Discours de saint Basile le Grand
adressé aux jeunes gens,
sur l'utilité qu'ils peuvent retirer de la lecture des
livres païens.
I
Mes enfants, plusieurs motifs m'engagent à vous donner des conseils que je
crois très sages, et qui, je m'assure, ne manqueront pas de profiter à ceux qui
les auront accueillis. L'âge où vous me voyez parvenu, l'expérience que j'ai
acquise jusqu'à ce jour dans les nombreuses situations de ma vie, les
vicissitudes mêmes de la fortune que j'ai souvent éprouvées et qui donnent à l'homme
toutes sortes d'enseignements, m'ont assez instruit des choses humaines, pour
montrer à des jeunes gens, qui vont commencer leur carrière, la route la plus
sûre et la moins périlleuse. D'un autre côté, la nature m'attache à vous, et me
donne le premier rang après les auteurs de vos jours, de sorte que je n'ai pas
moins de tendresse pour vous, qu'un père pour ses enfants : et vous, à moins
que je ne me trompe sur les dispositions de vos cœurs, vous ne sentez pas, en
portant vers moi vos regards, l'absence de ceux qui vous ont donné le jour. Si
vous recevez mes avis avec empressement, vous serez au nombre de ceux qu'Hésiode
a placés avec éloge au second rang ; sinon, je n'ai garde de prononcer moi-même
rien de fâcheux, mais que votre mémoire vous rappelle ce passage du poète : «
le premier des hommes est celui qui sait par lui-même prendre le parti le plus
sage ; l'on est estimable encore, de savoir suivre les conseils d'autrui ; mais
ne savoir ni l'un, ni l'autre, c'est n'être bon à rien ».
Ne soyez pas surpris, si, joignant ma propre expérience aux leçons journalières
de vos maîtres, et à celle des grands écrivains de l'antiquité avec qui vous
entretenez, pour ainsi dire, un commerce habituel par la lecture des ouvrages
qu'ils nous ont laissés, je me flatte de pouvoir par moi-même vous donner
quelques instructions plus utiles que les leurs. Or, voici ce que je viens vous
apprendre ; c'est qu'au lieu de vous abandonner sans réserve à ces
auteurs, comme à des pilotes infaillibles, le gouvernail de votre âme, au lieu
de suivre partout aveuglément de pareils guides, il faut, en prenant ce qu'ils
offrent d'utile, savoir aussi ce qu'il importe de négliger. Mais comment
acquérir cette connaissance, comment faire ce discernement ? c'est de quoi je
vais vous instruire, sans plus tarder.
II
Mes enfants, nous ne faisons absolument aucun cas de cette vie terrestre, et
nous ne saurions ni regarder comme un bien, ni appeler de ce nom tout objet
dont l'utilité ne s'étend pas au-delà. Ainsi, ni l'éclat de la naissance, ni la
force, la beauté, la grandeur du corps, ni les hommages des peuples, ni la
royauté même, en un mot, rien de ce qui peut être appelé grand dans le monde, n'est
un bien pour nous, et ne mérite le moindre de nos souhaits : ceux qui possèdent
ces avantages ne nous font point envie ; nous portons plus haut nos espérances,
et dans toutes nos actions nous n'envisageons qu'un but, celui de nous préparer
à une autre vie. Tout ce qui peut servir à cette fin doit être l'objet de notre
amour et de nos plus vives recherches ; mais ce qui ne peut y conduire, il le
faut rejeter comme méprisable.
III
Dire quelle est cette autre vie, quels en seront le séjour et la nature, serait
un discours à la fois trop long pour le sujet qui m'occupe, et trop au-dessus
de votre âge et de vos connaissances. Je ne dirai qu'un mot qui pourra
peut-être vous en donner une idée suffisante. Si l'on pouvait concevoir et
réunir par la pensée toutes les félicités du monde, depuis la création de l'homme,
l'on verrait qu'elles n'égalent pas la moindre portion du bonheur de l'autre
vie ; que l'ensemble des biens d'ici-bas, apprécié à sa juste valeur, est plus
éloigné du moindre des biens de la vie future que les ombres et les songes me
le sont de la réalité : ou plutôt, pour me servir d'un exemple plus approprié
au sujet, autant l'âme est plus précieuse que le corps, autant l'autre vie l'emporte
sur celle de ce monde.
IV
Ce sont les divines Ecritures qui nous conduisent à cette autre vie ; elles
nous en ouvrent la voie par l'enseignement des saints mystères. Tant que l'âge
ne nous permet point d'en pénétrer le sens et la profondeur, arrêtons nos
regards sur des objets qui n'y soient pas tout à fait contraires, et exerçons sur
eux la vue de notre âme, comme sur des ombres et des miroirs. Prenons exemple
de ceux qui veulent se former aux exercices militaires : ils apprennent d'abord
les gestes et les danses, et après avoir acquis de l'adresse à ces divers jeux,
ils vont dans les combats en recueillir le fruit. Persuadons-nous bien que la
plus grande de toutes les luttes nous est proposée ; qu'elle demande toutes
sortes de travaux, de fatigues et d'efforts ; et que, pour s'y préparer, il
faut fréquenter les poètes, les historiens, les orateurs, enfin tous ceux dont
le commerce peut être de quelque utilité pour notre âme.
