PSAUME 49
«Le Seigneur, le Dieu des dieux a parlé, et Il a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son couchant.» (v. 1).
Le Roi-prophète dit dans un autre endroit : «Dieu S'est tenu dans l'assemblée des dieux» et un peu plus loin : «Je l'ai dit, vous êtes des dieux.» (Ps 81,1-6). Et saint Paul : «Encore qu'il y en ait plusieurs qui soient appelés dieux et seigneurs.» (1Cor 8 5). Moïse dit aussi : «Vous ne parlerez point mal des dieux.» (Ex 22,28). Et dans un autre endroit : «Les enfants de Dieu voyant les filles des hommes.» (Gn 6,2). Et ailleurs : «Quiconque aura maudit Dieu portera la peine de son péché et le blasphémateur du Nom du Seigneur sera lapidé». (Lv 24,15-16) Jérémie dit lui-même : «Que les dieux qui n'ont point fait le ciel et la terre disparaissent, et qu'on ne les voie plus sous le ciel.» (Jr 10,11) Quels sont donc ceux dont il est question dans ces divers témoignages; et quels sont ces dieux dont parle ici le prophète ? Ce sont les princes. Aussi après avoir dit : Tu ne parleras point mal des dieux, Moïse ajoute : «Et tu ne maudiras point le prince de ton peuple.» (Ex 23,28). Ce nom s'applique encore aux enfants des hommes vertueux. Comme Isaac, pour avoir fait preuve d'une vertu éclatante, fut appelé du Nom de Dieu, tous ses descendants et ceux de son frère qui s'allièrent ensemble par des mariages, sont appelés enfants de Dieu, parce qu'ils avaient pour père un homme vertueux. «Ils commencèrent, dit Moïse, à être appelés du Nom de Dieu.» (Gn 4,26). Il veut désigner aussi le peuple juif qui a eu l'honneur d'être appelé de ce nom, comme l'atteste le Roi-prophète : «J'ai dit : Vous êtes tous des dieux, et les fils du Très-Haut.» (Ps 81,6). Moïse dit encore ailleurs : «Israël est mon fils premier-né.» (Ex 4,22). Dieu donnait ce nom à son peuple par un effet de sa Bonté pour lui. C'est ainsi que s'expliquent ces paroles : «Celui qui aura maudit son Dieu portera la peine de son péché; c'est-à-dire celui qui parle mal du prince se rend coupable de péché. Et celui qui donne le Nom de Dieu sera lapidé» (Lv 24,15); c'est-à-dire celui qui attribue le Nom du vrai Dieu à ceux qui ne le sont pas. Un crime aussi énorme ne mérite point de pardon, et voilà pourquoi celui qui s'en est rendu coupable est condamné à un si terrible supplice. On appelle encore dieux les dieux des Gentils, non pour les honorer en cette qualité, ni pour consacrer cette appellation, mais pour faire ressortir l'erreur de ceux qui leur ont donné ce nom. C'est dans ce sens que saint Paul dit : «Encore qu'il y en ait plusieurs qui soient appelés dieux» (1Cor 8,5); et il montre ainsi qu'ils ne sont pas dieux, et qu'ils ne méritent même pas ce nom. De qui donc le Psalmiste veut-il parler en disant : «Le Dieu des dieux» ? Des dieux des nations, non pas qu'ils existent réellement, mais parce que l'erreur des peuples leur a donné une existence supposée. Les Juifs avaient des tendances matérielles, ils n'étaient pas entièrement affranchis du culte des idoles vers lesquelles ils se sentaient toujours attirés, ils avaient conservé des restes de leurs anciennes iniquités. C'est pour cela que le Roi-prophète cherche à purifier leur esprit de toutes ces erreurs, en leur montrant que Dieu est le souverain maître de tous ces dieux. Il est aussi le maître des démons, je veux dire de leur nature, car ils sont les seuls auteurs de leur malice et de leur perversité.
Or ce psaume me paraît se rattacher étroitement au précédent. Nous y voyons également les pécheurs accusés et confondus, avec cette différence que dans le psaume précédent, le Roi-prophète invitait toute la terre à venir l'entendre, et que dans celui-ci il fait appel aux éléments eux-mêmes répandus par toute la terre. C'est un autre théâtre et un auditoire différent. D'un côté, nous voyons les nations, les habitants de la terre, les riches et les pauvres; de l'autre c'est le ciel et la terre. Dieu lui-même paraît pour entrer en jugement avec le peuple juif et défendre sa cause devant lui. Il nous faut donc apporter une plus grande attention. Un autre prophète nous a décrit ce même spectacle : il nous représente Dieu venant défendre sa cause, et lui donne pour juges les vallées et les fondements de la terre. «Écoutez, vallées et fondements de la terre, car le Seigneur entre en jugement avec son peuple, et Il se justifiera devant lui.» (Mi 6,2). Le prophète Jérémie nous dit aussi : «Il entrera en jugement avec vous et avec vos pères.» (Jr 2,9) Dans beaucoup d'autres endroits de l'Écriture nous voyons ce même style figuré, style vraiment imposant et digne de la Bonté de Dieu. Le Roi-prophète peut-il, en effet, nous donner une plus grande preuve de la Bonté de Dieu, que de nous Le montrer S'abaissant jusqu'à entrer en jugement avec les hommes ? «C'est de Sion que vient tout l'éclat de sa beauté.» (Ibid. 2) Ces paroles sont à la fois prophétiques et historiques, car même sous l'ancienne loi, la Gloire de Dieu s'est manifestée dans Sion. C'est là qu'étaient le temple, le Saint des saints, les cérémonies du culte, les institutions du peuple hébreu, la multitude des prêtres, les sacrifices, les holocaustes, les hymnes sacrés, le chant des psaumes, tout sortait de là et nous offrait une figure détaillée des événements à venir. Lorsque la vérité parut sur la terre, c'est de là aussi que partirent ses premiers rayons; c'est de là que la croix resplendit de tout son éclat, c'est là que s'accomplirent les innombrables prodiges de la loi nouvelle. C'est ce qui fait dire à Isaïe prédisant les merveilles du Nouveau Testament : «La loi sortira de Sion et la parole du Seigneur de Jérusalem, et le Seigneur jugera les nations.» (Is 2,34) Par Sion, il entend le territoire environnant et la capitale des Juifs, la ville de Jérusalem qui s'étendait à ses pieds. C'est de là que les apôtres s'élancèrent comme des coursiers rapides de la barrière d'un hippodrome pour voler à la conquête de tout l'univers. C'est là qu'ils commencèrent le cours de leurs prodiges, c'est là qu'eurent lieu la Résurrection de Jésus Christ, son Ascension, les prémices et les commencements de notre salut; c'est là que commença la prédication des mystères; c'est là que pour la première fois le Père fut révélé, le Fils unique se fit connaître, la Grâce de l'Esprit saint se répandit avec abondance. C'est là enfin que les apôtres découvrirent les secrets des vérités incorporelles, des dons, des pouvoirs tout divins, et des promesses des biens futurs. Ce sont toutes ces merveilles que le Roi-prophète appelle l'Éclat et la Beauté de Dieu. En effet, l'Éclat et la Beauté de Dieu, c'est sa Bonté, son Amour et sa Bienveillance à l'égard de tous les hommes. «Dieu viendra manifestement, notre Dieu viendra et il ne se taira point.» (Ibid. 3) Vous voyez comme le langage du prophète devient de plus en plus clair, nous découvre des trésors cachés, et répand des rayons plus lumineux lorsqu'il dit : «Dieu viendra manifestement.» Quand donc Dieu est-Il venu d'une manière moins manifeste ? Lors de son premier Avènement, car Il est venu sans aucun éclat, inconnu du plus grand nombre, et prolongeant pendant de longues années le mystère de sa Vie cachée. Que dis-je, qu'Il ne fut point connu du plus grand nombre ? La Vierge elle-même qui L'avait porté dans son sein ne connaissait point parfaitement le secret du mystère de l'incarnation, ses frères ne croyaient pas en Lui, et celui que l'on regardait comme son père ne paraissait pas soupçonner sa Grandeur.
