HOMÉLIE 9

IL EST VENU CHEZ SOI, ET LES SIENS NE L'ONT POINT REÇU.

ANALYSE.


1. Les siens ne l'ont pas reçu. — Qui sont les siens ? — Les Juifs d'abord, qui étaient son peuple choisi, puis ceux des antres hommes qui n'ont pas cru en lui et qui lui appartiennent comme ses créatures.
2. L'incrédulité, cause de l'aveuglement des Juifs : l'orgueil, cause de leur incrédulité. — la grâce que Dieu a miséricordieusement. répandue sur les gentils ne fait aucun tort aux Juifs — Saint Paul les reprend et rabaisse leur orgueil et leur insolence. — Ils sont jaloux du salut des gentils. — L'orgueil rend toutes les vertus inutiles.

1. Si vous gardez fidèlement dans votre mémoire nos précédentes instructions, ce sera pour nous un encouragement à continuer notre tâche avec un redoublement d'ardeur, dans la certitude que nos efforts ne sont point perdus. Si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, vous aurez plus de facilité à comprendre la suite, et nous, nous aurons moins de peine, car nous serons secondés par votre zèle qui vous fera voir plus nettement ce qu'il nous reste à vous exposer. Celui qui oublie continuellement ce qu'on vient de lui enseigner, aura toujours besoin d'un maître, et ne saura jamais rien; mais celui qui retient ce qu'on lui a enseigné, et qui y ajoute ce qu'on lui enseigne de nouveau, de disciple qu'il était, deviendra bientôt maître lui-même, et se rendra utile et à soi et aux autres. Voilà le fruit que j'attends de mes discours, si je n'augure pas trop de votre zèle à venir m'écouter. Commençons donc, déposons l'argent du Seigneur dans vos âmes, comme dans un trésor très-fidèle et très-sûr, et tâchons de vous expliquer, autant que la grâce du saint Esprit nous donnera de force et de lumière, le sujet que nous nous sommes proposés de traiter aujourd'hui.
L'évangéliste, parlant des premiers temps, avait dit : «Le monde ne l'a point connu» . Maintenant il descend au temps de la prédication et il dit : «Il est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu» . Il appelle en cet endroit les siens, les Juifs, comme étant particulièrement son peuple, ou même tous les hommes, comme ayant été créés par lui. Et comme, s'étonnant de la folie de plusieurs et rougissant pour notre commune nature, il disait là que le monde, qui a été fait par lui, n'avait point connu son Créateur; de même ici sa douleur et son affliction de l'ingratitude des Juifs et de plusieurs autres, le poussant à prononcer une plus forte et plus griève accusation, il dit : «Les siens ne l'ont point reçu», quoiqu'il soit venu chez eux. Et non-seulement lui, mais encore les prophètes ont dit avec étonnement la même chose; saint Paul en a aussi marqué sa surprise.
Ecoutez d'abord la voix des prophètes parlant au nom de Jésus Christ : «Un peuple que je n'avais point connu m'a été assujetti: il a m'a obéi aussitôt qu'il a entendu ma voix. Des enfants étrangers m'ont manqué de fidélité; des enfants étrangers sont tombés dans la vieillesse; ils ont boité et n'ont plus marché et dans leurs voies» . (Ps 17,48.) Et encore: «Ceux à qui il n'a point été parlé de lui le verront, et ceux qui n'ont point ouï entendront» . Et: «J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas; je me suis fait a voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître». (Is 45,1) Saint Paul écrit aux Romains en ces termes: «Après cela, que dirons-nous, sinon qu'Israël, qui recherchait la justice, ne l'a point trouvée; mais que a ceux qui ont été choisis de Dieu l'ont trouvée?» (Rom 11,7.) Et ailleurs : «Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point venus à la loi de la justice ?» (Rom 9,30.)