Comme les teinturiers disposent par des opérations préparatoires l'étoffe
destinée à recevoir la teinture, et la trempent ensuite dans la pourpre ou
quelqu'autre couleur, de même si nous voulons que les traces de la vertu
demeurent ineffaçables dans nos âmes, nous commencerons par nous initier dans
ces connaissances étrangères, avant de nous livrer à l'étude des choses sacrées
et mystérieuses ; et, après nous être, en quelque sorte, exercés à voir le
soleil dans le cristal des eaux, nous fixerons nos regards sur sa lumière toute
pure.
V
S'il est quelque affinité entre la science des livres saints et celle des
auteurs profanes, rien ne saurait être plus essentiel que de les posséder l'une
et l'autre : sinon, ne laissons pas au moins de les rapprocher pour en voir la
différence ; cette comparaison ne sera pas d'un faible secours pour nous
affermir dans la plus salutaire. Mais à quoi les comparer l'une et l'autre pour
en obtenir une image sensible ? Le voici : la vertu propre des arbres est de
porter du fruit mur dans la saison ; mais ils reçoivent une sorte de parure du
feuillage qui s'agite autour de leurs branches. Il en est ainsi de l'âme :
quoique que son fruit essentiel soit la vérité, on ne la dépare point en la
revêtant d'une sagesse étrangère comme d'un feuillage qui recouvre le fruit et
lui donne un aspect plus agréable. L'on dit que Moïse, ce législateur illustre,
si renommé chez tous les peuples par sa sagesse, s'était exercé l'esprit aux
sciences des Egyptiens, avant de se livrer à l'étude des choses éternelles.
Nous voyons, bien des siècles après, le sage Daniel, agir de la même manière :
ce ne fut, dit-on, qu'après avoir approfondi la science des Chaldéens à
Babylone, qu'il se mit à étudier les divines Ecritures.
VI
Il est assez prouvé que ces connaissances païennes ne sont pas sans utilité
pour les âmes. Mais comment faut-il en faire l'étude ? C'est ce que je vais
vous apprendre. Et d'abord, pour commencer par les ouvrages des poètes, comme
ils offrent des récits de toutes espèces, gardez-vous de tout écouter
indistinctement. Lorsqu'ils vous montrent un homme vertueux, soit qu'ils en
racontent les actions ou les discours, il faut l'aimer, le pendre pour modèle
et faire tous vos efforts pour lui ressembler. Offrent-ils l'exemple d'un homme
vicieux : de peur de l'imiter, fuyez, en vous bouchant les oreilles, comme fit
Ulysse, selon les poètes eux-mêmes, pour ne pas entendre le chant des Sirènes.
Car l'habitude d'entendre des paroles contraires à la vertu, conduit à la
pratique du vice. Il faut donc veiller sans relâche à la garde de notre âme, de
peur que, charmés par l'attrait des paroles, nous ne recevions à notre insu
quelque impression vicieuse, et qu'avec le miel nous n'introduisions dans notre
sein des sucs empoisonnés.
Ainsi nous n'approuverons pas les poètes, quand ils mettent dans la bouche de
leurs personnages les injures et les sarcasmes, lorsqu'ils décrivent l'amour ou
l'ivresse, ou qu'ils font consister le bonheur dans une table bien servie et
des chants efféminés. Nous les écouterons bien moins encore discourant sur
leurs Dieux surtout quand ils supposent qu'il en est plusieurs et qu'ils sont
en mésintelligence. Car chez eux le frère attaque son frère, le père ses
enfants, et ceux-ci à leur tour font à leur père une guerre implacable. Pour
les adultères des Dieux, leurs amours, leurs commerces honteux et sans voiles,
surtout ceux de Jupiter qu'ils appellent eux-mêmes le premier et le plus grand de
tous, commerces infâmes et que l'on rougirait d'attribuer même aux animaux,
nous les abandonnerons aux histrions.
VII
J'en puis dire autant des historiens, principalement lorsqu'ils imaginent des
contes pour captiver l'attention de leurs auditeurs. Quant aux orateurs, nous
nous garderons d'imiter leur art de mentir. Car jamais le mensonge ne peut nous
convenir, ni dans les tribunaux, ni dans aucune affaire, nous qui avons choisi
le véritable et droit chemin de la vie, et à qui il est expressément ordonné de
ne jamais plaider. Mais nous recueillerons soigneusement les récits de ces
auteurs, quand nous y verrons l'éloge de la vertu ou la condamnation du vice.
Nous ne jouissons que du parfum des fleurs et de leurs couleurs, tandis que les
abeilles savent encore y trouver le miel : ainsi ceux qui ne se contentent pas
de rechercher ce qu'il y a d'agréable et de séduisant dans les ouvrages des
païens, peuvent même y puiser des trésors pour leur âme.
