PSAUME 115

«J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, mais j'ai été profondément humilié.» (v.1.)

 

1. Saint Paul cite ces paroles dans l'une de ses épîtres : «Parce que nous avons un même esprit de foi, dit-il, selon qu'il est écrit : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous croyons aussi, c'est pour cela que nous parlons.» (2 Cor 4,13). Il nous faut d'abord expliquer le sens que l'Apôtre donne à ces paroles, et le sujet qu'il avait entrepris de traiter. Ce sera pour nous un moyen certain de connaître la pensée du prophète. La meilleure méthode d'interprétation n'est point de couper la suite du discours pour s'attacher exclusivement au point qu'on a choisi, mais de remonter au principe et à l'occasion même du discours. À quelle occasion donc saint Paul rappelle-t-il ces paroles du psalmiste ? En parlant de la résurrection, de la jouissance des biens futurs qui surpassent toute parole, toute intelligence, toute pensée. Comme la parole ç humaine était impuissante à expliquer ces vérités sublimes, et que la foi seule pouvait les faire saisir, les Juifs pouvaient s'étonner de ce discours, et dans les vaines espérances dont ils étaient si fiers, s'imaginer qu'on les trompait. Aussi, l'Apôtre s'empresse-t-il de redresser leur ignorance, en leur citant les paroles du Prophète, comme pour leur dire : Je n'exige pas de vous une chose nouvelle en vous demandant la foi, c'est une vertu bien ancienne. Tel est le but que se proposait saint Paul.

Quant au psalmiste, il était sur le point d'annoncer aussi aux Juifs les biens à venir, tout à fait en dehors du cours naturel des choses humaines. C'est donc pour prévenir tout sentiment d'incrédulité qu'il commence ce psaume par ces paroles : «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé.» En effet, Jérusalem était détruite, le temple n'était plus qu'un amas de ruines, tous les Juifs avaient été emmenés captifs, chargés de chaînes, dans une terre étrangère, les peuples barbares avaient pris possession de leur patrie avec obligation d'y planter des vignes, d'y construire des maisons et d'y contracter des mariages. Un si triste spectacle jetait les Juifs dans le désespoir, et ils se disaient en eux-mêmes : Si lorsque nous étions en possession de notre ville, que nous avions des armes, des forteresses, d'immenses ressources en argent, un temple, un autel, un culte, avec ses cérémonies et toutes nos autres institutions nationales, nous sommes tombés au pouvoir de nos ennemis, nous avons été emmenés en captivité et réduits en servitude; maintenant que nous habitons une terre étrangère que nous sommes dépouillés de tout, sans armes et sans liberté, comment pourrons-nous rentrer dans notre patrie ? Ces pensées étaient une cause de défiance et de trouble pour un grand nombre d'esprits faibles, qui ne faisaient nulle attention aux oracles prophétiques où leur retour se trouvait annoncé. Le langage que leur tient le psalmiste a donc pour objet de leur enseigner la nécessité de la foi à toutes les paroles de Dieu. D'autres prophètes, comme Isaïe, leur parlent en d'autres termes : «Rappelez-vous la pierre dont vous avez été taillés, la fosse profonde d'où vous avez été tirés.» (Is 51,1) Et il ajoute : «Jetez les yeux sur Abraham votre père et sur Sara qui vous a enfantés. Il était seul lorsque Je l'ai appelé, Je l'ai sanctifié, et Je lui ai donné une nombreuse postérité» (Ibid. 2); paroles dont voici l'explication : Abraham n'était-il pas d'origine étrangère ? N'était-il pas sans enfants et fort avancé en âge ? Son épouse, autant par son âge que par sa constitution naturelle, n'était-elle pas condamnée à une stérilité perpétuelle ? Toutes ses espérances n'étaient-elles point détruites sans retour ? Mais quoi, dit Dieu, est-ce qu'avec ce seul homme sans enfants, et si avancé en âge, Je n'ai point peuplé la terre tout entière ? Pourquoi donc ce trouble, cette défiance ? Si avec un seul homme J'ai pu remplir le monde entier, ne Me sera-t-il pas plus facile de peupler Jérusalem avec vous, bien que vous soyez en petit nombre ? Voilà pourquoi Il s'exprime de la sorte : «Rappelez-vous la pierre dure dont vous avez été taillés.» C'est d'Abraham qu'Il veut parler, et par «la fosse profonde dont vous avez été tirés,» Il fait allusion à Sara. Une fosse en effet n'a point d'eau par elle-même, elle n'est alimentée que par les pluies du ciel. Ainsi Sara qui était naturellement stérile, reçut d'en haut le pouvoir de devenir mère. De même encore qu'une pierre ne peut naturellement produire de fruit, ainsi Abraham ne pouvait avoir d'enfants; et cependant c'est de cette pierre que Je vous ai taillés, et avec un seul homme J'ai peuplé d'immenses contrées. C'est dans le même but que Dieu conduit Ézéchiel dans une plaine, où Il lui montre des monceaux d'ossements qui se raniment à la parole du prophète. Il les montre alors aux Juifs et leur dit : «Si Je puis ressusciter des morts, combien Me sera-t-il plus facile de vous ramener dans votre patrie, vous qui vivez !» (Ez 37,13).

