HOMÉLIE DE SAINT JEAN CHRYSOSTOME

(prononcée la quatrième semaine de la sainte Quarantaine)

 

1. Avec quelles délices nous contemplons les flots de cette mer spirituelle qui se déroule sous nos yeux; et combien ces délices surpassent celles que cause la contemplation des flots de l'Océan. Ceux-ci sont soulevés par la violence aveugle des vents, ceux-là par le désir de la parole sainte. Ceux-ci, dès qu'ils s'amoncellent, jettent le nautonier dans de cruelles angoisses; ceux-là n'apparaissent que pour remplir l'âme de l'orateur d'une douce confiance. Les uns sont l'indice d'une mer agitée, les autres d'une âme heureuse. Les uns viennent se briser contre les rochers avec un bruit sourd; les autres en se heurtant contre la parole doctrinale, retentissent de bruits harmonieux. Lorsque le souffle du zéphyr se lève sur les moissons, et balance mollement leur ondoyante chevelure, on croirait entendre sur la terre le murmure des flots. Mais que sont ces moissons rustiques comparées aux moissons spirituelles ? Ici, ce n'est pas le souffle du zéphyr, c'est l'esprit lui-même qui ranime et réchauffe vos âmes, et qui les remplit et les embrase de ce feu dont le Christ parlait en ces termes : "Je suis venu apporter le feu sur la terre; et que désiré-Je sinon qu'il se répande ?" (Luc 12,49).

Puisque tant de flambeaux, qui doivent à la crainte du Christ leur lumière, s'offrent à nos regards, essayons de les alimenter de l'huile de la vérité afin que nous puissions jouir plus longtemps de leur éclat. Au surplus le temps consacré au jeûne s'avance vers sa fin; nous avons déjà atteint le milieu de la carrière, et nous nous rapprochons à chaque instant du terme. De même que celui qui a mis la main à l'oeuvre en a fait pour ainsi parler la moitié, de même celui qui en a fait la moitié, en saisit en quelque sorte la fin. Le temps donc s'écoule, et notre nacelle aperçoit d'ici le port. Mais le plus important n'est pas d'arriver au port; c'est de ne pas y arriver les mains vides. Je vous en prie et je vous en conjure, examinez tous dans le secret de votre conscience le bénéfice que vous avez retiré du jeûner si vous trouvez ce bénéfice considérable, tâchez de l'augmenter encore; si vous n'avez, au contraire, rien amassé, mettez à profit le temps qui vous reste pour remédier à votre indigence. Tant que durera le temps de ce négoce mystique, redoublons d'efforts pour accroître nos profits, de crainte que nous n'ayons à nous retirer les mains vides, et qu'après avoir enduré les austérités du jeûne nous n'en perdions la récompense.

Il peut arriver, sachez-le bien, que l'on endure les austérités du jeûne sans en recueillir le prix. Comment cela ? Lorsque, renonçant à la nourriture, nous ne renonçons pas au péché; lorsque, ne touchant pas aux viandes, nous dévorons le patrimoine des pauvres; lorsque, évitant les fumées du vin, nous nous livrons à l'ivresse des désirs mauvais; lorsque, nous abstenant tout le jour d'aliments, nous employons ce même jour à regarder des scènes impudiques.

Oui, nous avons la peine du jeûne sans en avoir le mérite, lorsque nous montons sur les degrés impurs des théâtres. Ce n'est pas vous que mes paroles atteignent en ce moment; je sais que l'on ne saurait vous accuser de ce crime. Excusez la douleur, car telle est sa conduite habituelle, si en l'absence des personnes qui en sont les auteurs, elle se répand avec amertume sur les personnes présentes. Et quel mérite auraient-ils à jeûner les fidèles qui fréquentent des théâtres de prévarication, des écoles où l'on enseigne ouvertement la débauche, des gymnases publics de luxure, et qui viennent s'asseoir là où trône la contagion elle-même ? Car on peut

appeler, sans exagération aucune, trône de pestilence, gymnase d'impudicité, école de luxure, antre de toutes les impuretés, ces théâtres détestables, ces lieux qu'infectent toute sorte de maux, cette fournaise babylonienne. Quand il a entraîné les habitants d'une ville au théâtre, comme dans une fournaise, le démon se met à attiser le feu, non en se servant de sarments comme le faisait un roi barbare, de naphte, d'étoupes et de poix, mais à l'aide de matériaux bien plus redoutables, d'impudiques regards, de paroles obscènes, d'attitudes provocantes, et de chants qui respirent l'iniquité. Des mains barbares avaient allumé la fournaise de Babylone; les pensées de personnes encore plus insensées allument celle-ci. Les flammes de l'une ne dévoraient que le corps; les flammes de l'autre, beaucoup plus redoutables, dévorent aussi les âmes. Ce qu'il y a de plus terrible, c'est que les victimes ne s'aperçoivent pas de leurs blessures; car si elles s'en apercevaient, elles ne riraient pas si aisément de toutes ces choses. C'est un bien fâcheux état que celui du malade qui ne se doute même pas de la présence de la maladie : il n'est pas moins fâcheux l'état de celui qui ne sent même pas l'affreux et déplorable incendie dont il est la proie.