C'est effectivement une chose surprenante devoir que ceux qui sont nourris dans la doctrine des prophètes, à qui on lit tous les jours Moïse, qui parle en mille endroits de l'avènement de Jésus Christ, et les prophètes de l'époque postérieure; que ceux qui ont vu Jésus Christ même opérant continuellement des miracles, ne demeurant et ne conversant qu'avec eux, et ne permettant point encore alors à ses disciples d'aller vers les gentils, ni d'entrer dans les villes des Samaritains (Mt 10,5), ce qu'il ne faisait pas lui-même; mais qui leur disait souvent qu'il n'avait été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël (Mt 15,24) : il y a, dis-je, de quoi s'étonner, qu'après tant de miracles opérés en leur faveur, les Juifs, à qui on lisait tous les jours les prophètes, et qui ont entendu les continuelles prédications de Jésus Christ même, se soient rendus si aveugles et si sourds, qu'aucune de ces preuves n'ait pu les amener à croire en Jésus Christ.
Les gentils, au contraire, privés de tous ces avantages, n'avaient aucunement ouï parler des divins oracles: il ne s'en était pas même présenté à eux la moindre idée en songe, mais des fables insensées (car c'est ainsi que j'appelle la philosophie des païens), occupaient tout leur temps et faisaient toute leur science; uniquement appliqués et livrés aux rêveries des poètes, ils s'étaient attachés au culte des idoles de bois et de pierre; et, soit sur le dogme, soit sur la morale, ils n'avaient nulle idée bonne ou saine : leur vie était encore plus impure et plus criminelle que leur doctrine. Et, en effet, pouvait-on attendre autre chose de gens qui voyaient leurs dieux se plaire aux crimes les plus infâmes; des dieux dont le culte ne consistait qu'en des paroles obscènes et des actions encore plus obscènes et plus impudiques, et qui se trouvaient par là fêtés et honorés; des dieux auxquels on rendait hommage par des meurtres abominables et des massacres d'enfants, en quoi leurs adorateurs ne faisaient que suivre leur exemple.
Ces hommes, toutefois, qui étaient ainsi tombés dans l'abîme même de la corruption et de la méchanceté, en ont été tout à coup retirés comme par une espèce de ressort et de machine, et se sont montrés à nous du haut des cieux dans tout l'éclat de la gloire.
Mais comment et par quelle voie ce prodige est-il arrivé ? Saint Paul nous l'apprend, écoutez-le, car ce bienheureux apôtre n'a pas cessé de chercher soigneusement la cause de cet événement extraordinaire jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée pour nous la découvrir ensuite. Quelle est-elle, et d'où venait aux Juifs un si grand aveuglement? Apprenez-le de celui à qui avait été confié le ministère de la prédication.
Que dit donc saint Paul pour dissiper le doute où plusieurs étaient? Les Juifs, dit-il, «ne connaissant point la justice qui vient de Dieu, et s'efforçant d'établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu pour recevoir cette justice qui vient de lui» . (Rom 10,3.) Voilà l'origine de leur malheur. L'Apôtre l'explique encore ailleurs en d'autres termes : «Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi; et que les Israélites, au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à la loi de la justice ?» Dites-nous, grand apôtre, quelle en est la raison ? «C'est parce qu'ils ne l'ont point recherchée par la foi, car ils se sont heurtés contre la pierre d'achoppement» (Rom 9,30-32); c'est-à-dire leur incrédulité a été la cause de leurs maux, et c'est de leur orgueil qu'est née leur incrédulité.
Les Juifs, qui avaient auparavant de grands avantages sur les gentils, comme d'avoir reçu la loi, de connaître Dieu, et bien d'autres que Saint Paul rapporte (Voyez les chap. II, III, IX, X, XI, de saint Paul aux Romains.), voyant qu'après l'avènement de Jésus Christ les gentils qui avaient été appelés à la foi jouissaient également avec eux des mêmes honneurs et des mêmes prérogatives; qu'après avoir embrassé la foi il n'y avait nulle différence, nulle distinction entre le circoncis et l'incirconcis, passèrent de l'orgueil à la jalousie, et ne purent souffrir cette immense et ineffable miséricorde du Seigneur : ce qui ne venait que de leur orgueilleuse insolence, de leur méchanceté et de leur égoïsme.
