PSAUME 109

«Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-Toi à ma Droite.( v.1)

 

1. Réveillons notre attention, et apportons ici une grande application d'esprit. Ce psaume renferme les vérités les plus sublimes, propres à confondre non pas une seule erreur, mais l'hérésie dans ses formes les plus variées. En effet, il est dirigé à la fois contre les Juifs, contre Paul de Samosate, contre les Ariens, contre les Marcionites, contre les Manichéens, et contre tous ceux qui refusent de croire à la résurrection. Or puisque le combat est engagé contre tant d'ennemis à la fois, il nous faut multiplier nos regards pour apprécier avec soin la nature particulière de cette guerre. Dans les combats du cirque, une circonstance de la lutte peut échapper au spectateur sans qu'il en souffre aucun dommage; car ce n'est point pour s'instruire, mais pour se récréer qu'on se rend à ce spectacle. Mais ici, si vous ne savez parfaitement l'ordre de bataille adopté par l'ennemi et comment vous pouvez le repousser, vous éprouverez les plus grandes pertes. Prévenez ce danger en appliquant fortement votre esprit et en prêtant une oreille attentive. Ce sont les Juifs que nous attaquons en premier lieu, et c'est contre eux que nous engageons la lutte, en nous servant comme auxiliaire de ces paroles du Roi-prophète. Nous affirmons qu'elles s'appliquent directement à Jésus Christ, interprétation qu'ils rejettent et qu'ils cherchent à remplacer par une autre. Réfutons d'abord leurs raisons, nous établirons ensuite les nôtres. Demandons-leur tout d'abord quel est celui que le saint roi appelle son Seigneur : «Le Seigneur, dit-il, a dit à mon Seigneur.» Car il n'est pas ici question d'une seule personne, mais de deux personnes dont l'une adresse la parole à l'autre. Quelle est donc celle qui prend la parole ? Dieu, répondent-ils. Quelle est celle à qui Dieu parle ? Abraham, disent les uns, Zorobabel, disent les autres, ou d'autres personnages encore. Ils sont semblables à des gens ivres qui parlent sans pouvoir s'entendre; ou à des hommes qui marchent dans les ténèbres et qui se heurtent les uns les autres. Mais veuillez me répondre : Est-ce que Zorobabel est le Seigneur de David ? Quelle vraisemblance alors qu'il ait tenu lui-même à grand honneur d'être appelé David ? La suite du psaume prouve jusqu'à l'évidence qu'il n'est ici question ni de Zorobabel, ni de David, car ni l'un ni l'autre n'ont exercé les fonctions sacerdotales. Celui dont parle ici le Roi-prophète est revêtu d'un sacerdoce d'un caractère nouveau et admirable. «Vous êtes prêtre, lui dit-il, pour l'éternité, selon l'ordre de Melchisédech.» Abordons maintenant la question que nous nous sommes proposé de résoudre. Il en est qui donnent des interprétations plus misérables encore et qui prétendent que le Roi-prophète veut ici parler du peuple. Est-ce que le peuple a jamais été prêtre, et peut-on lui appliquer avec plus de raison la suite du psaume ? Laissons donc cette interprétation surannée, qui ne mérite pas d'être réfutée et passons à une autre. Que disent-ils encore ? Que c'est le serviteur d'Abraham qui parle ainsi de son maître. Se peut-il rien de plus faible ? Que vient faire ici le serviteur d'Abraham ? Où voit-on que son maître ait été revêtu du sacerdoce, lui qui s'adressa au grand prêtre Melchisédech et lui demanda sa bénédiction ? Et avec quelle apparence de raison appliquera-t-on à Abraham les paroles suivantes : «Je T'ai engendré de mon sein avant l'étoile du matin ?» Conviennent-elles mieux à David, à Zorobabel ou au peuple ? Il s'agit évidemment d'une opération au-dessus de la nature humaine. Et comment expliquer ces paroles : «Assieds-Toi à ma Droite», en les appliquant à ces divers personnages ? Comment supposer que Dieu dise à Abraham : «Assieds-toi à ma Droite,» alors qu'Abraham regarde comme un très grand honneur d'être admis à se tenir près des anges ?

Mais quelles sont donc les graves objections que nos adversaires nous opposent ? Comment, nous disent-ils, vous osez nous parler d'un autre Seigneur devant cette déclaration si expresse de l'Écriture : «Le Seigneur votre Dieu est le seul et unique Seigneur, et vous n'adorerez que Lui, et il n'y a point d'autre Dieu que Lui ? (Dt 6,4 et 13; 4,35) À qui, je vous le demande, s'adressent ces paroles ?) C'est à vous, Juifs qui perdez si vite le souvenir des Bienfaits de Dieu. Pourquoi n'a-t-on rien dit de semblable ni à Abraham, ni à Isaac, ni à Jacob, ni à Moïse, mais est-ce à vous seuls qu'on tient ce langage, après qu'à peine sortis de l'Égypte vous vous étiez fabriqué un veau d'or ? (Ex 32) Pourquoi, dites-le moi ? Si vous en ignorez la raison, je vais vous l'apprendre. Après votre sortie de l'Égypte, vous vous étiez fait un veau d'or pour l'adorer, vous vous étiez initiés au culte de Béelphégor, vous étiez en adoration devant cette multitude de fausses divinités. Dieu voulut donc guérir cette maladie, et cette expression «le seul Dieu», a pour objet de le distinguer de toute cette foule de faux dieux, et non point de nier l'existence du Fils unique. Car pourquoi Dieu dit-Il dès le commencement : «Faisons l'homme à notre Image et à notre Ressemblance ?» (Gn 1,26). Et encore : «Venez, descendons en ce lieu, et confondons leur langage ?» (Gn 11,7). Pourquoi David lui-même s'exprime-t-il de la sorte : «C'est pourquoi Dieu, ton Dieu, T'a donné une onction plus excellente qu'à tous ceux qui y ont part avec vous ?» (Ps 44, 8). Or, si Moïse vous tient ce langage : «Le Seigneur votre Dieu est le seul Seigneur», c'est votre faiblesse d'esprit qui en est la cause : «Et qu'y a-t-il d'étonnant qu'il suive cette conduite à l'égard des vérités dogmatiques ? Dans les préceptes moraux, Dieu abaisse ainsi la perfection de la règle pour permettre un usage moins parfait, afin de condescendre à notre faiblesse. Ainsi, Il a permis de renvoyer une femme et d'en prendre une autre, permission que ne contenait pas la loi portée dans l'origine. Il établit encore une grande distinction entre les différents aliments, bien qu'il eût commencé par dire à l'homme : «Je vous ai abandonné toutes ces choses pour être votre nourriture, comme les légumes et les herbes de la campagne.» (Gn 9,13). Il a également donné un grand nombre de lois relativement au lieu où Il doit être adoré, Il ne permet pas qu'on Lui adresse indifféremment partout des prières, et cependant Il n'avait rien prescrit à cet égard dans le commencement. Il S'était même manifesté à Abraham dans la Perse, dans la Palestine, et en beaucoup d'antres encore, de même qu'Il Se manifesta ensuite à Moïse dans le désert.

