HOMÉLIE 18

LE LENDEMAIN JEAN ÉTAIT ENCORE LA AVEC DEUX DE SES DISCIPLES. — ET JETANT LA VUE SUR JÉSUS QUI MARCHAIT, IL DIT : VOILA L'AGNEAU DE DIEU. — CES DEUX DISCIPLES L'AYANT ENIENDU PARLER AINSI, SUIVIRENT JÉSUS. (VERS. 35, 36, 37)

ANALYSE.


1. Pourquoi saint Jean-Baptiste répétait souvent les mêmes choses ? — Quelques catéchumènes différaient de recevoir le baptême jusqu'à l'extrémité.
2. Les prophètes et les apôtres ont prêché Jésus Christ absent, saint Jean-Baptiste l'a annoncé présent.
3. et 4. Un passage de saint Chrysostome qui demande à être interprété avec précaution. — Préférer la doctrine de Jésus Christ à toute autre chose. — Regarder toute sorte de temps comme propre et convenable. — Plus on donne de nourriture au corps, plus on l'affaiblit : plus on en donne à l'âme, plus on la fortifie. — Le dégoût des viandés est un signe de la maladie du corps le dégoût de la parole de Dieu, l'est de même de celle de l'âme. — Quelle est sa nourriture ? — Contre le théâtre et les spectacles.


1. L'homme est indolent et enclin à se perdre, non par la condition même de la nature, mais par une indolence volontaire. Voilà pourquoi elle a besoin de remontrances multipliées; et c'est pour cela que saint Paul, écrivant aux Philippiens, disait : «Il ne m'est pas pénible, et il vous est avantageux que je vous écrive les mêmes choses» . (Phil 3,1) Quand une fois la terre a reçu la semence, elle porte aussitôt du fruit et n'a pas besoin de nouvelles semailles; mais il n'en est pas ainsi de notre âme : après y avoir souvent jeté la semence et l'avoir cultivée avec grand soin, on est trop heureux encore, si elle a reçu une seule fois la graine. En effet, ce qu'on dit ne s'imprime pas tout d'abord dans l'esprit, parce que le sol est très-dur, encombré d'épines, et que l'âme est entourée d'une multitude d'ennemis qui ne cherchent qu'à lui tendre des piéges et à arracher la semence. En second lieu, après que la semence est entrée et a jeté des racines, il faut les mêmes soins pour que la tige se fortifie, qu'elle croisse et porte son fruit et que rien ne l'en empêche. A l'égard des semences, on peut dire que l'épi une fois formé et parvenu à toute sa vigueur, n'a plus de peine à braver la nielle, la sécheresse, ni les autres dangers; mais à l'égard de la doctrine, il n'en est pas de même: même après que l'Ïuvre est achevée, un orage qui survient, des difficultés, des troubles qui naissent, les embûches des méchants, une foule de tentations peuvent renverser tout l'édifice.
Ce n'est pas sans raison que nous disons tout ceci; mais, comme Jean-Baptiste répète les mêmes choses, c'est afin que vous ne le preniez pas pour un conteur importun. Il aurait bien voulu qu'il lui eût suffi de parler une fois pour se faire entendre; mais, s'apercevant que l'assoupissement où étaient plongés la plupart de ses auditeurs, les empêchait de comprendre sur-le-champ ce qu'il leur enseignait, il les réveille par ces répétitions; mais vous-mêmes, soyez attentifs, Jean-Baptiste a dit : «Celui qui vient après moi est avant moi» . Et: «Je ne suis point digne moi-même de dénouer les cordons de ses souliers», et: «C'est lui qui vous baptisera dans le Saint Esprit et dans le feu» ; et qu'il «a vu le saint Esprit descendre comme une colombe et demeurer sur lui, et il a rendu témoignage qu'il est le Fils de Dieu» . (Mt 3,11). Et personne n'y a fait attention, nul ne l'a interrogé ou lui a dit : Pourquoi dites-vous ceci, à quel sujet, pour quelle raison ?
