LETTRE-PRÉFACE DE CASSIEN

à Castor, évêque d'Apt.

 

Le fait est raconté dans l'histoire de l'Ancien Testament.

 

Salomon avait reçu d'en haut «une sagesse et une prudence prodigieuses, et un esprit aussi vaste que les sables sans nombre de la mer», (3 Roi 4,29) et Dieu Lui-même a rendu témoignage qu'il n'avait point existé, dans le temps passé, d'homme semblable à lui, et que l'avenir non plus n'en devait pas voir surgir. Or, ce roi très sage, lorsqu'il désira d'élever Seigneur son temple fameux et magnifique, sollicita le secours du roi étranger de Tyr. Hiram, le fils d'une veuve, lui fut envoyé; et de tout ce que la divine Sagesse suggérait à ses méditations concernant la maison du Seigneur et les vases sacrés, il le fit le ministre, l'intendant et l'exécuteur. Un empire si élevé au-dessus de tous les royaumes de la terre, la noblesse supérieure et l'excellence de la descendance d'Israël, cette sagesse divinement inspirée, qui surpassait toutes les disciplines et les institutions de l'Orient et de l'Égypte, ne dédaignèrent point les conseils d'un pauvre et d'un étranger.

C'est par de tels exemples que vous fûtes instruit, ô Castor, Père très saint. Résolu à votre tour d'édifier au Seigneur un temple véritable et spirituel, non à l'aide de pierres insensibles, mais avec une société de saints, un temple qui ne soit pas temporel et corruptible, mais éternel et inexpugnable; désireux encore de consacrer à Dieu des vases très précieux, non point de ceux qui, fondus d'un métal muet, or ou argent, puissent, après, être enlevés par le roi de Babylone et destinés aux plaisirs de ses concubines et de ses princes, mais des âmes sanctifiées, portant en elles le Christ-Roi dans l'éclat immaculé de leur innocence, de leur justice et de leur chasteté : c'est à juste titre que vous daignez appeler à la participation d'un si grand ouvrage un homme aussi dépourvu que moi, et de toutes parts indigent.

Tel est, en effet, votre dessein, d'établir dans une province ignorante jusqu'à ce jour du cénobitisme, les institutions de l'Orient et principalement de l'Égypte. Et, bien que vous soyez vous-même achevé en toute vertu et science, à ce point comblé de toutes les richesses spirituelles, qu'aux âmes en quête de la perfection, votre parole, que dis-je votre vie seule soit plus que suffisante à en fournir le type, vous voulez néanmoins, inhabile comme je suis à écrire et pauvre de langue autant que de savoir, que je concoure de mon indigence à l'accomplissement de vos désirs. Vous demandez, vous commandez, si maladroite que puisse être ma plume, que je retrace les coutumes que j'ai vu observer dans les monastères d'Égypte et de Palestine, telles que les pères me les ont apprises. Vous ne souhaitez pas la grâce du discours, où vous êtes vous-même un maître; mais votre voeu serait que la vie simple des saints fût expliquée dans un style simple aux frères de votre jeune monastère.

Or, autant l'ardeur pieuse de votre désir me provoque à vous obéir, autant je sens, à l'encontre, de multiples et graves inquiétudes, qui effrayent ma bonne volonté.

Tout d'abord, le mérite de ma vie est par trop inférieur; et comment me flatter que mon coeur et mon intelligence soient aptes à embrasser dans toute leur grandeur des sujets si ardus, si obscurs et si saints ?

Puis, ce que j'ai essayé de pratiquer, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu de mes yeux dès le temps de mon enfance que je vécus parmi les pères, et que leurs exhortations et leurs exemples me furent un stimulant quotidien, il m'est impossible aujourd'hui de me le rappeler intégralement, après tant d'années que je suis sorti de leur compagnie et que j'ai cessé d'imiter leur vie. D'autant qu'une méditation paresseuse, une doctrine toute verbale ne servent de rien, lorsqu'il s'agit d'enseigner, de comprendre ou de retenir ces choses. Tout est dans l'expérience et la pratique, et n'est que là. Celui-là seul en est un bon maître, qui les a éprouvées; et l'on n'est pas moins incapable d'y entrer, de les comprendre, si l'on ne s'efforce avec autant d'ardeur et sans plus ménager sa peine, de les vivre. D'autre part, ces idées doivent être fréquemment retournées, limées par des entretiens ininterrompus avec les hommes spirituels; ou elles se perdent promptement dans l'insouciance de l'esprit.