2. Quoi donc, me direz-vous, l'Écriture est-elle en contradiction avec elle-même ? Non, sans doute, mais elle règle chaque chose suivant les temps et pour le plus grand bien des hommes, et remédie ainsi à la faiblesse des générations qui se succèdent. Voilà pourquoi elle vous dit, ô Juifs : «Le Seigneur votre Dieu est le seul Seigneur.» Cependant les prophètes ont enseigné dans leurs livres que Dieu a un Fils. Ils n'ont point professé ouvertement cette vérité, pour ne pas scandaliser la faiblesse de votre esprit, mais ils ne l'ont point aussi dissimulée, pour vous donner les moyens de sortir de votre erreur et de puiser dans leurs oracles les enseignements de la vérité. C'est par là que nous pouvoirs démontrer le caractère véritablement prophétique des écrits des prophètes, et prouver aux païens, en discutant avec eux, que l'Ancien Testament est digne de foi. Au contraire, si vous supprimez cette preuve, comment fermerez-vous la bouche aux païens ? Que leur direz-vous ? La sortie d'Égypte et les prophéties qui vous concernent ? Ils refuseront de les admettre. Mais si vous leur citez les prophéties de l'Ancien Testament qui ont rapport à Jésus Christ, et que vous leur démontriez la conformité des événements avec les oracles prophétiques, toute résistance leur deviendra impossible. Si vous attaquez nos dogmes, ô Juifs, comment pourrez-vous défendre l'Ancien Testament ? Si l'on vient à vous demander : Comment établissez-vous la véracité des livres de Moïse, que répondrez-vous ? Nous croyons à la véracité de ces livres. Nos livres ont donc une véracité beaucoup plus grande, car nous aussi nous croyons à leur véracité; et tandis que vous ne formez qu'une seule nation, nous représentons l'univers entier. D'ailleurs, la puissance de l'action de Moïse sur vous a été beaucoup moins grande que celle de Jésus Christ sur nous, et votre religion a cessé d'exister tandis que la nôtre subsiste. Alléguerez-vous les prédictions ? Mais nous en avons un plus grand nombre que vous.

Si donc vous supprimez nos titres, vous obscurcissez les vôtres. Invoquerez-vous les miracles ? Mais vous ne pouvez montrer aucun des miracles de Moïse, puisqu'il n'a fait que passer et qu'il n'existe plus, tandis que nous pouvons vous faire voir les miracles si nombreux et si variés que Jésus Christ ne cesse d'opérer au milieu de nous, et des prédictions plus éclatantes que le soleil. Vous réfugierez-vous dans votre loi ? Mais la nôtre est remplie d'une sagesse bien plus parfaite. Qu'avez-vous encore à dire ? Vous êtes sortis d'Égypte malgré les Égyptiens ? Mais comment pouvez-vous comparer votre triomphe sur les Égyptiens aux victoires remportées sur l'univers entier armé contre nous ? Si je parle de la sorte, ce n'est pas pour opposer le Nouveau Testament à l'Ancien, à Dieu ne plaise, mais pour imposer silence à l'ingratitude des Juifs : car Dieu est l'auteur de l'Ancien comme du Nouveau Testament et des prodiges opérés dans l'un comme dans l'autre. Mais ce que je veux démontrer, c'est que les Juifs, en rejetant les prophéties qui ont Jésus Christ pour objet, anéantissent la plus grande partie des oracles prophétiques, et qu'ils ne peuvent établir l'origine divine de l'Ancien Testament sans admettre le Nouveau. N'est-ce pas une vérité évidente pour ceux qui ont le sens commun, que ce psaume ne peut s'appliquer à un homme ? En faut-il d'autre preuve que ces paroles : «Assieds-toi à ma Droite,» que le nom de Seigneur donné à Celui à qui Dieu s'adresse, que d'avoir été engendré avant l'étoile du matin, que d'être prêtre selon l'ordre de Melchisédech, que d'entendre enfin le Prophète Lui dire : «Ta Souveraineté est avec Toi ?»

Si un autre Juif vient nous dire qu'il est chrétien, si un Paul de Samosate s'élève contre nous, nous pouvons aussi le combattre avec les armes que nous fournit le Nouveau Testament. Mais de peur qu'on ne nous reproche d'abandonner notre plan d'attaque pour en prendre un autre, combattons cet adversaire avec les mêmes armes. Qu'ose-t-il donc avancer ? Jésus Christ n'est qu'un homme, et son existence ne remonte pas au-delà de sa naissance du sein de Marie. Que répondrez-vous donc, dites-moi, à ces paroles du psaume : «Je T'ai engendré de mon sein avant l'étoile du matin ?» Les raisons que nous avons fait valoir contre les Juifs, nous pouvons également les opposer aux partisans de cet hérésiarque. La faute n'en est pas à nous, mais à ceux qui ont avec les Juifs une si grande affinité de doctrine, ce qui nous force de nous servir contre eux des mêmes armes. Il dirigent contre nous le même système d'attaque, il nous faut les percer des mêmes traits. Que signifient donc ici ces deux personnages assis sur le même trône ? Le Roi-prophète veut nous montrer qu'ils sont égaux en honneur et en dignité, ce qui suffit pour fermer la bouche aux Ariens. Voilà pourquoi Jésus, répondant aux Juifs qui admettaient que le Christ était Fils de David, leur fait cette question : «Comment donc David qui était inspiré L'appelle-t-il son Seigneur, lorsqu'il dit : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : assieds-Toi à ma Droite ?» (Mt 23,43-44). Plus tard, saint Paul parlant de l'Incarnation, et s'expliquant plus clairement sur ce mystère, (Hé 7) porte un coup mortel aux Marcionites et aux Manichéens et à tous ceux qui sont atteints de la même maladie; et il démontre avec cette sagesse sublime qui convient à un tel sujet comment Il est prêtre selon l'ordre de Melchisédech. Mais revenons à notre sujet : «Le Seigneur a dit à mon Seigneur : assieds-Toi à ma Droite.» Vous le voyez, il y a ici égalité d'honneur. Le trône est le symbole de la royauté, et comme il n'y a qu'un seul trône, tous deux partagent l'honneur de la même royauté. C'est ce qui faisait dire à saint Paul : «Dieu a fait des esprits ses envoyés, et des flammes ses ministres. Mais au Fils Il dit : Ton trône, ô Dieu, sera un trône éternel.» (Hé 1,7). C'est pour la même raison que Daniel voyait toutes les créatures, les anges, les archanges, debout autour de Dieu, tandis que le Fils de Dieu s'avançait sur les nuées et parvenait jusqu'à l'Ancien des jours. (Dn 7) Si quelques personnes sont scandalisées de cette manière de parler, qu'elles méditent ces paroles du Psaume : «Assieds-Toi à ma Droite», et elles cesseront d'être étonnées. Nous ne disons pas que le Fils est plus grand que le Père, parce qu'Il est assis à sa Droite, c'est-à-dire à la première place d'honneur; mais n'en concluez pas non plus que le Fils soit inférieur au Père, dites seulement que leur substance est égale comme leur dignité. «Jusqu'à ce que je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied.» Et quels sont ces ennemis ? Écoutez ce que dit saint Paul : «Jésus Christ d'abord comme les prémices; puis ceux qui sont à Jésus Christ et qui ont cru à son Avènement. Ensuite viendra la fin de toutes choses. Car Jésus Christ doit régner jusqu'à ce que Dieu ait mis tous ses ennemis sous ses pieds.» (1Cor 15,23-25).