Il a dit encore : «Voilà l'agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde»: et ils n'en sont ni plus touchés, ni moins nonchalants. Voilà pourquoi il est dans l'obligation de répéter les mêmes choses, d'en user comme un laboureur qui voudrait amollir une terre dure et en friche à force de la remuer, de soulever par la parole comme avec la charrue leur esprit lourd et pesant, afin que la semence qu'il y jettera ensuite puisse pénétrer plus avant voilà pourquoi il ne fait pas de longs discours, n'ayant en vue que de les amener à Jésus Christ. Il savait bien que s'ils avaient une fois accueilli avec soumission sa parole, ils n'auraient plus besoin, à l'avenir, de son témoignage : comme effectivement il arriva. Car si les samaritains, aussitôt qu'ils l'ont entendu parler, disent à la femme qui le leur avait annoncé: «Ce n'est plus sur ce que vous nous a avez dit que nous croyons en lui; car nous a l'avons ouï nous-mêmes, et nous savons qu'il est le Christ, le Sauveur du monde» (Jn 4, 42); des disciples devaient être encore plus promptement gagnés, comme véritablement ils le furent; puisque l'ayant suivi et entendu seulement un soir, ils ne retournèrent plus à Jean, mais s'attachèrent si fort à Jésus qu'ils en reçurent le ministère de leur premier Maître, et prêchèrent le nouveau. «André a trouva», dit l'évangéliste, «son frère Simon a et lui dit : Nous avons trouvé le Messie, c'est-à-dire le Christ» . (Jn 1,41)
Ici, mes frères, je vous prie de considérer une chose avec moi; c'est que quand Jean-Baptiste disait : «Celui qui vient après moi est avant moi» . Et : «Je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers», il n'a gagné personne; mais que, lorsqu'il a parlé de l'incarnation et tenu un langage moins sublime, cÕest précisément alors que les disciples l'ont suivi. Et ce n'est point là seulement à quoi vous devez vous arrêter; mais vous avez à observer encore quÕon n'attire point tant de gens lorsqu'on dit de Dieu des choses grandes et relevées, que lorsqu'on parle de sa clémence, de sa miséricorde, et de ce qui regarde le salut des auditeurs. En effet, ils ont ouï que Jésus ôtait le péché, et aussitôt ils sont accourus. S'il est possible de laver nos péchés et nos crimes, disaient-ils, pourquoi temporisons-nous? il y a quelqu'un ici qui sans peine et sans travail nous en délivrera ne serait-il pas d'une extrême folie de remettre à un autre temps pour recevoir un si grand bienfait? Que les catéchumènes écoutent ceci, eux qui remettent leur salut, qui diffèrent de recevoir le baptême, jusqu'au dernier souffle de vie.
«Jean était encore là», dit l'Ecriture, «et il dit : Voilà l'agneau de Dieu». Jésus Christ ne parle point, c est Jean qui dit. tout: l'Epoux a coutume de faire de même, il ne dit rien à l'épouse; mais il se présente et se tient dans le silence. D'autres l'annoncent et lui présentent l'épouse. Elle paraît et l'époux ne la prend pas lui-même, mais il la reçoit des mains d'un autre. Après qu'il l'a ainsi reçue d'autrui, il se l'attache si fortement qu'elle ne se souvient plus de ceux qu'elle a quittés pour le suivre. La même chose s'est passée à l'égard de Jésus Christ. Il est venu pour épouser l'Eglise, il n'a rien dit lui-même, il n'a fait que se présenter. Jean, l'ami de l'époux, a mis dans sa main la main de l'épouse, en d'autres termes, les âmes des hommes persuadés par sa prédication Jésus Christ les ayant reçus, les a comblés de tant de biens, qu'ils ne sont plus retournés à celui qui les lui avait amenés.