Quelle sera encore, je vous le demande, l'utilité du jeûne, si en refusant à votre corps une nourriture légitime, vous accordez à votre âme une nourriture défendue ? si vous passez la journée à regarder assis la nature humaine donnée ignominieusement en spectacle, des femmes plongées dans le vice, et des hommes en qui sont réunis tous les vices de leurs semblables, jouant des scènes où l'on célèbre l'adultère ? Ils offrent, en effet, à vos yeux l'adultère et l'impudicité; ils font retentir à vos oreilles des blasphèmes, afin que le mal se glisse à la fois par les yeux et par les oreilles dans votre âme. Ils contrefont les infortunes d'autrui; d'où leur est venu le nom qui les flétrit. Mais quel avantage retirerez-vous du jeûne, si vous donnez à votre âme une pareille nourriture ? De quels yeux regarderez-vous votre épouse, au sortir de ce spectacle ? De quels yeux regarderez-vous votre fils, de quels yeux votre ami, de quels yeux votre esclave ? Il vous faut nécessairement ou bien parler de ces hideux sujets, ce qui vous déshonore, ou bien garder le silence, ce qui vous couvre de confusion. Vous n'en serez pas réduits là, au sortir de notre assemblée. Rentrez chez vous, vous pourrez parler en toute liberté de ce que vous avez entendu, des oracles des prophètes, des enseignements des apôtres, des commandements du Seigneur; vous pourrez, en un mot, déployer le tableau de toutes les vertus; récits par lesquels vous rendrez votre épouse plus modeste, vos enfants plus sensés, vos esclaves plus soumis, votre ami plus dévoué, et peut-être déterminerez-vous votre ennemi à déposer sa haine.

2. Voyez-vous comment les enseignements que vous puisez ici sont de tout point salutaires, et ceux que vous recevez là-bas de tout point désastreux ? Quels seront les avantages de votre jeûne si, tout en jeûnant corporellement, vous livrez vos yeux à l'adultère ? Il n'est pas nécessaire pour se rendre coupable de ce crime, de le commettre physiquement; il suffit pour cela d'un regard impudique. Quel avantage, je le répète, retirez-vous de vos jeûnes, si vous passez de l'une de ces choses à l'autre ? L'une corrige, l'autre corrompt; l'une apporte au mal son remède, l'autre pose la cause du mal; l'une éteint les ardeurs de la flamme, l'autre ranime le feu de la concupiscence. "Une personne qui édifie et une autre qui renverse, qu'ont-elles gagné sinon des fatigues " (Ec 34,28). N'allons donc pas d'un côté et de l'autre; ne nous occupons que d'une seule chose afin de recueillir le fruit de nos efforts, au lieu de travailler inutilement, sans résultat, et pour notre condamnation. Lors même que plusieurs personnes seraient employées à bâtir, si une seule se met à détruire, elle viendra à bout, tant sa tâche est facile, des efforts réunis des ouvriers. Il est honteux de voir les jeunes gens et les vieillards se précipiter également dans ces écarts. Et plût à Dieu que le mal se bornât à la honte, quoiqu'il paraisse encore insupportable à un caractère généreux, quoique l'ignominie et la honte soient. Le dernier des outrages pour un homme de coeur ! Mais le mal ne se borne pas ici à la honte; il entraîne avec lui une vengeance terrible et un châtiment imminent.