Enfin, les souvenirs mêmes, tels quels, que je puis rappeler à ma mémoire, dans la mesure aujourd'hui possible, mais sans rapport assurément avec le mérite du sujet, mon style inexpérimenté ne saura pas les exprimer.

Ajoutez à cela que des hommes illustres par leur vie autant qu'habiles écrivains et savants renommés, ont déjà composé nombre d'opuscules sur ces matières : je veux parler de saint Basile, de saint Jérôme et de plusieurs autres. Le premier, répondant aux questions de ses disciples sur diverses coutumes et difficultés, l'a fait dans une langue qui ne se recommande pas seulement par sa facilité, mais pleine de témoignages des divines Écritures. Le second, non content de produire des livres de son fond, en a traduit plusieurs du grec en latin.

Après ces fleuves débordants, d'éloquence, quelques gouttes avares ! On aurait bien sujet de me qualifier de présomption, pour oser un tel contraste ! Mais, ce qui me donne courage, c'est la confiance que j'ai en votre sainteté, c'est la promesse que ces riens, quels qu'ils soient, vous seront agréables, et que vous ne les destinez qu'aux frères rassemblés dans votre tout nouveau monastère. S'il m'échappe quelque maladresse, qu'ils veuillent bien me lire avec charité, et qu'ils le supportent avec une miséricordieuse indulgence, cherchant,dans le style la fidélité, plutôt que l'élégance et le bien dire.

Dans ces sentiments et animé par vos prières, ô Père très saint, modèle unique de religion et d'humilité, j'entreprends, selon les moyens que la nature m'a donnés, l'ouvrage que vous m'enjoignez. J'exposerai, comme à un monastère novice et vraiment altéré de désir, les points que mes prédécesseurs ont laissés entièrement intacts, en hommes qui écrivaient plutôt ce qu'ils avaient appris par ouï-dire, que ce qu'ils avaient eux-mêmes éprouvé.

Je n'ai aucunement l'intention de tisser un récit plein de merveilles divines et de prodiges. Certes, j'en entendis raconter de nos anciens, j'en ai vu moi-même s'accomplir par leurs mains en grand nombre et de vraiment incroyables. Mais je laisse tout cela, qui n'est propre qu'à exciter l'admiration du lecteur, sans lui être de nulle instruction pour la vie parfaite. Je ne veux qu'exposer fidèlement, dans la mesure qui me sera possible avec l'aide de Dieu, ce que j'ai entendu des pères sur leurs institutions, les règles des monastères, particulièrement. sur l'origine, les causes et les remèdes des principaux vices, dont ils portent le nombre à huit. Ainsi donc, ce n'est pas des merveilles de Dieu, mais de la correction de nos moeurs et des moyens de parvenir à la consommation de la vie parfaite, que je me propose de traiter brièvement, selon ce que nos anciens m'en ont appris.

Sur ce point également, j'essayerai de satisfaire à vos recommandations : si je vois qu'il s'est pratiqué dans ce pays quelque

retranchement ou addition au gré de chaque fondateur et contrairement au type établi par nos pères dès la plus haute antiquité, je serai fidèle à rétablir les usages disparus et à éliminer les nouveautés, conformément à la règle que j'ai vue dans les monastères d'Égypte et de Palestine, de fondation si ancienne. Je ne crois pas qu'un établissement tout nouveau dans ces contrées occidentales de la Gaule, ait rien pu trouver de plus raisonnable ou de plus parfait que les instituions où des monastères fondés depuis l'origine de la prédication apostolique par des hommes saints et spirituels, persévèrent jusqu'aujourd'hui.

Je prends toutefois sur moi d'introduire dans ce modeste ouvrage quelque tempérament. J'atténuerai jusqu'à un certain point, à l'aide des institutions qui se voient par les monastères de Palestine ou de Mésopotamie les points de la règle égyptienne qui me sembleraient impossibles, ou durs, ou difficiles en ces régions, soit à cause de l'âpreté du climat, soit à raison des moeurs moins traitables et en tout cas différentes. Lorsqu'on se tient à la mesure raisonnablement possible, la perfection de l'observance reste égale, même avec des moyens inégaux.