2. Et pourquoi parlai-je des hommes ? Le démon lui-même ne Le connaissait pas; car s'il eut su ce qu'Il était, il ne Lui aurait pas demandé longtemps après sur la montagne s'Il était le Fils de Dieu, et il n'eût pas renouvelé cette question à deux et à trois reprises différentes. (Mt 4,3-6) Voilà pourquoi Jésus dit à Jean le Baptiste qui commençait à découvrir ce qu'Il était : «Laisse maintenant.» (Mt 3,15) C'est-à-dire, tais-toi pour le moment, car il n'est pas encore temps de révéler le mystère de mon Incarnation, je veux qu'il échappe encore à la connaissance du démon, tais-toi, «car il convient qu'il en soit ainsi.» Et lorsqu'Il fut descendu de la montagne, Il défendit à ses disciples de dire qu'Il était le Christ. (Mt 17,9) Car Il venait alors comme un pasteur qui cherche sa brebis égarée et veut s'emparer de l'animal indocile, et c'est pour cela qu'Il voulait demeurer caché. Un médecin se garde bien d'effrayer tout d'abord son malade; de même le Sauveur évita de Se faire connaître dès le commencement de sa Mission et ne le fit qu'insensiblement et peu à peu. C'est cet événement sans éclat et sans bruit que le Prophète prédit en ces termes : «Il descendra comme la pluie sur une toison, et comme l'eau qui tombe goutte à goutte sur la terre.» (Ps 71,6). Il n'est point venu avec grand bruit en semant le trouble sous ses pas, en agitant la terre, en lançant la foudre, en ébranlant le ciel, entouré des troupes des anges. Il n'a point déchiré le firmament pour venir sur les nuées, mais Il est venu dans le silence, porté neuf mois dans le sein d'une vierge; Il est né dans une crèche comme le fils d'un simple artisan, au milieu de ses humbles langes. Il est exposé aux complots, obligé de fuir en Égypte avec sa Mère. Après la mort de ce prince qui s'était souillé par tant de forfaits, Il revient en Judée, Il va de côté et d'autre sous l'extérieur d'un homme ordinaire. Son vêtement était simple, sa table plus simple encore; Il marchait constamment, au point d'en être fatigué.
Mais tel ne sera point son second Avènement, Il viendra avec tant d'éclat qu'Il ne sera point besoin d'annoncer sa venue. C'est cet éclat même qu'Il veut nous faire comprendre lorsqu'Il disait : «Si vous entendez dire qu'Il est dans le lieu le plus retiré de la maison, n'y entrez point, ou qu'Il est dans le désert, ne sortez point pour y aller. Comme l'éclair qui part de l'Orient et apparaît en Occident, ainsi sera l'Avènement du Fils de l'homme.» (Mt 24,26-27) Il S'annoncera et Se manifestera de Lui-même. C'est ce qui a lieu pour l'éclair qui brille, nous n'avons pas besoin qu'on nous le fasse remarquer, aussitôt qu'il apparaît, il frappe à la fois tous les yeux. Saint Paul aussi nous prédit cet Avènement en ces termes : «Dès que le signal aura été donné par la voix de l'archange, par la trompette du dernier jour, le Seigneur Lui-même descendra du ciel.» (1Th 4,15) C'est dans cet appareil éclatant que le Prophète Le vit porté sur les nues, avec le fleuve qui roule devant Lui, et ce Tribunal terrible où chacun doit rendre de sa vie un compte inévitable. Ce sera le temps du jugement et du discernement; aussi, Il ne nous apparaîtra plus comme un médecin, mais comme un juge. Daniel a vu ce trône, le fleuve qui roule ses eaux au pied du Tribunal et cet appareil tout de feu, le char et les roues. (Dn 7,9-10). Son premier Avènement fut bien loin d'avoir ces caractères; on ne vit alors ni feu, ni torrent, ni d'autres signes semblables; une crèche, une étable pour hôtellerie et une mère pauvre. Daniel nous montre ici que Dieu n'est sujet ni à la mutabilité, ni au changement. Il venait de dire que Celui qui était assis sur le trône avait les cheveux blancs comme la laine, et les vêtements éclatants comme la neige.(Ibid. 7,9). Le Roi-prophète, pour éloigner de notre esprit toute idée de cheveux ou de vêtements, ne nous parle que de splendeur, que d'éclat, que de feu rayonnant de tout côté : «Un feu dévorant marchera devant Lui, et autour de Lui mugira une tempête violente. Ces comparaisons ont pour objet de nous faire comprendre la souveraine Immutabilité de Dieu, l'éclatante lumière qui L'environne et sa Nature inaccessible. Il ne se contente pas de nous montrer le feu marchant devant sa Face, il y ajoute une tempête effrayante, pour mieux exprimer la violence du châtiment. Ce mot kataigív signifie ou une masse énorme de neige qui entraîne et renverse tout sur son passage, ou un vent violent et impétueux qui produit les mêmes ravages et auquel aucune force ne peut résister. Le Roi-prophète se sert donc de ces comparaisons pour nous faire comprendre combien sera terrible le châtiment réservé aux pécheurs.
«Il appellera d'en haut le ciel et d'en bas la terre pour faire le discernement de son peuple.» (Ibid. 4) Le psalmiste choisit de nouveau les éléments qui ont été pour le genre humain la source de biens innombrables, non seulement pour la vie du corps et son organisation, mais encore pour nous donner la connaissance de Dieu. En effet, la beauté, la grandeur, la disposition de la création, les substances d'où sont sortis les éléments, les effets qu'ils produisent à leur tour suivant des lois générales et constantes ou d'une manière transitoire et particulière, tous ces phénomènes concourent à la formation, à l'entretien du corps et nous conduisent en même temps à la connaissance de Dieu. C'est ce qui faisait dire à saint Paul : «Les Perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles depuis la création par tout ce qui a été fait : son éternelle Puissance et sa Divinité;» (Rm 1,20). Et encore : «Le monde avec sa propre sagesse, n'a point connu la Sagesse de Dieu.» (1Cor 1,21); c'est-à-dire qu'il n'a pu parvenir à cette connaissance par la sagesse qui éclate dans les créatures et qui est cependant un des enseignements les plus forts et les plus clairs que Dieu puisse nous donner. Et tous ces phénomènes que Dieu ne cesse de produire tous les jours, et qui paraissent n'être que la conséquence des lois de la nature, proclament toutefois l'existence du Créateur, car le Créateur est le grand Maître de la nature.
3. Ne soyez point surpris que le Roi-prophète s'adresse spécialement aux Juifs, dans la description qu'il fait du Jugement général. «L'affliction et le désespoir, dit saint Paul, accableront l'âme de tout homme qui fait le mal, du Juif premièrement et puis du Gentil.» (Rm 2,8-9). Et un peu plus loin : «Tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi, et tous ceux qui ont péché étant sous la loi, seront jugés par la loi.» (Rm 2,12). «Assemblez devant Lui tous ses saints, qui ont fait alliance avec Lui par des sacrifices. (Ibid. 5) Pourquoi donc ce nom de saints donné à ceux qu'Il va mettre en accusation et condamner ? C'est pour imprimer plus de force à l'accusation, et faire servir ce titre d'honneur à rendre la punition plus éclatante. Ainsi nous-mêmes, lorsque nous surprenons en faute des coupables, et que nous voulons rendre nos reproches plus sévères, nous les désignons en les appelant par les dignités dont elles sont revêtues, pour donner plus de poids à l'accusation, et nous disons : Appelez le diacre, appelez le prêtre. Comme Dieu donnait aux Juifs le titre de sacerdoce royal et de peuple privilégié, et qu'ils se complaisaient dans ces prérogatives, il en fait une cause aggravante de leurs crimes. «Qui ont contracté avec Lui une alliance scellée par les sacrifices.» Ils se portaient à mille excès, commettaient toute sorte de crimes, s'emparaient par avarice du bien d'autrui, se rendaient coupables de meurtres, d'adultères, répandaient le sang à flots, et avec cela pensaient avoir rempli toute justice et obéi à tous les préceptes de la loi, en immolant des brebis et des taureaux. Aussi le Psalmiste prend ici le ton de l'insulte et de la raillerie en disant : «Ceux qui ont contracté avec Lui une alliance scellée par les sacrifices», c'est-à-dire ceux qui s'imaginent qu'il suffit pour être sauve, d'immoler à Dieu de vils animaux. «Et les cieux annoncent sa Justice.» (Ibid. 6) 2 veut faire ressortir de nouveau le caractère éclatant de la Justice de Dieu, son évidence irrésistible à laquelle tous seront forcés de se rendre; il continue la même figure que précédemment, et invite les éléments à proclamer sa Justice «Parce que c'est Dieu Lui-même qui est juge,» c'est-à-dire qu'Il traite chacun suivant son droit. Ce n'est point inutilement qu'il nous représente Dieu comme juge, il veut nous apprendre par là qu'Il est juste, et qu'Il rend à chacun ce qui lui est dû. En Dieu, le titre de juge est inséparable de la justice, comme saint Paul l'atteste lorsqu'il dit : «Car s'il en était autrement, comment Dieu jugerait-Il le monde ?» (Rm 3,6). En effet, ce qui constitue le jugement véritable, ce qui fait le vrai juge, ce n'est pas seulement de rendre un arrêt, c'est de le rendre suivant les lois de la justice. Ceux qui seront jugés par ce