HOMÉLIE PRONONCÉE DANS UN TEMPS DE FAMINE ET DE SÉCHERESSE

S O M M A I R E

Après avoir rapporté des paroles du prophète Amos et excité ses auditeurs à l'écouter avec attention, saint Basile fait une peinture frappante de l'état déplorable où la sécheresse avait réduit les campagnes. Il attribue cette calamité à leurs péchés, et surtout à la dureté envers les pauvres. Il se plaint de leur indifférence dans les prières adressées à Dieu pour le fléchir; il oppose à cette indifférence l'ardeur et l'empressement des Ninivites à apaiser le courroux céleste. Il s'élève avec force contre les avares usuriers, et leur demande à quoi servira leur or, si la terre ne produit pas de fruits pour leur subsistance. On ne doit pas murmurer contre Dieu parce qu'il châtie, on ne doit pas croire qu'il ait cessé d'être bon. Il a prouvé sa bonté pour les hommes par trop d'effets pour qu'on en puisse douter. Il faut profiter des châtiments au lieu de se révolter contre la main qui châtie. Les circonstances malheureuses où l'on se trouve doivent être regardées comme un temps favorable où l'on peut exercer la miséricorde et nourrir l'indigent qui manque de pain. Ici l'orateur fait un tableau affreux de la faim; il invite ceux qui l'écoutent à exercer la charrie, par des exemples pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament : il les exhorte à avoir soin de leur âme, par la vue des récompenses et des peines éternelles.

 

 

Le lion rugira, qui est-ce qui ne sera point saisi de crainte ? le Seigneur Dieu a parlé, qui est-ce qui ne prophétisera point (Amos 3,8) ? Le prophète Amos nous fournira le commencement de ce discours. Nous prendrons pour nous diriger dans ce que nous avons à vous dire, cet homme inspiré, qui a remédié aux mêmes maux que ceux que nous éprouvons : il nous servira de guide pour vous exposer nos sentiments et vous donner nos avis. Ce prophète s'apercevant que de tout temps les Juifs n'étaient que trop accoutumés à s'éloigner de la piété de leurs pères, à fouler aux pieds les lois divines, et à se porter au culte des idoles, se mit à prêcher la pénitence, exhorta les prévaricateurs à se convertir, et les effraya par la rigueur des punitions dont ils étaient menacés. Plût à Dieu que j'eusse une partie du zèle dont l’histoire sainte nous représente ce saint homme animé ! mais à Dieu ne plaise que nos péchés aient des suites aussi funestes qu'eurent alors les péchés des Juifs ! Ce peuple, comme un cheval fougueux et indompté, qui mord son frein, négligea les avis sages qu'on lui donnait; et s'écartant du droit chemin, refusant d’écouter son conducteur, il courut au hasard et sans règle jusqu'à ce que, tombé dans les abîmes et dans les précipices, il essuya une destruction totale, juste châtiment de ses crimes. Puissiez-vous éviter de pareils malheurs, vous, mes chers enfants, que j'ai engendrés par l'Evangile, que j'ai comme enveloppés de langes par la bénédiction de mes mains ! Ecoutez-moi attentivement, avec un esprit docile et, un désir sincère de profiter de mes paroles : recevez mes avis comme une cire molle reçoit l’empreinte du cachet, afin que votre ardeur me fasse recueillir le fruit agréable de mes travaux, et que vous aussi, vous voyant affranchis des maux qui vous pressent, vous ayez à vous louer de votre docilité.

Quel est donc le sujet que je me propose de traiter dans ce discours, sur lequel je vous tiens en suspens, vous faisant attendre, et ne vous déclarant pas aussitôt l'objet dont je veux vous entretenir ? Maintenant, mes frères, le ciel est sans eaux et sans nuages, il est pur et serein; mais cette pureté même et cette sérénité nous attristent, quoique nous les ayons si ardemment désirées, lorsque les nuées qui enveloppaient le firmament, obscurcissaient l'air et nous dérobaient les rayons du soleil : la terre est horrible et affreuse de sécheresse, sans fruits et sans moissons; fendue et entrecoupée, elle reçoit jusque dans ses entrailles les rayons ardents qui la brûlent. Les fontaines les plus vives et les plus abondantes sont taries; les plus grands fictives sont épuisés; les petits enfants passent les rivières à pied sec; les femmes les traversent avec leurs fardeaux; la plupart de nous manquent de boissons et des choses les plus nécessaires à la vie. De nouveaux Israélites désirent un nouveau Moïse et une baguette féconde en prodiges : ils voudraient que les rochers frappés de nouveau apaisassent la soif d'un peuple altéré, et que des nues merveilleuses se distillant en manne, envoyassent encore aux mortels une nourriture extraordinaire. Nous avons lieu de craindre que nos malheurs et la famine que nous souffrons ne servent d'exemple à la postérité. J'ai considéré nos campagnes, et j’ai poussé des gémissements; j'ai versé des torrents de larmes, en voyant leur stérilité, en voyant que le ciel continue à nous refuser de la pluie. Les graines se dessèchent avant de sortir de terre, et restent telles quelles ont été couvertes par la charrue; ou si, perçant la superficie, elles fleurissent un moment, brûlées par le soleil, elles ne tardent pas à se dessécher d’une manière pitoyable. Nous pouvons donc nous écrier aujourd’hui, en renversant les paroles de l’Evangile : il y a beaucoup d'ouvriers et point de moisson (Luc 10,2). Les laboureurs assis dans les campagnes, les mains croisées sur leurs genoux pour exprimer leur affliction, déplorent l’inutilité de leurs travaux et de leurs peines; ils regardent en gémissant leurs petits enfants; ils fixent en pleurant leurs épouses; ils touchent les tiges des blés sèches et brûlées, et se lamentent comme des pères qui auraient perdu leurs fils dans la première jeunesse. Le prophète dont nous venons de parler au commencement de ce discours, peut nous adresser à nous-mêmes ces paroles : J'empêcherai que la pluie ne se répande sur vous trois mois avant la vendange; je ferai pleuvoir sur une ville, et empêcherai qu'il ne pleuve sur une autre : une partie sera inondée; l'autre partie sur laquelle je ne ferai point pleuvoir sera desséchée. Deux ou trois villes s'assembleront pour chercher de l'eau, et elles n'en trouveront point, parce que vous ne vous êtes pas convertis à moi, dit le Seigneur (Amos 4,7). Apprenons de ces paroles que Dieu nous envoie ces plaies, parce que nous nous éloignons de lui, et que nous négligeons de le servir. Il ne cherche pas à nous détruire; il ne songe qu'à nous corriger. Il nous traite comme un père raisonnable traite ses enfants qui manquent à leur devoir. La colère de ce père et ses rigueurs n’ont point pour but de faire du mal à ceux qu'il chérit, malgré leurs buttes, mais de les ramener de leurs égarements et de les rappeler à une meilleure conduite. Ce sont nos crimes multipliés qui ont changé la nature des saisons et qui ont altéré leur utile température. L'hiver n'a pas été, selon sa coutume, sec à la fois et humide; mais enchaînant toutes les eaux par la glace, il a tout desséché, et s'est écoulé tout entier sans neiges et sans pluies.