C'est ainsi que parlaient les prophètes, mais comment s'exprime le psalmiste ? «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé.» C'est-à-dire, il faut ajouter foi à ces promesses, car pour moi qui les repassais et les méditais dans mon coeur, ce n'est qu'à l'aide de la foi que j'ai banni le trouble de mon âme. Saint Paul exige la foi, même pour les biens sensibles et extérieurs. Or, si la foi est nécessaire pour les biens qui tombent sous les sens, combien plus pour les biens invisibles ? Si la foi fut nécessaire aux Juifs pour rentrer en possession de leur cité, ne l'est-elle pas beaucoup plus pour nous qui attendons le ciel ? Toutes les fois donc qu'il s'agit d'une grande vérité au-dessus de notre intelligence et de nos pensées, il faut faire usage de la foi et ne point juger de ces vérités d'après les règles ordinaires de l'esprit humain. Car les Oeuvres admirables de Dieu leur sont de beaucoup supérieures. Il faut donc imposer silence à la raison pour embrasser la foi et rendre ainsi gloire à Dieu. Car celui qui prétend trouver à l'aide de sa raison le secret des Oeuvres divines, est loin de rendre gloire à Dieu, puisqu'Il veut soumettre à la faiblesse de ses raisonnements les incompréhensibles desseins de la Providence de Dieu.»

2. Aussi lorsque saint Paul nous parle d'Abraham dont la conduite fut toute différente, et qui imposa silence à sa raison pour ne considérer que la Puissance de Dieu qui lui faisait cette promesse, il fait ressortir en ces termes comment cette conduite du saint patriarche fut souverainement glorieuse pour Dieu : «Il n'hésita point, et il n'eut pas la moindre défiance de la promesse de Dieu, mais Il se fortifia par la foi, rendant gloire à Dieu, et pleinement persuadé qu'il est tout-puissant pour faire tout ce qu'Il a promis.» (Rm 4, 20-21). Or, que signifient ces paroles : «Parce que nous avons un même esprit de foi, selon qu'il est écrit : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous croyons aussi, c'est pour cela que nous parlons ?» (2Cor 13). L'Apôtre nous révèle ici un grand mystère. Quel est-il ? C'est que l'Ancien et le Nouveau Testament n'ont qu'un seul et même Esprit, que l'Esprit qui a parlé dans l'Ancien parle encore dans le Nouveau, que la foi nous enseigne toutes choses, et que nous ne pouvons rien absolument sans elle. «Et nous aussi, dit l'Apôtre, nous croyons, et c'est pour cela que nous parlons.» Ôtez la foi, vous ne pouvez plus même ouvrir la bouche. Mais pourquoi n'a-t-il pas dit : Parce que nous avons une même foi, mais : «Parce que nous avons un même esprit de foi ?» C'est pour la raison que nous voulons d'indiquer, et aussi pour vous apprendre que nous avons besoin de la conduite de l'Esprit saint pour monter sur les hauteurs de la foi, et mépriser la faiblesse des raisonnements humains. Voilà pourquoi le même Apôtre dit ailleurs : «Les dons du saint Esprit qui se manifestent au dehors, sont donnés à chacun pour l'utilité de 1'Église. L'un reçoit du saint Esprit le don de parler avec sagesse, l'autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science. Un autre reçoit le don de la foi, un autre le don de guérir les maladies.» (1Cor 12,7-9).

