HOMÉLIE 37
JÉSUS LUI DIT : VOULEZ-VOUS ÊTRE GUÉRI ? LE MALADE LUI RÉPONDIT : OUI, SEIGNEUR : MAIS JE N'AI PERSONNE POUR ME JETER DANS LA PISCINE APRÈS QUE L'EAU A ÉTÉ TROUBLÉE. (VERS. 6-13)
ANALYSE.
1. Combien est grand le profit qu'on tire des saintes Écritures. Résignation du paralytique de saint Jean, différent de celui de saint Matthieu.
2. Foi du paralytique.
3. Combien est grand le mal que produit le vice : parallèle des hommes furieux et des envieux : leur misérable condition. Belle peinture de l'envie. Les envieux sont sans excuse, leur péché est impardonnable.
1. L'utilité qu'on tire des saintes Écritures est grande, le profit en est impérissable, comme le déclare saint Paul en disant : «Car tout ce qui est écrit a été écrit pour nous servir d'instruction, à nous autres, qui nous trouvons à la fin des temps : afin que nous concevions une espérance ferme par la patience et par la consolation que les Écritures nous donnent» (Rom 15,4; I Cor 10,11) : ces divins livres sont un trésor de toutes sortes de remèdes. Faut-il réprimer l'orgueil, éteindre la concupiscence, fouler aux pieds les richesses, mépriser la douleur, élever le cÏur, lui donner du courage et de la fermeté, fortifier la patience ? c'est là que chacun trouve de prompts et de puissants secours. Quel homme, en effet, parmi ceux qui depuis longtemps luttent contre la pauvreté, ou qu'une dangereuse maladie retient dans leur lit, ayant lu ces belles paroles de l'apôtre, ne se sentira pas pénétré d'une vive consolation?
Ce paralytique de trente-huit ans voit chaque année les autres malades recouvrer la santé; il se voit lui-même toujours dans son infirmité, et il ne se laisse point abattre, et il ne se décourage point, encore que le chagrin d'avoir vu faut d'années s'écouler inutilement, et l'attente d'un avenir incertain, où ne se montrait nulle lueur d'espérance, pussent bien le mettre au supplice. Ecoutez donc sa réponse, considérez toute l'horreur de son infortune. Jésus Christ lui ayant dit : «Voulez-vous être guéri ?» il répondit : «Oui, Seigneur; mais je n'ai personne pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été agitée». Quoi de plus triste que ces paroles ? Quoi de plus malheureux qu'un tel sort ? Voyez-vous ce cÏur brisé par une si longue misère ? Ne remarquez-vous pas comme il retient et étouffe son chagrin ? De sa bouche il ne sort aucun blasphème, aucun murmure; tels que dans la calamité et dans l'affliction nous entendons souvent plusieurs en prononcer. Il ne maudit point le jour de sa naissance, il ne se fâcha point de la question qui lui était faite, et il ne dit pas : Vous me demandez si je veux être guéri, n'est-ce pas pour m'insulter et vous moquer de moi? mais il répondit avec beaucoup de douceur et de calme : «Oui, Seigneur». Il ne connaît pas celui qui l'interroge, il ne sait pas que c'est lui qui le doit guérir, et cependant il raconte tout sans aigreur, et il ne demande rien, comme le font ceux qui parlent à leur médecin; mais il expose simplement son état. Peut-être s'attendait-il que Jésus Christ l'aiderait, et lui prêterait la main pour le jeter dans l'eau, peut-être aussi voulait-il par ces paroles le toucher et l'y engager. Que dit donc le Sauveur ? Voulant montrer qu'il pouvait tout faire par sa parole : «Levez-vous», lui dit-il, «emportez votre lit et marchez (8)».
Quelques-uns croient que ce paralytique est le même que celui dont parle saint Matthieu mais il n'en est rien, comme le démontrent un grand nombre de preuves. Premièrement celui-ci n'avait personne qui eût soin de lui; mais celui-là avait bien des, gens qui le soignaient et le portaient. L'autre dit: «Je n'ai personne». La réponse fait une seconde différence : celui-là ne parle point, celui-ci raconte tout ce qui le regarde. Une troisième preuve se tire du temps: l'un fut guéri un jour de fête, et le jour même du sabbat, l'autre en un autre jour. Il y a aussi une différence, de lieux: celui-là est guéri dans une maison, celui-ci auprès de la piscine. Le mode de guérison est aussi différent: là Jésus Christ dit : «Vos péchés vous sont remis» (Ibid), ici il guérit premièrement le corps, et l'âme ensuite: là il donne la rémission, car il dit: «Vos péchés vous sont remis» ; ici il invite, il exhorte à se tenir sur ses gardes pour l'avenir «Ne péchez plus à l'avenir», dit-il, «de peur qu'il ne vous arrive quelque chose de pire». (Jn 5,14) Les accusations des Juifs ne diffèrent pas moins : ici ils blâment Jésus Christ d'avoir fait la guérison le jour du sabbat, là ils l'accusent d'avoir blasphémé.
