Que le cinquième combat est contre l'esprit de tristesse. Dommages causés à l'âme par ce vice
Lobjet du cinquième combat est damortir les aiguillons de la dévorante tristesse. De-ci de-là, elle nous poursuit de ses attaques, à travers mille accidents changeants et divers. Si nous lui donnons congé d'envahir notre âme, elle la sépare à tout moment de la contemplation divine, la fait déchoir de sa pureté, la ruine et la déprime à fond. Les prières ne sont plus accomplies avec l'allégresse de coeur coutumière, on ne va plus chercher la vie dans les lectures sacrées. C'en est fait aussi de la tranquillité et de la douceur avec les frères. Qu'il s'agisse du travail ou du service divin, toute occupation nous trouve impatients et revêches. Tout conseil salutaire s'évanouit, le bouleversement succède à la constance; on dirait d'un insensé ou d'un homme pris de vin. L'esprit est abattu, noyé dans un amer désespoir.
CHAPITRE 2
Quel soin il faut apporter à guérir la maladie de la tristesse
Désirons-nous combattre selon les règles le combat spirituel, il ne nous faut pas apporter moins de considération à guérir cette maladie que les précédentes. Car «comme la teigne nuit au vêtement et le ver au bois, ainsi la tristesse au coeur de l'homme». (Pro 25,20).
Ces paroles de l'Esprit divin expriment avec beaucoup d'évidence et de justesse l'effet de ce vice funeste et pernicieux.
CHAPITRE 3
A quoi comparer l'âme dévorée par les morsures de la tristesse
Le vêtement touché par la morsure des teignes, perd tout son prix, et n'a plus d'honnête emploi. Le bois travaillé des vers,ne mérite plus de servir à l'ornement d'un édifice, je dis des plus communs; mais il est jeté au feu.
Ainsi, l'âme dévorée des morsures consumantes de la tristesse, devient impropre à la trame du vêtement pontifical, de ce vêtement dont un oracle du saint roi David témoigne qu'il reçoit sur sa frange le parfum du saint Esprit, descendu premièrement du ciel sur la barbe d'Aaron : «Comme lhuile précieuse qui, répandue sur la tête, coule sur la barbe d'Aaron, et descend sur le bord de son vêtement.» (Ps 132,2). Elle ne saurait davantage entrer dans la structure ou l'ornement du temple spirituel dont le sage architecte Paul a posé les fondements : «Vous êtes le temple de Dieu, dit-il, et l'Esprit de Dieu habite en vous.» (II Cor 6,16). Quels sont les bois de ce temple, l'Épouse le dit au Cantique des Cantiques : «Nos lambris sont des cyprès; les poutres de nos maisons, des cèdres.» (Cant 1,16). On choisit donc pour le temple de Dieu des essences parfumées et incorruptibles, qui ne soient sujettes, ni à se gâter par la vétusté, ni à être mangées des vers.
CHAPITRE 4
D'où et comment naît la tristesse
La tristesse suit parfois la colère; ou nait d'une convoitise frustrée, d'un profit manqué : l'âme avait conçu à ce sujet un certain espoir, et voilà que tout s'écroule.
Parfois aussi, sans cause qui nous provoque à nous jeter dans cette ruine, une impulsion du subtil ennemi nous plonge soudain en un tel abîme de chagrins, que nous ne pouvons plus accueillir avec l'affabilité accoutumée la visite de nos plus chers amis. Vainement leur conversation est-elle du plus heureux à propos. Quoi qu'ils disent, tout
nous semble importun, superflu. Nous n'avons pas une réponse aimable. Un fiel d'amertume a pénétré jusqu'aux plus intimes replis de notre coeur.
CHAPITRE 5
Les émotions surgissent en nous, non par la faute d'autrui, mais par la nôtre
Il y a là une preuve manifeste que ce n'est pas toujours par la faute des autres que surgissent en nous les aiguillons des contrariétés violentes, mais plutôt par la nôtre. Nous avons en nous-mêmes les causes d'offense et les semences des vices. Que la pluie des tentations vienne à détremper notre âme : aussitôt, ces germes se développent et fructifient.
CHAPITRE 6
Que personne ne tombe d'une chute soudaine, mais glisse insensiblement par une longue incurie jusqu'à l'abîme de la perdition
Un autre nous excite, mais il ne nous force pas à mal faire, si nous n'avions en notre coeur la cause du péché. Lorsque le spectacle de la beauté d'une personne du sexe fait tomber quelqu'un dans le gouffre de la convoitise, il ne faut pas croire que son illusion soit subite. Mais plutôt, la maladie se cachait secrètement dans ses moelles; cette vue n'a été que l'occasion qui l'a produite à la surface.