Mais peut-être me fera-t-on observer, et avec raison, que saint Paul veut parler ici d'une autre espèce de foi nécessaire pour opérer dos miracles. Je sais bien qu'il y a une autre espèce de foi que les apôtres demandaient à Jésus en lui disant : «Augmentez en nous la foi.» (Lc 17,5). Mais je sais également qu'il en est une autre dont je parle en ce moment, qui nous rend tous chrétiens, en nous donnant non point le pouvoir de faire des miracles, mais la connaissance de la piété. Or, nous ne pouvons avoir cette foi sans le Secours de l'Esprit saint, au témoignage de saint Luc qui en parlant d'une femme nous dit : «Le Seigneur lui ouvrit le coeur pour la rendre attentive à ce que Paul disait» (Ac 16,14) et de Jésus Christ Lui-même : «Personne, dit le Sauveur, ne peut venir à Moi, si mon Père ne l'attire.» (Jn 6,44). Mais si tout dépend ici de Dieu, en quoi sont coupables ceux qui ne croient point, puisque l'Esprit saint ne vient pas à leur secours, que le Père ne les attire pas, et que le Fils ne les met pas dans la voie ? Le Fils de Dieu parlant de Lui-même, ne dit-Il pas : «Je suis la voie.» ? (Jn 14,6) Il veut nous faire comprendre par là le besoin que nous avons de Lui pour être amenés à son Père. Mais encore une fois, si le Père nous attire, si le Fils nous conduit, si le saint Esprit nous éclaire, en quoi sont coupables ceux qui ne sont ni attirés, ni conduits, ni éclairés ? Parce qu'ils ne cherchent pas à se

rendre dignes de recevoir cette lumière. Voyez ce qui est arrivé au centurion Corneille, ce n'est point en lui-même qu'il a trouvé le bienfait de la foi, mais c'est Dieu qui l'a appelé à la foi, parce qu'il s'en est rendu digne par les oeuvres de sa vie antérieure. (Ac 10) C'est ce qui faisait dire à saint Paul en parlant de la foi : «Cela ne

vient pas de vous, mais c'est un Don de Dieu.» (Ep 2,8). Toutefois, Dieu ne vous laisse point entièrement vide de bonnes oeuvres. Il se réserve, il est vrai, de vous attirer, de vous conduire, mais Il a exige une âme docile à ses inspirations, pour lui accorder sa Grâce.

C'est encore pour cela que saint Paul dit dans un autre endroit : «À ceux qui ont été appelés conformément au Décret divin.» (Rm 8, 28). Car ni la vertu, ni le salut de l'homme ne sont soumis à la nécessité. La plus grande part, pour ne pas dire le tout en revient à Dieu, cependant Il nous a laissé une petite part pour avoir l'occasion de nous récompenser. Voilà pourquoi saint Paul après avoir dit : «Parce que nous avons le même esprit de foi» (2Cor 4,13), c'est-à-dire celui qui a parlé dans l'Ancien Testament, ajoute : «Et nous aussi nous croyons, et c'est pour cela que nous parlons.» La foi nous est du reste beaucoup plus nécessaire que sous l'Ancien Testament, à cause de la nature des biens promis qui sont invisibles, et ne peuvent être perçus que par l'intelligence, et à cause de l'ordre des temps auxquels ils sont réservés. Car ce n'est point dans la vie présente, mais dans l'autre vie que seront distribuées les récompenses. Nous allons plus loin et nous disons que la foi était nécessaire pour les grâces de la vie présente, car ces dons tels que la participation aux saints mystères et la grâce du baptême, ne pouvaient être revus sans la foi, tant la vertu de ces dons surpassait toute intelligence. Si donc la foi était nécessaire pour des biens sensibles et matériels, combien plus l'est-elle aujourd'hui ?