juste juge, seront les Juifs qui vivaient alors, et ceux qui ensuite se sont rendus coupables sous le Nouveau Testament; les premiers auront pour accusateurs la nature et la loi, les seconds auront de plus les bienfaits mêmes de Jésus Christ à leur égard. Qu'auront-ils à répondre, et comment excuser leur incrédulité ? Méditez attentivement, je vous prie, ces paroles, afin que vous puissiez fermer la bouche à ceux qui essaieraient de vous contredire. Ne vaut-il pas mieux qu'ils soient vaincus par nous, et qu'ils reviennent ainsi de leur erreur, plutôt que de les voir sortir avec la pensée qu'ils sont victorieux, et s'exposer ainsi à être condamnés par le Juge commun de toute la terre ? Comment se justifieront-ils d'avoir fait mourir Jésus Christ ? Quel crime énorme ou léger peuvent-ils Lui reprocher ? Qu'Il Se faisait passer pour Dieu, dites-vous ? (Jn 10,33). - Cependant ce n'était point là le crime dont ils L'accusaient, lorsqu'ils demandaient sa mort. Ils ne disaient pas : «Il Se fait passer pour Dieu,» mais : «Celui qui se fait roi, n'est point ami de César.» (Jn 19,10). Or, ils avaient voulu bien souvent Le faire roi, et Il S'était toujours dérobé à leurs désirs. Mais me direz-vous, ils L'avaient accusé précédemment de S'être fait passer pour Dieu. Qu'en résulte-t-il ? Si cette prétention était injuste et sans fondement, s'Il n'était pas vraiment Dieu, l'accusation avait sa raison d'être; mais s'Il avait le droit de Se donner comme Dieu, au lieu de Le crucifier il fallait L'adorer. Examinons donc si Jésus Se faisait passer pour Dieu sans l'être réellement, c'est-à-dire s'Il donnait des preuves extérieures de sa Divinité. À quels témoignages voulez-vous recourir pour vous en convaincre ? Aux événements qui s'accomplirent alors, ou à ceux qui se passent sous vos yeux ? Aux prodiges par exemple qui accompagnèrent sa naissance ? Qui donc est jamais né d'une vierge ? Qui a jamais fait paraître une étoile aussi brillante ? Qui a fait entreprendre aux mages un si grand voyage, non par force ni par contrainte, mais par les voies de la persuasion et de la révélation ? (Mt 4,1). Vous voyez que toute la création s'accorde à proclamer son Seigneur; la nature est la première à céder, elle n'essaie ni de résister, ni de contredire; elle ne dit pas : «Je ne consens pas à cet enfantement, je n'ai pas appris à faire naître un enfant du sein d'une vierge; je ne sais pas faire une mère sans union conjugale. Elle sortit de ses propres limites, car elle avait reconnu son Dieu. À peine fut-Il né que les anges entourèrent son berceau en proclamant que Celui qui habite les cieux était descendu sur la terre. (Lc 2,9). La terre elle-même devint un véritable ciel, puisque le Roi du ciel y avait fixé son séjour. Les mages vinrent des pays les plus éloignés pour L'adorer. Cet enfant était couché dans une simple crèche, dans la Palestine, et ces hommes qui venaient d'une contrée étrangère Lui prodiguaient les honneurs et les hommages qu'on ne rend qu'à Dieu seul. (Mt 2,2). Peut-être n'admettront-ils point ces prodiges et en demanderont-ils d'autres, accomplis dans la génération actuelle. Ces témoignages contemporains ne nous font pas défaut, car tel est le caractère de la vérité, qu'elle est féconde en moyens de justification. Et ici ils ne peuvent alléguer l'ombre même d'une contradiction. Vous n'existiez pas lorsque Jésus naquit d'une vierge, mais vous deviez croire au prophète qui vous disait : «Voici qu'une vierge concevra et enfantera un fils, et ils lui donneront le nom d'Emmanuel.» (Is 7,14). Vous n'étiez pas présent, lorsque le Sauveur parcourait la terre revêtu d'une chair mortelle, et vivait dans la compagnie de ses serviteurs; mais lisez Jérémie et vous l'entendrez vous dire : «C'est Lui qui est notre Dieu, et nul autre ne sera reconnu comme Dieu que Lui. Il a trouvé toutes les voies de la vraie science, et Il l'a donnée à Jacob son serviteur, et à Israël son bien-aimé. Après cela, Il a été vu sur la terre, et Il a conversé avec les hommes.» (Ba 3,36-38).
4.Toutes les autres circonstances de sa Vie ont été annoncées et prédites aussi clairement par les prophètes dont vous feuilletez et fatiguez jusqu'à ce jour les livres pour y trouver ces témoignages. Bien souvent, nous avons soutenu contre les Juifs de semblables discussions, et nous en soutiendrons encore. Pour le moment, poursuivons l'explication que nous avons entreprise : «Et les cieux annonceront sa Justice, parce que c'est Dieu même qui est juge.» Cette justice, c'est la Providence souveraine de Dieu, sa Bonté pour son peuple, cette sollicitude paternelle à l'égard des hommes, qui se manifeste sous tant de formes et de tant de manières par la création, par la loi, par la grâce, par tant de faveurs visibles et invisibles, par les prophètes, par les anges, par les apôtres, par les châtiments, par les bienfaits, par les menaces, par les promesses, par la succession et l'ordre du temps. «Écoutez, mon peuple, et Je parlerai, Israël, et Je rendrai témoignage contre vous.» (Ibid. 7) Voyez comme cet exorde respire la douceur et la bonté. Dieu agit comme un homme qui dirait à l'un de ses semblables, qu'il voit faire du bruit ou exciter du trouble : Si vous voulez m'écouter, je parlerai; si vous voulez être attentif, je vous ferai entendre ma voix. Le Seigneur tient ici le même langage à ses serviteurs; «Si vous voulez M'écouter, Je vous adresserai la parole.» Leur négligence et leur paresse allaient si loin, qu'ils ne prêtaient même pas l'oreille à la lecture de la loi. C'est à cette indifférence que faisait allusion un prophète qui se trouvait alors dans la Perse, lorsqu'il disait : «Je serai pour eux comme un air de musique qui se chante d'une manière douce et agréable.» (Ez 33,2) Souvent ils défendaient aux prophètes de prophétiser, ils allaient même jusqu'à les repousser pour se débarrasser, disaient-ils, de leurs importunités. C'est ainsi que nous voyons un roi défendre à un prophète sous les plus sévères menaces de convoquer le peuple. (3R 19,10; Za 7,1l; Am 7,13; Jr 32,3)
«C'est Moi qui suis Dieu, qui suis votre Dieu.» C'est à dessein que le Roi-prophète fait cette répétition; il s'adresse à des hommes indifférents, dépourvus à la fois d'intelligence et de sentiment; il leur représente donc la souveraine Puissance de Dieu, comme un exorde favorable à son récit et leur prouve que c'est à Lui qu'ils sont redevables de la liberté et qu'ils doivent Lui rendre leurs hommages, comme des esclaves à leur maître, comme des créatures à leur Créateur, qui les a comblés des plus grands honneurs et des bienfaits les plus signalés. «Je ne vous reprends pas sur vos sacrifices, vos holocaustes sont toujours en ma Présence.» (Ibid. 8). C'est aussi le reproche que leur font les autres prophètes, de négliger les devoirs essentiels de la vertu et de placer dans les sacrifices toute l'espérance de leur salut. En effet, tels étaient les moyens de défense qu'ils étaient prêts à invoquer : «Nous sacrifions à Dieu des victimes, nous Lui offrons des holocaustes.» Ce n'est point, dit Dieu, ce que Je viens mettre en discussion et Je ne vous reproche point d'avoir négligé d'offrir des sacrifices. Isaïe leur fait ici des reproches bien plus violents : «Quel fruit Me revient-il de la multitude de vos victimes ? J'en suis rassasié, Je ne veux plus de vos holocaustes, de la graisse de vos agneaux, du sang de vos boucs et de vos taureaux. Qui vous a demandé d'apporter ces offrandes ?» (Is 1,11-12). Dieu avait établi un grand nombre de prescriptions relatives aux sacrifices, mais ces prescriptions n'étaient pas l'expression essentielle de sa Volonté, et Il voulait simplement S'accommoder à leur faiblesse; Jérémie leur fait le même reproche : Pourquoi M'apportez-vous l'encens de Saba, et les parfums des terres les plus éloignées ? (Jr 6,20). Tous les prophètes s'accordent à déclarer que les sacrifices ont peu d'importance. C'est pour le même motif que le Roi-prophète dès son début, fait parler Dieu en ces termes : «Je suis Dieu, Je suis votre Dieu;» et il fait voir par là que cette manière de L'honorer par des sacrifices est indigne de Lui. Le vrai culte de Dieu ne consiste ni dans la fumée, ni dans l'odeur de la chair des victimes, mais dans une vie vertueuse, sainte et toute spirituelle. Les démons qu'adorent les nations étrangères, demandent au contraire un culte tout différent, au témoignage d'un poète grec qui leur prête ces paroles : Telle est la part que le destin nous a faite. (Iliade D,5,49; W,5,70). Il n'en est pas ainsi de notre Dieu. Les démons qui avaient soif du sang des hommes et qui voulaient les accoutumer insensiblement à le verser, ne cessaient d'exiger ce genre de sacrifices. Dieu au contraire, qui voulait détourner peu à peu les hommes de ces immolations sanglantes d'animaux, a voulu user de condescendance, et Il a permis ces sacrifices, avec le dessein de les supprimer un jour.