Pour vous, mon cher frère, considérez l'immense sagesse de Dieu. Il ne fit pas sur-le-champ sortir le paralytique,de son lit; mais premièrement, discourant avec lui et l'interrogeant, il gagne son affection et sa confiance, afin d'ouvrir dans son cÏur un chemin à la foi. Et non seulement il le fait lever et le guérit, mais encore il lui commande de porter son lit, afin d'établir la réalité du miracle, et que personne ne pût y soupçonner de prestige ou d'illusion. En effet, si les membres n'avaient pas repris leur, force et leur vigueur, il n'aurait pas pu porter son lit.
Souvent Jésus Christ en use de la sorte, pour mieux clore la bouche à l'impudence des incrédules. Dans le miracle des pains (Mt 14,1-14), de peur que quelqu'un ne dît que le peuple avait seulement été rassasié, et que la multiplication des pains n'était qu'une pure imagination, il eut soin qu'il restât une grande quantité de morceaux. Quand il eut guéri le lépreux, il lui dit: «Allez vous montrer aux prêtres» (MtVIII, 4); afin de rendre manifeste cette guérison, et de réprimer l'insolence de ceux qui l'accusaient d'aller contre les préceptes de Dieu. Le Sauveur a fait la même chose, lorsqu'il changea l'eau en vin (JnII, 8) : car il ne fit pas seulement voir le vin, mais il en fit porter au maître d'hôtel, afin que celui qui pouvait assurer qu'il ne savait pas comment la chose s'était passée rendît un témoignage qui ne fût point suspect. C'est pourquoi l'évangéliste a dit: Le maître d'hôtel ne savait pas d'où venait ce vin(Ibid. 9); par:là il a fait connaître que le témoignage de cet homme était tout à fait certain. Et ailleurs, après avoir ressuscité un mort, Jésus dit : «Donnez-lui à manger» (Mt 5,43), pour rendre indubitable le miracle de cette résurrection, C'est par toutes ces choses que Jésus Christ persuade, même les plus insensés, qu'il n'est point un fourbe, ou un enchanteur, et qu'il est venu pour le salut de tous les hommes.
Mais pourquoi, à ce paralytique, Jésus Christ ne demande-t-il pas la foi, comme à ces aveugles à qui il dit: «Croyez-vous que je puisse faire ce que vous me demandez ?» (Marc, 6,35; Luc 9,12; Mt 9,28) Parce que cet, homme ne savait pas encore qui il était : Jésus Christ n'a pas coutume de demander la foi avant, mais après les miracles. Et c'est avec justice qu'il l'exigeait de ceux qui avaient vu dans les autres des effets de sa puissance; mais à lÕégard de ceux qui ne le connaissaient point encore, et qui devaient le connaître par les
. miracles., il ne les invite à croire qu'après les avoir opérés. C'est pourquoi saint Matthieu ne marque pas, dans son évangile, que Jésus Christ ait demandé la foi, quand il commença de faite des miracles; mais qu'il l'exigea de ces deux aveugles seulement après qu'il eût guéri bien des malades.