2. Mais, ô les plus insensés de tous les hommes ! quel tort Dieu vous a-t-il fait en étendant sa divine providence sur les autres nations? la. participation des autres à la même grâce et aux mêmes bienfaits a-t-elle diminué vos biens? mais la malignité est aveugle, et elle se rend difficilement compte de ce qu'il convient de faire. Les Juifs donc, aigris. et irrites de voir que d'autres allaient participer à leur liberté, ont eu la rage de se plonger eux-mêmes le poignard dans le sein, et par là ils se sont exclus, comme de juste, de la miséricorde de Dieu. Jésus Christ leur dit: «Mon ami, je ne vous fais point de tort; pour moi je veux donner à ceux-ci autant qu'à vous» . (Mt 20,13-14.) Mais disons. plutôt qu'ils ne méritent pas même qu'on leur tienne ce langage. Celui à qui il s'adresse, s'il souffrait avec peine, s'il se plaignait que son maître donnât une pareille récompense à ses compagnons, pouvait du moins représenter ses peines, ses sueurs; qu'il avait travaillé tout le long du jour, et qu'il avait porté 1e poids de la chaleur; mais ceux-ci, qu'ont-ils à dire? que peuvent-ils alléguer? certainement, rien de semblable. Ils n'ont en eux que lâcheté, qu'intempérance et mille autres vices dont les prophètes, les accusaient et leur faisaient des reproches continuels, et, par ces vices, ils n'offensaient pas moins Dieu que les gentils. Saint Paul le déclare quand il dit: «Car il n'y a nulle différence entre le juif et le gentil, parce que tous ont péché et ont besoin, de la gloire de Dieu, étant justifiés gratuitement par sa grâce» . (Rois. 3,22-24.)
L'apôtre traite pleinement ce sujet dans cet épître, et le fait d'une manière très-utile et très-prudente. Au commencement il montre qu'ils ont mérité même d'être plus sévèrement punis que les. gentils. «Car», dit-il, «tous ceux qui ont péché étant sous la Loi, seront jugés par la Loi (Rom 2,12), c'est-à-dire, avec plus de rigueur, parce qu'outre -la nature, ils auront aussi la Loi pour accusatrice : et non-seulement pour cela, mais encore pour avoir été cause que les nations ont blasphémé Dieu : «Car», dit l'Ecriture, «vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations» . (Is. 52,5; Rom 2,24.)
La vocation des gentils était donc ce qui irritait le plus les Juifs. Car les fidèles circoncis en étaient eux-mêmes frappés d'étonnement c'est pourquoi, lorsque saint Pierre fut de retour de Césarée à Jérusalem, ils lui firent des reproches et des plaintes d'avoir été chez des hommes incirconcis, et d'avoir mangé avec eux. (Ac 11,3 et suiv.) Et après qu'il leur eût appris qu'il n'avait rien fait que par l'ordre de Dieu,,ils s'étonnaient encore de voir (lue la grâce du Saint Esprit se répandait aussi sur les gentils (Ac 10,45) : en quoi ils montraient visiblement qu'ils ne s'y étaient jamais attendus. Saint Paul sachant donc bien que c'était là ce: qui les piquait et les chagrinait le plus, ne perd aucune occasion de réprimer leur orgueil et de rabaisser leur hauteur et leur insolence.
Voyez, mes frères, comment il s'y prend après avoir disputé contre les gentils, avoir montré qu'ils étaient tout à fait inexcusables, qu'ils n'avaient nulle espérance de salut, et leur avoir vivement reproché leurs erreurs et leurs dissolutions, il adresse la parole aux Juifs il raconte d'abord ce que le prophète avait dit d'eux, qu'ils étaient méchants, fourbes, trompeurs, qu'ils étaient tous devenus inutiles, que nul d'eux ne cherchait Dieu, -mais que tous s'étaient détournés de la droite voie (Ps 13,3-5, et 52, 3-4), et bien d'antres choses semblables, à quoi il ajoute : «Or, nous, savons que toutes les paroles de la Loi s'adressent à ceux qui sont sous la Loi, afin que toute bouche soit,fermée, et que tout le monde se reconnaisse condamnable devant DieuÉ Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu» . (Rom 3,19-23.) De quoi donc, ô Juifs ! pouvez-vous vous glorifier ? d'où vous vient tant d'orgueil ? On vous a aussi fermé la bouche, votre confiance vous est ôtée, vous êtes condamnables avec tout le monde, et vous avez besoin, comme les autres, d'être justifiés gratuitement.