3. Avez-vous remarqué la parfaite harmonie qui règne entre le Roi-prophète et l'Apôtre ? L'un dit : «Jusqu'à ce que Je réduise vos ennemis à vous servir de marchepied;» l'autre : «Jusqu'à ce qu'Il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds.» Mais ni cette expression «tant que» (éçwv), ni cette autre «jusqu'à ce que» (mécriv), ne désignent un temps limité. Car, si son règne ne devait pas s'étendre au-delà, où serait la vérité de ces paroles du Prophète : «Sa Puissance est une puissance éternelle, son Règne, un règne qui ne doit point s'affaiblir, et ce règne n'aura point de fin »? (Dn 17,14; Lc 1,34). Vous voyez qu'il ne faut pas seulement s'arrêter aux expressions, mais s'élever jusqu'à leur véritable signification. Ne soyez point du reste surpris en entendant le Prophète vous dire que le Père placera ses ennemis sous ses pieds. Ce n'est pas là une marque de la faiblesse du Fils, car saint Paul nous montre le Fils mettant Lui-même ses ennemis sous ses pieds. (1Cor 15,25). Et dans le même endroit il lui attribue toute puissance lorsqu'il dit : «Lorsqu'Il aura remis le royaume à Dieu son Père, et qu'Il aura anéanti toute domination et toute puissance.» (Ibid. 24). C'est-à-dire, lorsqu'Il aura définitivement assuré son Empire, Il anéantira toute puissance. Tel est le sens du mot katargh¬sei. Il attribue toute puissance au Fils, mais il ne sépare ici ni le Père du Fils, ni le Fils du Père. Les attributs de l'Un sont les attributs de l'Autre : «Tout ce qui est à Moi est à Toi, dit Jésus Christ, et tout ce qui est à Toi est à Moi.» (Jn 17,10). Lors donc que vous entendez dire que le Père a soumis les ennemis du Fils, n'allez pas croire que le Fils soit étranger à cet acte de puissance; de même lorsque vous lisez que le Fils S'est assujetti ses ennemis, ne dites point que le Père n'a aucune part à cette opération. Toutes ces actions éclatantes, comme en général toutes leurs oeuvres, sont communes entre eux.

«Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de ta Puissance.» (Ibid. 2). Le sceptre de la puissance, c'est la puissance elle-même. Le Roi-prophète fait sortir de Sion le sceptre de sa Puissance, parce que c'est là que le Fils de Dieu a commencé le cours de ses triomphes. C'est là qu'Il a donné la loi, c'est là qu'Il a opéré ses miracles, c'est de là que la prédication est partie pour se répandre par toute la terre. Si vous voulez entendre ces paroles dans un sens anagogique, écoutez saint Paul qui vous dit : «Vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la Cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, de l'assemblée des premiers-nés.» (He 12,22) «Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de ta Puissance.» Tantôt la verge châtie et récompense, tantôt elle console et elle est le symbole de la royauté. Voulez-vous une preuve de ce double office, écoutez ces paroles du Prophète : «Ta Houlette et ta Verge m'ont consolé.» (Ps 22,4); et ces autres : «Tu les gouvernes avec une verge de fer, et Tu les briseras comme des vases d'argile.» (Ps 2,9). Saint Paul ne dit-il pas aussi : «Lequel aimez-vous mieux, que j'aille vous voir la verge à la main, ou que ce soit avec charité et dans un esprit de douceur ?» (1 Cor 4,21). La verge sert donc à châtier ? Elle est aussi le signe de la royauté. Isaïe dit en effet : «Une verge sortira de la tige de Jessé, et une fleur s'élèvera de ses racines.» (Is 40,1). Et David : «Ton Trône, ô Dieu, est un trône éternel, le sceptre de l'équité est le sceptre de ton Royaume.» (Ps 54,7). Le sceptre dont parle ici le Roi-prophète c'est la puissance avec laquelle les disciples ont parcouru la terre, réformant les moeurs, ramenant les hommes de leurs égarements insensés à une conduite plus conforme à leur nature et à leur raison. «Allez, leur dit Jésus, enseignez toutes les nations.» (Mt 28,19). Moïse aussi avait une verge, mais Dieu lui communiqua en outre cette puissance qui lui fit opérer tous ses prodiges. La verge de Moïse sépara les eaux de la mer, celle des apôtres a brisé l'impiété du monde entier. On pourrait même et à juste titre dire que la croix du Sauveur a été la verge de puissance, car c'est cette verge qui a bouleversé la mer et la terre et les a remplies des marques de la Puissance divine. Armés de cette verge, les apôtres ont parcouru l'univers entier et ont opéré tant d'étonnants prodiges. À l'aide de cette verge, ils triomphaient de tous les obstacles, à commencer par Jérusalem.

«Établis ton Empire au milieu de vos ennemis.» Cette prophétie n'est-elle pas plus éclatante que le soleil ? Que veulent dire ces paroles : «Établis ton Empire au milieu de tes ennemis »? C'est-à-dire : au milieu des Gentils, au milieu des Juifs. C'est ainsi en effet que les églises ont été plantées au milieu des villes, c'est ainsi qu'elles ont établi leur puissance et fait reconnaître leur autorité. Quelle preuve plus grande de cette victoire éclatante des apôtres, que d'avoir élevé des autels au milieu de leurs ennemis, eux qui étaient comme des brebis au milieu des bêtes féroces, comme des agneaux au milieu des loups ? C'est ce que Jésus Christ leur avait dit en leur donnant leur mission : «Voilà que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups;» (Mt 10,16); miracle non moins surprenant que le premier. Que les brebis triomphent des loups, c'est en effet un prodige non moins admirable que de vaincre les ennemis dont on est environné de toutes parts. Mais le miracle le plus étonnant, c'est que douze hommes seulement, aient amené à leur doctrine l'univers entier. «Établis ton Empire au milieu de tes ennemis.» Il ne dit pas : Sois vainqueur au milieu de tes ennemis, mais : «Établis ton Empire», pour nous apprendre que ce n'est pas un trophée élevé après avoir triomphé de ses ennemis, mais un empire qui s'établit avec autorité. Tel était en effet, le caractère de la victoire remportée par les apôtres; Jésus Christ était avec eux, ce qu'ils faisaient était empreint d'une autorité souveraine. C'est ce qui explique comment toutes les maisons s'ouvraient devant eux, comment ceux qui embrassaient la foi leur étaient plus soumis que les plus obéissants des esclaves, comment ils vendaient leurs biens et en apportaient le prix aux pieds des apôtres, sans même oser prendre sur ce qui leur appartenait pour subvenir à leurs besoins, comment enfin, les fidèles les avaient en si haute estime qu'ils n'osaient se joindre à eux.