Nous avons suffisamment expliqué les paroles de l'Apôtre, il est temps de revenir au psaume qui nous occupe et d'expliquer ce que dit ici le psalmiste. Que veulent dire ces paroles : «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé ?» Il n'avait encore rien dit, mais il fait allusion au langage intérieur qu'il s'était adressé à lui-même, et qui peut se traduire ainsi : En repassant en moi-même les calamités et les infortunes des Juifs, cette destruction entière et cet anéantissement sans retour de leur nation, loin de désespérer de voir pour eux des jours meilleurs, j'en ai fait l'objet de mon espérance, je les ai annoncés, j'en ai parlé publiquement. En effet, les psaumes précédents sont pleins de ces espérances, et je n'en ai parlé que sous l'inspiration de la foi.

3. En voici un autre qui n'a point été instruit à l'école de la foi, voyez comme il chancelle, comme son âme est troublée. Ce psaume est attribué à David, mais le Roi-prophète n'y parle pas en son nom propre, il raconte les troubles intérieurs de ceux qui chancellent dans les Voies de Dieu, lorsqu'il dit : «Que le Dieu d'Israël est bon à ceux qui ont le coeur droit ! Pour moi, mes pieds ont presque failli, mes pas ont presque été ébranlés.» (Ps 72,2) Il ne veut point parler des pieds du corps et de la marche extérieure, mais des raisonnements d'un esprit chancelant. Il en donne la cause en ajoutant : «Parce que j'ai porté envie aux pécheurs,» (Ibid. 3), en voyant le bonheur des barbares et les afflictions des Juifs. Et quelles étaient donc ces pensées chancelantes ? «Et j'ai dit : C'est donc en vain que j'ai purifié mon coeur et que j'ai lavé mes mains parmi les innocents.» (Ibid. 13). Qui donc l'avait poussé à tenir ce langage ? «Parce que j'ai vu des impies qui étaient les heureux du siècle et qui possédaient d'immenses richesses.» (Ibid. 12). Mais voyez comme il ne tarde pas à revenir à des sentiments plus justes. «Si je disais, je parlerai de la sorte, mes yeux n'ont vu qu'un grand travail, jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu, et que j'aie compris la fin des impies.» (Ibid. 15-17). Voici le sens de ces paroles : Je me tourmentais, je me consumais dans mes raisonnements, car tel est leur effet ordinaire. Mais j'ai réfléchi ensuite que j'entreprenais une oeuvre laborieuse. En effet, ces recherches ne peuvent aboutir à aucun résultat certain, avant que vous m'ayez reçu dans la patrie. Vous voyez combien il est dangereux d'abandonner les choses de la foi aux raisonnements humains, plutôt que de les confier à la foi elle-même. Si celui dont parle le psalmiste avait été affermi dans la foi, il n'eût point tenu ce langage, son âme n'eût pas été troublée, ses pieds n'eussent point failli lui manquer, et ses pas n'auraient pas chancelé. Que la conduite du Roi-prophète était bien différente ! Solidement établi sur la pierre, il était inaccessible au trouble. Il voyait le triste état des Juifs, la prospérité des peuples barbares, et il ne cesse dans un grand nombre de psaumes, de prédire à haute voix et avec une certitude entière le retour des Juifs. Sa confiance est si grande qu'il ne tient compte ni de la puissance de leurs ennemis, ni de l'humiliation extrême de son peuple, il n'a en vue que la Puissance de Dieu qui a permis ce retour. Aussi s'écrie-t-il : «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé», mais j'ai été dans la dernière humiliation.» Un autre interprète traduit : «J'ai été profondément affligé.»