Car, enfin, il est impossible que les fidèles qui fréquentent ces spectacles ne se rendent pas coupables d'adultère, sinon en commettant ce crime, du moins par leurs regards audacieux. Et qu'il en soit ainsi, je ne l'affirmerai pas de moi-même, de crainte que vous ne repoussiez mes raisons, mais je vous le prouverai par la loi divine que nul ne saurait repousser. Que dit donc la parole de Dieu ? "Vous savez que l'on a dit à vos pères : Vous ne commettrez pas d'adultère. Et Moi Je vous dis : Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence, a déjà commis l'adultère dans son coeur." (Ex 20,14; Mt 5,27-28). Voyez-vous l'adultère caractérisé ? Voyez-vous le péché consommé ? Et, ce qu'il y a de plus effrayant, voyez-vous le coupable obligé de rendre compte de son crime non devant le tribunal d'un homme, mais devant le tribunal de Dieu, devant ce tribunal dont les châtiments sont éternels ? "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence, a déjà commis l'adultère dans son coeur. " Ce n'est pas le mal simplement que le Seigneur attaque, mais la racine même du mal. La racine de l'adultère étant une concupiscence effrénée, il frappe, avec l'adultère, la concupiscence dont ce péché tire son origine. Les médecins ne se contentent pas de combattre la maladie; ils tâchent d'en détruire les causes : ont-ils à guérir un oeil malade, ils détournent du côté des tempes l'humeur maligne qui s'est formée à la partie supérieure. Telle est la façon d'agir de Jésus Christ. Comme l'adultère est une véritable cécité, une ophtalmie qui affecte non plus le corps, mais l'âme, Il cherche à refouler par la crainte de la loi, les flots de la concupiscence, et en conséquence, Il punit la concupiscence au même degré que l'adultère. "Il a déjà commis l'adultère dans son coeur. " Le coeur une fois corrompu, qu'adviendra-t-il du reste du corps ? Dans les plantes et dans les arbres, dès que nous voyons le coeur rongé, nous renonçons à faire usage des autres parties. De même, lorsque le coeur de l'homme est mortellement frappé, peu importe la santé des autres membres. Le conducteur du char périt; il est jeté à bas et mis en lambeaux; c'est vainement que les chevaux poursuivent leur course.

Sans doute l'observation de la loi est laborieuse; sans doute le poids en est lourd; mais aussi à nos yeux brille une magnifique couronne. C'est la condition des choses laborieuses, de mener à de belles récompenses. Ne vous arrêtez pas à la peine; considérez la récompense qui vous attend, comme vous le faites polir les choses de la vie. Si vous envisagez la peine attachée à la pratique des bonnes oeuvres, vous y verrez un fardeau trop pesant pour être soulevé : si vous pensez à la récompense qui vous est offerte, le fardeau vous semblera léger. Le nautonier ne mènerait jamais sa barque hors du port, s'il ne considérait que la mer; mais parce qu'il pense beaucoup plus à la richesse qu'aux flots, il ne craint pas de braver l'immensité de l'Océan. Ne présentez au soldat d'autre perspective que celle des blessures et du carnage, jamais il ne revêtira la cuirasse : parlez-lui au contraire avant tout de victoires et de triomphes, et il volera aux combats comme il volerait à une fête. Les choses naturellement pénibles deviennent aisées dès que, au lieu de songer à la difficulté, on songe aux avantages qui en sont le prix. Désirez-vous savoir comment s'opère ce prodige, écoutez Paul s'écrier : "Les tribulations si courtes et si légères de notre vie, produiront en nous le poids éternel d'une sublime et incomparable gloire." (II Cor 4,17). N'est-ce pas là une énigme véritable ? S'il s'agit de tribulations, comment seraient-elles légères ? S'il s'agit de choses légères, comment ces choses seraient-elles des tribulations ? N'y a-t-il pas une contradiction manifeste ? Mais l'énigme disparaît, car les paroles suivantes de l'apôtre indiquent ce qui rend les tribulations si légères. Et comment cela ? "Parce que nous ne nous arrêtons pas à contempler les choses visibles." (Ibid., 28). On nous présente la couronne, et le péril du combat disparaît : on nous montre la récompense, et les sueurs ne nous coûtent plus rien. Maintenant, vous verrez une femme au visage éblouissant, à la brillante ceinture; la concupiscence vous fera sentir son aiguillon, votre âme sera séduite par ce regard; regardez la couronne qui est au-dessus de vos têtes, et vous n'aurez rien à souffrir de ce dangereux spectacle. Vous avez vu l'esclave ? pensez au Maître, et le mal s'apaisera sans retour. Si des enfants sous la discipline de leur gouverneur, au lieu d'errer oisifs çà et là, s'occupent à de continuelles études, ne devrez-vous pas avec beaucoup plus de raison être à l'abri de ces périls, si vous soumettez toutes vos pensées à la discipline du Christ ? "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence, a déjà commis l'adultère dans son coeur." C'est toujours avec délices que je relis les paroles de la loi. Que ne puis-je vous en entretenir le jour entier, ou plutôt que ne puis-je en entretenir les fidèles qui s'abandonnent au péché. Et à vous aussi, je voudrais les répéter; car vous n'en deviendriez que plus fermes, et ceux que la maladie tourmente encore n'en recouvreraient que plus rapidement la santé. "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence,a déjà commis l'adultère dans son coeur."