4. Cette puissance ne se bornait pas aux chrétiens, elle s'étendait jusque sur les infidèles. Quel est, dites-moi, le signe auquel on reconnaît un serviteur ? N'est-ce pas lorsqu'on le voit faire tout ce que lui commande son maître ? Et quel est le signe distinct du maître ? N'est-ce pas de se faire obéir de ses serviteurs, comme il l'entend ? Or, quels sont ceux qui ont vu les rois et les princes obligés de se soumettre à leur volontés ? Ne sont-ce pas les apôtres ? Oui sans doute. Les rois et les princes voulaient retenir le monde dans les liens de l'impiété, et faisaient une obligation à leurs sujets de sacrifier aux démons; les apôtres commandaient le contraire, et ils étaient obéis. Vous m'objecterez les prisons où on les jetait, les flagellations sanglantes, les supplices qu'ils enduraient; mais vous énoncez là un des caractères les plus frappants de leur puissance. Comment et dans quel sens ? C'est que, malgré ces obstacles, leur volonté ne laissait pas de s'accomplir. Ce n'est point en effet, sur les lois des maîtres du monde réunis, mais sur la vertu que reposait leur empire, et la vertu n'a besoin d'aucun secours étranger; je dirai plus, les persécutions multipliées ne faisaient que leur donner un nouvel éclat. On a vu souvent les rois de la terre périr victimes des complots de leurs esclaves, parce que leur puissance était imparfaite et empruntée, tandis que tous les efforts dirigés contre la puissance des apôtres, loin de l'anéantir, n'ont servi qu'à la rendre plus éclatante. Qui donc règne avec plus de gloire, de celui qui a besoin de troupes innombrables pour contenir ses sujets dans le devoir, ou de celui qui sans tout cet appareil se fait obéir à son gré de ses sujets ? Il est évident que c'est le dernier. Bien souvent, ces rois qui commandent à des peuples nombreux, auraient perdu l'empire avec la vie, s'ils n'avaient eu pour eux l'appui des lois, et les moyens de défense que leur offraient les villes qu'ils habitaient. Paul au contraire, exerçait sa puissance jusqu'au fond des déserts. Voulez-vous une preuve que son règne a été plus brillant que celui des rois ? Il a donné des lois à tout l'univers, et les hommes n'ont pas hésité à désobéir aux lois des princes de la terre, pour se soumettre à ses écrits. Quels esclaves ont jamais été soumis à leurs maîtres, quels sujets ont obéi à leurs souverains avec autant de dévouement que les fidèles aux simples lettres de l'apôtre ? Qui pourrait exprimer l'attachement, la tendresse de ces hommes qui étaient prêts à s'arracher les yeux pour leur maître ? ( Ga 4,15). Qui jamais eut de semblables serviteurs ? C'est alors que toutes ces merveilles se présentent à l'esprit du prophète, c'est en voyant les apôtres obéis des chrétiens, devenus redoutables aux infidèles qu'ils chassaient devant eux avec autorité, et Jésus Christ qui triomphait a dans leur personne, qui dit non pas simplement : «Domine, mais : «Établis ta domination au milieu de tes ennemis», pour mieux exprimer l'étendue de son empire. Témoins de ces prodiges, les ennemis des apôtres ne pouvaient rien contre eux, bien qu'ils eussent à leur disposition les lois, bourreaux et un pouvoir illimité. Mais la puissance des apôtres était bien supérieure, grâce à la Présence de Celui qui habitait en eux. C'est par les apôtres, en effet, que Jésus Christ a établi son empire et qu'Il l'a établi d'une manière souveraine, entière, absolue. Forts de Celui qui habitait dans leur âme, on les voyait affronter courageusement les bûchers, les glaives, les bêtes féroces. C'est que Jésus Christ était avec eux au milieu de toutes ces épreuves; aussi leurs corps, livrés aux supplices, paraissaient ne plus leur appartenir, ils étaient affranchis de toutes les sollicitudes de la vie présente. Transportés de joie et d'allégresse, dévoués et soumis tout entiers à l'empire de Jésus Christ, ils sacrifiaient tout, leurs richesses, leur corps, jusqu'à leur vie. Voilà le spectacle que donnaient ceux qui avaient été précédemment les adversaires et les ennemis de Jésus Christ; car l'invincible Puissance de Dieu, non contente d'éteindre cette haine, sut leur inspirer un si grand attachement, un dévouement à toute épreuve.

Lors donc que le Roi-prophète dit que le Père met les ennemis du Fils sous ses pieds, il ne veut pas nous faire entendre que le Fils n'ait aucune part à cet acte de puissance, puisque tout a été fait par le Fils; mais comme je l'ai déjà dit, que le Père et le Fils ne sont qu'un seul Dieu, ayant deux personnalités distinctes, et qu'il n'y a qu'une seule personne qui n'ait pas été engendrée. Voulez-vous une preuve que cette victoire est tout entière l'ouvrage du Fils ?» Vous la trouverez dans les autres prodiges qu'Il a déjà accomplis. Gardez-vous seulement d'entendre les paroles du Prophète dans un sens humain, qui entraînerait des conséquences absurdes. Pour vous en faciliter l'intelligence, écoutez ce que je vais dire. Il en est qui d'ennemis de Jésus Christ qu'ils étaient, sont devenus ses amis; d'autres n'ont point cessé d'être ses ennemis. Saint Paul nous indique qu'il doit faire succéder l'amitié à la haine dans le coeur de ses ennemis, quand il dit «Parce qu'Il aura remis son royaume à Dieu son Père.» (1Cor 15,24) Le Sauveur Lui-même exprime la même vérité dans sa prière : «Je vous ai glorifié sur la terre, J'ai achevé l'oeuvre que vous m'avez donné à faire.» (Jn 17,4). La soumission des ennemis a été l'Oeuvre du Père; l'Oeuvre du Fils a été beaucoup plus grande et plus difficile. Car il y a une grande différence entre châtier ceux qui persévèrent dans leur inimitié, ou faire succéder dans leur coeur des sentiments d'amour aux sentiments de haine. Mais n'allons pas en conclure ou que le Fils est inférieur au Père, ou que le Père est inférieur au Fils. Ces oeuvres sont communes à la fois au Fils et au Père. Nous en avons une preuve dans ces paroles : «Retirez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges.» (Mt 26,41). Celui encore qui envoie les anges pour recueillir l'ivraie, c'est le Fils unique, et c'est Lui que nous voyons en toute circonstance faire sentir au démon les effets de sa Justice. (Mt 13,30). Les démons eux-mêmes sont forcés de Le reconnaître : «Tu es venu nous tourmenter avant le temps.» (Mt 8,29). C'est donc le Fils qui doit les tourmenter un jour; donc les oeuvres qui sont attribuées au Père, sont cependant aussi les Oeuvres du Fils. Voici une nouvelle preuve que les Oeuvres du Père sont également celles du Fils : «Personne, dit le Sauveur, ne vient à Moi, si mon Père qui M'a envoyé ne l'attire.» (Jn 6,44). Et encore : «Personne ne peut venir à mon Père que par Moi.» (Jn 14,6). Il ne faut donc point entendre ces paroles dans un sens purement naturel. Cette expression même : «Vos ennemis», ne signifie pas seulement les ennemis du Fils, car, dit encore notre Seigneur : «Celui qui n'honore pas le Fils, n'honore pas le Père.» (Jn 5,23).

5. Ainsi les Juifs ne sont pas seulement les ennemis du Fils, ils sont encore les ennemis du Père. Voilà pourquoi Dieu les a frappés d'une destruction complète. Il a renversé leur ville de fond en comble et en a fait un amas de ruines. Ce châtiment n'a pas suivi immédiatement sa Mort sur la croix, Il leur a laissé le temps de se repentir s'ils en avaient la volonté, et Il leur a envoyé ses apôtres pour les instruire de sa Puissance, et leur ménager jusqu'au dernier moment les moyens de se convertir. Mais la maladie dont ils étaient atteints ayant résisté à tous les remèdes, ils furent précipités dans des malheurs extrêmes. Toutefois, ici encore, Dieu les invitait à la pénitence. Le spectacle de leur nationalité détruite, de leur puissance renversée, la vue de Celui qu'ils avaient accablé d'opprobres recevant les adorations du monde entier, devaient les amener nécessairement à reconnaître la vérité. Cependant tous ces moyens de conversion ont été perdus pour eux, ils n'ont donc plus de pardon à espérer, et il ne leur reste à attendre qu'un supplice éternel. Cette expression de marchepied ne doit présenter à votre esprit aucune idée matérielle, elle signifie simplement la soumission de ses ennemis. La preuve évidente que Dieu assujettit ses ennemis à son Fils, se trouve dans les paroles suivantes, car là où il n'y a qu'un trône, il n'y a aussi qu'un marchepied.