«J'ai dit dans l'excès de mon émotion : Tout homme est trompeur.» (Ibid. 2). Suivant une autre version : «J'ai dit dans le trouble de mon esprit : Tout homme est menteur.» La splendeur de la foi paraît encore ici dans tout son éclat, puisque les malheurs extrêmes ne sont point capables de jeter le prophète dans le désespoir. Telle est, en effet, la puissance de la foi, elle est comme une ancre sacrée qui soutient l'âme qui s'y attache, et cette puissance paraît surtout, lorsqu'au milieu des épreuves les plus difficiles de la vie, elle persuade à celui qui reçoit ses inspirations, d'attendre l'accomplissement des magnifiques espérances qu'elle lui donne, en rejetant les raisonnements humains qui ne peuvent que le troubler. C'est ce que le Roi-prophète veut nous faire entendre lorsqu'il dit : «Pour moi, j'ai été dans une profonde affliction». C'est-à-dire, malgré mon extrême affliction, je ne me suis laissé aller ni au désespoir, ni au découragement. Il nous fait voir ensuite toute l'étendue de cette affliction qui n'a point connu de bornes, en ajoutant : «J'ai dit dans l'extrêmité où je me trouvais : Tout homme est menteur.» Que signifie cette expression : «Dans l'excès, dans l'extrêmité ?» Dans l'excès de ma douleur, dans l'extrêmité de mon infortune. L'épreuve qui est venue m'assaillir a été si violente qu'elle m'a jeté dans l'abattement et dans une espèce de léthargie. Il veut parler de cet anéantissement, de cette insensibilité que l'excès du malheur produit en nous. C'est cette même insensibilité que l'auteur sacré veut exprimer, lorsqu'il dit du premier homme que Dieu lui envoya un profond sommeil. (Gn 2,21). Car le mot eçkstasiv, extase, signifie être hors de soi. Or, Dieu avait envoyé à Adam ce sommeil qui fut comme une extase pour le rendre insensible à l'extraction de la côte qui lui était enlevée, ou à la douleur qu'il aurait pu en éprouver. Dieu lui déroba ainsi le sentiment de la douleur et de la peine que cette opération aurait pu lui faire ressentir. Nous lisons encore dans un autre endroit : «Il leur survint un ravissement d'esprit,» (Ac 10,10), c'est-à-dire un sommeil extatique et une insensibilité complète. C'est ce que signifie partout le mot eçkstasiv, extase. Or, cet état se produit ou sous l'action de Dieu, ou sous le poids accablant du malheur qui plonge l'âme dans une espèce de léthargie. Car, c'est l'effet naturel des grandes calamités de produire cette insensibilité et cet anéantissement. Le Roi-prophète veut donc exprimer ici la grandeur des maux qui l'ont accablé. Mais que signifie ce qu'il ajoute : «Tout homme est menteur ?» N'y a-t-il donc personne qui soit véridique ? Comment donc Job nous est-il représenté comme «un homme vrai et craignant Dieu ?» (Jb 1,1). Que dirons-nous encore des prophètes ? S'ils ont été des menteurs et que leurs oracles soient autant de mensonges, il n'y a plus rien de solidement établi. Et Abraham et tous les autres justes ? Voyez-vous quel inconvénient de s'arrêter à la lettre seule sans chercher à en pénétrer le sens ? Que signifient donc ces paroles : «Tout homme est menteur ?» Ce que le même prophète dit ailleurs : «L'homme est devenu semblable au néant.» (Ps 143,4). C'est cette même vérité qu'exprime un autre prophète : «Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire est comme la fleur des champs» (Is 40,6), c'est-à-dire une chose de nul prix, éphémère, semblable à l'ombre, à un songe, à un fantôme.