Ici, mon cher auditeur, remarquez la foi de ce paralytique. Entendant ces paroles: «Em portez votre lit, et marchez» , il ne rit pas, il ne dit pas : Qu'est-ce que cela veut dire ? l'ange descend et trouble l'eau, et il ne guérit qu'un seul malade : et vous, qui êtes un homme, vous espérez faire, par votre seul commandement, plus qu'un ange? Il y a là un orgueil et une présomption tout à fait risible. Mais il ne dit rien, de cela, ou même il n'en eut pas la pensée;-et aussitôt qu'il eut entendu cette parole : «Levez-vous», il se leva et fut guéri; il obéit sur-le-champ à celui qui lui fit ce commandement: «Levez-vous, emportez votre lit, et marchez». Certes, cela est admirable ! mais ce qui suit l'est beaucoup plus: ou plutôt qu'il ait cru au commencement, quand personne ne murmurait, cela n'est pas si merveilleux; mais que dans la suite il soit demeuré ferme dans sa foi, lorsque les Juifs, comme des furieux et des enragés, se jetaient sur lui, le chargeaient de reproches, l'assiégeaient dé toutes parts et lui disaient: «Il ne vous est pas permis d'emporter votre lit» ; qu'alors non-seulement il ait méprisé leur furie et leur rage, mais qu'il ait hautement et publiquement proclamé, avec une fermeté pleine et entière, le bienfait qu'il avait reçu, et réprimé leur insolence; c'est là, selon moi, la marque d'une âme vraiment forte et généreuse. En effet, les Juifs se jettent sur lui, l'accablent d'injures et d'outrages, lui disent avec insolente : «C'est aujourd'hui le sabbat, il ne vous «est pas permis d'emporter votre lit» , et il leur répond froidement: «Celui qui m'a guéri m'a dit: Emportez votre lit, et marchez (11)». Seulement il s'abstient de leur dire : Vous êtes des fous et des insensés de vouloir que je ne regarde pas comme mon Maître celui qui m'a délivré d'une si longue et si cruelle maladie, et que je n'exécute pas tout ce qu'il m'a ordonné. Au reste, s'il eût voulu user d'artifice, il pouvait se tirer d'affaire d'une autre manière, en disant: Je ne fais pas ceci volontairement, mais pour obéir au commandement qu'on m'en a fait; s'il y a du mal, rejetez-le sur cette personne, et je vais laisser là mon lit, ou peut-être aurait-il caché le bienfait de sa guérison : car il savait fort bien que ce n'était point tant la violation du sabbat qui leur tenait au cÏur, que de voir qu'un malade eût été guéri. Mais il n'a point télé le miracle, ne s'est point excusé: il a nettement confessé le bienfait de sa guérison, et l'a hautement publié. Voilà ce qu'a fait le paralytique.
Mais maintenant considérez, je vous prie, avec quelle malignité les Juifs se conduisirent. Ils ne dirent pas : Qui est-ce qui vous a guéri ? mais laissant cela, ils relevaient avec grand bruit cette violation du sabbat. «Qui est donc cet homme-là qui vous a dit : Emportez votre lit, et marchez (12) ? Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était car Jésus s'était retiré de la foule du peuple qui était là (13)». Et pourquoi Jésus Christ se cacha-t-il ? Premièrement, afin que par son absence il rendît le témoignage exempt de tout soupçon : car celui qui avait en lui-même le sentiment et la preuve du rétablissement de sa santé, était un témoin du bienfait tout à fait digne de foi : en second lieu, pour n'allumer pas davantage dans leur cÏur le feu de leur colère; il savait que la seule présence de celui qui est en butte à l'envie est capable d'en attiser le feu. C'est pourquoi il se retire et leur laisse toute liberté de discuter entre eux cette affaire, ne disant rien lui-même pour sa justification, mais voulant que ceux qui avaient été guéris, parlassent seuls avec les accusateurs. Et ces accusateurs eux-mêmes rendent aussi témoignage du miracle; en effet, ils ne disent pas : Pourquoi avez-vous commandé que cela se fît le jour du sabbat ? mais : pourquoi faites-vous cela le jour du sabbat ? où l'on voit que ce n'est pas la transgression de la loi qui anime, mais la jalousie qu'ils ont de la guérison du paralytique. Et toutefois, à considérer les choses humainement, il fallait bien plutôt accuser d'avoir travaillé le paralytique, que Jésus Christ, qui avait seulement prononcé une parole. Ici c'est par un autre que Jésus Christ fait violer le sabbat, ailleurs c'est lui-même qui le viole, savoir, lorsqu'il fait de la boue avec sa salive (Jn 9,6), et qu'il en oint les yeux. Au reste, Jésus Christ opérant ces guérisons, ne transgresse point la loi, mais il passe et s'élève au-dessus de la loi. Nous reviendrons sur ce sujet dans la suite car étant accusé de ne pas garder le sabbat, il ne se justifie pas partout de la même manière; c'est ce qu'on doit exactement observer.
3. Mais en attendant, voyons, mes frères, combien est grand le mal que produit l'envie voyons de quelle manière elle aveugle les yeux de l'âme pour la ruine de celui qui l'éprouve. Comme souvent ceux qui sont transportés de fureur se plongent le poignard dans le sein; de même aussi les envieux, ne regardant qu'à la perte de celui à qui ils portent envie, se précipitent avec une brutale impétuosité à la leur propre. Ces hommes sont pires que les bêtes mêmes : car si les bêtes s'arment contre nous, c'est, ou parce qu'elles n'ont point à -manger, ou parce que nous les avons provoquées; mais ceux-ci, après avoir reçu des bienfaits, traitent souvent comme ennemis leurs propres bienfaiteurs. Sûrement, ils sont pires que les bêtes, pareils aux démons; ou plutôt, peut-être sont-ils plus méchants qu'eux. En effet, les démons ont contre nous une haine implacable, mais du moins ils ne dressent pas de piéges aux autres démons, leurs semblables. Et même Jésus Christ se servit de cet exemple pour réfuter les Juifs, lorsqu'ils disaient qu'il chassait les démons par Béelzébuth. (Mt 12,24) Les envieux au contraire ne respectent même pas lés êtres de leur nature; ils ne s'épargnent pas eux-mêmes; car avant de nuire à ceux à qui ils portent envie, ils nuisent à leur âme, en la remplissant vainement de trouble et de tristesse.