«La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance. (Ibid. 3). Il avait dit précédemment : «Jusqu'à ce que Je réduise tes ennemis à Te servir de marchepied. Mais dans la crainte que vous n'interprétiez ces paroles de la faiblesse du Fils et du besoin qu'Il avait d'un secours étranger, Il Se hâte de détruire par avance ce soupçon en Lui disant : «La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance.» Que signifient ces paroles : «La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance» ? C'est-à-dire elle est en Toi, elle n'y est pas survenue accidentellement, elle y est essentiellement et à jamais. C'est cette même vérité qu'Isaïe exprime en ces termes : «Il porte sur son Épaule le signe de sa Domination» (Is 9,6); c'est-à-dire, Il la porte en Lui-même, dans sa Substance, dans sa Nature, prérogative que n'ont pas les rois. Pour eux, leur souveraineté est tout entière dans leurs nombreuses armées, ce qui n'avait pas lieu pour les apôtres. Mais la domination des apôtres eux-mêmes ne fut établie que par une opération extérieure dont ils n'étaient pas les agents. La Puissance de Jésus Christ au contraire était dans sa Nature, dans sa Substance, Il ne l'a pas reçue après qu'Il fut engendré, Il ne la possède pas comme une chose qui Lui vient du dehors, qui Lui est accidentelle, Il est né avec cette Puissance. Aussi, lorsqu'Il fut interrogé sur sa Royauté, Il répondit : «Je suis né, et suis venu dans le monde pour cela.» «La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance.» Ces paroles indépendamment du sens que nous venons de leur donner, en ont encore un autre, et signifient que sa Domination ne réside pas dans un principe différent de Lui, mais qu'elle est en Lui pour l'éternité. Nous voyons souvent la puissance trahir les hommes même de leur vivant, et s'ils la conservent toute leur vie, du moins la perdent-ils toujours en mourant. Le dirai-je ? Même pendant leur vie, cette souveraineté n'est pas avec eux, elle est tout entière, comme je l'ai dit, dans leurs armées, dans leurs gardes, dans leurs immenses richesses, dans leurs villes fortifiées, et dans d'autres appuis de ce genre. Mais pour Dieu, sa Souveraineté est en Lui, et elle y est à perpétuité. On ne peut supposer un instant où sa Nature n'existe pas, Il en est de même de sa Royauté.

«Au jour de ta Puissance». Ce jour de sa Puissance peut être entendu à la fois et du jour où cette Puissance s'est déjà manifestée, et du jour de son avènement futur, car dans l'un comme dans l'autre, Il fait paraître des marques éclatantes de sa Souveraineté. Quelles preuves plus frappantes peut-Il nous donner que de nous montrer la mort vaincue par la mort, les portes d'airain brisées, le péché détruit, la malédiction anéantie, et l'abondance de tous les biens succédant à tous les maux anciens qu'Il vient guérir ? Que peut-on comparer à cette puissance, qu'on la considère ou dans les miracles qu'elle a opérés, ou dans les actions admirables qu'elle a produites ? Les morts ressuscitaient, les lépreux étaient guéris, les démons chassés, la fureur de la mer refrénée, les péchés remis, les paralytiques fortifiés, le paradis était ouvert, les rochers fendus, les rayons du soleil obscurcis, les ténèbres répandues sur toute la surface de la terre. Les corps des saints endormis du sommeil de la mort, sortaient du tombeau, le larron retournait dans son ancienne patrie, la voûte du ciel s'entr'ouvrait, la nature humaine si longtemps foulée aux pieds était élevée au-dessus des cieux, et ce qui est bien plus extraordinaire, elle s'asseyait sur le Trône du Roi des cieux, entourée des anges et des Dominations. Tous les vices étaient mis en fuite, la vertu était ramenée en triomphe, la grâce du saint Esprit se répandait dans tous les coeurs. On voyait de simples pécheurs, des publicains, des constructeurs de tentes, fermer la bouche aux philosophes et aux rhéteurs, détruire l'empire des démons, renverser les autels et les temples, et supprimer les fêtes et les grandes réunions des païens. Ils dissipaient de vive force l'odeur de la graisse et la fumée de l'encens offerts aux fausses divinités dans des sacrifices impies, et mettaient en fuite les devins, les prêtres mendiants de Cybèle, les augures et tout ce qui compose l'officine de Satan. D'un autre côté, les églises s'élevaient dans toutes les contrées de la terre, les choeurs des vierges et les essaims de solitaires se multipliaient, la piété fleurissait dans le désert aussi bien que dans les villes, et les choeurs des justes et des saints unissaient leurs voix aux puissances angéliques pour chanter ensemble les louanges de Dieu. Des légions de martyrs et de confesseurs se propageaient par toute la terre, la vertu établissait son règne sans difficulté; les nations barbares se formaient à l'école de la sagesse chrétienne; ces hommes dont les moeurs étaient plus féroces que celles des animaux sauvages, imitaient avec une sainte rivalité la vie des anges, et la parole de la prédication parcourut après le crucifiement et la Résurrection du Sauveur autant de contrées que le soleil en éclaire de ses rayons. C'est à la vue de ce magnifique spectacle qui s'offre à la pensée du prophète qu'il s'écrie : «La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance.»

6. Voulez-vous maintenant vous représenter le dernier jour à venir, et comprendre comment ce jour est aussi le jour de sa Puissance ? Songez quel spectacle ce sera de voir le ciel se replier sur lui-même, la nature entière sortir pleine de vie du sein de la corruption, tous les hommes répondre à l'appel de Dieu, le diable couvert de confusion, les démons profondément humiliés, les justes couronnés, chacun rendant compte de ses péchés, et recevant la récompense de ses bonnes oeuvres, et commençant une vie toute différente de celle-ci. Alors en effet, plus de mort, ni de maladie, ni de vieillesse, plus de pauvreté, plus de violences, plus d'embûches. Alors encore on ne verra plus ni maisons, ni villes, ni métiers, ni navigation, ni vêtements, ni aliments, ni boissons, ni toits, ni lits, ni tables, ni lampes. Loin de cette vie les trahisons, les luttes, les procès, les mariages, les douleurs de l'enfantement, et les enfantements eux-mêmes. Toutes ces misères seront dissipées comme la poussière, une vie meilleure nous sera donnée, notre corps deviendra incorruptible, immortel et doué d'une puissance extraordinaire. C'est à ce changement que saint Paul faisait allusion, lorsqu'il disait : «La figure de ce monde passe.» (1Cor 7,31). Si vous n'ajoutez point foi à nos paroles, parce que vous n'avez pas ce spectacle sous les yeux, que le présent du moins soit pour vous un garant assuré de l'avenir. Parcourez par la pensée l'univers entier, la terre, les mers, la Grèce, les contrées barbares, les régions habitées et les solitudes, les villes du continent, les îles situées au milieu de la mer, les montagnes et les vallées; et en voyant partout éclater la Puissance de Jésus Christ, et tous les hommes proclamer la gloire de son auguste Nom, dites-vous à vous-même que c'est Celui qui a opéré tant et de si grands prodiges, qui vous a donné les promesses de la vie future.