3. C'est assez de la simple lecture de ces mots pour extirper l'ulcère du péché. Pardonnez-moi cependant : j'essaie de guérir vos blessures, et celui qui exerce cet art se voit dans la nécessité d'appliquer des médecines amères. Mais plus volontiers vous souffrirez mon langage, plus vite disparaîtra le principe de votre mal. De même que le feu dépouille d'autant mieux l'or de ses scories qu'il le pénètre davantage, de même vous serez d'autant plus affranchis du péché d'impureté que ces paroles enfonceront davantage la crainte dans votre âme. Éprouvons-la donc ici-bas par cette flamme, à savoir, par la parole de la vérité, pour qu'elle ne soit pas obligée de subir l'épreuve du feu de l'enfer. Si notre âme quitte la terre, déjà purifiée, elle n'aura rien à redouter de ce feu : si elle quitte la terre, chargée de péchés, ce feu sera son partage. "Quelle a été l'oeuvre de chacun de nous, le feu en ce jour le montrera," dit saint Paul, (I Cor 3,13). Livrons-nous donc maintenant à une épreuve exempte de souffrance, pour n'avoir pas à passer par l'épreuve de la souffrance.

Quoique vous disiez, observera-t-on, l'accomplissement de la loi demeure toujours difficile. &emdash; Que signifie cela ? Est-ce que Dieu nous ordonnerait l'impossible ? évidemment non. Alors taisez-vous, et n'accusez pas le Seigneur. Loin d'atténuer ainsi vos fautes, vous ajoutez à ces fautes une faute encore plus grave. C'est un usage chez beaucoup de pécheurs d'accuser leur propre Maître. Écoutez plutôt : le serviteur à qui cinq talents avaient été confiés en apporta cinq autres; celui à qui deux talents avaient été confiés en apporta deux autres; celui à qui on n'en avait confié qu'un, s'approche à son tour, et n'ayant pas d'autre talent à montrer, il y supplée par une accusation. Que va-t-il dire ? "Je savais que vous étiez sévère." (Mt 25,24). Serviteur impudent ! Quoi non content de pécher vous osez élever la voix contre votre Maître. "Vous moissonnez, poursuit-il, où vous n'avez pas serré, et vous enlevez ce que vous n'avez pas donné." (Luc. 19,21). C'est ainsi que les hommes dont les jours sont vides de bonnes oeuvres, mettent le comble à leurs iniquités en s'attaquant à Dieu même.

N'allez donc pas accuser votre Créateur : Il ne vous a rien ordonné d'impossible. En désirez-vous une preuve ? Combien de fidèles qui vont même au delà des commandements ! or, si ces commandements enjoignaient l'impossible, personne n'aurait possédé assez d'énergie pour aller au delà. Nulle part le Seigneur n'a imposé la virginité, et néanmoins bien des chrétiens la conservent. Nulle part, il n'a défendu la possession des richesses, et néanmoins bien des chrétiens se dépouillent spontanément de leur fortune. Ce sont ces faits qui établissent invinciblement la facilité extrême des commandements auxquels nous sommes soumis, car jamais on n'eût fait ce qu'ils n'imposent pas, s'ils n'étaient eux-mêmes d'une observance aisée. Dieu, disions-nous, n'a imposé nulle part la virginité. Imposer la virginité c'eût été courber les hommes, même contre leur gré, sous le joug de cette loi : se borner au conseil, c'est au contraire laisser à l'auditeur le droit de disposer de sa propre volonté. De là ces paroles de saint Paul : "Touchant la virginité, je n'ai pas reçu de commandements du Seigneur; j'en donnerai seulement le conseil." (I Cor 7,25). Ce n'est donc pas un commandement, mais uniquement un conseil; on n'impose donc pas, mais simplement on exhorte. La différence est grande; car, dans le premier cas, on perd sa liberté; dans le second, on la possède tout entière. "Je ne commande pas, dit l'Apôtre, pour ne pas vous accabler; je vous offre mes exhortations et mes conseils, afin de vous attirer." De son côté, le Christ n'a pas dit non plus : "Vous garderez tous la virginité." S'il eût ordonné à tous ses disciples de garder la virginité, et s'il eût fait de cet article une loi et un commandement formels, celui qui aurait obéi à la loi n'aurait pas eu le même mérite, et celui qui s'en serait écarté se fut exposé aux rigueurs de la divine justice.