Vous devez donc imiter exactement les abeilles en étudiant ces auteurs. Elles
ne volent pas indistinctement sur toutes sortes de fleurs, et même elles n'essaient
point d'emporter tout ce qu'elles trouvent sur celles où elles se posent ; il
leur suffit d'y prendre ce qui peut servir à leur ouvrage ; elles négligent le
reste : et nous, à leur exemple, si nous sommes sages, nous puiserons à ces
sources profanes tout ce que nous y verrons conforme à nos principes et à la
vérité, et nous passerons par-dessus le reste. Quand on cueille une fleur sur
un rosier, l'on a soin d'éviter les épines : non moins circonspects en lisant
de tels ouvrages, nous mettrons à profit tout ce qu'ils offrent d'utile, en
nous gardant des passages dangereux. Il faut donc, dès le commencement,
soumettre à un sévère examen toutes nos études, et les faire concourir à la fin
que nous nous proposons, en alignant, dit le proverbe dorien, la pierre au
cordeau.
VIII
Comme la vertu doit nous guider dans le chemin de la vie chrétienne, et que l'on
en trouve souvent l'éloge dans les poètes, dans les historiens, et plus souvent
encore dans les philosophes, c'est aux auteurs de cette nature qu'il faut
principalement s'attacher. Ce n'est pas un médiocre avantage que d'inspirer la
vertu aux jeunes gens et de leur en faire contracter l'habitude. Ils oublient difficilement
ce qu'ils apprennent à cet âge, parce que chaque leçon se grave profondément
dans leurs âmes encore tendres et flexibles. Croirons-nous qu'Hésiode ait eu un
autre dessein que d'exciter la jeunesse à la vertu, quand il a écrit ces
paroles qui sont dans la bouche de tout le monde ? « D'abord, on ne rencontre
que difficultés, embarras, fatigues et sueurs continuelles dans le chemin
escarpé qui mène à la vertu ; il n'est pas donné à tous d'y entrer, tant l'accès
en est rude, ni d'en gagner facilement la hauteur, après s'y être engagé ; mais
une fois que l'on est au sommet, la route est belle et unie, l'on y marche
aisément, sans obstacles, et plus agréablement que dans l'autre route, je veux
dire la route du Vice qui habite près de nous et où nous pouvons arriver en
foule, selon l'expression du même poète ». Hésiode, je pense, n'a eu d'autre
dessein dans cette fiction, que de nous porter à la vertu et de nous exciter à
nous montrer hommes de bien et à ne pas permettre que la vue des fatigues nous
décourage et nous fasse rester loin du but. Si quelqu'autre a fait un pareil
éloge de la vertu, admettons ses récits comme tendant aux fins que nous nous
proposons.
IX
J'ai entendu dire à un homme habile à saisir l'intention des poètes, que toutes
les poésies d'Homère ne sont qu'une louange de la vertu ; que tout ce qui n'y
est pas un pur ornement conduit à cette fin. Il citait principalement l'endroit
où le poète représente le chef des Céphalléniens, nu, échappé du naufrage. D'abord,
sa seule présence inspire le respect à la jeune princesse, loin que sa nudité
la fasse rougir : car sa vertu le décore et lui tient lieu de manteau. Bientôt
après tous les Phéaciens conçoivent de lui une si haute estime, que, laissant
la mollesse où ils croupissaient, ils le prennent pour modèle, et s'empressent
de l'imiter, et qu'aucun d'eux alors n'aurait rien tant souhaité que d'être
Ulysse et même Ulysse échappé du naufrage.
Dans cet épisode, disait l'interprète
de la pensée du poète, Homère semble nous crier : « O hommes, cultivez la vertu
: elle accompagne à la nage ce naufragé ; et lorsqu'il arrive tout nu sur le
rivage, elle le fait paraître plus digne d'envie que les voluptueux Phéaciens
». Telle est en effet la vérité : les autres biens n'appartiennent pas plus à
leurs possesseurs qu'à toute autre personne ; on les voit sans cesse, comme en
un jeu de dés, passer des uns aux autres. La vertu est le seul bien qu'on ne
peut enlever à l'homme ; vivant ou mort, elle l'accompagne. Voilà, je crois, ce
qui a fait dire à Solon en parlant des riches : « Nous ne changerons point la
vertu contre leurs trésors : l'une demeure toujours au même maître ; les
richesses passent de main en main ».
Théognis exprime la même pensée en disant que Dieu (quel que soit l'être qu'il
désigne ainsi) fait pencher la balance des humains tantôt d'un côté, tantôt de
l'autre, et donne aujourd'hui des richesses, demain l'indigence.
