PSAUME 3
Si les rois élèvent des statues triomphales à leurs généraux victorieux, les magistrats érigent aux conducteurs des chars et aux athlètes des monuments et des colonnes qui éternisent leur triomphe, et les inscriptions qu'on y grave donnent à la matière inanimée autant de bouches éloquentes pour publier leurs victoires; d'autres composent des écrits et des livres à la gloire des vainqueurs et s'efforcent de déployer dans leurs éloges un talent qui les élève au-dessus de ceux dont ils célèbrent les louanges. En un mot, les peintres, les statuaires, les sculpteurs, les peuples, les rois, les villes et les bourgs, sont pleins d'admiration pour ceux qui ont remporté la victoire; mais jamais personne n'a reproduit les traits d'un homme qui s'est enfui sans livrer combat, comme le fait ici David. Tel est, en effet, le titre du psaume : «Psaume de David lorsqu'il s'enfuyait devant Absalom son fils.» Et depuis quand celui qui prend la fuite est-il digne de louanges ? Depuis quand celui qui fuit devant l'ennemi mérite-t-il de voir immortaliser son nom ? On affiche les noms des fuyards, mais on ne les immortalise point par des inscriptions. Apprends donc, mon frère, la raison de ce titre, et que ton âme cesse de se troubler. Que ce fait historique soit pour ta vie un enseignement salutaire, et que la persécution du juste devienne le ferme appui de ton âme. Comprends pourquoi David était persécuté par Absalom, et, lorsque tu en auras trouvé la raison fondamentale, tu seras édifié dans la crainte de Dieu. Une maison sans fondement n'a aucune solidité, ainsi la sainte Écriture ne peut avoir d'utilité si l'on ne découvre clairement la fin qu'elle se propose. Le but du saint roi David, dans le psaume dont il est question, est de nous instruire et de nous former à la pratique de la véritable sagesse, pour nous faire éviter le mal, le mépris des lois divines, et par là même les châtiments qui furent la juste punition de son péché.
David s'enfuit devant son fils, parce qu'il s'est éloigné de la chasteté; il s'enfuit devant son fils parce qu'il a outragé les saintes lois du mariage; il s'enfuit devant son fils, parce qu'il a commencé par fuir cette loi de Dieu qui lui disait: «Vous ne tuerez pas, vous ne commettrez point d'adultère.» (Ez 20,13-14). Il a introduit dans sa maison la brebis d'autrui, et a fait mettre à mort celui qui en était le pasteur; et, par un juste retour, il voit celui qui était un agneau dans sa propre maison, s'attaquer à son propre pasteur. Il a porté la guerre dans la famille d'un autre, et la guerre s'élève contre lui du sein de sa propre famille. Ce n'est point là une opinion personnelle, c'est David lui-même qui l'affirme; et qui oserait contredire l'interprétation divine ? Voulez-vous vous convaincre qu'Absalom s'est révolté contre David, parce que David s'est rendu coupable du meurtre d'Urie, et qu'il a pris sa femme pour épouse ? Écoutez ce que Dieu lui dit par le prophète Nathan : «Je t'ai sacré roi sur Israël, et Je t'ai délivré de la main de Saul. Je t'ai mis entre les mains tout ce que possédait ton seigneur, et je t'ai rendu maître de toute la maison de Saul et de Juda. Et si cela n'est pas assez, j'étais prêt à y ajouter beaucoup encore. Pourquoi donc as-tu méprisé le Seigneur, jusqu'à commettre le mal devant mes Yeux ? Tu as fait périr par l'épée Urie l'Héthéen, tu as pris sa femme pour épouse. C'est pourquoi l'épée ne sortira jamais de ta maison.» (2 Rois 12,7-11). Tu as séparé par le glaive la maison d'autrui, et je ferai sortir un glaive vengeur de ta propre maison. «Voici, dit le Seigneur, que je susciterai le mal contre toi au sein de ta maison.» Ce ne sera point d'ailleurs, ce ne sera point du dehors, ce sera de ta propre maison elle-même. Le châtiment sortira de la source même d'où est sorti le péché. C'est donc parce que David avait commencé par fuir les préceptes du Seigneur et par s'en éloigner, qu'il est réduit à prendre la fuite devant son fils. «Psaume de David lorsqu'il s'enfuyait devant son fils Absalom.»