Voilà l'indulgence de notre législateur envers nous; voilà sa sollicitude pour notre salut. Ne pouvait-il pas à la rigueur nous imposer ce précepte et dire : "Ceux qui garderont la virginité seront honorés; ceux qui; ne la garderont pas seront punis." Mais il eût accablé notre faible nature, et il voulait la ménager. Il a laissé hors du stade la virginité, et il en a fait le sujet d'une plus noble émulation, afin qu'en la conservant fidèlement, nous témoignions de notre grandeur d'âme, et qu'en ne la conservant pas, nous eussions lieu de compter sur l'indulgence du Seigneur. Il n'a pas fait non plus de la pauvreté un précepte, et il ne s'est pas borné à dire : "Vendez ce que vous possédez; " mais il a ajouté : "Si vous voulez être parfaits, allez et vendez ce que vous possédez." (Mt 19,21). Cela dépend de votre bon vouloir; vous êtes le maître de vos résolutions. Je ne vous oblige pas à le faire, je ne vous en impose pas le fardeau. De même que si vous suivez mon conseil, je vous récompenserai magnifiquement; si vous ne le suivez pas, je me garderai de vous en punir. Les sacrifices auxquels un précepte nous astreint n'auront pas une récompense aussi brillante. Mais ceux auxquels on se résout dans la plénitude de sa liberté, nous préparent de splendides couronnes. C'est Paul lui-même qui nous l'assure. "Si j'annonce l'Évangile, dit-il, je n'ai pas lieu de m'en glorifier." Pourquoi cela ? "C'est pour moi une nécessité de le faire. Malheur à moi si je ne prêchais pas l'Évangile !" (1 Cor 9,17). Vous voyez par vous-mêmes que l'observation des lois civiles ne confère pas de droit à une récompense : les observer est une nécessité, car celui qui les viole s'expose aux supplices et aux châtiments. "Malheur à moi, si je ne prêchais pas l'Évangile !" Telle n'est plus la condition des oeuvres qu'on embrasse de son propre mouvement. "D'où me viendra donc la récompense ? poursuit l'Apôtre. Elle viendra de ce que, prêchant l'Évangile, je l'annoncerai gratuitement, sans user du droit que je pourrais invoquer." (1 Cor 9,18). Dans le premier cas, il obéit à la loi, et c'est pour cela qu'il s'attend à une récompense de peu de valeur : dans le second, il suit l'impulsion de son coeur, et c'est pour cela qu'il compte sur une récompense abondante.

4. Le but de toutes ces réflexions est de montrer que la loi divine n'est point un insupportable fardeau, et que l'accomplissement n'en est ni pénible, ni surtout impossible. Montrons l'évidence de cette vérité en nous servant des paroles du Sauveur, que nous rappelions tout à l'heure. "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence, a déjà commis l'adultère en son coeur." (Mt 5,28). Prévoyant qu'on ne manquerait pas à insister sur la difficulté de la loi, le Christ, au lieu de l'énoncer simplement et de la présenter isolée, la rapproche des anciennes, afin que ce rapprochement mette en lumière la facilité et le caractère aimable de la loi nouvelle. Un peu d'attention, et vous le comprendrez aisément. Le divin Maître ne s'est pas borné à tenir ce langage : "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence a déjà commis l'adultère en son coeur." Prêtez ici une oreille attentive : Il avait évoqué d'abord le souvenir de l'ancienne loi.

"Vous savez qu'il a été dit à vos pères : Vous ne commettrez pas d'adultère. Et moi Je vous dis : Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence a déjà commis un adultère en son coeur." (Ex 20,14; Mt 5,28). Voyez-vous les deux lois : la loi ancienne et la loi nouvelle, la loi de Moïse et la loi du Christ, ou plutôt les deux lois successivement promulguées par le Fils de Dieu, puisque Moïse pour la première n'avait été que son ministre. Et comment appert-il que Jésus-Christ est l'auteur de la loi mosaïque ? Je n'invoque le témoignage ni de Jean, ni d'aucun apôtre. Étant ici aux prises avec les Juifs, je m'appuierai sur les prophètes auxquels ils accordent leur foi, et je leur montrerai que l'ancienne et la nouvelle loi sont d'un seul législateur.

Que dit Jérémie à ce sujet ? "Je vous donnerai un testament nouveau. (Jer 31,31). Entendez-vous le nom du nouveau testament prononcé dans l'ancien ? L'entendez-vous retentir avec éclat ce nom, à une distance aussi reculée ? "Je vous donnerai un testament nouveau." Mais d'où savons-nous qu'il a donné autrefois un testament ? C'est que ces paroles, "Je vous donnerai un testament nouveau," il les fait suivre de celles-ci :

"Non comme le testament que j'ai donné à vos pères." (Ibid., 32).

Soit : cependant la question n'est pas entièrement éclaircie; il nous faut rassembler toutes les difficultés, les étendre, afin de dégager notre doctrine de tout ce qui serait capable de l'obscurité, afin d'enlever à d'audacieux adversaires tout motif de résistance.