«Je n'ai nul besoin des génisses de votre maison, ni des boucs de vos troupeaux. (Ibid. 9). C'est à Moi qu'appartiennent toutes les bêtes des forêts, et les troupeaux et les bÏufs qui paissent sur les montagnes. (Ibid. 10). Je connais tous les oiseaux du ciel, et tout ce qui fait la beauté des champs est en ma Puissance.» (Ibid. 11) Vous voyez comme il élève peu à peu leurs pensées au-dessus de la terre où elles se traînaient, comme il fait pénétrer la lumière dans ces esprits aveugles, et leur montre que si Dieu leur a commandé d'offrir ces sacrifices, ce n'est pas qu'Il en eut besoin, et que la loi qui les prescrit n'en approuve point pour cela l'usage. Car si Je voulais être adoré de la sorte, Moi qui suis le Créateur et le Maître de l'univers, Je ferais en sorte qu'on immolât sur mes autels les plus riches victimes. Il mêle ensuite la raillerie au reproche, pour rendre l'accusation plus sensible : «Si J'avais faim, Je n'irais pas vous le dire, car l'univers est à Moi et tout ce qu'il renferme.» (Ibid. 12) Dieu ne leur avait permis ces sacrifices que dans le dessein de les en détourner peu à peu, mais ils sont restés attachés à ce culte grossier sans tirer aucun fruit de la Condescendance divine; Il est donc comme obligé de leur tenir ce langage matériel et tout humain : «Si J'avais faim, Je n'irai pas te le dire,» ce qui signifie : Je suis inaccessible au besoin de la faim. Dieu, en effet, ne connaît ni la faim ni la fatigue, et si un pareil culte M'était agréable, poursuit-Il, Je trouverais facilement et en grand nombre, des sacrifices et des holocaustes car Je possède toutes choses en abondance. Mais bien que Je sois le Seigneur et le Maître de tout l'univers, Je consens à recevoir de vos mains ce qui M'appartient, pour gagner ainsi votre cÏur, et vous faire renoncer à ces vaines observances.
5. Il les élève encore à des pensées plus hautes : «Croyez-vous que Je mange la chair des taureaux et que Je m'abreuve du sang des boucs ?» (Ibid. 13). Loin d'en avoir fait un commandement aux hommes, Je leur ai défendu sous les peines les plus sévères de se nourrir du sang des animaux. (Lv 7,16 et 26-27). Comment donc aurais-Je besoin de ce sang, Moi qui défends à mes serviteurs de s'en nourrir ? Après avoir rejeté tous ces sacrifices comme indignes de Lui et mêlé l'ironie à ses reproches, Il ne s'en tient pas là, et Il leur indique un autre genre de sacrifice qui Lui est agréable, semblable à un habile médecin, qui non content d'écarter les remèdes inutiles, applique sur les plaies du malade ceux qui peuvent le guérir. Voilà pourquoi Il ajoute : «Immolez à Dieu.» Et quel sacrifice Lui offrirai-je ? Un sacrifice non sanglant : car c'est le sacrifice qui est agréable à Dieu. C'est pour cela qu'après avoir dit : «Immolez à Dieu,» le Roi-prophète ajoute : «Un sacrifice de louange;» c'est-à-dire d'actions de grâces, d'hymnes sacrées, de glorification par les Ïuvres. Voici donc le sens de ces paroles : Faites en sorte que Dieu soit glorifié par votre vie. C'est ce que Jésus Christ recommande en ces termes : «Que votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes Ïuvres, et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.» (Mt 5,16). En effet, louer quelqu'un c'est faire son éloge, le glorifier, célébrer son nom. Que votre vie donc, soit une louange perpétuelle de Dieu, et vous avez offert un sacrifice parfait. C'est ce sacrifice que saint Paul exige des fidèles : «Offrez vos corps, leur dit-il, comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu.» (Rm 12,1) Le Roi-prophète s'exprime en ces termes dans un autre endroit : «Je louerai le Seigneur dans mes cantiques, je le glorifierai dans mes louanges. Ce sacrifice sera plus agréable à Dieu que l'immolation d'un taureau aux cornes naissantes et aux ongles déjà forts.» (Ps 68, 31-32). C'est ce même sacrifice que Job offrait à Dieu, accablé qu'il était sous le poids des coups dont Dieu l'avait frappé : «Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté, que le Nom du Seigneur soit béni dans les siècles.» (Jb 1,21) «Et rendez vos vÏux au Très-Haut.» Il s'agit ici de la prière, David nous conseille de persévérer dans ce saint exercice, et de nous hâter d'accomplir nos promesses. Remarquez la justesse de cette expression : «Rendez;» une promesse, en effet, nous constitue de véritables débiteurs. C'est ainsi qu'Anne offrit son fils à Dieu, comme une dette sacrée qu'elle avait contractée. (1R 1,28). Quel que soit donc l'objet de votre promesse, donner l'aumône, faire profession d'une vie pure, ou quelqu'autre chose semblable, ne tardez pas à l'accomplir. Je dirai plus : après un examen sérieux, vous reconnaîtrez que la vertu est pour nous une obligation rigoureuse et indépendante de toute promesse. Jésus Christ Lui-même nous le déclare, lorsqu'Il dit : «Nous avons fait ce que nous devions faire.» (Lc 17,10). Or, Il venait de parler de ce serviteur à qui son maître avait donné un ordre de peu d'importance, c'est-à-dire de ne point se mettre à table, mais de se préparer à le servir. La sainte Écriture nous dit ailleurs : «Si vous avez fait un vÏu à Dieu, ne tardez pas à vous en acquitter.» (Si 5,3). Vous avez promis, tenez votre promesse, de peur que la mort ne vous surprenne, et ne vous empêche de l'accomplir. Qu'est-ce que cela me fait, me direz-vous ? Ma vie n'était pas en mon pouvoir. Et c'est justement cette pensée que votre mort est incertaine, que vous n'êtes le maître ni de votre vie, ni de votre mort, qui doit vous engager à ne pas différer. Ce que vous invoquez en votre faveur est précisément ce qui vous condamne; car ce n'est pas la mort qui a été la cause de l'inexécution de vos promesses, mais la lenteur et le retard que vous avez mis à les accomplir.
«Et invoquez-Moi au jour de la tribulation, Je vous délivrerai; et vous rendrez gloire à mon Nom.» (Ibid. 15). Voyez quelle magnifique récompense. Que peut-on comparer à la Bonté de Dieu qui nous donne la récompense de nos vertus, récompense bien supérieure à nos travaux, et qu'Il nous donne dans le temps le plus favorable. Et pourquoi, me demandez-vous, Dieu nous recommande-t-Il de L'invoquer, pourquoi attend-Il que nous L'invoquions ? C'est pour établir entre Lui et nous par ces différentes actions de donner, d'invoquer, de recevoir, une union plus étroite, un amour plus ardent. Car le propre de la vertu est de nous unir à Dieu, les récompenses qu'Il nous accorde produisent le même effet, et la prière cimente cette union et lui donne une nouvelle force. Voilà pourquoi Dieu nous dit : «Donnez-Moi et Je vous donnerai à mon tour.» (Mt 19,21). Je dirai plus, c'est que vous recevez même en donnant, parce que Dieu n'a point besoin de ce que vous Lui donnez. Soyez doux, modéré, chaste, vous n'avez rien ajouté à la Nature de Dieu, mais vous vous donnez à vous-même un nouveau degré de mérite et de gloire. Cependant Dieu vous récompense pour ces vertus, comme s'Il en tirait quelque profit. Il fait plus, avant même de vous mettre en possession de ces couronnes, il répand dans votre cÏur la joie ineffable qui accompagne le témoignage d'une bonne conscience, et l'espérance certaine des biens éternels. Ce jour de l'affliction dont parle ici le Roi-prophète, n'est pas le jour des calamités ou des événements imprévus, mais celui où le péché nous fait la guerre, où le démon assiège notre âme, en lui inspirant de criminels désirs, et c'est alors que nous trouverons en Dieu un puissant secours. «Je vous délivrerai, et vous rendrez gloire à mon Nom.» S'Il parle de la sorte, ce n'est pas qu'Il ait besoin de la gloire que nous Lui rendons, Lui qui est le Dieu de la gloire, mais Il veut que l'hymne de l'action de grâces rappelle le souvenir du bienfait, augmente la vivacité de notre amour et soit pour nous le principe du véritable bonheur.