Et certes, quand même vous auriez toujours bien vécu, quand même vous auriez sujet d'avoir une grande confiance en Dieu, vous n'auriez jamais dû porter envie à ceux à qui le Seigneur, par sa bonté, a bien voulu faire miséricorde et accorder la grâce du salut. Car c'est le fait d'une extrême méchanceté de ne pouvoir souffrir qu'on fasse du bien aux autres, et principalement quand il ne vous en revient aucun mal. Encore, si le salut d'autrui vous faisait tort, vos plaintes seraient excusables, bien que peu dignes d'hommes instruits dans la sagesse; mais si le malheur d'autrui n'augmente pas votre récompense, et si son bonheur ne diminue point le vôtre, pourquoi volis affliger qu'un autre ait recule salut gratuitement ? Il fallait donc, comme je l'ai dit, quand même votre vie aurait été irréprochable, ne vous pas chagriner que Dieu ait étendu la grâce du salut sur les gentils. Mais vous-mêmes étant coupables des mêmes péchés et ayant également offensé le Seigneur, que vous ne puissiez supporter qu'il fasse du bien aux autres, que vous vous vantiez d'avoir seuls droit à la grâce, ce n'est point là seulement une marque d'orgueil et d'envie, c'est encore une si grande et si extrême folie, qu'elle vous vend dignes des supplices les plus rigoureux. Car vous avez planté l'orgueil dans votre cÏur, et l'orgueil est la racine de tous les maux.
Voilà pourquoi un Sage disait : «Le principe de tout péché, est l'orgueil» (Ec 10,15), c'est-à-dire, l'orgueil est la racine, la source et le père dé tout péché. C'est l'orgueil qui a fait déchoir le premier homme de sa félicité primitive. Le diable par qui il fut trompé, c'est l'orgueil encore qui l'avait fait tomber lui-même de la sublime dignité où il était élevé : il le savait bien, ce malin esprit, que ce péché avait la force de chasser du ciel même ceux qui en sont atteints : aussi prit-il cette voie pour dépouiller Adam de tous ses honneurs. C'est en enflant son cÏur dé l'orgueilleuse espérance de devenir égal à Dieu, qu'il 1'a abattu, et l'a précipité au fond de la terre. Rien n'est en effet plus capable d'éloigner de nous la miséricorde de Dieu, et de nous livrer au feu de l'enfer que la tyrannie de l'orgueil. Quand elle possède notre cÏur, toute notre vie devient impure : fussions-nous chastes et vierges : fussions-nous adonnés au jeûne, à la prière, à l'aumône et aux plus saintes pratiques : «Tout homme», dit l'Ecriture, «qui a le cÏur superbe, est souillé devant le Seigneur». (Pro 16,5)
Réprimons donc, mes chers frères, réprimons cette élévation, cette enflure du cÏur, si nous voulons être purs et échapper au supplice qui a été préparé pour le diable. Ecoutez ce que dit saint Paul, et vous apprendrez que l'orgueilleux sera condamné au même supplice que le diable : «Que ce ne soit point un néophyte», dit-il, «de peur que, s'élevant d'orgueil, il ne tombe dans le jugement et dans le piège du diable» . (I Tim. 3,6-7.) Que veut dire le saint apôtre parle mot de «jugement ?» il veut dire : la même condamnation, le même supplice.
Mais comment éviterez-vous ce malheur? vous l'éviterez, si vous réfléchissez en vous-même sur votre nature, sur la multitude de vos péchés, sur la grandeur des tourments si vous considérez combien est fragile et périssable ce qui paraît brillant en ce monde, et que tout cela se flétrit plus vite que l'herbe et les fleurs du printemps. Non, le diable, quelque effort qu'il fasse, ne pourra pas facilement enfler nos cÏurs d'orgueil, ni nous prendre en trahison, si nous nous occupons souvent de ces pensées, et si nous nous rappelons continuellement le souvenir des hommes les plus distingués par leurs vertus. Que le Dieu des humbles, le bon Dieu, le Dieu clément, nous donne et à vous et à moi un cÏur contrit et humilié ! Par là tout le reste nous deviendra facile pour la gloire de notre Seigneur Jésus Christ, par qui,et avec qui gloire au Père et au saint Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.