2. C'est n'est point là seulement, mes frères, sur quoi vous devez porter votre attention comme dans les noces, ce n'est pas l'épouse qui va trouver l'époux; mais l'époux qui court avec empressement vers l'épouse, fût-il lui-même fils de roi, et l'épouse fût-elle au contraire de basse condition, voire même une servante; ici de même la nature de l'homme n'est point montée au ciel, mais l'époux s'est lui-même abaissé jusqu'à cette vile et méprisable nature. Et après la célébration des noces, l'époux n'a pas permis qu'elle demeurât davantage ici-bas, mais l'ayant prise avec soi, il l'a menée dans la maison paternelle.
Mais pourquoi Jean-Baptiste ne tire-t-il pas ses disciples à l'écart, pour les instruire de ces grandes vérités, et les donner ensuite à Jésus Christ? Pourquoi leur dit-il en public et en présence de tout le monde : «Voilà l'agneau de Dieu ?» C'est de peur que la chose ne parût concertée. Si ses disciples eussent été trouver Jésus Christ à la suite d'exhortations
particulières et comme pour lui faire plaisir, peut-être auraient-ils eu hâte de s'en aller mais s'étant au contraire portés à suivre Jésus Christ sur ce qu'ils avaient publiquement oui
dire de lui, ils ont persévéré avec fermeté, et sont devenus de fidèles disciples; comme l'ayant suivi, non par complaisance pour leur maître, mais pour leur propre utilité et leur avantage.
Les prophètes et tous les apôtres ont prêché Jésus Christ absent, ceux-là avant son avènement, ceux-ci après son ascension : mais Jean-Baptiste seul l'a annoncé présent : c'est pourquoi il est appelé l'ami de l'époux, étant le seul qui ait été présent aux noces. En effet, c'est lui qui a tout fait et tout achevé : c'est lui qui a commencé l'ouvrage; c'est lui qui, «jetant la vue sur Jésus qui marchait, dit : «Voilà l'agneau de Dieu», montrant que ce n'était pas seulement par la voix, mais encore des yeux qu'il lui rendait témoignage. Il admirait Jésus Christ, et en le contemplant son cÏur tressaillait de joie. D'abord il ne le prêche pas, mais il se contente de l'admirer présent; il fait connaître le don que Jésus est venu nous apporter, et il enseigne aussi de quelle manière on doit se purifier et se préparer à le recevoir, car le nom d'agneau marque l'une et l'autre chose. Il n'a point dit : c'est lui qui doit ôter; ou qui a ôté; mais c'est lui qui ôte le péché du inonde, parce qu'il l'ôte toujours. Il n'a pas ôté les péchés seulement dans sa passion, quand il a souffert la mort pour nous; mais depuis ce temps jusqu'à celui-ci il les ôte, quoiqu'il ne soit pas tous les jours crucifié, toujours attaché à la croix : il n'a offert qu'un seul sacrifice pour les péchés, mais par ce sacrifice seul il purifie toujours.
De même que le nom de Verbe montre son excellence, et celui de Fils sa prééminence et sa supériorité sur les autres, ainsi les noms d'agneau et de Christ et de prophète, de vraie lumière, de bon pasteur, et universellement tout autre nom qu'on lui donne, en y ajoutant l'article, marquent une grande distinction. Car il y a eu plusieurs agneaux, plusieurs prophètes, plusieurs christs, plusieurs fils; mais l'article met celui-ci infiniment au-dessus de tous les autres. L'Ecriture établit et confirme cette vérité, non-seulement par l'article, ruais encore par l'addition du mot «unique». Effectivement, ce Fils n'a rien de commun avec la créature.