6. On peut également dire que ce jour de l'affliction dont parle le Prophète est le jour de la vie future, jour où l'affliction sera éternelle. Ici-bas, la mort vient mettre un terme à nos malheurs, des amis nous consolent, nous entrevoyons la fin de nos maux; nous pouvons espérer un changement de fortune, le temps seul suffit quelquefois pour adoucir nos souffrances, aussi bien que le spectacle des malheurs de nos frères. Il en est beaucoup, en effet, qui regardent comme une grande consolation d'avoir des compagnons d'infortune et des exemples qui leur rappellent leurs propres épreuves. Mais dans l'autre vie, rien de semblable, aucun consolateur, aucun ami. Le temps n'adoucira point leurs souffrances, (et comment pourrait-il adoucir l'action dévorante de cette flamme éternelle ?) aucune espérance d'en être délivrés, leur supplice n'aura point de fin. C'est en vain qu'ils attendraient la mort, car outre que leurs châtiments ne finiront point, leurs corps eux-mêmes seront les immortelles victimes de ces châtiments. Ils n'auront pas même ce qu'un grand nombre regarde comme une consolation, la satisfaction de voir les châtiments des autres. Premièrement les ténèbres qui comme un mur impénétrable répandront une obscurité profonde sur leurs yeux, leur en déroberont la vue; d'ailleurs l'excès de leurs souffrances ne laissera point de place à ce genre d'adoucissement. Ni le riche donc, ni ceux qui grincent des dents ne trouveraient dans cette similitude de malheurs un motif de consolation.
Mais Dieu a dit au pécheur : «Pourquoi racontez-vous mes Justices ?» (Ibid. 16). Entendez-vous cette lyre parfaitement accordée, cette lyre harmonieuse qui de divers sons sait former un accord parfait. On peut en effet, retrouver cette même pensée dans les écrits des apôtres comme dans ceux des prophètes, et saint Paul lui-même nous déclare qu'il ne sert de rien d'instruire les autres, si on ne commence par s'instruire soi-même. La loi était pour les Juifs comme leurs sacrifices un objet de vaine complaisance, ils aimaient à se proclamer les docteurs des autres hommes. Saint Paul leur prouve qu'ils n'y gagnaient pas grand-chose, puisqu'ils restaient eux-mêmes dans l'ignorance, et il leur adresse ces vifs reproches : Vous qui instruisez les autres, vous ne vous instruisez pas vous-mêmes ? Vous qui prêchez qu'il ne faut pas dérober, vous dérobez ? Vous qui avez en horreur les idoles, vous faites des sacrilèges ? Vous qui vous glorifiez d'avoir la loi, vous déshonorez Dieu par la violation de la loi ?» (Rm 2,21-23). Et voilà pourquoi le même apôtre dit ailleurs de lui-même : «Je crains qu'après avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé moi-même.» (1Cor 9,27). C'est ainsi qu'il réprime l'enflure de ceux qui s'enorgueillissaient d'être les docteurs des autres, tandis qu'ils étaient vides de toute vertu. Il traite encore la même vérité sous une forme différente, quand s'adressant aux Juifs il leur dit : «Lorsque les Gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement les choses que la loi commande, n'ayant pas la loi, ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi.» (Rm 2,14). Et encore : «Ce ne sont point ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui pratiquent la loi qui seront justifiés.» (Ibid. 13). Jérémie dit de son côté : «Les gardiens de la loi ne M'ont point connu.» (Jr 2,8) Et plus loin : «Ils sont devenus inutilement un jonc mensonger pour les scribes.» (Ibid. 8, 8). Pourquoi ? Parce que la tourterelle et l'hirondelle et les oiseaux des champs ont connu le temps de leur passage, mais mon peuple n'a point connu mes Jugements.» (Ibid. 7). Le prophète nous enseigne ici qu'il ne sert de rien d'instruire les autres, si l'on ne pratique pas la vertu, et qu'on perd ainsi ses droits à la dignité de docteur. Si dans les jugements humains, l'homme convaincu de crime est condamné à garder le silence, comment pourrait-on permettre à celui qui est esclave du péché de prendre la parole pour enseigner dans l'assemblée des fidèles, dans cette enceinte bien plus auguste que les tribunaux de la terre ? Là, les coupables subissent le châtiment qu'ils ont mérité; ici, au contraire, toutes choses tendent non à punir les coupables, mais à leur faire expier leurs péchés par la pénitence. Certainement, nul dans les cours des rois ne pourrait être l'interprète et l'organe de la parole du souverain, si sa vie était souillée de quelque crime. Pourquoi donc racontez-vous mes Justices, et les enseignez-vous aux autres, tout en faisant le contraire ? Pourquoi, par une contradiction déplorable entre votre vie et vos discours, détournez-vous ceux qui voudraient se rendre dociles à vos enseignements ? Ce n'est plus enseigner par vos paroles, c'est pervertir par vos exemples. Voilà pourquoi Jésus Christ donne des éloges au docteur qui rend son enseignement parfait par la conformité qu'il fait régner entre ses paroles et ses actions : «Celui qui fera et enseignera sera appelé grand dans le royaume des cieux.» (Mt 5,19).
Que votre vie soit donc comme une voix retentissante qui proclame les mêmes enseignements que votre bouche, et alors même que vous garderiez le silence, vous serez comme une trompette éclatante dont les sons se feront entendre, non seulement de ceux qui sont près de vous, mais de ceux qui sont au loin. C'est ainsi que le ciel raconte la Gloire de Dieu, sans avoir ni bouche, ni langue, ni âme vivante pour se faire entendre. La beauté seule des merveilles dont il frappe les yeux, suffit pour exciter dans notre âme l'admiration pour le Créateur. Que la vertu soit donc pour votre âme ce qu'est pour le ciel le magnifique spectacle qu'il déroule à nos yeux. Mais si vous êtes souillé de crimes, en butte à mille accusations, et surtout à celle de votre conscience, et que vous osiez monter dans la chaire du docteur, en reprenant les vices des autres, c'est bien plutôt votre propre vie que vous condamnerez. «Pourquoi avez-vous mon alliance dans la bouche ?» Remarquez la justesse de cette expression : «Dans la bouche.» Car le cÏur est complètement vide des fruits que doit produire la parole divine, les lèvres s'agitent en vain pour la condamnation de celui qui parle. Examinez sérieusement cette âme, vous verrez qu'elle est en guerre déclarée avec Dieu. «Vous avez haï l'instruction, et vous avez rejeté mes paroles loin de vous.» (Ibid. 7). L'instruction ici, c'est la doctrine de la loi qui règle les sentiments de l'âme, en chasse le vice, et y dépose les germes de la vertu. Comment donc oseriez-vous enseigner cette doctrine et la semer dans le cÏur des autres, lorsqu'elle ne dirige en rien vos propres actions ? «Car vous avez rejeté mes paroles loin de vous.»
7. Non seulement la doctrine de la loi ne vous a rien appris, vous avez même détruit en vous les enseignements de la nature. Dieu, en effet, a gravé dans notre âme la distinction de ce que nous devons faire et de ce que nous devons éviter. Mais pour vous, vous avez rejeté ces enseignements et vous les avez bannis de votre souvenir. Si vous aperceviez un voleur, vous couriez à lui, et vous preniez part aux crimes des adultères.» (Ibid. 18). Il est impossible que l'homme soit entièrement exempt de péché, ce qui a fait dire à l'auteur du livre des Proverbes : «Qui peut se glorifier d'avoir le cÏur pur, qui peut dire avec confiance : Je suis exempt de péché ? (Pr 20,9). Saint Paul lui-même, après avoir dit : «Ma conscience ne me reproche rien,» ajoute «Mais je n'en suis pas pour cela justifié.» (1Cor 4,4). Et il est dit encore ailleurs : «Le juste s'accuse lui-même le premier en commençant à parler.» (Pr 18,17). C'est-à-dire qu'il accuse ses péchés. Or, pour prévenir cette objection : si tous les hommes sont pécheurs, et si Dieu défend au pécheur de raconter ses Justices, qui donc les racontera ? &emdash;, le Roi-prophète énumère «différentes espèces de péché dont il est ici question. «Il y a en effet un péché qui donne la mort», (1Jn 5,16) comme Héli déclarait à ses enfants : «Lorsqu'un homme en offense un autre, le prêtre peut demander à Dieu le pardon du coupable, mais l'homme offense le Seigneur, qui priera pour lui ?» (1R 2,25). Il y avait dans l'ancienne loi des péchés irrémissibles, et qui entraînaient la mort du coupable; il y en avait d'autres au contraire dont on pouvait facilement obtenir le pardon. Il en est de même sous le Nouveau Testament, au témoignage de Jésus Christ : «Si ton frère a péché contre toi, nous dit-il, va et reprends-le entre toi et lui seul. Mais s'il ne t'écoute point, prends avec toi une ou deux personnes; que s'il ne les écoute point, qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain.» Mt 18,15. Et cependant Pierre lui ayant demandé un peu après : «Combien de fois mon frère péchera-t-il contre moi et le lui remettrai-je ?» en reçut cette réponse : «Jusqu'à septante fois sept fois.» (Ibid. 21). Dans les paroles qui précèdent, au contraire après deux avertissements le péché est à son comble, et on ne doit plus attendre davantage. Quoi donc ? Est-ce qu'il y a ici contradiction ? Non, sans doute, mais ces paroles du Sauveur : «Septante fois sept fois,» supposent cette condition : s'il se repent de ses péchés. Comment pardonner en effet à celui qui ne veut ni avouer sa faute, ni s'en repentir ? Lorsque nous demandons au médecin de nous guérir, nous commençons par lui découvrir nos plaies.