Voulez-vous une preuve tirée d'un fait particulier ? Demandez-vous quelle raison pousse l'univers entier à aller visiter un sépulcre vide, quelle puissance secrète attire les habitants des extrémités de la terre, pour voir les lieux où Jésus est né, où Il a été crucifié et enseveli. Considérez la croix elle-même, de quelle puissance n'est-elle pas le signe ? Avant la Mort de Jésus Christ, la croix était le supplice le plus abominable, la mort la plus ignominieuse et la plus infâme. Maintenant, ce genre de mort est devenu plus glorieux que la vie elle-même, l'éclat de la croix surpasse celui des plus brillantes couronnes, et nous la portons tous sur nos fronts, que dis-je ? avec une noble fierté. Ce ne sont pas seulement les particuliers, mais les rois eux-mêmes qui la préfèrent au diadème et à juste titre, car ne vaut-elle pas mille fois mieux que tous les diadèmes de la terre ? Le diadème est un simple ornement pour la tête, la croix est le salut du monde. La croix nous défend contre les démons, c'est une couronne qui guérit les maladies de notre âme, c'est une armure invincible, un rempart inexpugnable, un fort inaccessible, où nous pouvons braver non seulement les invasions des barbares et les incursions des ennemis, mais les légions des démons déchaînés contre nous.

«Dans les splendeurs des saints.» Un autre interprète traduit : «Dans la gloire du saint.» Un autre : «Dans la gloire des saints. Le Roi-prophète a encore ici en vue le temps présent et le jour à venir. La splendeur des saints, c'est leur beauté. Quelle splendeur plus brillante en effet que celle de saint Paul, quelle gloire plus brillante que la gloire de Pierre, qui tous deux ont parcouru l'univers entier, en jetant un plus grand éclat que le soleil, et en répandant partout les semences de la piété ? On les regardait comme des anges descendus du ciel, et on les vénérait de loin avec respect : «Personne n'osait se joindre à eux, nous dit le livre des Actes. (Ac 5,1-3) Leurs vêtements eux-mêmes étaient comme imprégnés d'une grâce toute particulière, et l'ombre de leur corps exerçait une Puissance souveraine. (Ac 10,12). Si telle était déjà leur gloire ici-bas, que sera-t-elle lorsque leurs corps seront incorruptibles, immortels, plus brillants que toutes les splendeurs de la terre ? Quel éclat environnera, avec ces deux héros, tous les prophètes et les apôtres, tous les justes, les martyrs, les confesseurs, et tous ceux dont l'éminente sainteté aura répondu à la foi qu'ils avaient en Jésus Christ ? Représentez-vous tous ces peuples, ces clartés, ces rayons, cette gloire, cette majesté, cette joie, cette magnifique assemblée. Qui pourrait dépeindre un tel spectacle ? Toute parole est impuissante, l'expérience seule sera capable de donner à ceux qui en sont dignes une juste idée de ces splendeurs. Nous serons alors environnés, ce me semble, d'une lumière éclatante égale a celle que répandraient plusieurs soleils brillant au firmament ou des éclairs se succédant sans interruption. Ou plutôt, tout ce que je pourrais dire pour vous dépeindre cette beauté incomparable serait toujours bien au-dessous de la réalité. Car enfin, toutes ces comparaisons sont empruntées au monde extérieur et sensible, tandis que cette splendeur, cette gloire qui doit éclater alors, surpassera de beaucoup toutes les splendeurs de la terre. Non seulement les corps seront incorruptibles et immortels, mais ils seront revêtus d'une gloire que la parole ne peut exprimer. «Dans les splendeurs des saints.» Le Roi-prophète ne veut pas seulement nous représenter le Sauveur sous un aspect terrible, il nous dépeint aussi sa Douceur et sa Bienfaisance dans ces paroles : «Dans les splendeurs des saints.» C'est aussi par un effet de sa Puissance qu'Il les environne de cette splendeur éclatante dont parlait saint Paul, lorsqu'il disait : «Il changera notre corps misérable en le rendant conforme à son corps glorieux.» (Ph 3,21).

7. Un changement si extraordinaire est au-dessus de toute pensée, de toute expression humaines. Aussi l'Apôtre ajoute-t-il : «Par cette Vertu toute-puissante, qui peut lui assujettir toutes choses.» (Ibid.) Ne me demandez donc pas, nous dit-il, comment ni de quelle manière ce changement se fera, Dieu peut tout ce qu'Il veut. Mais pourquoi le Roi-prophète dit-il : «Dans les splendeurs des saints,» et non : Dans la splendeur ? Parce que les récompenses éternelles sont nombreuses et variées. «Le soleil a son éclat, la lune le sien, et les étoiles leur clarté particulière, et entre les étoiles l'une est plus brillante que les autres. Il en est de même de la résurrection des morts.» (1Cor 15,41). Jésus Christ Lui-même nous dit : «Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père.» (Jn 14,2). Aussi, cette splendeur n'aura point de fin; elle ne cédera la place ni à la nuit, ni aux ténèbres. Elle est grande, elle est inexprimable, elle surpasse de beaucoup toutes les splendeurs de la terre, mais son caractère le plus admirable est d'être éternelle. Le Roi des cieux manifeste ainsi sa toute-puissance en revêtant des corps mortels et corruptibles d'une telle force et d'une telle vertu.

Ces magnifiques récompenses qu'il vient de nous dépeindre soulèvent notre âme sur les ailes de l'espérance, et le prophète nous prouve la légitimité de cette espérance par la grandeur et la puissance de l'auteur de toutes ces merveilles. Quel est-il ? C'est celui qui est consubstantiel à son Père, vérité qu'il exprime en ces termes : «Je vous ai engendré de mon sein avant l'étoile du matin.» Ceux qui donnent à ces paroles un sens conforme à leurs opinions particulières prétendent qu'il n'est ici question que de la génération de la chair. Alors pourquoi, je vous le demande, cette expression : «Avant l'étoile du matin ?» Le Roi-prophète, répondent-ils, appelle ainsi la nuit dans laquelle Il est né, car sa Naissance eut lieu avant l'étoile du matin. Ce n'est pas répondre à la question. Le prophète d'ailleurs ne parle pas ici comme historien et ils ne peuvent montrer que ce que les évangélistes ont enseigné a été prédit par les prophètes dont les oracles sont en très grande partie couvertes d'obscurité. Ces paroles : «Avant l'étoile du matin» ne signifient donc pas avant le lever de l'étoile du matin, mais avant la création et la naissance de cette étoile. L'Écriture distingue parfaitement ces deux circonstances, avant la nature, la création, et avant le lever, comme dans ces paroles : «Il faut prévenir le matin pour Te rendre grâces, et venir T'adorer avant le lever de la lumière.» (Sg 16,28). Le Roi-prophète veut parler ici du matin. Car il ne dit pas : Avant le soleil, avant sa création; mais avant son lever. Avant la création du soleil rien n'existait sur la terre. Il dit donc : «Avant le lever du soleil,» pour bien exprimer qu'il s'agit du matin. Ailleurs au contraire, quand il veut nous faire remonter aux temps qui ont précédé la création du soleil, il ne dit pas : «Avant le lever,» mais : «Avant le soleil;» comme dans ces paroles : «Son Nom existe avant le soleil et avant la lune, dans toutes les générations.» (Ps 71,17-5). Il y a donc une différence entre ces deux locutions : «Avant le soleil,» et : «Avant le lever du soleil.» La première exprime la nature ou la création du soleil; la seconde l'action et le lever du soleil, c'est-à-dire le matin. Si donc le prophète avait voulu simplement exprimer la nuit, il n'eût pas dit : «Avant l'étoile du matin,» mais : «Avant le lever de l'étoile du matin.» D'ailleurs Jésus Christ Lui-même a entendu ce psaume, non pas de son Incarnation, mais de sa Génération divine par l'Esprit. En effet, lorsqu'Il eut fait aux Juifs cette question : «Que vous semble du Christ, de qui est-il Fils ?» ils lui répondirent : «De David.» C'est alors qu'Il leur cite ce psaume et qu'Il leur dit : «Comment donc David a-t-il pu lui dire : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-Toi à ma Droite ? S'Il est son Seigneur, comment dites-vous qu'Il est son Fils ?» (Mt 22,42-49). Quel est le but de cette argumentation du Sauveur ? C'est de montrer qu'Il était la vrai Fils de Dieu.

