaient en peine; la perte des biens de la terre était seule capable de les toucher et de les affliger, et c'était de cette perte et de la servitude terrestre qu'ils voulaient parler. Il est aujourd'hui bien des gens encore, oui certes, il en est beaucoup qui rougissent de la privation de choses indifférentes et de cette servitude, et qui n'ont pas honte de même d'être esclaves du péché; qui aimeraient mieux être mille fois appelés esclaves du péché, que de l'être une seule fois de la servitude des hommes. Tels étaient ces Juifs. ils ne connaissaient point d'autre servitude, voilà pourquoi ils disaient : Quoi ! vous avez appelé esclaves ceux qui sont de la race d'Abraham, des hommes nobles à qui pour cela même vous ne deviez pas donner le nom d'esclaves qui les déshonore ? Nous n'avons jamais, disent-ils, été esclaves de personne. Tel est l'orgueil, telle est la vanité des Juifs : «Nous sommes de la race d'Abraham : nous sommes Israélites». Jamais ils ne parlent de leurs actions. C'est pourquoi Jean-Baptiste leur criait : «N'allez pas dire : Nous avons Abraham pour père». (Mt 3,9)
Mais pourquoi Jésus Christ ne les reprend-il pas de leur insolente réponse ? En effet, ils ont été esclaves des Egyptiens, des Babyloniens, et de plusieurs autres. C'est parce qu'il ne leur avait point dit cela pour entrer en dispute avec eux, mais pour les sauver, pour leur faire du bien : voilà ce qu'il avait uniquement en vue. Sûrement il aurait pu leur reprocher une servitude de quarante ans, une autre de soixante-dix, et d'autres sous les juges, tantôt de vingt, tantôt de deux, tantôt de sept ans; il pouvait leur dire qu'ils n'avaient jamais cessé d'être dans l'esclavage. Mais le Sauveur a voulu leur faire voir, non qu'ils étaient esclaves des hommes, mais qu'ils étaient esclaves du péché, ce qui est la plus dure et la plus misérable de toutes les servitudes, une servitude dont Dieu seul peut délivrer l'homme. Car Dieu seul a le pouvoir de remettre les péchés : ils le reconnaissaient et le confessaient, et c'est à quoi il les amène par ces paroles : «Quiconque commet le péché est esclave du péché (34)», leur montrant qu'il parle de la liberté à l'égard de ce genre de servitude.
«Or l'esclave ne demeure pas toujours en la maison, mais le Fils y demeure toujours (36)». Leur rappelant ainsi les premiers temps; insensiblement il fait tomber la loi. Il ne voulait pas qu'ils vinssent dire Nous avons les sacrifices que Moïse a ordonnés; ils peuvent nous délivrer de nos péchés; voilà pourquoi il. ajoute ces choses : autrement quelle liaison y aurait-il dans ses paroles? «Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce (Rom 3,23-24)», et les prêtres eux-mêmes. C'est pourquoi saint Paul dit du pontife : «C'est ce qui l'oblige à offrir le sacrifice de l'expiation des péchés, aussi bien pour lui-même que pour le peuple, étant lui-même environné de faiblesse». (Héb 5,3) Et c'est là ce que fait entendre Jésus Christ, en disant : «L'esclave ne demeure pas en la maison». Au reste, par ces paroles, le Seigneur déclare encore qu'il est égal en dignité à son Père, et fait connaître la différence qu'il y a entre l'esclave et le Fils. Car voilà ce que signifie cette parabole; elle fait connaître que l'esclave n'a point de pouvoir, ce que déclare ce mot : «Il ne demeure pas».
2. Mais pourquoi Jésus Christ, discourant sur les péchés, a-t-il parlé de la maison ? C'est pour montrer que, comme le maître a toute l'autorité dans la maison, lui il la possède de même sur toutes choses. Et ce mot «Ne demeure pas», signifie : n'a pas le pouvoir de donner parce qu'il n'est pas le maître; or, le Fils est le maître; c'est ce que veut dire cet autre mot : «Il demeure toujours», pris métaphoriquement, et selon lÕidée qu'on a des choses humaines, afin qu'ils ne lui disent pas : qui êtes-vous ? Toutes choses sont à moi, car je suis le Fils et je demeure dans la maison de mon, Père; Jésus appelle ici maison l'autorité; ailleurs il appelle maison le royaume: «Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père» (Jn 14,2) Comme il parle de la liberté et de l'esclavage, il est naturel qu'il se serve de cette métaphore, pour montrer que ceux dont il parle n'ont point eu le pouvoir de remettre les péchés.