Quel est donc le pécheur dont parle ici l'Écriture ? Écoutons attentivement, elle nous en fait la description dans ce qui suit.«Si vous aperceviez un voleur, vous couriez à lui, et vous preniez part aux crimes des adultères. Votre bouche a été remplie de malice, et votre langue ourdit des trames perfides.» (Ibid. 19). «Assis avec vos compagnons, vous parliez contre votre frère, vous tendiez un piège pour faire tomber le fils de votre mère.» (Ibid. 20). Voyez-vous cette malice profonde dont le Prophète vient de nous retracer le tableau sous les plus vives couleurs ? Voyez-vous comment le vice a fait du pécheur une espèce de bête féroce à qui le péché a fait perdre la noblesse de sa nature ? Ne passons pas à la légère sur ce tableau, et considérons-en attentivement tous les traits : «Si vous aperceviez un voleur, vous couriez à lui.» Voilà la cause de tous les maux, voilà le grand principe destructeur de la vertu, ce qui affaiblit et finit par éteindre dans un grand nombre l'amour du bien. C'est que loin de condamner ceux qui font mal, on leur adresse des félicitations; complaisance aussi coupable que le péché même qu'on approuve. Écoutez l'apôtre saint Paul qui vous dit : «Non seulement ceux qui font de pareilles actions, mais encore ceux qui les approuvent.» (Rm 1,32). Non, ce n'est pas un crime léger de se réjouir avec ceux qui font le mal, fût-on d'ailleurs exempt de toute faute. Celui qui pèche peut alléguer la nécessité ou la pauvreté, bien que ce soient de mauvaises excuses. Mais vous, pourquoi louez-vous le mal qu'il a commis et dont vous ne pouvez retirer le moindre plaisir ? Et ce qu'il y a de plus triste pour vous, il se repentira peut-être; tandis que vous vous fermez cette porte de salut, vous vous ôtez ce remède, vous anéantissez ce grand principe de consolation, vous obstruez de vos mains toutes les voies qui pourraient vous conduire au port de la pénitence. Lors donc qu'il vous verra, vous qui étiez étranger au mal et qui aviez pour charge de reprendre les coupables, non seulement garder le silence, mais chercher à dissimuler le crime, et aller même jusqu'à vous en rendre complice, quel jugement portera-t-il et de lui-même et de son action ? Un grand nombre d'hommes, la plupart du temps,s ne jugent point d'après leurs propres idées de ce qu'ils doivent faire, mais ils se laissent influencer et corrompre en cela par l'opinion des autres. Si donc celui qui fait mal voit tout le monde s'éloigner de lui avec horreur, il se dira en lui-même qu'il a commis une faute grave. Mais, si au lieu de cette indignation, de cette horreur, il ne rencontre qu'une tolérance facile, et peut-être des applaudissements, le jugement de sa conscience achève de s'altérer par l'appui que l'opinion publique donne à l'idée que son esprit déjà corrompu se fait de son crime. Et alors à quels excès ne se portera-t-il pas ? Quand se condamnera-t-il et mettra-t-il un terme aux crimes qu'il commet sans scrupule ? Voici donc la voie qu'il faut suivre : vous avez commis une faute, n'hésitez pas à vous condamner vous-même, vous arriverez ainsi à ne plus la commettre. Vous ne faites pas encore ce qui est bien, ne laissez pas de le louer. Cette bonne volonté sera pour vous un acheminement à bien faire. Mais ici, le Roi-prophète flétrit et condamne à juste titre le pécheur qui ose applaudir au mal qu'il voit faire. Car si le vice, malgré le blâme qui s'attache à lui, est cependant si puissant; si la vertu, malgré les éloges qu'on lui donne, persuade à un si petit nombre de supporter les peines qu'elle impose, qu'arrivera-t-il si cet ordre est renversé ? Tel est le spectacle que présente quelquefois la tribu sacerdotale elle-même. Et si c'est un grand mal parmi les disciples, jugez de ce qu'il doit être parmi les maîtres ?
8. Que faites-vous donc, ô homme ? La loi a été violée, la chasteté foulée aux pieds, tant de crimes sont le fait d'un ministre des autels, l'enfer est comme mêlé avec le ciel, et vous n'êtes pas saisi d'horreur ? Le prophète invite les éléments inanimés eux-mêmes à déplorer avec les sentiments d'une amère douleur, les crimes dont la terre est si souvent le théâtre ! «Le ciel a frémi d'étonnement, et la terre a été saisie d'horreur.» (Jr 2,12). Et dans un autre endroit : «Le Carmel est dans les larmes, le vin pleure, la vigne s'attriste.» (Is 24,7). Eh quoi ! Les créatures inanimées se livrent aux gémissements, aux larmes, et partagent l'indignation de leur Créateur, et vous, être doué de raison, vous restez insensible et loin d'éclater en reproches et de vous déclarer le vengeur des lois divines, vous vous rendez le complice des pécheurs ? Ah ! quel pardon pouvez-vous espérer ? Ce n'est pas que Dieu ait besoin d'un vengeur, et qu'Il en soit réduit à implorer votre secours, non, mais Il veut que vous soyez ici le ministre de sa Justice, pour vous préserver de ces mêmes chutes, vous inspirer plus d'éloignement pour ces fautes qui excitent votre indignation et donner ainsi une preuve de votre amour pour lui. Dés lors que la vue de votre frère qui fait le mal vous laisse indifférent, n'attire sur vos lèvres aucune parole de blâme, ne produit dans votre cÏur aucune tristesse, vous affaiblissez votre âme et lui préparez de nombreuses chutes dans les mêmes fautes. Et quant à votre frère lui-même, votre indulgence déplacée est pour lui une véritable cruauté, vous aggravez le jugement qu'il doit subir un jour et vous diminuez ses forces pour les combats de la vie présente. Ces considérations ne s'appliquent pas seulement au vol, mais à tout autre péché. Le Roi-prophète met ici en première ligne le péché qui est le dernier, pour vous faire comprendre que si l'on ne peut obtenir le pardon de ce péché, à plus forte raison les autres péchés n'ont aucun pardon à espérer.
Écoutez ce qu'il dit ensuite : «Et vous preniez part aux crimes des adultères.» Il passe donc ici à de plus grands crimes, car le vol est de beaucoup moins grave que l'adultère. Un auteur inspiré faisant la comparaison de ces deux péchés, s'exprime ainsi : «Il n'est pas surprenant qu'un homme soit pris en flagrant délit de vol, car il dérobe pour avoir de quoi manger lorsqu'il est pressé de faim.» (Pr 6,30). Or, si ce voleur ne peut obtenir son pardon, l'adultère l'obtiendra bien moins encore. Le Roi-prophète entend ici par l'adultère la fornication. Si donc un de ceux qui sont réunis avec vous se livre à la fornication et ose approcher des sacrements, dites à celui qui en est le ministre : Il est indigne des saints mystères, repoussez ses mains sacrilèges. Quoi ! Il n'est pas digne de raconter les Justices de Dieu, et il ose approcher de la table sainte ! Quel ne sera pas son châtiment et le supplice de celui qui le couvre de son silence ? Car le Prophète ne dit pas : Et vous commettiez l'adultère, mais «vous preniez part aux crimes des adultères.» Grand Dieu ! Quel crime est-ce donc de voiler, de dissimuler la corruption des autres, puisqu'on mérite le supplice qui leur est réservé, et qu'on devient aussi coupable qu'eux ! L'adultère peut alléguer le trouble que la passion répand dans son âme, bien que cette excuse ne soit point valable, de même que le voleur peut s'excuser sur la faim qui le dévorait; mais pour vous, vous n'avez pas même cette ressource. Pourquoi donc, étranger au plaisir du péché, prendre votre part du châtiment qu'il mérite ? C'est ainsi que la justice humaine ne condamne pas seulement ceux qui ont commis un crime, mais les serviteurs qui sont convaincus d'en avoir eu connaissance. Et leurs maîtres eux-mêmes en les livrant à la justice, boiraient volontiers leur sang, mangeraient leur chair, parce qu'ils les chargent de tout l'odieux du crime, autant que leur femme infidèle. En n'écartant pas les voiles qui couvraient les coupables, ils ont facilité le crime qui a été commis, et se sont rendus coupables d'injustice à l'égard du mari outragé, de la femme déshonorée par l'adultère, et de son infâme séducteur. Ils n'avaient qu'à prévenir, qu'à donner l'éveil, toute tentative, toute poursuite serait devenue impossible. Celui qui veut attirer le gibier dans ses filets, les tend avec soin, reste tout auprès l'Ïil constamment ouvert sur les animaux qu'il veut prendre, cache tout ce qui pourrait le trahir, ne fait aucun bruit, aucune action qui pourrait éloigner sa proie. De même ici, vous êtes tranquillement assis près du piège que le démon lui-même a tendu, vous savez que l'adultère va tomber dans ce piège, et vous ne faites aucun bruit, vous n'élevez pas la voix; vous devenez ainsi l'auteur de sa perte.