Que s'il semble à quelqu'un que la dixième heure ne soit pas un temps propre à d'aussi sérieux entretiens; car, dit l'Ecriture : «Il était alors la dixième heure» du jour pour moi, j'en juge autrement, et je dis que penser ainsi c'est se tromper beaucoup. Je conviens qu'à l'égard de plusieurs et de tous ceux qui vivent selon la chair, et lui sont asservis après le dîner, le temps n'est point propre à discourir de choses sérieuses, parce que le poids des viandes appesantit l'esprit : mais songeons que celui qui parlait n'usait même pas des aliments communs, et était aussi léger le soir que nous le sommes le matin, ou plutôt beaucoup plus : il pouvait donc parfaitement, même à une heure avancée du soir, former ces sortes d'entretiens. Pour nous, souvent les restes et les fumées des viandes reviennent à pareille heure troubler notre imagination : mais ce lest n'appesantissait point le corps du saint prédicateur. De plus, il demeurait dans le désert et auprès du Jourdain, où tous accouraient au baptême avec beaucoup de crainte et de respect, fort indifférents à tous les soins charnels : à ce point qu'ils demeurèrent trois jours continus avec Jésus Christ saris rien manger (Mt 15,32). Il est d'un prédicateur. courageux et zélé et d'un laboureur vigilant, de ne point quitter son champ qu'il n'ait vu sa semence prendre racine.
Mais pourquoi Jean-Baptiste, air lieu de parcourir toute la Judée, pour prêcher Jésus Christ, s'est-il arrêté au long du fleuve a l'attendre, pour le montrer quand il viendrait ? C'est parce qu'il voulait que cela se fit par les couvres, et cependant il s'appliquait à le leur faire connaître, et à persuader à quelques-uns d'écouter celui qui a les paroles de la vie éternelle; mais il a laissé à Jésus~Christ la tâche de se rendre à lui-même le plus grand témoignage, celui des Ïuvres, selon ce que dit Jésus Christ lui-même : «Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage, car les couvres que mon Père m'a donné «pouvoir de faire, ces Ïuvres», dis-je, «rendent témoignage de moi» . (Jn 5,34-36) Voyez combien ce témoignage est plus grand et plus efficace. Jean avait jeté une petite étincelle de feu; Jésus Christ a paru, et aussitôt la flamme s'allume et s'élève. En effet, ceux qui auparavant ne faisaient pas même attention à la parole de Jean, disent enfin : «Tout ce que Jean a dit de celui-ci, s'est trouvé vrai» . (Jn 10,42) Or, si Jean fût allé partout tenant ce langage au sujet de Jésus Christ, son témoignage aurait paru naître d'une affection toute humaine, et on n'aurait point eu de foi à sa prédication.
3. «Deux de ses disciples l'ayant entendu parler ainsi, suivirent Jésus (37)» . Jean avait pourtant encore d'autres disciples; mais ceux-ci, non-seulement ne suivirent point Jésus, mais encore ils lui portaient envie, car ils disaient : «Maître, celui qui était avec vous au delà du Jourdain, auquel vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tous vont à lui» . (Jean, III, 26) Et de plus, ces mêmes disciples, faisant des reproches à Jésus, disaient : «Pourquoi jeûnons-nous, et vos disciples ne jeûnent point ?» (Mt 9,14) Mais ceux qui étaient meilleurs que les autres n'étaient pas dans les mêmes sentiments, ni dans les mêmes dispositions; aussi, dès qu'ils eurent entendu parler de Jésus, ils le suivirent. Et ils le suivirent, non par mépris pour leur premier maître, mais parce qu'ils lui étaient très-obéissants, et montrèrent par là que la droite raison, qu'un esprit de sagesse dictait leur docilité. Ce ne sont pas des exhortations qui les ont portés à suivre Jésus Christ; cela aurait été suspect; ils l'ont suivi sur la seule annonce qu'il baptiserait dans le saint Esprit. Ils n'ont donc pas quitté leur maître, mais ils ont voulu savoir ce que Jésus apportait de plus que lui. Faites attention à leur prudente conduite et à leur retenue. Arrivés auprès de Jésus, ils ne l'interrogent pas tout aussitôt star les choses importantes et nécessaires au salut, ni sur les grandes vérités qu'on leur avait annoncées; ils ne l'interrogent pas publiquement en présence de tout le monde, ni comme en passant; mais ils cherchent à conférer avec lui en particulier. Ils savaient bien que ce que leur maître leur avait dit de Jésus était véritable, et non pas seulement inspiré par l'humilité.