X
Le sophiste de l'île de Céos, en traitant de la vertu et du vice, enseigne,
quelque part dans ses écrits, des principes semblables. C'est un des auteurs qu'il
faut lire attentivement ; il n'est point à dédaigner. Voici à peu près son
récit, du moins autant que je me rappelle les pensées ; car pour les paroles,
je n'ai rien retenu, sinon qu'il s'exprime simplement comme nous faisons, et
non en vers. Hercule, encore fort jeune, à peu près à l'âge où vous êtes,
hésitait entre deux routes, dont l'une mène à la vertu par les fatigues, et l'autre
n'offre que des douceurs et conduit au vice. En ce moment se présentèrent deux
femmes ; c'était la Vertu et la Volupté. Avant même qu'elles se missent à
parler, elles manifestaient par leur seul extérieur la différence de leur
caractère. L'une parée et embellie avec un art extrême, offrait aux yeux tous
les dehors de la mollesse ; elle menait avec elle tout l'essaim des plaisirs.
Par cet appareil et des promesses encore plus séduisantes, elle s'efforçait d'attirer
à elle le jeune Hercule. L'autre était maigre et exténuée, avait un regard
sévère, et tenait un langage tout opposé. Au lieu de plaisirs et de douceurs,
elle ne lui annonçait que sueurs continuelles, fatigues et dangers, en tous
lieux, sur terre et sur mer : mais pour récompense elle lui promettait, selon
cet auteur, qu'il deviendrait Dieu ; Hercule enfin s'attacha à elle.
XI
Presque tous les auteurs, qui ont quelque réputation de sagesse, ont, chacun
selon ses moyens, plus ou moins fait l'éloge de la vertu dans leurs ouvrages.
Nous devons les écouter et nous efforcer de montrer dans notre conduite le
fruit de leurs leçons. Car celui qui, non content d'avoir, comme les autres, la
philosophie dans la bouche, s'attache à la pratiquer « est le seul vrai sage,
les autres ne sont que des ombres vaines ». Je vois entre eux et lui le même
rapport qu'entre un dessein représentant un homme d'une beauté parfaite, et le
personnage qui aurait en réalité les traits et la beauté dessinés dans le
tableau. Faire publiquement un pompeux éloge de la vertu, en discourir fort au
long, tandis qu'en secret l'on préfère son plaisir à la tempérance, son intérêt
à la justice, c'est, à mon avis, ressembler à ces acteurs de tragédie, qui
souvent jouent sur la scène des rôles de Rois et de Princes, et qui loin d'être
des princes ou des rois, ne sont peut-être pas même des hommes libres. Eh quoi
! le musicien ne peut souffrir que sa lyre ne soit pas d'accord, le chef d'un
chœur n'est pas satisfait qu'il n'y voie la plus parfaite harmonie ; et chacun
de nous sera en opposition avec lui-même, démentira ses paroles par sa
conduite, dira avec Euripide, ma bouche a fait le serment, mais mon cœur n'a
point juré, recherchera plutôt les apparences de la vertu, que la vertu
elle-même ! Cependant le dernier terme de l'injustice, s'il faut en croire
Platon, est de vouloir paraître juste quand on ne l'est pas.
XII
Ainsi méditons tous les passages qui contiennent des principes de sagesse. D'un
autre côté, comme les belles actions des anciens nous sont conservées ou par
des souvenirs perpétués d'âge en âge, ou par les ouvrages des poètes et des
historiens, ne négligeons pas non plus le profit que nous pouvons en tirer. En
voici quelques exemples : Périclès était un jour en butte aux insultes d'un
homme du peuple, dans la place publique. Il n'y fit pas attention, et toute la
journée se passa d'un côté à accumuler sans mesure des propos injurieux, de l'autre
à les mépriser. Enfin la nuit étant venue, cet homme se décida quoique avec
peine à se retirer, et Périclès l'accompagna avec un flambeau, pour ne pas
perdre une occasion de pratiquer la philosophie.
Un homme en colère contre Euclide de Mégare, le menaçait avec serment de lui
donner la mort. « Et moi, lui dit Euclide, je fais serment de vous adoucir et
de calmer vos ressentiments contre moi ». Qu'il serait utile que de pareils
exemples se présentassent à l'esprit, sitôt que l'on se sent saisir par la
colère ! Car il ne faut pas écouter la tragédie qui dit en propres termes, « la
colère arme mon bras contre mes ennemis ». Nous devons au contraire ne laisser
aucune prise à cette passion : et si la chose est trop difficile, il faut au
moins l'assujettir au frein de la raison, et en arrêter les emportements.
XIII
Revenons aux exemples des actions louables. Un homme, se jetant sur Socrate, se
mit à le frapper violemment au visage. Le philosophe, au lieu de le repousser,
le laissa tranquillement assouvir sa fureur, au point d'avoir le visage tout
enflé et meurtri à force de coups. Quand cet homme fut las de frapper, l'on dit
que Socrate se contenta d'écrire sur son front, comme un sculpteur sur une
statue, Ouvrage d'un tel, et que ce fut là toute sa vengeance. Ces exemples ont
un accord presque parfait avec nos saintes Ecritures, et l'on peut dire qu'il
importe à votre âge de les imiter. Celui de Socrate est conforme à ce précepte
de l'Evangile : « Si l'on vous frappe sur une joue, il faut, loin de vous
venger, présenter l'autre ». Le trait de Périclès et celui d'Euclide se
rapportent, le premier, à ce précepte, « qu'il faut endurer ceux qui nous
persécutent, et supporter avec douceur les accès de leur colère » ; l'autre, à
celui-ci, « qu'il faut souhaiter du bien à nos ennemis, au lieu de les maudire
». Et quiconque sera formé par avance à l'imitation des uns, cessera de trouver
les autres impraticables, et de se défier de ses forces.