Et ne me faites point cette réponse pleine d'indifférence : Que m'importe ? je m'occupe de ce qui me regarde. Car vous ne prenez véritablement soin de vos intérêts que lorsque vous les identifiez avec l'utilité de votre prochain. C'est ce que saint Paul recommandait en ces termes : «Que personne ne cherche sa propre satisfaction, mais le bien des autres.» (1Cor 10,24). Voulez-vous trouver vos intérêts, cherchez les intérêts des autres. «Votre bouche était remplie de malice, et votre langue ne s'exerçait qu'à inventer des tromperies.» (Ibid. 19). «Étant assis, vous parliez contre votre frère, et vous prépariez un piège pour faire tomber le fils de votre mère.» (Ibid. 20). N'allez donc pas dire : J'agis par humanité. Et quelle humanité de ne pas arrêter, de ne pas retenir celui qui va tomber dans un précipice, d'applaudir à une injuste passion et de voir d'un Ïil indifférent votre frère avaler un poison mortel ? Mais non, vous n'oseriez parler de la sorte. Voulez-vous une preuve que vous n'agissez point ici par un sentiment d'humanité; mais que vous cédez à l'apathie, à la négligence, à un défaut de charité ? Pourquoi, dites-moi, laissant tranquille le coupable, déchirez-vous la réputation de votre frère innocent ? Pourquoi tendez-vous des pièges à celui qui ne vous a fait aucun mal, à qui vous n'avez rien à reprocher ? C'est une double et souveraine méchanceté. Voici un homme que la passion enivre, et vous ne cherchez point à le retirer de son ivresse pour le ramener à l'usage de la raison; en voici un autre qui ne vous a fait aucun tort, et vous le frappez sans pitié.
9. Voyez comme à mesure que le discours s'avance, l'accusation devient plus accablante. Vous avez poursuivi de vos insinuations perfides celui qui a été pour votre mère la cause des mêmes douleurs, qu'elle a porté comme vous dans son sein, qui a partagé avec vous le même toit, la même table, la même nourriture, dont la tige a eu la même racine, le même principe de vie, et que vous avez vu croître avec vous depuis votre plus tendre enfance. Et non seulement vous déchirez sa réputation, mais vous cherchez à le faire tomber dans vos embûches. Car voilà ce que signifient ces paroles : «Vous lui tendiez un piège.» Si donc, vous ne devez point diffamer celui que votre mère a enfanté au prix des mêmes douleurs naturelles que vous, combien plus devez-vous respecter votre frère spirituel ? Ne laissez donc point tomber dans le péché celui que vous voyez sur le bord du précipice, et cessez de calomnier et d'outrager celui qui ne vous a fait aucun mal. D'un côté vous cédez à l'envie, de l'autre à une négligence coupable : à l'envie en cherchant à faire tomber celui qui se tient debout, à la négligence en ne retenant pas celui qui est sur le bord de l'abîme. Remarquez que le Roi-prophète ne parle pas ici d'une simple accusation, mais d'une accusation artificieuse habilement concertée : «Étant assis, dit-il, vous parliez contre votre frère.» Caïn, en tuant son frère, n'ôta la vie qu'à un seul homme; ceux-ci au contraire, par leurs discours empoisonnés, en font périr des milliers, en commençant par eux-mêmes. Celui qu'ils attaquent n'est pas la seule victime de leurs calomnies, il en est un grand nombre d'autres et surtout ceux qui les écoutent. Quant à celui qui est calomnié, loin d'en être atteint, il devient digne des plus grandes récompenses. Ce n'est donc point la victime, mais l'auteur de la calomnie qui mérite d'être puni. De même ce n'est pas celui qui l'écoute, mais celui qui la profère qui est coupable, pourvu que le premier n'y ait pas donné directement occasion. Efforçons-nous donc, non point de ne pas entendre la calomnie (cela est impossible, au témoignage de Jésus Christ Lui-même qui nous dit : «Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous.» (Lc 6,26), mais efforçons-nous de ne pas y donner occasion. Celui qui désire que tout le monde dise du bien de lui, sacrifie souvent son âme à cet amour de la vaine gloire, il se rend esclave là où il devrait être libre, il cherche à plaire aux hommes contre sa conscience pour acheter leur bienveillance. D'un autre côté, celui qui ne tient nul compte du mal que tous disent de lui, se perd également. Car s'il est impossible que l'homme de bien jouisse de l'approbation universelle, il ne l'est pas moins que l'opinion générale ne flétrisse la conduite de celui qui donne toujours un aliment à la médisance. Si vous êtes victime de la médisance sans y avoir donné occasion, votre récompense n'en sera que plus grande, comme il est arrivé pour les apôtres et ces illustres héros qui les ont suivis. Il faut bien aussi que nous sachions que si l'on vient nous attaquer sur un point où nous sommes innocents devant notre conscience, ce n'est pas une raison de rester indifférent à la calomnie et au mal qu'elle nous cause; alors nous devons tout faire avec prudence pour lui ôter tout prétexte, fût-il injuste. Voilà pourquoi saint Paul faisait distribuer par un grand nombre de personnes l'argent destiné à procurer des aliments aux pauvres. (1Cor 16,3). «Afin, disait-il, que personne ne puisse rien nous reprocher au sujet de ces abondantes aumônes dont nous sommes les dispensateurs.» (2Cor 8,20). Il prévit bien que quelques-uns pourraient se scandaliser injustement, mais loin d'y être indifférent, comme il était en son pouvoir de prévenir ce scandale, il se hâta de le faire dans leur intérêt. Il proclame ailleurs la même vérité : «Si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais aucune viande pour ne pas le scandaliser.» (1Cor 8,13). C'étaient là des choses bien indifférentes et cependant, disait ce grand apôtre, si elles sont une cause de scandale, bien que je n'en éprouve aucun dommage, je dois veiller au salut de ces âmes scandalisées. Si le dommage qui en résulte pour vous l'emportait sur leur salut, vous ne devriez faire aucune attention à celui qui se scandalise, mais s'il en est autrement, ayez égard à sa faiblesse.
Telle est la règle générale que nous devons suivre dans la pratique, et qui nous apprend quand il faut tenir compte du scandale des âmes faibles; quand au contraire nous devons passer outre. C'est ainsi, par exemple, que les Juifs se scandalisaient de ce que saint Paul n'observait point la loi, il s'ensuivait que des milliers de personnes s'éloignaient de la religion chrétienne et chancelaient dans la foi. Que fit saint Paul ? Il s'empressa de mettre un terme à ce scandale (car le salut de tant de personnes l'emportait dans son esprit sur toute autre considération), et de raffermir leur foi chancelante. «Pour cela, il évita de faire paraître qu'il n'observait pas la loi, ce qui était le point important.» (1Cor. 1,23). Les Juifs se scandalisèrent de nouveau de ce qu'il prêchait un Dieu crucifié; il n'en tint aucun compte parce que le fruit de sa prédication l'emportait de beaucoup sur ce scandale. C'est ce qu'avait fait Jésus Christ Lui-même; pendant qu'Il s'entretenait avec les Juifs de la question des aliments, ils se scandalisèrent de ces paroles : «Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme, mais ce qui sort de la bouche.» Laissez-les, répond le Sauveur : «Toute plante que mon Père céleste n'a point plantée sera arrachée.» (Mt 15,11;14,13). Dans une autre circonstance, ils exigeaient de Lui qu'Il payât l'impôt, Jésus savait fort bien qu'Il en était exempt, cependant comme le temps n'était pas encore venu de faire connaître son autorité toute divine, Il dit à Pierre : «Mais afin que nous ne les scandalisions point, va à la mer et jette l'hameçon, et le premier poisson qui sortira de l'eau, prends-le et ouvrant sa bouche, tu y trouveras une pièce d'argent; prends-la et donne-la pour moi et pour toi.» (Mt 17,26) Lorsqu'Il leur annonça sa Loi pleine d'une sagesse toute divine et qu'Il les vit atteints d'une indocilité sans remède, Il ne s'en inquiéta nullement et substitua sa Loi à l'ancienne. Mais au contraire, lorsqu'Il vit qu'ils n'étaient pas encore capable de comprendre la vérité de sa Nature divine, Il condescendit à leur faiblesse, et voila sa Divinité, en Se soumettant à payer le tribut. «Étant assis vous parliez contre votre frère.» Mais, me direz-vous, c'était pour le corriger.