«Si donc le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres (36)». Ne remarquez-vous pas, mes frères, que, le Fils est consubstantiel à son Père,, et qu'il a un pouvoir égal au sien ? «Si le Fils vous. met en liberté», personne ne pourra plus vous la contester, votre liberté, mais elle sera ferme et stable : «Car c'est Dieu même qui justifie, qui osera condamner ?» (Rom. 8, 33, 34) Jésus Christ se montre ici pur et exempt de péché; il parle et de la liberté que donnent les hommes, et qui n'en a que le nom, et de cette autre liberté que Dieu seul a le pouvoir de donner. C'est pourquoi il les exhorte à ne pas rougir de ce qu'on nomme ici-bas esclavage, mais seulement de l'esclavage du péché. Et voulant leur faire voir que, quoiqu'ils ne soient esclaves de personne, le mépris qu'ils ont fait de l'autre esclavage les a néanmoins rendus encore plus esclaves, il a incontinent ajouté : «Vous serez véritablement libres». Et par là il déclare que leur liberté n'est point une liberté véritable. Ensuite, de peur, qu'ils ne disent qu'ils étaient exempts de péché, car il était croyable qu'ils le diraient : voyez de quelle manière il les accuse sur ce point. Il passe surtout ce qu'il y a de répréhensible dans leur vie, et se borne à leur représenter le crime qu'ils méditaient actuellement : «Je sais que vous êtes enfants d'Abraham : mais vous voulez me faire mourir (37)». Insensiblement il les exclut de la famille d'Abraham, leur apprenant qu'ils ne doivent point se vanter d'en être. Comme ce sont les Ïuvres qui rendent l'homme libre ou esclave, ce sont elles aussi qui font la parenté. Il ne leur a pas dit tout d'abord; Vous n'êtes point les enfants. d'Abraham, cet homme juste, vous qui êtes des homicides; il leur accorde leur filiation et leur dit : «Je sais que vous êtes enfants d'Abraham», mais ce n'est point là de quoi il est question. Maintenant, il va leur parler avec plus de force et de vigueur. En effet, on peut remarquer en. général que Jésus Christ, après avoir opéré quelque grande action qu'il avait dessein de faire, parle ensuite avec plus de force et de fermeté, parce qu'alors le témoignage des Ïuvres mêmes ferme la bouche aux contradicteurs.
«Mais vous voulez me faire mourir». Et si c'est justement? Non, certes, c'est pourquoi il en donne la raison : vous voulez me faire mourir, «parce que ma parole ne trouve point d'entrée en vous». Comment dit-il donc qu'ils ont cru en lui? Oui, ils ont cru, mais, comme j'ai dit, ils n'ont point persévéré : voilà pourquoi il leur fait une vive réprimande. Si vous vous glorifiez, dit-il, de cette filiation, il faut que votre vie y réponde. Et Jésus n'a pas dit : vous ne comprenez point ma parole, mais : «Ma parole ne trouve point d'entrée en vous» ; en quoi il fait connaître l'élévation et la sublimité de sa doctrine. Mais ce n'est point là une raison de me faire mourir, c'en est une plutôt de m'honorer, afin de vous instruire. Mais si vous dites cela,de vous-même ? Pour prévenir cette objection, il ajoute : «Pour moi, je dis ce que j'ai vu dans mon Père, et vous, vous faites ce que vous avez ouï de votre Père (38)». Comme moi, dit-il, je fais connaître mon Père, et par mes Ïuvres et par mes paroles; de même aussi vous, par vos couvres, vous montrez qui est le vôtre. Car non-seulement j'ai la même substance que mon Père, mais encore la même vérité.
«Ils lui répondirent : Nous avons Abraham pour père. Jésus leur repartit : Si vous aviez Abraham pour père, vous feriez ce qu'a fait Abraham; mais maintenant vous cherchez à me faire mourir (39-40)». Jésus Christ leur reproche souvent ici leur humeur sanguinaire, et leur parle d'Abraham : mais c'est pour leur déclarer qu'ils se sont exclus de sa filiation, pour rabaisser leur vanité, leur en marquer l'inutilité et les convaincre qu'ils n'y doivent point mettre l'espérance de leur salut, ni compter sur une alliance charnelle, ruais sur l'alliance spirituelle que produit la bonne volonté. C'était là ce qui les empêchait de s'attacher à Jésus Christ : ils s'imaginaient qu'une si grande alliance leur suffisait seule pour les sauver.