Je ne saurai passer sous silence le trait d'Alexandre, qui, ayant en son
pouvoir les filles de Darius que l'on disait parfaitement belles, ne voulut pas
même les voir, jugeant qu'il était honteux, après avoir soumis des hommes, de
se laisser subjuguer par des femmes. Nous trouvons, dans un pareil exemple, la
même instruction que dans ce passage de l'Ecriture « celui qui regarde une
femme avec convoitise, encre qu'il n'ait pas commis de fait l'adultère, ne
laisse pas d'être coupable de péché, pour avoir ouvert son cœur à un désir
criminel ». Quant à l'action de Clinias, l'un des disciples de Pythagore, elle
est trop conforme à nos maximes, pour croire aisément qu'il l'ait faite de
lui-même, et non dans le dessein de nous imiter. Quelle est donc cette action ?
Il lui était permis d'échapper, par un serment, à une amende de trois talents ;
mais quoiqu'il pût faire ce serment sans parjure, il aima mieux payer l'amende.
Il avait, sans doute, eu connaissance du précepte qui nous défend de jurer.
XIV
Mais pour revenir à ce que je disais en commençant cet entretien, il ne faut
pas admettre tout indistinctement, mais tout ce qui est utile. En effet, il est
honteux, tandis que nous rejetons les aliments nuisibles au corps, de ne faire
aucun compte des maximes propres à nourrir l'âme, et d'aller, comme un torrent,
arrachant et entraînant sans distinction tout ce qui s'offre à notre rencontre.
Le pilote, au lieu de se laisser aller au gré des vagues, dirige son vaisseau
vers un port, l'archer tâche de frapper un but, le charpentier et le forgeron
se proposent une fin chacun dans son métier ; est-il raisonnable de le céder en
sagesse à ces artisans, alors surtout qu'il s'agit de voir nos propres intérêts
? Si l'ouvrier vise à une fin dans son travail, il n'est pas que la vie humaine
n'ait aussi un but vers lequel on doit diriger ses actions et ses paroles,
quand on ne veut pas ressembler aux brutes. Autrement nous serons tout à fait
comme des barques, sans lest et abandonnées ; la raison ne tenant point le
gouvernail de notre âme, nous ne ferions dans cette vie qu'errer de tous côtés,
à l'aventure.
XV
Réglons-nous sur les combats du gymnase, et, si l'on veut, sur ceux de musique.
C'est par des exercices qu'on se dispose à ces combats solennels qui doivent
décider de la palme ; et, pour se préparer à la lutte ou au pancrace, on ne va
pas se livrer aux exercices de la lyre ou de la flûte. Loin d'en user ainsi,
Polydamas, avant les jeux olympiques, s'exerçait à arrêter les chars dans leur
course, et par ce moyen augmentait sa vigueur. Milon de Crotone, debout sur un
bouclier frotté d'huile, s'y tenait immobile et ne pouvait par aucun effort en
être détaché, non moins inébranlable qu'uns statue fixée avec le plomb sur son
piédestal. Ainsi tous leurs exercices étaient des préparations au combat, qui
devait décider de la victoire.
Si ces athlètes, quittant la poussière du gymnase, eussent voulu emboucher la
flûte des Phrygiens Marsyas et Olympus, auraient-ils aisément remporté la
victoire et la palme ? auraient-ils seulement pu sauver leur maintien de la
risée du public ? On ne vit pas non plus Timothée abandonner sa lyre pour aller
vivre dans les palestres : il n'eût jamais acquis une telle supériorité sur
tous ses rivaux dans la musique, lui qui devint si habile dans cet art, qu'il
savait, à son gré, remuer violemment les âmes par une harmonie mâle et
impétueuse, et ensuite les calmer et les adoucir par une musique lente et
tranquille. Aussi dit-on que jouant un jour sur le mode Phrygien en présence d'Alexandre,
il le fit lever brusquement de table et courir aux armes, et ensuite le ramena
vers les convives en jouant sur un ton moins véhément. Telle est, dans la
musique et les combats du gymnase, l'efficacité de l'exercice pour conduire au
but que l'on se propose.
XVI
Puisque j'ai fait mention des athlètes et de leurs couronnes, rappelons-nous
toutes les peines qu'ils endurent. Il leur faut d'abord augmenter leur vigueur
par toutes sortes d'exercices, endurcir leur corps aux fatigues du gymnase,
recevoir bien des coups dans les luttes particulières, s'assujettir à un régime
sévère, imposé par le maître de la palestre ; enfin, pour abréger, vivre de la
manière que tout le temps qui précède le combat décisif n'en soit qu'une
préparation : ensuite ils descendent dans l'arène, et là ils redoublent d'efforts,
bravent tous les périls pour conquérir une couronne d'olivier ou d'ache ou de
quelqu'autre vile plante, et pour se faire proclamer vainqueurs par la voix du
héraut. Et nous, à qui sont proposés des prix si magnifiques par leur nombre et
leur grandeur, qu'aucun langage ne saurait l'exprimer, nous pourrons, ensevelis
dans le sommeil et abandonnés à une entière sécurité, les obtenir sans efforts,
sans mouvement !