La cause qui a déterminé cette guerre est plus utile à connaître que le récit de cette guerre elle-même, et le spectacle d'un juste tombé de si haut, nous avertit de nous préserver d'une chute semblable et d'éviter le châtiment dont elle a été suivie. Combien, en effet, jusqu'à ce jour, ont à soutenir des guerres dans leur intérieur ? L'un est attaqué par son épouse, l'autre est assiégé par son fils; celui-ci est dominé par son frère, celui-là par son serviteur; tous sont exposés à des peines, à des tribulations, à des luttes incessantes, obligés de lutter et de soutenir mille combats; et aucun d'entr'eux ne réfléchit sérieusement en lui-même et ne se dit : Si je n'avais premièrement semé des crimes, jamais les épines et les ronces n'auraient poussé dans ma maison; si je n'y avais déposé des étincelles de péché, jamais elle ne serait devenue la proie des flammes. Que les calamités personnelles soient les tristes fruits des péchés, et que Dieu choisisse des bourreaux domestiques pour tourmenter les pécheurs, c'est ce qui nous est attesté par la sainte Écriture, dont l'autorité n'a rien qui l'égale. Ton épouse te fait la guerre, elle se présente à toi, lorsque tu entres, comme une bête féroce, elle aiguise sa langue comme un glaive. C'est chose bien pénible assurément d'avoir un auxiliaire pour ennemi; mais examine-toi bien toi-même. N'as-tu jamais dans ta jeunesse rien médité contre une femme ? La blessure faite en outrageant une femme, ne serait-elle pas ainsi guérie par une autre, et ton propre épouse ne remplirait-elle pas l'office d'un sage médecin en pansant des plaies qui sont l'ouvrage d'une autre ? Elle ignore ce qu'elle fait en portant le fer dans tes plaies, mais le divin médecin le sait. Dieu se sert de ton épouse contre toi comme d'un instrument tranchant. Le fer ne sait pas ce qu'il fait; le médecin connaît la guérison qui doit être le résultat de l'opération. Ainsi, l'épouse qui frappe aussi bien que l'époux qui est frappé, ignorent la cause du coup porté; Dieu, qui est le souverain médecin, connaît bien cette cause.
La sainte Écriture nous déclare du reste qu'une méchante femme est le juste châtiment des pécheurs. «La méchante femme, nous dit-elle, sera donnée au pécheur.» (Ec 26,3 et ss). Peut-être elle lui sera donnée comme un antidote amer qui épuisera toutes les mauvaises humeurs de ses péchés. C'est aussi comme châtiment des péchés que Dieu permet la rébellion des fils contre leur père David en est une preuve, lui qui, en punition d'une criminelle union, vit son fils Absalom se révolter contre lui, comme nous l'avons déjà dit. «Les guerres des frères entre eux n'ont point eu d'autre cause que leurs crimes» au témoignage du livre des Juges. (Jud 19-20). Lorsque des habitants de la tribu de Benjamin eurent outragé indignement la femme d'un Lévite qui traversait leur pays, au point que cette femme mourut victime de leurs infâmes excès, les onze tribus déclarèrent la guerre à la tribu de Benjamin. Lorsqu'à leur tour les onze tribus s'éloignèrent du vrai Dieu pour se prostituer au culte des idoles, elles furent souvent vaincues par une seule tribu, et à de fréquentes défaites elles purent à peine opposer une seule victoire. On vit ainsi les frères combattre contre leurs frères, parce que Dieu en punition de leurs péchés avait enlevé le mur qui les séparait. La tribu de Benjamin avait commis le crime de fornication contre une femme, les onze tribus s'étaient rendues coupables du même crime de fornication spirituelle à l'égard des idoles, et Dieu pour les punir les a toutes détruites selon cette parole de l'Écriture: «Tu as perdu tous ceux qui T'abandonnent pour se prostituer faux idoles.» (Ps 72,27).