«André, frère de Simon Pierre, était l'un a des deux qui avaient entendu dire ceci à a Jean, et qui avaient suivi Jésus (40)» . Pourquoi donc l'évangéliste ne nomme-t-il pas l'autre? Quelques-uns disent que c'est celui-là même qui a écrit cet Evangile; d'autres, au contraire, que ce disciple n'étant pas des plus remarquables, il importait peu de rapporter son nom, et que saint Jean avait cru ne devoir rien dire que de nécessaire. Quelle utilité en reviendrait-il de l'avoir nommé, puisqu'on ne rapporte pas les noms des soixante-douze disciple? Observez aussi que saint Paul en a usé de même : «Nous avons», dit-il, «envoyé a aussi avec lui notre frère, qui est devenu célèbre par l'Évangile» . (2 Cor 8,18) Au reste, l'évangéliste nomme André pour une autre raison. Quelle est cette raison ? Afin qu'entendant que Simon, aussitôt qu'il avait ouï dire à Jésus : «Suivez-moi, et je vous ferai a devenir pêcheurs d'hommes» (Mt 4,19), n'avait point douté d'une promesse si grande et si peu attendue, vous soyez avertis que son frère avait jeté depuis longtemps dans lui les fondements de la foi.
«Jésus se retourna, et voyant qu'ils le suivaient, il leur dit : Que cherchez-vous ?» Ceci nous apprend que Pieu ne prévient pas notre volonté de ses dors, mais que lorsque nous avons commencé et contribué de notre volonté, il nous donne alors un très-grand nombre de moyens de salut.
«Que cherchez-vous ?» Que veut dire cela ? Quoi ! «Celui qui connaît les cÏurs de tous les hommes (Ac 1,24); celui devant qui toutes nos pensées sont à nu et à découvert» (Héb 4,13), interroge et demande ? mais ce n'est pas pour apprendre, Et comment pourrait-on le dire ? il les interroge, pour se les attacher davantage, pour leur inspirer une plus. grande confiance et pour faire voir qu'ils sont dignes de son entretien. Car il est vraisemblable qu'étant inconnus, ils étaient honteux et craintifs avec un maître dont ils avaient ouï dire de si grandes choses. Jésus donc les interroge; par là il chasse leur crainte et leur honte, et il ne permet pas qu'ils aillent en silence jusqu'à sa demeure. Mais quand même il ne leur aurait pas demandé ce qu'ils cherchaient, ils ne l'auraient pas moins suivi et ne seraient pas moins allés avec lui jusqu'à sa maison. Pourquoi donc les, interroge-t-il ? C'était pour ce que j'ai dit, c'est-à-dire pour les encourager, pour chasser leur honte et leur timidité, et leur inspirer de la confiance. Mais ce n'est pas seulement en suivant Jésus que ces disciples marquèrent leur désir et leur envie de s'attacher à lui, mais encore par la réponse qu'ils firent à sa demande. Avant d'avoir rien appris de lui, de lui avoir rien ouï dire, ils ne laissent pas de l'appeler leur maître, s'introduisant comme de force au nombre de ses disciples, et faisant connaître que s'ils le suivent, c'est pour apprendre de lui des choses utiles.