Certes, rien ne serait préférable à l'oisiveté ; et le plus heureux des hommes
eût été Sardanapale, ou, si l'on veut, ce Margitès, qui ne mania ni la charrue,
ni la bêche, et n'exerça aucune des professions de la vie, comme Homère nous l'apprend,
si toutefois cet ouvrage est d'Homère. N'est-il pas plus vrai de dire avec
Pittacus, qu'il est difficile d'être vertueux ? En effet, une vie passée dans
de continuels travaux ne pourrait qu'à peine nous faire atteindre à ce bonheur
dont j'ai parlé précédemment et que rien n'égale parmi les biens de ce monde.
Nous devons donc abandonner la vie oisive et préférer à un instant de mollesse
l'espérance d'un bonheur éternel, si nous ne voulons pas encourir la honte et
le châtiment, je ne dis pas, parmi les hommes de ce monde (quoique ce fût pour
des gens sensés une peine assez grave), mais dans le séjour de la justice
divine, soit dans les régions souterraines, soit en tout autre lieu de l'univers.
Celui qui manque involontairement à son devoir, obtiendra peut-être de Dieu son
pardon ; mais celui qui, de propos délibéré, embrasse le parti du vice,
trouvera le juge suprême inexorable et ne pourra éviter la rigueur de ses
châtiments.
XVII
Que faire ? direz-vous. Et que devons-nous faire, sinon travailler au salut de
nos âmes, et renoncer à toute autre occupation pour celle-là ? Ne soyons
esclaves de notre corps que pour les besoins indispensables ; travaillons au
bien de notre âme, en la délivrant, par le secours de la philosophie, des liens
du corps et de l'esclavage qui l'assujettit aux mêmes passions ; accoutumons
aussi le corps à résister à ses propres désirs. En satisfaisant les besoins de
la chair, n'en flattons pas la sensualité, à l'exemple de ces gens qui ne
savent que rechercher des maîtres d'hôtel et des cuisiniers, fouiller dans tous
les coins de la terre et des mers pour en rapporter à leur ventre, comme à un
maître impérieux, le tribut exigé : misérables par tant de fatigues
volontaires, non moins tourmentés que les criminels qu'on châtie dans les
enfers, ils passent vraiment leur vie à découper la flamme avec une épée, à
porter de l'eau dans un crible, à remplir un tonneau percé, sans jamais voir la
fin de leurs peines.
Donner la coiffure et aux vêtements plus de soins que le besoin n'en demande, c'est
se fatiguer, dit Diogène, ou vainement ou injustement. Aussi je tiens qu'à
votre âge on doit trouver non moins honteux d'aimer la parure et d'être appelé
un élégant, que de fréquenter les courtisanes ou de chercher à séduire l'épouse
d'autrui. Qu'importe à un homme raisonnable d'être couvert d'un manteau
magnifique ou d'un habillement grossier, pourvu qu'il soit garanti du froid ou
des ardeurs du soleil ? J'en dirai autant de tout le reste : gardons-nous de
passer jamais les bornes du besoin, et de donner plus de soins à la chair que n'en
demandent les intérêts de l'âme. Il n'est pas moins honteux pour un homme,
vraiment digne de ce nom, d'aimer la parure et d'affectionner son corps, que de
s'abandonner lâchement à toute autre passion. Mettre toute son étude à pourvoir
au bien-être du corps, c'est se méconnaître soi-même, c'est ne pas comprendre
cette sage maxime, « que la partie visible n'est pas tout l'homme » : nous
avons besoin d'une sagesse supérieure qui fasse connaître à chacun de nous ce
qu'il est. Mais il est plus impossible à qui n'a pas une âme purifiée d'acquérir
cette connaissance, qu'à un homme attaqué d'ophtalmie, de fixer ses regards sur
le soleil. Or, purifier son âme, pour le dire en peu de mots, et d'une manière
suffisante, c'est mépriser les plaisirs des sens, ne pas repaître ses yeux de
spectacles et de prestiges tels qu'en font voir les baladins, éviter la vue des
objets propres à enflammer les passions, ne pas verser pour ainsi dire, dans
nos âmes, par le canal des oreilles, des airs langoureux et efféminés : car ce
genre de musique fait naître dans les cœurs les vices honteux et infâmes.