Quelle est cette vérité dont parle ici Jésus Christ ? Qu'il est égal à son Père; c'est pour cette vérité que les Juifs cherchaient à le faire mourir, comme il le dit lui-même : «Vous cherchez à me faire mourir, moi qui vous ai dit la vérité que j'ai apprise de mon Père». Pour vous faire voir que ce qu'il dit n'est point contraire à son Père, il s'en autorise encore. «Ils lui dirent : Nous ne sommes pas des enfants de la fornication; nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu (41)». Que dites-vous ? Que vous avez Dieu pour père, et vous accusez et vous condamnez Jésus Christ pour avoir dit la même chose 1 Ne voyez-vous pas que Jésus a dit que Dieu était son Père d'une manière particulière ?
3. Comme donc le Sauveur avait dépossédé les Juifs de leur prétendue filiation d'Abraham, n'ayant rien à répliquer, ils ont la hardiesse de monter plus haut et de s'arroger la qualité d'enfants de Dieu; mais Jésus Christ les dégrade encore de cette dignité en leur disant «Si Dieu était votre Père,vous m'aimeriez parce que je suis sorti de Dieu, et que je viens» dans le monde, «car je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est lui qui m'a envoyé (42). Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage? Parce que vous ne pouvez ouïr ma parole (43). Vous êtes les enfants du diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été. homicide dès le commencement, et il n'est point demeuré dans la vérité. Lorsqu'il dit des mensonges, il dit ce qu'il trouve dans lui-même (44)». Jésus Christ a dépossédé et exclu les Juifs de la filiation d'Abraham, et comme ils ont osé s'élever à une grande et plus haute dignité, il les abat et leur porte enfin le coup qui les terrasse, en leur disant : Non-seulement vous n'êtes point les enfants d'Abraham, mais vous êtes même les enfants du diable; par là il les frappe aussi durement que le mérite leur impudence, et il ne laisse pas cette accusation sans preuve; il la démontre, au contraire : tuer, dit-il, c'est le fait d'une méchanceté diabolique. Et il n'a pas simplement dit : Vous faites les Ïuvres du diable, mais vous accomplissez ses désirs, montrant que les Juifs, comme le diable, sont portés au meurtre, et cela par envie.
Car le diable a tué Adam, uniquement pour satisfaire son envie. Jésus Christ l'insinue ici maintenant. «Et il n'est point demeuré dans la vérité», c'est-à-dire, dons la droiture, dans la probité. Comme les Juifs accusaient souvent Jésus de n'être point envoyé de Dieu, il leur répond que c'est le diable qui leur suggère cette accusation; car c'est lui qui le premier a enfanté et produit le mensonge, lorsqu'il a dit: «Aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts». (Gen 3,5)C'est lui aussi qui le premier l'a mis en Ïuvre. En effet, les hommes ne s'en servent pas comme d'une chose qu'ils trouvent en eux-mêmes, mais comme d'une chose empruntée. Le diable en use comme de sa propriété.
«Mais pour moi, quoique je vous dise la vérité, vous ne me croyez pas (45)». Quelle est la suite des idées ? Vous voulez me faire mourir sans me dire de quoi l'on m'accuse. Vous ne me persécutez que parce que vous êtes ennemis de la vérité; si ce n'est pas pour cela, montrez-moi mon péché. Voilà pourquoi il continue ainsi : «Qui de vous me peut, convaincre d'aucun péché (46) ?» Sur cela ils répondent : «Nous ne sommes pas des enfants de la fornication». Et néanmoins plusieurs l'étaient, puisqu'ils étaient dans la coutume de faire des mariages illicites. Mais ce n'est point là ce qu'il veut leur reprocher, il s'en tient au premier point. Leur ayant fait voir qu'ils n'étaient pas les enfants de Dieu, mais les enfants du diable; il part de tout cela. (Tuer et mentir, leur dit-il, ce sont là des actions dignes du diable et vous faites l'une et l'autre), pour nous apprendre que c'est à l'amour qu'on reconnaît les enfants de Dieu.