Mais quoi donc ? Sa génération n'a-t-elle précédé que la création de l'étoile du matin ? Non sans doute, puisque nous lisons ailleurs : «Son Trône existe avant la lune.» Et ce n'est pas seulement avant la lune, puisque le même Roi-prophète dit du Père : «Avant la formation des montagnes, avant la création de la terre et du monde, Tu es Dieu de tout temps et pour l'éternité.» (Ps 89,2). Dieu n'existe pas seulement depuis le commencement des siècles, mais avant tous les siècles, car son existence n'est pas limitée par la durée des siècles, elle s'étend bien au-delà, jusqu'à l'infini. N'allez donc pas vous heurter contre les expressions des Livres saints, mais donnez-leur une signification digne de Dieu. Admirez ici la sagesse du prophète. Il n'a point commencé le psaume par ces paroles : «Je vous ai engendré de mon sein avant l'aurore.» Il a d'abord fait un tableau des actions éclatantes du Christ, il l'a fait connaître par ses Oeuvres, et c'est alors seulement qu'il juge convenable de parler de sa divine Majesté. Notre Seigneur Jésus Christ suivait cette même gradation quand il disait aux Juifs : «Si Je ne fais les Oeuvres de mon Père, ne me croyez point; mais si Je les fais, quand vous ne voudriez pas croire en Moi, croyez du moins à mes Oeuvres.» (Jn 10,37-38). En effet, une fois que vous saurez que c'est Lui qui est assis à la Droite du Père, qui est appelé Seigneur comme le Père, qui a la même souveraineté, qui fait éclater une si vive splendeur, qui exerce son Empire sur les nations, vous ne devez plus être ni surpris ni troublé lorsque le prophète vous dit qu'Il a été engendré avant toute créature. David me paraît encore digne d'admiration en ce qu'il fait tantôt parler Dieu Lui-même, et tantôt semble parler en son propre nom. Ces paroles : «Assieds-Toi à ma Droite, et ces autres : «Je T'ai engendré de mon sein avant l'aurore;» paroles dont la sublimité surpasse son intelligence, sont sorties de la bouche de Dieu Lui-même; dans le reste du psaume, c'est David qui parle. Admirez encore dans le Roi-prophète la propriété des termes. Il lui suffisait de dire : «Je T'ai engendré,» mais par condescendance pour ceux dont les pensées rampent sur la terre, et pour leur faire comprendre que Jésus Christ est le vrai Fils de Dieu, Il ajoute cette expression : «De son sein.» Lorsqu'il semble prêter des mains à Dieu, ce n'est point pour nous donner à penser que Dieu ait réellement des mains, mais pour exprimer sa Puissance créatrice; de même ici il parle du Sein de Dieu pour nous faire comprendre que le Fils de Dieu est le fruit de cette Génération divine.

8. David donne ensuite à sa prophétie la forme d'un jugement solennel, et il s'adresse au Fils de Dieu Lui-même, marque évidente d'un amour ardent, d'une joie extraordinaire, et d'une âme remplie de l'Esprit de Dieu. «Le Seigneur l'a juré, et Il ne se repentira point; Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech.» (Ibid. 3). Vous voyez comme il descend des hauteurs où il s'était placé et traite ainsi tour à tour de la Divinité ou de l'Humanité du Sauveur. C'est ce que font aussi les évangélistes pour sauvegarder l'intégrité des deux mystères. Mais pourquoi cette addition : «Selon l'ordre de Melchisédech ?» À cause de l'offrande mystérieuse et figurative qu'il fit à Abraham du pain et du vin, et aussi parce que le sacerdoce de Melchisédech ne dépend en rien de la loi, et qu'on ne parle, comme dit saint Paul, ni du commencement ni de la fin de sa vie. (He 7,3). Ce que Melchisédech a été en figure, Jésus Christ l'a été en réalité, et le nom de Melchisédech a été comme les Noms de Jésus et de Christ, qui longtemps d'avance ont annoncé et figuré la Mission du Sauveur. Lorsque nous lisons que Melchisédech n'a eu ni commencement ni fin de sa vie, ce n'est pas qu'en réalité il n'ait eu ni commencement ni fin, mais parce qu'on ne trouve aucune trace de sa généalogie. Jésus, au contraire, n'a eu en vérité ni commencement de ses jours, ni fin de sa vie, non point pour la même raison, mais parce que son Existence n'a eu dans le temps ni commencement ni fin. L'un était la figure, l'autre la vérité. Lorsque vous entendez prononcer le Nom de Jésus, vous ne vous représentez pas Jésus comme étant réellement près de vous, vous ne songez qu'à la signification de ce Nom sans aller plus loin. Ainsi, lorsque vous entendez parler de Melchisédech qui n'a eu ni commencement ni fin, ne cherchez pas à lui appliquer ces paroles dans leur réalité, contentez-vous de ce simple énoncé et cherchez la vérité de ces paroles en Jésus Christ. De même quand vous entendez parler de serment, n'allez pas prendre ce mot dans le sens d'un véritable serment. La Colère de Dieu n'est pas une colère véritable, ce n'est pas une passion, mais seulement la Puissance qu'Il a de punir. Il en est de même du serment, car Dieu ne jure pas en réalité, et Il prédit simplement ce qui doit arriver.

Après avoir décrit les splendeurs des saints, la Victoire du Fils de Dieu sur ses ennemis, réduits à Lui servir de marchepied, et le jour de sa Puissance, il parle de ce qui doit s'accomplir dans le temps présent. Or, remarquez l'ordre qu'il suit dans son discours pour dompter l'esprit rebelle de ses auditeurs. Ce n'est qu'après les avoir effrayés par les terreurs du jugement, et fléchi leur opiniâtreté, qu'il arrive à parler du temps présent. Voilà qui explique ce mélange de genres différents. Jugez-en par vous-même : «Jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à vous servir de marchepied.» Il s'agit ici des événements futurs. Voici pour le présent : «Le Seigneur fera sortir de Sion le sceptre de ta Puissance. Règne au milieu de tes ennemis.» Voici pour les événements futurs : «La souveraineté est avec Toi au jour de ta Puissance, au milieu des splendeurs des saints». Puis il revient encore aux choses présentes qui ne respirent plus la sévérité, mais la douceur : «Tu es prêtre pour l'éternité selon l'ordre de Melchisédech»; paroles qui renferment le pardon de nos péchés et notre réconciliation avec Dieu.