XVIII
Embrassons le genre opposé, celui qui s'allie avec la vertu et dont les effets
sont salutaires, celui dont se servait David, cet auteur des cantiques sacrés,
lorsqu'aux sons de sa harpe, disent les livres saints, il délivrait le roi Saül
de sa folie. L'on raconte que Pythagore, ayant rencontré un jour une troupe de
gens en débauche et dans l'ivresse, commanda au joueur de flûte qui menait la
fête, de changer d'harmonie et de jouer sur le mode Dorien, et que cette
musique les ramena si bien à eux-mêmes, que, jetant leurs couronnes, ils s'en
retournèrent tout honteux. Il en est que la flûte fait extravaguer à la façon
des prêtres de Cybèle et des Bacchantes : tant il y a de différence à recevoir
les impressions d'une saine musique ou d'une musique corrompue. Ainsi, vous
devez vous tenir plus en garde contre celle qui domine aujourd'hui que contre
les vices les plus hideux.
Faire exhaler dans l'air toutes sortes de parfums pour flatter l'odorat, se
frotter le corps d'essences, sont des pratiques indignes et que je rougis même
de vous défendre. Que dirai-je pour détourner des plaisirs que l'on prend par
le sens du toucher et du goût, sinon qu'ils réduisent ceux qui s'appliquent à
les rechercher, à vivre comme des brutes, esclaves de leur ventre et des plus
viles passions ? En un mot, si l'on ne veut pas s'enfoncer dans les voluptés
comme dans la fange, ou n'en prendre soin, selon l'expression de Platon, qu'autant
qu'il peut aider à l'étude de la philosophie, paroles conformes à celles de
saint Paul, qui nous recommande de n'avoir aucune attention pour la chair dans
la vue de favoriser les passions.
XIX
Se montrer empressé de contenter la chair, et négliger, comme indigne d'attention,
l'âme qui doit en faire son esclave, qu'est-ce autre chose que ressembler à ces
gens qui recherchent les instruments d'un art sans s'occuper en aucune façon de
l'art lui-même ? Il faut bien plutôt châtier son corps, le dompter comme une
bête féroce, et, armé en quelque sorte des verges de la raison, apaiser les
mouvements tumultueux qu'il existe dans le cœur, loin de lâcher la bride à ses
passions et de permettre que l'âme, réduite au sort d'un écuyer qui ne maîtrise
plus la fougue de ses coursiers indociles, soit emportée au gré de leur
violence. Rappelons-nous les paroles de Pythagore, qui, voyant un de ses
disciples se donner de l'embonpoint par les exercices du gymnase et par la
bonne chère, lui fit ce reproche : « Quand cesseras-tu de te faire à toi-même
une prison de plus en plus rigoureuse ? » Aussi Platon, à ce qu'on raconte,
craignant que son corps n'exerçât une influence pernicieuse sur son âme, s'établit
dans le jardin de l'Académie, lieu le plus malsain de l'Attique, afin d'ôter à
son corps l'excès de santé, comme on retranche d'une vigne le sarment superflu.
Moi-même j'ai entendu dire à des médecins que le trop d'embonpoint est nuisible
à la santé. Puisque les soins outrés que l'on donne au corps sont pernicieux au
corps lui-même et gênent les exercices de l'âme, n'est-ce pas évidemment une
folie de se soumettre à ses volontés, et de s'en rendre esclave ?
XX
Si nous avons une fois pris l'habitude de le mépriser, nous serons loin de
trouver rien d'admirable dans les choses humaines. Que sert la richesse, quand
on n'a que du mépris pour les voluptés ? à moins, peut-être, qu'on ne prenne
quelque plaisir à veiller, comme les dragons de la Fable, à la garde d'un
trésor enfoui. L'homme qui a su affranchir son âme de toute affection pour ces
objets terrestres, se gardera de jamais déshonorer sa conduite et ses discours
par rien de vil et de honteux. Tout ce qui passe le besoin, fût-ce le sable de
Lydie ou celui que les fourmis Indiennes tirent du sein de la terre, sera d'autant
plus méprisable à ses yeux qu'il en sentira moins le besoin. Il mesurera l'usage
des objets terrestres aux nécessités de la nature, et non à ses fantaisies.
Quiconque sort des limites qu'elle a tracées, se jette en quelque sorte par une
côte rapide, où, manquant de point d'appui pour s'arrêter, il ne peut nulle
part résister au mouvement qui l'entraîne. A-t-il entassé trésors sur trésors ;
il en faut le double et plus encore pour assouvir son avidité, selon la pensée
de Solon, qui dit dans ses vers, « On ne voit aucun terme à la cupidité de l'homme
». Ecoutons pareillement les leçons de Théognis sur le même sujet : « Je n'ai,
dit-il, pour les richesses ni passion ni désir ; je ne demande que de vivre
dans la médiocrité, exempt de peines ».