10. Il ne fallait donc pas le calomnier en secret, mais suivre la recommandation de Jésus Christ, et le reprendre en particulier. (Mt 18,15). Car les reproches faits en public ne servent qu'à rendre les pécheurs plus impudents. La plupart en effet, tant qu'ils espèrent pouvoir demeurer cachés, se persuadent qu'ils pourront rentrer dans le bon chemin; mais s'ils viennent à perdre l'estime générale, ils tombent dans le désespoir et finissent par dépouiller toute honte. Vous me direz que vous avez été offensé; pourquoi joindre à cette offense celle que vous vous faites à vous-même ? Car celui qui se venge se perce lui-même d'un coup mortel. Voulez-vous vous rendre service à vous-même et tout à la fois vous venger, dites du bien de celui qui vous a offensé, vous lui susciterez ainsi une foule d'accusateurs de sa conduite à votre égard, et vous vous ménagerez une magnifique récompense. Mais si vous déchirez sa réputation, on refusera de croire à des paroles que la haine paraît inspirer. Tous vos efforts se tourneront donc contre vous. Vous cherchez à détruire sa réputation, vous produisez un résultat contraire. Pour atteindre ce but, il fallait le louer et non pas vous plaindre amèrement de lui. Mais en agissant autrement, vous ajoutez à votre déshonneur, sans que vos traits arrivent jusqu'à votre ennemi. En effet, la pensée de l'inimitié qui vous travaille se présente naturellement à l'esprit de ceux qui vous écoutent, et ne leur permet pas d'ajouter foi à vos paroles, et on vous oppose ce que dans les tribunaux on appelle une fin de non recevoir. Il suffit qu'on oppose un cas d'exception pour que toute une cause soit renversée; de même ici le simple soupçon d'une inimitié personnelle ne permet pas que vous soyez admis à soutenir votre cause. Gardez-vous donc de parler mal de votre ennemi pour ne pas vous déshonorer vous-même. Ne cherchez pas à entrelacer de la boue, de l'argile et des briques, mais tressez bien plutôt une couronne avec des roses, des violettes et d'autres fleurs. Ne salissez pas votre bouche d'ordures à l'exemple des escargots (c'est ce que font les médisants qui sentent les premiers la mauvaise odeur qu'ils exhalent), mais parfumez-la de fleurs comme les abeilles; composez-en du miel à leur exemple, et soyez plein de douceur pour tout le monde. On fuit généralement le médisant à cause de l'infection qu'il répand, et parce qu'il se nourrit du malheur des autres, comme une sangsue qui se gorge de sang, comme un scarabée qui se repaît d'ordure. Celui au contraire dont la bouche ne s'ouvre qu'à la bienveillance, tous l'accueillent comme un membre de la famille commune, comme un véritable frère, comme un fils, comme un père.
Et pourquoi parler ici de la vie présente et de l'opinion des hommes ? Songez à ce jour terrible, à ce jugement inaccessible à la corruption, où vos mensonges viendront s'ajouter aux charges que vos péchés font déjà peser sur vous : «Car Je vous déclare, dit Jésus Christ, que les hommes rendront compte à Dieu au jour du jugement, de toute parole inutile qu'ils auront dite.» (Mt 12,36). Quand même ces paroles ne seraient pas mensongères, vous ne pourrez éviter d'être condamné, parce que vous avez révélé les faiblesses déshonorantes de votre prochain. Rappelez-vous l'exemple du pharisien. Il n'était pas publicain, mais il devint plus coupable que le publicain pour avoir flétri sa réputation. Le publicain n'était pas pharisien, mais sa justice fut supérieure à celle du pharisien, parce qu'il reconnut humblement sa misère. (Lc 18,10 et ss.) «Tu as fait toutes ces choses et Je me suis tu. Tu as cru injustement que Je te serais semblable, mais Je te convaincrai et Je dévoilerai tes péchés à tes propres yeux.» (Ibid. 21)
11. Voyez-vous la Bonté ineffable de Dieu ? Voyez-vous l'excès de son Amour ? Voyez-vous sa Patience infinie ? Car le Silence de Dieu, c'est sa Patience. Tu as porté l'audace jusqu'à commettre tant de fois des crimes énormes, et cependant Je ne t'ai point puni, J'ai tout souffert, tout supporté, pour te laisser le temps de te repentir. Mais toi, loin d'en profiter, tu t'es enfoncé plus profondément dans l'abîme du vice. Non seulement tu n'as point changé de vie, tu n'as pas eu honte de ta conduite, tu ne t'es pas condamné toi-même pour les crimes que tu as commis, mais tu as méconnu cette longue patience dont J'ai usé à ton égard, cette longanimité, ce silence avec lequel J'ai supporté tant d'infamies. Tu as attribué ce support non pas à ma Patience, à ma Bonté, mais à la volonté de ne point te punir et à une espèce d'approbation de ta vie criminelle.
«Comprenez ces vérités, vous qui oubliez le Seigneur.» (Ibid. 22). Quelles sont-elles ? Celles que je viens d'exposer, dit le prophète. Que signifie ce mot : «Comprenez »? Considérez. Qu'y a-t-il donc d'obscur dans ce qu'il vient de dire et qui ait besoin d'explication ? Ce qu'il y a de plus important dans les enseignements du Roi-prophète, c'est le changement qu'il annonce devoir se faire dans le culte que nous rendons à Dieu. Les sacrifices de l'ancienne loi ont peu de valeur à ses yeux et il se hâte de passer à la loi de l'Évangile. Il voit d'ailleurs les hommes comme ensevelis dans la fange du vice, il veut donc les retirer de ce bourbier du péché, et les délivrer de leurs mauvaises habitudes comme on retire des yeux l'humeur qui les empêche de voir. Voilà pourquoi il les exhorte à se rappeler le souvenir de leurs crimes pour ne point perdre par un oubli coupable les fruits que Dieu leur a préparés. En effet, une longue habitude du vice répand une profonde obscurité sur l'âme, elle ôte l'usage même de la raison et obscurcit les regards pénétrants de l'intelligence. «De peur qu'il ne vous enlève tout d'un coup, et que nul ne puisse vous délivrer.» O Clémence ineffable ! Ce sont là les paroles d'une tendre mère, ou plutôt d'un amour bien supérieur à toute la tendresse d'une mère. Quoi ! Celui qui a été pour le pécheur un accusateur si sévère, qui a manifesté un si grand courroux, cherche à l'en préserver ! Celui qui a dit : «Je te convaincrai et Je dévoilerai tes péchés devant tes yeux,» déchire la sentence de condamnation qu'Il a prononcée ! Ce ne sont plus des coupables qu'Il livre au supplice, ce sont des hommes qu'il veut ramener par la persuasion et par les conseils, qu'il veut retenir par une crainte salutaire. Et Il leur dit : «De peur qu'il ne vous saisisse comme un lion et que nul ne puisse vous délivrer.» - «Le sacrifice de louange est celui qui M'honorera, et c'est la voie par laquelle Je lui découvrirai le salut de Dieu.» (Ibid. 23). Après leur avoir donné des preuves de sa Bonté en Se contentant d'avoir recours à la persuasion, aux exhortations, aux menaces, à la crainte du supplice, qu'Il nous montre en perspective, Il leur donne un nouveau conseil et leur indique la manière de réparer le mal qu'ils ont commis. «Le sacrifice de louange est celui qui M'honorera.» C'est-à-dire que ce sacrifice non seulement apaisera ma Colère, annulera la sentence de condamnation, mais qu'il M'honorera véritablement. Considérez l'excellence de cette action dont Dieu Se trouve honoré. «Et c'est la voie par laquelle je lui découvrirai le salut de Dieu.» Quelle récompense admirable ! Quelle Bonté infinie ! Il promet de découvrir à ceux qui font le bien la voie qui mène à Dieu et au véritable salut qui vient de Dieu. Laissons-nous donc persuader par de si magnifiques promesses et honorons Dieu par la sainteté de notre vie et le sacrifice de louanges. Car tel est le sacrifice qui nous ouvre la voie qui conduit au salut. Que Dieu nous donne à tous d'y arriver par la Grâce et la Bonté de notre Seigneur Jésus Christ, à qui appartient la gloire et la puissance, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.