4. Et cette interprétation n'est point fondée sur une simple conjecture, car un autre interprète traduit : «Tout homme est fausseté;» un autre : «Tout homme est trompé;» un autre : «Tout homme est sujet à défaillir.» Ces interprétations sont bien différentes de la première. Car le mensonge est le produit d'un vice qui réside dans l'âme; mais défaillir, s'écouler rapidement comme un songe, comme une ombre, comme une fleur, c'est la suite de la bassesse de notre nature. C'est ce que nous lisons dans un autre endroit de l'Écriture : «Je ne suis que terre et cendre.» (Gn 18,27); et ailleurs : «De quoi la terre et la cendre peuvent-elles s'enorgueillir ?» (Si 10,9). Le Roi-prophète exprime encore la même vérité lorsqu'il dit : «Qu'est-ce que l'homme pour que Tu Te souviennes de lui ?» (Ps 8,5). Partout il insiste sur la misère et le néant de notre nature. Ne disons-nous point nous-mêmes des moissons : Elles n'ont point tenu parole, c'est-à-dire elles ont trompé notre espérance et n'ont pas produit ce que nous attendions ? Nous disons encore : l'année a été trompeuse, pour exprimer la même vérité. C'est dans le malheur surtout que, dociles aux leçons de la sagesse, nous considérons la faiblesse, la misère et le néant de l'homme. Voilà pourquoi le prophète, plongé dans l'abattement, voyant sa nature confondue, sa bassesse et son néant se trahir de tous côtés, s'écrie : «Tout homme est menteur;» c'est-à-dire l'homme n'est que néant. C'est ce qu'il dit encore dans un autre psaume : «L'homme passe comme un fantôme.» (Ps 38,7)

«Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'Il m'a faits ?» (Ibid. 3). Voyez comme il fait ressortir le prix du bienfait, non seulement par sa grandeur naturelle, mais par l'indignité de celui qui le reçoit  ? C'est en d'autres termes la même vérité qu'il exprime dans un autre psaume, lorsqu'il dit : «Qu'est-ce que l'homme pour que Tu Te souviennes de lui, et le fils de l'homme pour daigner le visiter ? (Ps 8,5). Ce qui double en effet le prix des bienfaits, c'est leur valeur intrinsèque et le néant de celui qui les reçoit, et cette circonstance qui grandit le bienfait doit augmenter aussi la reconnaissance. C'est ce que le Roi-prophète veut nous faire comprendre lorsqu'il s'écrie : «Que rendrai-je au Seigneur» qui a choisi l'homme, qui n'est que mensonge, misère et néant, pour le combler d'aussi grands bienfaits; «pour tous les biens que j'ai reçus de Lui ?» C'est le propre d'un coeur reconnaissant de chercher et de parcourir tous les moyens de témoigner sa gratitude à son bienfaiteur, en retour des bienfaits qu'il en a reçus et lorsqu'il a rempli ce devoir, de croire qu'il n'a rien fait. Nous avons vu le premier point réalisé dans la conduite du Roi-prophète, il nous apprend dans ce qui suit le désir qu'il a de s'acquitter à l'égard de Dieu. En effet, il lui témoigne doublement sa reconnaissance, et en lui offrant ce qu'il peut, et en regardant tout ce qu'il donne comme indigne de lui être offert. Que doit-il donc offrir à Dieu ? Écoutez, il va vous l'apprendre : «Je prendrai le calice du salut, et j'invoquerai le Nom du Seigneur.» (Ibid. 4). Ceux qui interprètent ces paroles dans un sens allégorique les entendent de la participation aux saints mystères. Mais pour nous en tenir au sens historique, nous disons que le Roi-prophète veut parler de libations, de sacrifices et des hymnes d'actions de grâces prescrits par la loi. Il y avait, en effet, dans l'ancienne loi, divers sacrifices : le sacrifice de louange, le sacrifice pour les péchés, les holocaustes, les victimes pour le salut, les hosties pacifiques et un grand nombre d'autres. Voici donc le sens de ces paroles : Je ne puis pas reconnaître dignement les bienfaits que j'ai reçus, mais je fais ce que je puis. J'offrirai à Dieu un sacrifice d'actions de grâces, et je le ferai souvenir de mon salut. «Je m'acquitterai de mes voeux envers le Seigneur, devant tout son peuple.» (Ibid. 5). Les voeux dont il parle ici sont les promesses qu'il a faites et les engagements qu'il a pris. Au milieu de ses malheurs, il se réfugiait auprès de Dieu, il se constituait par avance son débiteur, et lui promettant, s'Il le délivrait de ses épreuves, de Lui offrir ces sacrifices. «Je m'acquitterai de mes voeux envers le Seigneur, devant tout son peuple.»