CHAPITRE 7
Il ne faut pas déserter la société des frères, pour acquérir la perfection, mais cultiver la patience constamment
Aussi, le Créateur de toutes choses, Dieu, qui voit mieux que personne le traitement convenable à l'ouvrage de ses Mains, et que les racines et les causes d'offense gisent en nous, ne nous a-t-il point prescrit de déserter la société des frères. Il n'ordonne pas d'éviter ceux que nous avons blessés ou par qui nous nous estimons offensés, mais de les apaiser. Il sait que la perfection du coeur ne s'acquiert point par la séparation d'avec les hommes, mais par la vertu de patience. Solidement possédée, celle-ci est capable de nous conserver pacifiques avec ceux-là mêmes qui haïssent la paix. Mais, si nous ne l'acquérons, nous serons en perpétuel dissentiment même avec les frères parfaits et meilleurs que nous. Les occasions de contrariétés ne peuvent manquer au commerce des hommes. C'est à cause d'elles que nous sommes si pressés de quitter ceux avec qui nous vivons ? Mais, en nous séparant d'eux, nous n'échapperons pas aux causes de tristesse; nous ne ferons qu'en changer.
CHAPITRE 8
Si nous étions corrigés, nous pourrions vivre avec tout le monde
Notre sollicitude doit donc se porter de préférence à corriger nos vices et amender notre vie en tout empressement. Une fois réformés, nous serons capables de vivre en bonne intelligence, je ne dis pas avec les hommes, mais avec les bêtes sauvages et les monstres, selon ce qui est dit au livre du bienheureux Job : «Les bêtes de la terre seront en paix avec toi.» (Job 5,23). Nous ne craindrions point de rencontrer des pierres d'achoppement et l'on ne pourrait du dehors nous causer aucun scandale, si nous n'avions en nous le principe qui y donne occasion : «Il y a une grande paix, Seigneur, pour ceux qui aiment votre Nom, et rien ne leur est une occasion de chute.» (Ps 118,165).
CHAPITRE 9
D'un autre genre de tristesse qui fait désespérer de son salut
Il est un autre genre de tristesse plus détestable, qui inspire à l'âme coupable, non pas la réforme de ses moeurs ni la correction de ses vices, mais un fatal désespoir. Elle n'a pas amené Caïn à se repentir, après son fratricide; elle n'a pas mis en Judas, après sa trahison, une sainte hâte à réparer sa faute, mais elle l'a, de désespoir, entraÎné à se pendre.
CHAPITRE 10
De l'unique avantage de la tristesse
En un cas seulement, la tristesse doit être jugée utile, lorsque nous la concevons par le repentir de nos fautes, ou par le désir de la perfection, ou par la contemplation de la future béatitude. C'est de cette tristesse que le bienheureux Apôtre dit : «La tristesse qui est selon Dieu, opère un repentir salutaire et durable, au lieu que la tristesse du monde opère la mort.» (II Cor 7,10).
CHAPITRE 11
Comment discerner la tristesse utile et selon Dieu, de la tristesse diabolique et mortelle
La tristesse qui «opère un repentir salutaire et durable», est obéissante, affable, humble, douce, suave et patiente, comme dérivant de l'amour de Dieu. Elle se porte infatigablement à toute douleur corporelle et à la contrition de l'esprit, pour le grand désir qu'elle a de la perfection. Joyeuse en quelque sorte et puisant dans son espoir de progrès une jeune vigueur, elle conserve entier le charme de l'affabilité et de la longanimité, et possède en soi tous les fruits du saint Esprit énumérés par le même Apôtre : «Le fruit de l'Esprit saint, c'est la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bonté, la bénignité, la foi, la mansuétude, la continence.» (Gal 5,22-23).
L'autre, au contraire, est âpre, impatiente, dure, pleine de rancoeur, et de chagrin, et de douloureuse désespérance. A celui qu'elle étreint, elle ôte tout ressort, et le retire de toute activité et douleur salutaires. Car elle est déraisonnable. Et non seulement elle empêche l'efficacité de la prière; mais elle anéantit tous les fruits spirituels que nous avons dits, et dont la première apportait le gracieux présent.
CHAPITRE 12
En dehors de la tristesse salutaire, qui se produit en trois manières, toute tristesse doit être repoussée comme nuisible
C'est pourquoi, en dehors de celle que fait concevoir une salutaire pénitence, le zèle de la perfection ou le désir des biens futurs, nous devons repousser indistinctement toute tristesse, comme étant de ce monde et propre à donner la mort, et la bannir entièrement de notre coeur, aussi bien que l'esprit d'impureté, d'avarice ou de colère.
CHAPITRE 13
Remèdes propres à exterminer la tristesse de notre coeur
Voici d'ailleurs comment nous pourrons éloigner de nous cette passion funeste : en occupant constamment notre âme de la méditation spirituelle, et en la ranimant par les espérances éternelles et la contemplation de la béatitude promise.
Par cette méthode, nous serons à même de triompher de tous les genres de tristesses : de celle qui dérive de la colère, et de celle qui vient d'un profit perdu, d'un dommage subi, ou qui naît d'une injure qu'on nous a faite : de celle qui procède d'une confusion déraisonnable de l'esprit; de celle enfin qui nous inspire un mortel désespoir. Le regard fixé sur les choses de l'éternité, nous serons joyeux toujours, inébranlables jusqu'au bout. Ni le malheur ne nous abattra, ni la prospérité ne nous élèvera, parce que nous les considérons l'un et l'autre comme caducs et bientôt évanouis.