Considérez, je vous prie, leur prudence. Ils ne disent pas : Instruisez-nous, ou apprenez-nous quelque chose d'utile et de nécessaire; mais que disent-ils? «Où demeurez-vous?» Ils désiraient, comme j'ai dit, lui parler, l'entendre, se faire instruire tout à leur aise. Voilà pourquoi ils ne diffèrent point et ne disent pas : Nous viendrons demain, et nous vous entendrons, lorsque vous parlerez en public; mais ils montrent leur grand désir de l'entendre, en cela même qu'ils ne s'en retournent pas chez eux, quoique l'heure les presse, le soleil étant près de se coucher. L'Écriture le fait remarquer : «Il était alors», dit-elle, «environ la dixième heure du jour» . Aussi Jésus Christ ne leur indique point le lieu de sa demeure, ni les moyens de la reconnaître, mais il les engage encore plus à le suivre; en quoi il fait voir qu'il les a déjà reçus au nombre de ses disciples. Voilà pourquoi il ne leur dit rien de semblable : il est bien tard, il n'est pas temps de venir à présent dans ma maison, vous apprendrez demain ce que vous voudrez, maintenant allez-vous-en chez vous : mais il leur parle comme à des amis familiers attachés depuis longtemps à sa personne.
Pourquoi donc Jésus dit-il ailleurs : «Le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête» (Luc 9,58); et ici : «Venez et voyez où je demeure (39)» ? Mais ces paroles: «Il n'a pas où reposer sa tête», marquent qu'il n'avait pas de maison à lui, et nullement qu'il ne logeât point dans quelque maison. C'est ainsi qu'il faut entendre la parabole. Au reste l'évangéliste dit, qu' «ils demeurèrent chez lui ce jour-là», mais il n'en a pas dit la raison, parce qu'elle est évidente. Ils n'ont en effet suivi Jésus, ou Jésus ne les a lui-même attirés et engagés à venir chez lui, que pour apprendre sa doctrine, qu'ils ont reçue en une nuit si abondamment et avec tant d'ardeur et de zèle, que chacun d'eux peu après a couru de son côté en appeler d'autres.
4. Apprenons de là, mes frères, à préférer la divine doctrine à toute autre chose, et à regarder toute sorte de temps comme propre et convenable pour notre instruction. Ne négligeons jamais de faire un si heureux commerce; fallût-il entrer dans une maison étrangère; fallût-il nous présenter devant de grands personnages sans être connus d'eux; fallût-il le faire à une heure indue et au moment le moins opportun. Que le manger, les bains, les repas, et les autres choses qui regardent la vie aient donc leur temps marqué, mais que l'étude de la céleste philosophie n'ait point d'heure fixe, que toute heure lui soit bonne et propre: «A temps, à contre-temps», dit l'Écriture, «reprenez, suppliez, menacez» . (II Tim 4,2) Le Prophète dit aussi : «Il méditera jour et nuit la loi du Seigneur» . (Ps. 1,2) Moïse ordonnait de même aux Juifs de la méditer toujours. Ce qui regarde la vie, comme les bains et les aliments, quelle qu'en soit la nécessité, peut, si l'on en use trop fréquemment, affaiblir le corps et le faire dépérir: mais, à l'égard de la doctrine, plus ou l'inculque dans l'âme, plus on rend celle-ci forte et vigoureuse.
Et, toutefois, nous consacrons tout notre temps à des bagatelles, à des inutilités; au lever de l'aurore, le matin, à midi, le soir, nous allons vainement le perdre dans un lieu assigné, et si nous entendons la parole de Dieu une ou deux fois la semaine, nous nous assoupissons, nous nous dégoûtons : pourquoi? Parce que notre esprit est gâté; nous l'usons, nous dissipons tout son feu et toute son activité à ces bagatelles: voilà pourquoi il ne nous reste plus d'appétit pour les aliments spirituels. Entre autres signes de maladie, c'en est un bien grand de ne sentir ni faim ni soif, et de rebuter les aliments. Que si, à l'égard du corps, ce dégoût est le signe et la cause de dangereuses maladies, il en est de même, à plus forte raison, pour l'âme. Maintenant donc qu'elle est infirme et accablée du poids de son infirmité, comment pourrons-nous la relever et la rétablir ? Que ferons-nous ? que dirons-nous ? Il faut écouter attentivement la divine parole, lire avec application les livres des prophètes, des apôtres, des évangiles et tous les autres. Nous connaîtrons alors qu'il est mieux et beaucoup plus avantageux d'user de pareils aliments que de mets impurs; car tel est le nom qu'on peut donner justement aux niaiseries et aux réunions frivoles dont j'ai parlé.