«La mort des saints est précieuse aux Yeux du Seigneur.» (Ibid. 6). Suivant une autre version : «Elle est honorable aux Yeux du Seigneur.» Quelle liaison et quel rapport ces paroles ont-elles avec ce qui précède ? Examinez-les sérieusement et vous y découvrirez une liaison très étroite. Le Roi-prophète venait de dire, pour célébrer la grande Libéralité de Dieu : «Que rendrai-je au Seigneur pour tous les bienfaits que j'en ai reçus ?» Il proclame ici que Dieu veille avec soin non seulement sur la vie, mais encore sur la mort des saints, sur la mort qui arrive d'après les lois de la nature, comme sur celle qu'ils endurent pour obéir à la Volonté divine. N'entendez-vous pas saint Paul vous dire : «Il est plus avantageux pour vous que je demeure en cette vie, et dans cette persuasion je ne doute point que je n'y demeure avec vous tous.» (Ph 1, 24- 25). Et pourquoi vous étonner que la mort ne suive pas le cours de la nature, lorsque nous voyons que la naissance de quelques personnages a eu lieu en dehors de ses lois, comme la naissance d'Isaac et celle de Samuel. Aussi saint Paul les appelle non pas les enfants de la chair, mais les enfants de la promesse. (Gn 17;18; 1R 1,5-20; Rm 9,8; Dt 32,49-50). De même, la mort de Moïse n'a pas eu lieu suivant les lois de la nature, mais conformément à une volonté particulière de Dieu. Il en a été de même de la mort de Jean le Baptiste. La mort du saint Précurseur fut le prix d'une courtisane, mais elle n'en fut pas moins honorée. N'est-ce pas une chose admirable de voir les honneurs dont il fut l'objet après une telle mort ? Ah ! C'est qu'il était mort pour la défense de la vérité, et ces honneurs allèrent si loin qu'il inspira de la crainte à son meurtrier. En voulez-vous une preuve  ? Écoutez ce que l'Évangéliste dit du roi Hérode : «Il disait : Jean le Baptiste est ressuscité des morts, et c'est pour cela que des miracles s'opèrent par lui.» (Mc 6,14). Voyez encore comme la mort d'Abel fut précieuse et honorable devant Dieu : «Où est ton frère Abel ? La voix du sang de ton frère crie vers moi.» (Gn 4,9-10).

5. Nous voyons la même vérité dans Lazare, que les anges conduisaient au ciel après sa mort. (Lc 16, 22). Considérez ces villes entières qui accourent au tombeau des martyrs, et tous ces peuples enflammés d'un saint amour pour eux. Tel est donc le sens des paroles du Roi-prophète : Dieu témoigne une sollicitude extraordinaire pour la mort de ses saints, et il en prend un soin extrême. Car leur mort n'est point seulement l'effet du hasard ou des lois de la nature, elle n'arrive que selon les desseins de la divine Providence. «O Seigneur, je suis ton serviteur, ton serviteur et le fils de ta servante» (Ibid. 7) Il ne veut point parler ici d'une servitude ordinaire, mais de celle qui a pour principe, comme dans le Roi-prophète, un grand amour, une vive affection et un désir ardent, ce qui est pour lui la plus belle couronne, une gloire plus éclatante que tous les diadèmes. Aussi, est-ce le plus beau titre de gloire que Dieu donne à Moïse : «Moïse mon serviteur est mort.» (Jos 1,2) «Et le fils de ta servante.» C'est-à-dire depuis bien des siècles et dans la personne de nos ancêtres, nous sommes consacrés à ton service. C'est aussi ce que saint Paul relevait dans son disciple Timothée, comme le plus bel ornement de sa vie. «Je me souviens de cette foi sincère qui est en toi, qui a été d'abord dans Loïde ton aïeule, et dans Eunice ta

mère, et je suis intimement persuadé qu'elle est également en toi et que tu as été instruit des saintes lettres dès ton enfance.» (2Tm 1,5; 3,15) Et il dit aussi en parlant de lui-même : «Je suis né hébreu de père hébreu.» (Ph 3, 5). Et dans un autre endroit : «Ils sont Hébreux, je le suis aussi; sont-ils Israélites, je le suis aussi.»