"Je vous donnerai un testament nouveau, non comme le testament que j'ai donné à vos pères." Le Seigneur donne un testament à Noé, après le déluge. Le souvenir de ce cataclysme aurait pu nous faire craindre, en voyant que la pluie ne cessait pas de tomber, une ruine générale. Pour nous affranchir de ces frayeurs, Dieu dit à Noé : "Je ferai une alliance avec toi et avec tout ce qui respire." (Gen 9,9). À Abraham Il donna le testament de la circoncision. Enfin, il donna par le ministère de Moïse le testament que tout le monde connaît, "Je vous donnerai un testament nouveau, non comme le testament que j'ai donné à vos pères." Et de quels pères parlez-vous, saint prophète ? Noé est notre père; Abraham aussi est notre père : duquel des deux s'agit-il ? car si vous ne désignez pas les personnes, vous jetez la confusion dans nos esprits. En ce moment-ci faites bien attention, "Non comme le testament que J'ai donné à vos pères." De crainte que vous ne croyiez qu'il parle du testament donné à Noé, ou du testament donné à Abraham, Il ne perd pas de vue l'époque à laquelle ces testaments ont été donnés. En effet, après ces paroles : "Je vous donnerai un testament nouveau, non comme le testament que J'ai donné à vos pères," Il précise le temps de ce dernier : "Au jour où Je les ai menés par la main pour les conduire hors de la terre d'Egypte." Quelle clarté résulte de la dénomination du temps ! Maintenant, un Juif lui-même n'oserait prétendre le contraire. Songez à l'époque désignée, et fixez la loi dont il s'agit. "Au jour où Je les ai menés par la main et où Je les ai conduits hors de la terre d'Egypte." Pour nous montrer sa Tendresse paternelle, Il ne les fit pas sortir de l'Egypte comme des esclaves; c'est un père qui prend par la main son fils d'un sang noble et libre, et qui le rend à la liberté.

Serez-vous convaincus, après cela, de l'origine identique des deux testaments ? Puisque nous n'avons plus d'attaque sur ce point à redouter, je vais vous prouver la même vérité à l'aide du Nouveau Testament, et vous démontrer ainsi la parfaite harmonie de l'un et de l'autre. Je vous ai cité une prophétie orale; je vais vous entretenir d'une prophétie figurative; mais, comme vous n'avez peut-être pas une idée claire de la prophétie orale et de la prophétie figurative, je vous expliquerai brièvement en quoi elles consistent. La prophétie figurative est celle qui se sert des choses pour annoncer l'avenir; la prophétie orale est celle qui se sert de paroles.

Ainsi la prophétie persuade les sages par des paroles, et frappe en même temps les ignorants par des images sensibles. Or, comme un grand prodige devait s'accomplir; comme un Dieu devait se revêtir d'une chair; que notre terre devait être transformée en ciel, et notre nature élevée en dignité jusqu'à la nature des anges; comme d'ailleurs les biens à venir étaient des biens supérieurs à notre attente et à nos espérances; de peur que l'accomplissement soudain de ces merveilles inconnues ne jetât le trouble dans l'esprit de ceux qui en seraient les témoins ou en apprendraient la réalisation, le Seigneur les annonça dès longtemps en se servant de figures et de paroles, accoutumant ainsi nos yeux et nos oreilles à ce mystère, et préparant les voies de son avènement. Ce sont là précisément les deux espèces de prophéties dont nous vous parlions, la prophétie figurative et la prophétie orale, l'une qui se dit par des choses, et l'autre par des paroles. Voulez-vous un exemple de l'une et de l'autre de ces prophéties, touchant un même objet ? "Il a été conduit au lieu du sacrifice, comme une brebis, et il a été comme un agneau devant celui qui le tond." (Is 53,7). Voilà une prophétie orale. Abraham emmène Isaac, et apercevant un bélier retenu par ses cornes dans les buissons, il l'offre en sacrifice; voilà une prophétie figurative du sacrifice de notre salut.