Après s'être arrêté à cette vérité selon qu'il l'a jugé convenable, le Roi-prophète parle de nouveau de l'Incarnation et reprend un ton moins élevé : «Le Seigneur est à ta Droite.» (Ibid. 7) Mais quoi ! Il a dit plus haut que c'était Lui qui était assis à la Droite du Père ! Vous voyez qu'il ne faut pas s'attacher aveuglément au sens littéral des mots. Que signifient donc ces paroles : «Le Seigneur est à ta Droite ?» Le Roi-prophète vient de toucher le mystère de l'Incarnation, il s'adresse donc naturellement à l'Humanité du Sauveur qui a reçu le Secours d'en haut. Il la voit, en effet, réduite aux dernières angoisses et à une sueur de sang qui se répand sur la terre, et en même temps fortifiée par un ange du ciel. (Lc 22,44). Telle est en effet la nature de la chair. «Il brisera les rois au jour de sa Colère.» On peut, sans crainte de se tromper, appliquer ces paroles aux ennemis actuels de l'Église, et à ceux qui recevront un jour la juste punition de leurs crimes et de leur impiété :

«Il exercera son jugement au milieu des nations, il multipliera les ruines.» (Ibid 6) Que veulent dire ces paroles : «Il jugera les nations ?» Il jugera, Il condamnera les démons. Voulez-vous une preuve qu'Il les a jugés ? Écoutez Jésus Christ Lui-même : «Maintenant voici le jugement du monde, maintenant le prince du monde sera chassé.» (Jn 12,31) Et plus bas : «Et Moi, quand J'aurai été élevé de terre, J'attirerai tout à Moi.» (Ibid. 32) Ne soyez pas surpris que le Roi-prophète se serve d'une expression qui parle un peu trop aux sens; c'est l'usage de l'Écriture. «Il écrasera sur la terre les têtes d'un grand nombre.» Dans le sens anagogique, ces paroles signifient qu'Il doit renverser et détruire l'orgueil des insensés; dans le sens littéral, les calamités du peuple juif qu'Il doit exterminer d'une manière terrible. «Il boira de l'eau du torrent». Le prophète fait ici allusion au genre de vie humble et simple du Sauveur : nul faste, point de gardes, point d'appareil imposant, et Il porte la frugalité jusqu'à boire de l'eau du torrent. Sa boisson répondait à sa nourriture. Il Se nourrissait de pain d'orge et Il buvait de l'eau du torrent. Il est venu en effet pour nous enseigner cette sage modération qui nous fait dominer la sensualité, fouler aux pieds le faste et fuir toute ostentation. Quel est le fruit de ce genre de vie ? Le Roi-prophète nous l'apprend en ajoutant : «C'est pour cela qu'Il lèvera la tête.» (Ibid. 7)

9. Or ces paroles doivent s'entendre non pas de la Nature divine, mais de la Nature humaine qui a bu de l'eau du torrent et qui a été élevée en gloire. Ainsi, loin que cette simplicité de vie Lui ait fait aucun tort, elle L'a élevé à une hauteur que la parole ne peut exprimer. Vous donc, mon très cher frère, en présence de ce grand exemple, méprisez le luxe et la somptuosité, et préférez-leur une vie simple et sans apprêt, si vous voulez parvenir à la grandeur et à la gloire. Votre Dieu n'est venu sur la terre que pour vous enseigner cette voie. Voilà pourquoi le Prophète, après avoir raconté les grandes Actions du Sauveur, ajoute ces paroles dont voici le sens : En entendant parler de victoires, de trophées, ne vous attendez pas à voir des armes, des troupes, des chars, des chevaux, des cavaliers, des soldats pesamment armés, le bruit et le tumulte des combats. Ce Triomphateur est si humble, si simple et si frugal, qu'Il boira de l'eau du torrent, et cependant, malgré cette simplicité, c'est Lui qui accomplira tous ces prodiges. Écoutez ces enseignements, vous qui étalez sur vos tables la somptuosité des Sybarites, qui n'avez en tête que mets exquis et recherchés, qui faites venir de tous côtés les cuisiniers les plus habiles et les plus variés, qui avez des légions de matelots, de pilotes, de rameurs, pour vous apporter des contrées lointaines des vins, des parfums et tout l'attirail de la vie molle et sensuelle; vous vous précipitez ainsi dans l'abîme, et devenez les plus méprisables des hommes. Car, ce n'est pas la multiplicité des besoins qui fait l'homme véritablement grand, comme aussi ce n'est pas l'indigence qui peut l'avilir. Permettez-moi de vous représenter ici deux hommes : l'un, pour satisfaire à ses besoins, a une armée de matelots, de pilotes, d'artisans, de serviteurs, d'ouvriers habiles dans l'art du tissage et de la broderie, de bouviers, de bergers, d'écuyers, de palefreniers qui obéissent en tout à ses ordres. Toute la richesse de l'autre consiste dans du pain, de l'eau et un seul vêtement. Quel est ici le plus grand des deux, quel est celui qui est inférieur à l'autre ? N'est-il pas évident que le plus grand est celui qui n'a qu'un seul vêtement ? Ce dernier pourra mépriser le roi jusque sur son trône; l'autre au contraire est l'esclave de tous ceux qui lui procurent ces jouissances. Il est obligé de s'abaisser devant eux jusqu'à la flatterie, de peur qu'en perdant leurs services il ne soit privé de ce qui est devenu pour lui une nécessité. Multipliez vos besoins, vous multipliez les chaînes de votre esclavage; réduisez-vous au nécessaire, personne ne sera plus libre que vous. Nous en trouvons, une preuve jusque dans les animaux. Que sert-il à un âne de porter des fardeaux considérables, dût-il en jouir mille fois, et où est le dommage pour celui qui n'a point à porter ces fardeaux, s'il peut compter sur la nourriture nécessaire ? Voilà pourquoi notre Seigneur Jésus-Christ, voulant rendre véritablement grands et élevés ses disciples qu'Il destinait à être les prédicateurs du monde entier, les affranchit de toute sollicitude, leur donne comme des ailes et une force d'âme égale à celle du diamant. Rien ne fortifie l'âme en effet, comme de l'affranchir des soins de la vie, mais aussi rien ne l'affaiblit comme de s'en rendre esclave. Dans le premier cas, nulle douleur à craindre; dans le second, nul plaisir à espérer. L'un de ces deux hommes a au-dessus de lui une multitude de maîtres et de maîtresses sans douceur et sans humanité. L'autre ne dépend de personne, il est le maître de tous, il jouit en pleine sécurité des rayons du soleil, des délices d'un air pur, et n'éprouve aucune contrariété. Il n'est agité ni par la colère, ni par la haine, ni par l'envie; il n'est point rongé par les soucis, les rivalités, la vaine gloire, l'orgueil ou par d'autres passions semblables. Son âme est comme un port calme et tranquille, inaccessible à la tempête. Rien ne l'empêche de poursuivre son chemin vers le ciel, parce qu'il ne se laisse détourner par aucune des choses de la terre. Nous aussi donc, pour jouir de cette sécurité, pour obtenir ici-bas ce calme inaltérable, cette route libre et facile vers le ciel, suivons ce genre de vie, et nous mériterons ainsi ces biens éternels qui surpassent toute raison, toute intelligence, toute pensée, en Jésus Christ notre Seigneur, à qui appartiennent la gloire et l'empire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.