J'admire aussi le mépris de Diogène pour toutes les choses humaines. Il se
disait plus riche que le grand Roi, parce qu'il lui fallait pour vivre moins de
choses qu'à ce prince ; et nous, si nous n'avons autant de trésors que Pythius
de Mysie, si nous ne possédons des arpents de terre sans nombre, et plus de
troupeaux qu'on n'en pourrait compter, nous ne serons point satisfaits ! Cependant
il convient, je crois, de ne pas désirer les biens qui nous manquent : et à l'égard
de ceux que nous avons, il faut être moins flattés de les posséder, que de
savoir en user avec sagesse. Socrate pensait bien, lorsqu'il dit à ce riche qui
se vantait fastueusement de sa fortune : « Je ne saurais vous admirer avant d'avoir
la preuve que vous savez faire usage de vos richesses ». Si Phidias et
Polyclète se fussent montrés fiers de l'or et de l'ivoire qu'ils employèrent, l'un
à la statue de Jupiter pour les Eléens, l'autre à celle de Junon pour la ville
d'Argos, on eût ri de voir ces statuaires s'enorgueillir d'un bien étranger, au
mépris de leur art, dont le travail donnait à l'or même plus de charme et plus
de valeur ; et nous, en nous persuadant que la vertu de l'homme toute seule ne
suffit pas pour l'ornement de la vie, croirons-nous être plus sages et mériter
moins le blâme ?
XXI
Eh bien ! nous foulerons aux pieds les richesses, nous mépriserons les plaisirs
des sens ; mais nous aurons à cœur la flatterie et l'adulation, nous imiterons
la souplesse et la dissimulation du renard d'Archiloque ! Non, il n'est rien
que le sage doive plus éviter que de suivre l'opinion de consulter les
jugements d la multitude. Il doit se conduire tellement par les conseils de la
saine raison, qu'en aucune circonstance, dût-il se mettre en opposition avec
tous les hommes, compromettre sa réputation, essuyer tous les dangers pour la
vertu, il ne consente jamais à s'écarter en rien de ses sages résolutions. Que
dire des gens qui n'agissent pas ainsi ? en quoi diffèrent-ils du sophiste
Egyptien, qui devenait, à son gré, eau, feu, plante, animal, et tout ce qu'il
voulait ? Maintenant ils font l'éloge de la vertu en présence de ceux qui l'aiment,
tout à l'heure ils tiendront un langage contraire quand ils verront l'injustice
préférée ; tel est le caractère des flatteurs ; et comme l'on dit que le polype
revêt la couleur de la terre où il se pose, ils quittent leurs propres
sentiments pour prendre ceux des personnes qu'ils approchent.
XXII
Nous trouverons à cet égard, dans les saintes Ecritures, des instructions plus
parfaites. Néanmoins, en attendant il est à propos de nous faire comme un
esquisse de la vertu avec des traits rassemblés de peintures étrangères. Car l'homme,
qui recueille soigneusement ce que chaque chose offre d'utile, ressemble en
quelque sorte à ces grands fleuves qui reçoivent de toutes parts de nombreux
accroissements. Il faut croire que cette sage maxime d'Hésiode, Joindre peu
avec peu, n'est pas plus applicable à l'augmentation de la fortune, qu'à l'acquisition
d'une science quelconque. Le fils de Bias, partant pour l'Egypte, demandait à
son père ce qu'il fallait faire pour lui être surtout agréable, « Il faut, dit
Bias, faire des provisions pour la vieillesse ». C'était la vertu qu'il
désignait ainsi ; mais il lui assignait des limites bien étroites en
restreignant ses avantages à la durée de cette vie mortelle. Pour moi, quand on
compterait les années de Tithon, d'Arganthonius, et de celui de nos patriarches
qui vécut le plus longtemps, je veux dire, de Mathusalem dont la vie, dit l'Ecriture,
embrassa près de dix siècles ; quand on envisagerait tout l'espace écoulé
depuis la création du monde, je ne pourrais m'empêcher de rire de ces idées,
comme d'une imagination d'enfant, en portant mes regards sur cette longue et
perpétuelle série de siècles, à laquelle il est aussi impossible de concevoir
un terme, que de supposer une fin à l'âme qui est immortelle. Telle est la
durée pour laquelle je vous engage à faire toutes les provisions qui pourront
vous être de quelque utilité, sans redouter aucune fatigue, ou, comme dit le
proverbe, sans craindre de remuer toute pierre. Ne nous laissons point rebuter
par la vue des difficultés et des peines : mais plutôt, nous rappelant les
paroles du philosophe qui nous conseille à tous d'embrasser le meilleur genre
de vie et d'espérer que l'habitude lui donnera des charmes, livrons-nous avec
ardeur à l'étude de la sagesse. Il est honteux de négliger le temps présent
dont nous sommes les maîtres, pour le redemander un jour, quand il ne sera plus
et qu'il ne nous restera que des regrets impuissants.
XXIII
Je viens de vous donner une partie des conseils que je crois les plus utiles :
je vous offrirai les autres à mesure que le moment s'en présentera. Quant à
vous, de trois espèces de malades qu'on voit parmi les hommes, gardez-vous de
ressembler à ceux qu'on ne peut guérir et de vous comporter, dans les maladies
de l'âme, comme certaines gens attaqués d'un mal corporel. Les personnes légèrement
indisposées vont trouver le médecin ; celles qu'une maladie grave retient chez
elles, le font appeler ; mais il en est qu'une bile noire jette dans une folie
si entière et si incurable qu'elles ne veulent pas même le recevoir. Ce serait
leur ressembler que de rejeter de sages conseils ; évitez un pareil malheur.