5. Comme je le disais il n'y a qu'un instant, voulez-vous que je vous montre deux testaments figurés ? Vous avez vu tout à l'heure la prophétie orale concernant le divin sacrifice : voyez maintenant les deux testaments représentés par les choses elles-mêmes. "Dites-moi, vous qui voulez vivre sous la loi," écrivait l'Apôtre aux Galates. (Gal 4,21). "Vous qui voulez...;" expression d'une justesse remarquable, car ils n'étaient pas sous la loi. S'ils y eussent été, par cela même ils n'y eussent pas été. Ce langage vous semble sans doute énigmatique, Il s'explique : La loi envoyait au Christ ses sectateurs. Or, se détourner avec mépris du maître, c'était méconnaître également l'enseignement de l'inférieur. "Dites- moi, demande l'Apôtre, vous qui voulez être sous la loi, vous ne connaissez donc pas la loi ? Abraham eut deux fils, l'un de l'esclave, l'autre de la femme libre. Or ces faits ont une signification allégorique." Voyez-vous la prophétie par les faits ? Qu'Abraham ait eu deux femmes, ce sont là des faits et non des paroles. Je vous entretiens de ces deux femmes, l'une libre et l'autre esclave, afin que, persuadés déjà par les paroles inspirées, de cette vérité que les deux testaments sont l'oeuvre d'un seul et même législateur, vous appreniez la même vérité par les figures. Abraham eut donc deux femmes. or les deux femmes représentent les deux testaments; et Abraham, l'unique législateur. Le rapprochement de la brebis réelle et de la brebis figurée dont nous parlions précédemment dénote une admirable harmonie entre les paroles et les faits : on peut en dire autant des deux testaments. Jérémie les a prédits par ses paroles; Abraham les a figurés par les circonstances de sa vie.

De même que nous voyons ici un seul mari et deux épouses, nous voyons là un seul législateur et deux testaments.

Mais ne perdons pas de vue le sujet de ces développements et le dessein que nous nous sommes proposé. "Quiconque regarde une femme avec les yeux de la concupiscence a déjà commis l'adultère dans son coeur;" (Mt 5,29), tel a été notre point de départ. Ce que nous nous proposons au milieu de ces digressions, c'est d'expliquer pourquoi le Sauveur rappelle aux Juifs la loi ancienne. "Vous savez qu'il a été dit à vos pères : Vous ne commettrez pas d'adultère." Il ne se dissimulait pas que la difficulté de ce précepte provenait non de la nature même des choses, mais de la nonchalance de ceux qui l'écoutaient. Combien de choses, aisées d'elles-mêmes, deviennent difficiles par notre lâcheté; et combien de choses, difficiles d'elles-mêmes, deviennent faciles et aisées, dès que nous les abordons avec résolution ! les difficultés que nous rencontrons proviennent moins de la nature même des choses que du point de vue sous lequel nous les envisageons. En voici du reste la preuve : La douceur et une douceur infiniment agréable est la propriété naturelle du miel; pourtant il n'offre qu'amertume au goût des malades; ce qui provient évidemment, non de la nature du miel, mais de l'influence de la maladie. C'est ainsi que la loi nous paraît pesante, non à cause de ce qu'elle est eu elle-même, mais à cause de notre lâcheté. Il ne m'en coûterait pas beaucoup de vous démontrer que l'accomplissement de cette loi n'offre pas de difficulté. Pour qu'elle en offrît, il aurait fallu que le Sauveur tint un autre langage. Voici le langage qu'Il vous tient : "Fuyez la présence des femmes; éloignez-vous de l'impureté." Voici le langage qu'Il aurait dû tenir dans l'autre hypothèse : "Recherchez la société des femmes, portez sur leur beauté des regards de curiosité; et après cela, domptez vos passions." Voilà ce qui eût été difficile. De dire : "Fuyez la fournaise, restez loin du feu, ne vous approchez pas de la flamme, et vous en éviterez les atteintes," c'est exprimer la chose la plus simple : c'est l'oeuvre même de la nature.