Dites-moi, je vous prie, lequel vaut le mieux, ou de parler de marché, de procès, de guerre, ou de s'entretenir des choses célestes et de ce qui doit arriver après cette vie? lequel est le plus profitable, de parler de son voisin, de ses affaires, et de s'informer curieusement de ce que font les autres, ou de discourir sur les anges et sur ce qui nous importe? Ce qui est à votre voisin n'est point à vous; mais ce qui concerne le ciel vous concerne aussi. Mais, direz-vous, il suffit de dire un mot de ces sortes d'affaires, pour être quitte de son devoir. Pourquoi donc ne pensez-vous pas ainsi de toutes ces choses sur lesquelles vous disputez vainement et témérairement? pourquoi y passez-vous toute votre vie? pourquoi trouvez-vous que ce genre de sujets n'est jamais épuisé ?
Je ne dis point encore ce qu'il y a de pire. Les conversations dont je parle sont celles des honnêtes gens. Mais les hommes sans principes et sans mÏurs ne savent parler que de baladins, de comédiens, de danseurs et de cochers; et par ces discours ils souillent leurs oreilles ils corrompent leur âme, ils dégradent leur nature, gâtent leurs inclinations et se prédisposent à toute sorte de vices et de crimes. Car à peine a-t-on prononcé le nom d'un danseur, qu'aussitôt son image, sa figure, son ajustement efféminé, et toute sa personne plus efféminée encore, se peint et se retrace dans l'âme. Un autre se met à parler d'une prostituée, il entretient la compagnie de ses paroles, de ses gestes, de ses yeux, de ses regards lascifs, de l'arrangement de ses cheveux, du fard, du rouge qu'elle met sur ses joues et autour de ses yeux; et par là il ressuscite et embrase le feu de la concupiscence. Mais cette description, même dans ma bouche, n'a-t-elle fait aucune impression sur vous? Avouez-le, n'en soyez pas honteux, n'en rougissez point: car c'est là un effet tout naturel, l'âme reçoit l'impression des choses qu'elle entend. Or, si moi-même vous parlant, si, debout dans l'église et bien éloignés de tous ces objets, seulement pour en entendre dire un mot, vous vous sentez émus, pensez dans quelle disposition doivent être ceux qui vont tranquillement s'asseoir au théâtre, où ils ne sont retenus par aucune crainte ni par le respect qu'éveille la vue de cette auguste assemblée, où ils voient et entendent sans rougir tout ce qui se fait et tout ce qui se dit. Et pourquoi, dira peut-être quelqu'auditeur inattentif, si cette affection de l'âme, si ce qui se passe en nous est une nécessité de la nature, n'en rejetez-vous pas le blâme sur elle, et nous en accusez-vous? C'est parce que, si la nature est responsable de l'ébranlement produit par ces discours, aller les entendre, ce n'est point le péché de la nature, c'est le péché de la volonté; de même, nécessairement, celui qui se jette dans le feu se brûle, l'infirmité de la nature le voulant ainsi mais ce n'est pas la nature qui nous jette dans le feu et cause ainsi notre perte: un tel malheur n'est imputable qu'à la corruption de notre volonté.
Voilà ce que je vous conjure de vaincre et d'amender. Prenez garde de vous jeter vous-mêmes dans le précipice, dans l'abîme, dans le brasier du vice; ne nous exposons pas aux flammes qui ont été préparées pour le diable. Je prie Dieu de nous délivrer tous de l'une et de l'autre de ces flammes, et de nous recevoir dans le sein d'Abraham, par la grâce et la miséricorde de notre Seigneur Jésus Christ, avec qui la gloire soit au Père et au saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.