«Pourquoi ne connaissez-vous point mon langage ?» Comme ils étaient toujours flottants, toujours dans le doute, et qu'ils ne cessaient point de répéter ces paroles : «Que veut-il dire, vous ne sauriez venir où je vais ? A Jésus dit : «Vous ne connaissez point mon langage, parce que vous ne pouvez ouïr ma parole.» Et cela vient de ce que vous avez un esprit bas et rampant, et que ma doctrine est trop élevée. Mais s'ils ne pouvaient pas la comprendre, quel blâme, quel reproche leur faire? C'est qu'ici ne pouvoir pas, c'est la même chose que ne vouloir pas; vous ne le pouvez pas, parce que vous êtes habitués à ramper toujours, et que vous n'élevez jamais vos pensées à rien de grand. Et encore, les Juifs voulant faire entendre qu'ils ne le persécutaient que par zèle pour Dieu, Jésus s'attache partout à montrer que le persécuter, c'est haïr Dieu; que l'aimer, au contraire, ce serait connaître Dieu.
«Nous n'avons tous qu'un père qui est Dieu». C'est toujours d'honneurs, et non d'Ïuvres qu'ils se prévalent. Donc votre incrédulité prouve, non que je sois étranger à Dieu, mais que vous ne le connaissez pas, et en voici la cause : c'est que vous mentez et voulez faire ce que fait le diable. Vous mentez parce que vous avez une âme basse et rampante, parce que vous n'avez que des pensées charnelles, comme dit l'apôtre : «Puisqu'il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n'est-il pas visible que vous êtes charnels ?» (I Cor 3,3) Pourquoi ne pouvez-vous pas recevoir ma parole et croire en moi? C'est parce que «vous voulez accomplir les désirs de votre Père», vous en faites votre étude, vous appliquez tous vos soins. Ne voyez-vous pas que ce mot : «Vous ne pouvez pas», signifie qu'ils ne veulent pas.
«C'est ce qu'Abraham n'a point fait». Et quelles sont ses Ïuvres ? la douceur, la modération, l'obéissance : vous, au contraire, vous êtes inhumains et cruels. Mais d'où se sont-ils portés à se dire enfants de Dieu? Jésus Christ avait fait voir qu'ils étaient indignes d'être enfants d'Abraham : voulant détourner ce reproche, ils se sont élevés à quelque chose de plus grand. Et comme il leur reprochait leurs meurtres, afin de s'en justifier en quelque sorte, ils disent que c'est pour venger Dieu qu'ils s'y sont portés. Au reste ce mot : «Je suis sorti», signifie qu'il est venu d'en-haut. Par là il fait allusion à son avènement dans le monde. Et comme vraisemblablement ils devaient répliquer : Vous enseignez une doctrine étrangère et nouvelle; Jésus dit qu'il est sorti de Dieu. Il est naturel, dit-il, que vous n'écoutiez pas ma parole, parce que vous êtes les enfants du diable : pourquoi voulez-vous me faire mourir? De quel crime pouvez-vous m'accuser? s'il n'en est aucun, pourquoi ne croyez-vous pas en moi ?
Puis, après leur avoir fait connaître ainsi, parleur mensonge et le meurtre qu'ils veulent commettre, qu'ils sont enfants du diable, il leur montre qu'ils sont fort éloignés d'être enfants, et d'Abraham et de Dieu, soit parce qu'ils le haïssent, lui qui ne leur a fait aucun mal, soit parce qu'ils n'écoutent point sa parole. Et en même temps il établit invinciblement cette vérité, qu'il n'est point contraire à Dieu, et que ce n'est point pour cette raison qu'ils ne croient point en lui, mais parce qu'ils sont ennemis de Dieu. Il était, en effet, de toute évidence que, s'ils ne croyaient point en celui qui n'avait commis aucun péché, qui se disait sorti de Dieu et envoyé de Dieu, qui enseignait la vérité et l'enseignait de manière qu'il pouvait défier tout le monde de le convaincre d'aucun péché; il était, dis-je, visible que, s'ils ne croyaient point en Jésus Christ, c'est qu'ils étaient tout à fait charnels. Car il le savait; oui, certes, il le savait parfaitement, que les péchés rabaissent l'âme. C'est pourquoi saint Paul dit : «Nous aurions beaucoup de choses à dire, qui sont difficiles à expliquer à cause de votre lenteur et de votre peu d'application pour les entendre». (Héb 5,11) Lorsqu'on n'a pas la force de mépriser les choses de la terre, on ne peut ni entendre celles du ciel, ni avoir de goût pour elles.
4. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, n'oublions rien, faisons tous nos efforts pour bien régler notre vie : purifions notre âme, de peur qu'aucune tache, qu'aucune souillure ne nous empêche de voir la vérité. Allumons en nous la lampe de l'intelligence et ne semons point parmi les épines. Celui qui ne comprend pas que l'avarice est un mal, comment connaîtra-t-il de plus hautes vérités ? Celui qui ne s'en abstient pas, comment s'attachera-t-il aux choses du ciel ? Il est bon de ravir, non les biens périssables, mais le royaume des cieux; car ce royaume, dit Jésus Christ, «les violents l'emportent» (Mt 11,12); donc les lâches ne peuvent l'emporter : pour l'acquérir, il faut être diligent et plein d'ardeur. Mais que veut dire ce mot : «les violents?» Qu'il faut faire beaucoup d'efforts, parce que la voie est étroite (Mt 7,14), qu'il faut du courage et de la fermeté. Ceux qui vont pour emporter veulent devancer tout le monde. Ils ne considèrent rien, ni l'accusation, ni la condamnation, ni le supplice; mais ils n'ont qu'une seule chose en vue, c'est d'emporter ce qu'ils désirent, et ils font tous leurs efforts pour prévenir ceux qui marchent devant.
Emportons donc le royaume des cieux l'emporter ce n'est pas un crime, mais c'est s'acquérir de la gloire; c'est au contraire un crime de ne point le ravir. Dans ce royaume, nos richesses ne tournent point à la ruine des autres : travaillons donc à l'emporter. Si nous sentons la colère et la concupiscence s'allumer dans nous et nous presser de leurs aiguillon, faisons violence à notre nature; soyons plus doux, travaillons un peu pour nous reposer éternellement. Ne ravissez point l'or, mais ravissez ces richesses qui vous apprendront à regarder l'or comme de la boue. Dites-moi : Si vous trouviez sous vos yeux et sous votre main du plomb et de l'or, lequel prendriez-vous ? ne serait-ce pas l'or que vous saisiriez ? Eh bien ! là où celui qui emporte est puni, vous vous attachez à ce qui est de plus grande valeur, et là où celui qui emporte est honoré et récompensé, vous livrez, vous abandonnez ce qui est de plus grand prix. Que si de l'un et de l'autre côté il y avait une punition à craindre, ne vous seriez-vous pas plutôt jeté sur ce qui vaut le mieux? mais dans le vol que je vous propose, vous n'avez rien à craindre, une félicité éternelle en est la récompense.
Et comment, direz-vous, peint-on l'emporter, ce royaume? Ce que vous avez dans vos mains, jetez-le; car tant que vous aurez les mains embarrassées, vous ne pourrez conquérir cet autre trésor : représentez-vous un homme qui a les mains pleines d'argent; tant qu'il le serrera dans ses mains, pourra-t-il prendre de l'or ? ne faut-il pas qu'auparavant il jette l'argent et qu'il ait les mains libres ? En effet, un voleur doit être adroit et alerte pour n'être pas pris. De même, il y a autour de nous des puissances ennemies qui nous guettent, toujours prêtes à se jeter sur nous pour nous enlever notre trésor. Mais évitons-les, fuyons-les et ne laissons au dehors aucune prise sur nous. Coupons, rompons les liens qui nous retiennent, dépouillons-nous des biens de ce monde. Quelle nécessité d'avoir des habits de soie ? Jusques à quand nous étalerons-nous ces futilités ridicules? Jusques à quand cacherons-nous notre or dans la terre ? Je voudrais de tout mon cÏur ne plus vous parler continuellement de ces choses; mais jamais vous ne cessez de me donner sujet de vous en parler. Corrigeons-nous enfin aujourd'hui, afin que, donnant aux autres ce bon exemple, les biens que Dieu nous a promis, nous les obtenions, par la grâce et la bonté de notre Seigneur Jésus Christ, par lequel et avec lequel gloire soit au Père et au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles. Amen.