O homme, pourquoi vous tourmentez-vous du bien qui arrive à votre frère? vous devriez vous affliger du mal qui vous arrive, et non du bonheur de votre prochain. Voilà pourquoi votre péché est tout à fait indigne de pardon. L'impudique peut s'excuser sur la concupiscence, un voleur sur la pauvreté, un homicide sur la colère; excuses à la vérité frivoles et insensées, mais pourtant concevables. Pour vous, quel prétexte, je vous prie, quelle excuse donnerez-vous ? Absolument aucune, si ce n'est votre extrême malignité. L'évangéliste nous commande d'aimer nos ennemis(Mt 5,44); à quels supplices serons-nous condamnés, si nous haïssons nos amis? Et si celai qui aime ses amis, n'a rien fait de plus que ce que font les païens (Ibid. 46-47); celui qui fait du mal à ceux qui ne l'offensent point, quel pardon, quelle consolation peut-il espérer? Ecoutez saint Paul qui dit: «Quand j'aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne sert de rien». (I Cor 13,3) Or, que là où est la jalousie et l'envie, là il n'y ait absolument point de charité; c'est ce qu'on ne peut ignorer.
Cette passion est pire que la fornication et l'adultère; car ces derniers vices s'arrêtent dans celui qui les commet; mais l'envie étend son tyrannique empire sur tout : elle a renversé des églises entières; elle a désolé tout l'univers : elle est la mère des meurtres. C'est elle qui a excité Caïn à tuer son frère l'envie a animé Esaü contre Jacob, ses frères contre Joseph, le diable contre tout le genre humain. Mais vous ne tuez point? ah ! vous commettez de bien plus grands crimes que le meurtre, lorsque vous priez pour que votre frère soit couvert d'ignominie, lorsque vous lui tendez des piéges de tous côtés, lorsque vous rendez inutiles tous les travaux qu'il a entrepris pour la vertu, lorsque vous ne pouvez souffrir qu'il soit agréable au Maître du monde. Ce n'est donc pas lui que vous attaquez, mais c'est celui qu'il adore et qu'il sert: voilà celui à qui vous faites un outrage, lorsque vous voulez qu'on vous honore préférablement à lui. Et, ce qui est pire que tout le reste, ce crime énorme, vous n'y voyez qu'une chose indifférente. Que vous fassiez l'aumône, que vous veilliez, que vous jeûniez, vous êtes le plus méchant de tous les hommes, si vous portez envie à votre frère. Les exemples le prouvent : Un Corinthien tomba dans la fornication (I Cor 5,1), mais il en fut repris et se convertit promptement : Caïn porta envie à Abel, et jamais il ne se guérit; mais quoique Dieu prodiguât les remèdes à la plaie de son cÏur, il s'aigrissait davantage et se hâtait encore plus de commettre le meurtre qu'il avait médité; d'où vous voyez que cette passion est plus forte et plus violente que l'autre, et que difficilement on s'en délivre, si l'on n'y fait une grande attention.
Arrachons-la donc jusqu'à la racine, cette misérable passion; considérant que, autant nous offensons Dieu lorsque nous envions la prospérité de notre frère, autant nous lui sommes agréables, lorsque nous nous réjouissons avec le prochain du, bien qui lui arrive; et que par là nous nous assurons une part des récompenses préparées pour celui qui fait le bien. C'est pourquoi saint Paul nous exhorte à être dans la joie, avec ceux qui sont dans la joie, et à pleurer avec ceux qui pleurent (Rom 12,15), afin qu'à ces deux titres nous retirions un grand profit. Considérant donc que quoique nous ne travaillions pas nous-mêmes, si nous avons de bons sentiments pour celui qui travaille, nous nous assurons une part de ses couronnes : chassons toute envie et allumons dans nos cÏurs le feu de la charité, afin que, par les louanges et les applaudissements que nous donnerons aux belles actions de nos fières, nous acquérions et les biens présents,et les biens futurs, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, par qui et avec qui soit la gloire au Père et au saint Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Amen.