"Vous savez qu'il a été dit à vos pères : Nous ne commettrez pas d'adultère." Pourquoi rappeler à notre souvenir une loi ancienne, au moment d'en promulguer une nouvelle ? Afin que vous appreniez de ce rapprochement qu'il n'y a pas d'opposition entre l'une et l'autre. Le rapprochement mettant en évidence le jugement à porter, allant au-devant de ceux qui lui reprochaient de promulguer une loi contraire à une autre loi, Il leur ait : "Voilà, ces cieux lois en face l'une de l'autre, examinez-les et remarquez-en l'harmonie." Indépendamment de cette fin, Il se proposait de montrer la facilité et l'opportunité de la loi nouvelle. De là ces paroles : "Vous savez qu'il a été dit à vos pères : Vous ne commettrez pas d'adultère." Il y a longtemps que vous êtes retenus par les pratiques de la loi ancienne. Semblable à un maître qui, désirant hâter les progrès d'un élève dont la paresse prétendrait ne pas sortir de l'enseignement élémentaire, lui parlerait en ces termes : Songez donc au temps que vous avez déjà employé à ces études; le Christ rappelle aux Juifs l'époque éloignée où l'ancienne loi leur a été imposée, le temps qu'ils ont passé à la pratiquer, et, concluant de là que le moment est venu de passer à une loi plus parfaite, Il leur représente la législation sous laquelle avaient vécu leurs ancêtres, en leur disant : "Vous savez qu'il a été dit à vos pères : Vous ne commettrez pas d'adultère. Voilà ce qui a été dit à vos pères : voici ce que je vous dis." Si ce dernier langage eût été tenu aux premiers Hébreux, vous auriez raison de vous récrier, parce que la nature humaine était alors trop imparfaite. Maintenant qu'elle a grandi en perfection, le moment est venu de promulguer une loi plus parfaite. En conséquence, il part de cette loi ancienne, et, de crainte que la sublimité de sa philosophie ne décourage ou ne paralyse ses auditeurs, il récrie : "Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux." (Mt 5,20). Mais vous n'imposez plus de fatigues ? Pourquoi cela ? Est-ce que je possède une autre nature que mes ancêtres ? Est-ce que je ne suis pas un homme semblable à eux ? &emdash; Pour prévenir des questions de ce genre : Pourquoi ce surcroît de labeur ? pourquoi augmenter nos épreuves ? Il y répond d'avance en faisant briller à nos regards le royaume des cieux. "C'est, dit-Il, que J'apporte de plus belles récompenses." Après avoir parlé des labeurs, des épreuves, d'une addition à la loi, Il mentionne les récompenses nouvelles. "Je ne vous donnerai pas la Palestine, ni une autre contrée où couleraient le lait ou le miel; le ciel même, voilà ce que je vous promets." Ce n'est pas seulement la récompense qui sera plus remarquable, nos péchés et nos violations de la loi seront encore punis par de plus terribles supplices. Les hommes qui existèrent avant la loi auront à subir des châtiments moins sévères que les hommes qui ont péché sous la loi. "Tous ceux qui ont péché sans la loi, dit l'Apôtre, périront sans la loi; &emdash; c'est-à-dire, ne seront pas accusés par la loi, mais la nature elle-même portera leur sentence au milieu des pensées qui les accuseront ou les défendront." (Rom 2,12,15. De même, ceux qui pécheront sous la loi de grâce subiront des peines plus redoutables que les prévaricateurs de la loi mosaïque. La différence qu'il y aura entre les premiers et les derniers est exprimée par saint Paul en ces termes : "Celui qui viole la loi de Moïse est mis à mort sans miséricorde sur la déposition de deux ou de trois témoins. Combien plus terrible devra être le châtiment mérité par celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura profané le sang de l'alliance par lequel il a été sanctifié, et qui aura outragé l'esprit de grâce." (Heb 10,28-29). C'est ainsi que sous la loi nouvelle, les châtiments seront plus grands, de même que la récompense. Mais puisque j'ai rappelé à votre esprit les redoutables et célestes mystères, efforcez-vous, je vous en prie, je vous en conjure avec les plus vives instances, de rompre sans retour les liens du péché, pour vous approcher de cette table auguste. "Recherchez la paix avec tout le monde et la sainteté sans laquelle personne ne verra Dieu." (Heb 12,14). N'être pas digne de voir le Seigneur, c'est n'être pas digne de participer au Corps du Seigneur. De là ces paroles de Paul : "Que l'homme s'éprouve lui-même, et qu'alors seulement il mange de ce pain et boive de ce calice." (I Cor 11,18). Il n'est pas question de découvrir la plaie , ni de transporter l'accusation sur un théâtre public, ni de produire des témoins de nos crimes. C'est dans le secret de la conscience, loin de tout regard, excepté le Regard de Dieu qui voit tout, qu'il vous faut dresser un tribunal, rechercher vos fautes, parcourir votre vie entière, traduire à la barre de cette justice de la conscience les péchés dont vous vous reconnaissez coupables, réformer les défauts de votre conduite. Après avoir purifié votre âme de la sorte, vous pourrez venir à la table sainte et participer au divin sacrifice.

Conservons ces avis dans nos coeurs; ne perdons pas de vue ce que nous avons entendu sur la torture et sur la peine épouvantable réservée aux personnes qui regardent le visage d'une femme avec des yeux où brillent l'impureté et la passion. Que la crainte de Dieu et la charité, encore plus que l'enfer, impressionnent nos coeurs; rendons à notre conscience la pureté la plus parfaite, et alors nous approcherons des saints mystères, non pour notre jugement et notre condamnation, mais pour le salut et le bien de nos âmes , et pour entretenir l'espérance durable de voir ce salut accompli, par Jésus Christ notre Seigneur, auquel la gloire et la puissance appartiennent dans les siècles des siècles. Amen.