Ce sont donc les crimes des hommes qui sont la cause des guerres que les frères se font entre eux. Si tes frères se déclarent contre toi, ne te borne pas à déplorer leur triste sort, mais demande-toi sérieusement à toi-même en punition de quels crimes ils sont devenus tes ennemis. Ce n'est pas que toutes les tribulations qui nous viennent de nos frères aient nos péchés pour cause. Joseph fut persécuté par ses frères, et certes il était bien innocent; Job eut à supporter les discours injurieux de son épouse, et ce n'était point en punition de ses péchés. Cependant la plupart du temps ce sont nos propres péchés qui sont la cause de toutes ces guerres domestiques. Quelquefois même nos amis deviennent nos ennemis en punition de nos crimes, et Dieu, pour des raisons qui Lui sont connues, permet que nous soyons un objet de haine et d'aversion pour ceux qui nous aimaient le plus. C'est ainsi qu'il est écrit des Égyptiens dans le psaume cent quatrième: «Il changea leur coeur au point qu'ils conçurent de la haine pour son peuple.» (Ps 104,26). Or, Dieu n'aurait point inspiré cette haine aux Égyptiens, s'ils n'avaient eu d'abord pour son peuple une affection coupable. L'amitié des Égyptiens était pour le peuple de Dieu un principe de ruine, leur haine devint pour lui une occasion de vertu. Que dis-je ? Des êtres mêmes qui sont assujettis à l'homme et qui lui étaient soumis se sont révoltés contre leur maître en punition de ses crimes. Voyez Adam avant son péché: les animaux lui étaient soumis et lui obéissaient, et il leur donnait à chacun leur nom comme à des esclaves dont il était le maître. (Gen 2,12). Mais, après qu'il eut souillé ses yeux par un regard coupable, les animaux cessèrent de le connaître, et à la soumission qu'ils lui témoignaient, succéda l'inimitié et la haine. Le chien dans une maison est parfaitement soumis à celui qui lui donne sa nourriture, il le craint, il le redoute; mais, si cette même personne se présente à ses regards le visage noirci par la fumée et couvert d'un masque, le chien s'élance sur elle comme sur un étranger et cherche à le mettre en pièces. Ainsi, tant qu'Adam conserva, dans sa pureté, ce visage qui avait été fait à l'image de Dieu, les animaux lui étaient soumis comme des esclaves. Mais, lorsque la désobéissance eut souillé et déformé son visage, les animaux ne connurent plus leur maître, et le prirent en haine comme un étranger. La révolte des serviteurs est donc le juste châtiment des péchés. Daniel était juste, et les lions reconnurent son empire; il était innocent de tout crime, et ils le laissèrent sans exercer contre lui aucune violence. (Dan 6,22). Au contraire, un prophète se rend coupable de mensonge, et il rencontre sur son chemin un lion qui le met à mort. (3 Roi 13,24) Il était comme défiguré par le mensonge, et le lion ne put le reconnaître. S'il avait trouvé un prophète comme Daniel, il l'aurait respecté; mais il ne rencontra qu'un faux prophète, et il se jeta sur lui comme sur un étranger. Le maître se rend coupable de mensonge, et l'esclave cesse de reconnaître son autorité. Et pourquoi parler de ces maux domestiques, lorsque notre corps lui-même qui nous est si intime et si cher nous déclare la guerre à cause de nos péchés, et nous accable par les fièvres, par les maladies, par les douleurs ? Et il agit ainsi non point de son propre gré, mais parce que Dieu le lui commande; nous en avons une preuve dans ces paroles de Jésus Christ au paralytique: «Te voilà guéri, ne pèche plus, de peur qu'il ne t'arrive quelque chose de pire.» (Jn 5,14).
Puisque donc nous savons,;mes frères, que toutes les guerres domestiques et intestines, les révoltes de nos serviteurs et les maladies du corps ont souvent le péché pour cause; réprimons le péché comme la source de tous les maux, et, si les torrents de nos passions ne coulent pas impétueusement dans notre âme, les fleuves des eaux divines la traversent en y répandant la fécondité et la joie. David s'était emparé d'une femme qui était sous la puissance de son mari, comme d'un royaume qui ne lui appartenait pas; car une femme unie de coeur à son époux est pour lui comme un royaume, et la pourpre et le diadème ne sont pas si chers à un roi que la femme l'est à son mari. En punition de ce crime, le fils qui lui était né de son épouse se révolta contre lui et voulut s'emparer du royaume de son père. Il enleva cette femme de vive force, il fut à son tour victime de la violence. Son péché avait été commis en secret, le triomphe que son fils remporta sur lui fut public; sa blessure avait été cachée, et c'est aux yeux de tous qu'il dût subir l'opération du médecin, c'est-à-dire de Dieu qui lui avait dit: «Tu as fait cette action en secret, pour Moi Je la ferai à la face du soleil.» (2 Rois 12,12). Cependant le crime d'Absalom ne fut point couronné d'un plein succès, et justement, afin que les parricides ne pussent s'autoriser de cet attentat. Après avoir été l'exécuteur de la Justice de Dieu, il fut mis à mort comme un criminel; et de même que, dans les théâtres, nous voyons les bêtes féroces dévorer les uns et être mises à mort par les autres; ainsi Absalom qui s'était révolté contre David, fut tué par Joab. (2 Rois 18,14). Il avait osé s'élever contre son père, il demeura suspendu au haut d'un arbre. Il fut retenu par un arbre pour avoir combattu contre la racine; il demeura comme enchaîné à une branche, lui branche séparée de la volonté de son père. Il avait cherché à faire tomber la tête de son père, et il est pris lui-même par la tête. Il demeura suspendu comme un fruit malheureux à un arbre, lui qui avait voulu trancher les jours de l'auteur de son être. Un dard lui perce le coeur et il reçoit le coup de la mort, là où lui-même avait conçu ses parricides desseins. On vit alors un spectacle étonnant: comme il s'enfuyait sur sa mule, sa chevelure s'embarrassa dans les branches touffues d'un chêne. La chevelure de cet arbre retint enchaîné par la chevelure cet usurpateur en le frappant dans cet endroit où il voulut placer le diadème du roi son père. Absalom était donc suspendu entre le ciel et la terre. Le ciel ne voulait point le recevoir; il avait rejeté de son sein le premier rebelle, le démon, comment aurait-il reçu le second, coupable de rébellion ? La terre l'avait en horreur, et ne pouvait consentir à être souillée par les pas de ce fils parricide; si, en effet, elle a dévoré Dathan qui avait osé parler contre Moïse, si elle s'est ouverte pour engloutir celui qui avait ouvert la bouche pour proférer des discours séditieux, aurait-elle pu supporter un fils qui courait ôter la vie à son père ? Or, pendant que ce fils était ainsi pendu à un chêne, Joab, général des armées royales, vint et perça de trois dards le coeur d'Absalom en le frappant à l'endroit même qui était le siège de ses projets criminels. Et c'est quand il était ainsi suspendu que David lui fit cette épitaphe si bien méritée : «J'ai vu l'impie très-élevé et qui égalait en hauteur les cèdres du Liban; et j'ai passé et il n'était plus.» (Ps 36,35).
«Psaume de David lorsqu'il s'enfuyait devant Absalom, son fils.» Ce n'était point sous l'impression d'un sentiment de crainte qu'il s'enfuyait, mais par le désir d'épargner les jours de son fils. Il voulait lui sauver la vie, parce que c'était son fils; mais ceux qui étaient avec lui ne crurent pas devoir l'épargner, parce que c'était un rebelle. Aussi David, alors que son fi]s le poursuivait et que pour cela même Seméis l'accablait d'outrages, fit preuve d'une patience admirable. Mais, lorsqu'il vit qu'il était pour un grand nombre un objet de scandale et surtout pour ceux qui avaient partagé la révolte d'Absalom; lorsqu'ils s'élevèrent contre lui comme s'il était abandonné de la divine Providence, et qu'ils dirent hautement: David est maintenant seul, sans secours et sans appui, Dieu S'est retiré de lui, comme Il S'est retiré autrefois de Saul; de même qu'Il s'est éloigné de Saul pour s'unir avec David, ainsi Il abandonne maintenant David pour devenir le protecteur d'Absalom: révoltons-nous contre lui, attaquons-le; il n'y a point de salut pour lui dans son Dieu. Tels étaient leurs discours, et c'est alors que David, plus sensible à ce langage impie qu'à la révolte de son fils, fait à Dieu cette question: «Seigneur, pourquoi le nombre de ceux qui me persécutent s'est-il si fort augmenté ?» Les tentations m'assiègent de toutes parts, les calamités m'environnent comme des torrents, une pluie désastreuse tombe sur moi, mes ennemis viennent m'assaillir comme autant de fleuves débordés, des esprits mauvais se déchaînent contre moi comme les vents en furie, et viennent fondre sur ma maison, dans le dessein de séparer mon âme de Toi, ô mon Dieu ! Mais, fondé sur la pierre de la foi, je ne succombe point; je me prosterne devant Toi afin d'apprendre pourquoi, Seigneur, le nombre de ceux qui me persécutent s'est multiplié. Celui qui est né de moi s'est déclaré contre moi; mais Toi, Seigneur, Tu es pour moi. Mes propres entrailles me font la guerre, mon peuple a pris le parti d'Absalom, mes propres soldats se sont armés contre moi. Mes brebis sont devenues des loups, les agneaux des lions, les petits agneaux eux-mêmes se sont changés en chiens furieux, les béliers en taureaux menaçants; je ne m'en attriste pas pour moi-même; mais je m'afflige de les voir courir à leur perte.