(2Cor 11, 22). Les Hébreux avaient en effet quelque chose de plus que les prosélytes, parce qu'ils tenaient cette prérogative de leurs ancêtres. Et c'est pour cela que le psalmiste ajoute : «Et le fils de ta servante; Tu as rompu mes liens.» Il ne dit pas : Tu as secoué; mais : «Tu as rompu mes liens,» pour faire voir qu'ils étaient désormais complètement inutiles. Ces liens, ce sont les tribulations, les tentations, les dangers. Il y a d'autres liens qui sont utiles et dont il est désirable que nous soyons enchaînés. Ce sont les liens dont saint Paul dit : «Dans le lien de la paix.» (Ep 4, 3). Et encore : «Qui est le lien de la perfection.» (Col 3,14). Mais il y a des liens opposés à ceux-là, et dont l'auteur des Proverbes dit : «L'homme est enchaîné dans les liens de son péché.» (Pr 5, 22). C'est ce que Jésus Christ Lui-même nous fait entendre lorsqu'Il dit : «Et ne fallait-il pas délivrer de son esclavage cette femme que Satan tenait enchaînée depuis dix-huit ans ?» (Lc 13,16) Et Isaïe ne dit-il pas du Sauveur Lui-même : «Je t'ai établi le Médiateur de l'alliance avec les nations, pour dire à ceux qui sont dans les fers : Sortez de votre esclavage.» (Is 49, 9). Il ne S'est donc pas contenté de délier ces chaînes, Il a fait plus, Il les a brisées. On peut aussi, sans crainte de se tromper, prendre ces paroles dans un sens allégorique et entendre ces liens des liens du péché, et de tout ce qui a rapport au vieil homme. Il y a encore une autre chaîne, la plus belle de toutes, que saint Paul portait constamment et dont il parlait en ces termes : «Paul enchaîné pour l'amour de Jésus Christ.» (Ep 3, 3). Et plus loin : «Pour lequel je suis chargé de chaînes.» (Ibid. 6, 20; Ac 28, 20).

Voyez comme le Roi-prophète ne cesse dans tout le cours de ce psaume de payer à Dieu le même tribut de reconnaissance. Vous l'avez entendu dire plus haut : «Je prendrai le calice du salut, et j'invoquerai le Nom du Seigneur.» Ici il continue : «Je Te sacrifierai une hostie de louange.» (Ibid. 8). C'est-à-dire je Te rendrai grâce, je Te louerai. «Et j'invoquerai le Nom du Seigneur.» Il y a donc aussi un sacrifice de louange. «Je m'acquitterai de mes voeux envers le Seigneur devant tout son peuple;» (Ibid. 9); «à l'entrée de la maison du Seigneur au milieu de toi, Jérusalem.» (Ibid. 10) Ce n'est point ici de la part du Prophète un acte d'ostentation, il ne cherche point non plus à s'attirer de la gloire, il veut seulement inviter tous les hommes à l'imiter et à venir s'associer à sa reconnaissance. C'est ainsi qu'agissent les saints, ils invitent non seulement tous les hommes, mais toutes les créatures, à remercier Dieu avec eux des bienfaits qu'ils en ont reçus. Il n'y a rien en effet qui soit plus cher et plus agréable à Dieu que la reconnaissance, non seulement dans la prospérité, mais aussi dans les tribulations. C'est pour Lui la première des hosties, l'offrande la plus excellente. C'est ce qui a fait la gloire de Job, de saint Paul, de Jacob, de tous les justes qui témoignaient à Dieu leur reconnaissance, jusque dans les circonstances les plus difficiles. Imitons leur exemple, ne cessons de rendre grâces à Dieu pour mériter les biens éternels que Dieu nous donne de les obtenir par la Grâce et la Bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soit la gloire et la puissance, maintenant et dans tous les siècles des siècles. Amen.