Le printemps ne nous a montré que la moitié de la température qui lui est propre, de la chaleur sans humidité. Le chaud et le froid ont passé les bornes que la nature semblait leur avoir prescrites, et conspirant pour notre perte, ils nous ravissent les aliments qui soutiennent notre vie.

Quelle est la cause de ce désordre et de cette triste confusion ? pourquoi les saisons ont-elles changé à notre préjudice ? Examinons les choses en hommes sensés et raisonnables. Est-ce qu'il n'y a point d'être pour régler cet univers ? est-ce que l'Administrateur suprême ne sait plus comment il faut nous gouverner ? a-t-il perdu une partie de sa force et de sa puissance ? ou, s'il a toujours le même pouvoir, est-il devenu dur et sévère à l'excès ? son amour tendre et ses soins attentifs pour le genre humain se sont-ils changés en haine pour les hommes ? Nulle personne sage ne pourrait parler de la sorte : mais voici la véritable raison pour laquelle Dieu change de conduite à notre égard. Nous sommes comblés de ses biens; et nous n'en faisons point part aux autres. Nous louons la bienfaisance; et nous ne soulageons point l'indigent. Nous avons été mis en liberté quoique nous fussions esclaves; et nous n’avons nulle pitié des compagnons de notre servitude. On nous fournit une nourriture abondante; et nous laissons périr le pauvre de faim. Dieu est prodigue en notre faveur, ses trésors coulent sur nous sans cesse : et nous nous conduisons envers les misérables avec une économie sordide. Nos troupeaux sont féconds; et quelle foule de malheureux restent nus ! Nos magasins regorgent, trop étroits pour contenir toutes nos provisions; et nous ne sommes pas touchés du sort de celui qui est dans la détresse. C'est pour cela que le souverain Juge nous menace.

Dieu ne nous ouvre plus sa main, parce que nous fermons les nôtres dans les besoins de nos frères. Nos champs sont desséchés, parce que notre charité est refroidie. Les prières que nous adressons à Dieu sont inutiles; nos cris s’évanouissent et se perdent dans l'air, parce que sans doute nous ne daignons pas même écouter le pauvre. D'ailleurs, comment prions-nous ? Les hommes, si l'on en excepte quelques-uns, passent tout leur temps livrés au négoce; les femmes secondent leurs époux, et ne sont occupées qu'à amasser de l'argent. Je me trouve presque seul à l'exercice de la prière; le peu de fidèles qui m'y accompagnent donnent toutes les marques extérieures d’ennui; ils attendent avec impatience le dernier verset des psaumes, et sortent de l'église avec la même joie que s'ils sortaient d'une prison. Peu touchées de la calamité publique; nos jaunes étudiants laissent leurs livres et leurs écoles pour venir chanter avec nous : ils se réjouissent de ce qui cause notre tristesse; c'est pour eux un temps de fête, parce qu’ils se voient délivrés d'un maître incommode et d'études ennuyeuses. Une multitude d'hommes faits, un peuple de coupables courent par la ville, sans inquiétude et avec une sorte de satisfaction; eux dont les péchés sont la cause des maux qui nous accablent, eux dont les désordres et les vices ont attiré le fléau qui nous désole. Des enfants innocents et qui n'ont point encore l'usage de la raison, viennent en foule dans ce temple; mais, outre que ce ne sont pas eux qui ont causé nos malheurs, ils ne sont pas encore en état de prier le Dieu qui nous châtie. O vous qui êtes chargé de crimes, venez à l'église, prosternez-vous, pleurez, gémissez, laissez les enfants faire ce qui convient à leur âge. Pourquoi vous cacher, puisque vous êtes le criminel ? pourquoi présenter celui qui n'est pas coupable ? croyez-vous tromper notre juge en mettant à votre place une personne supposée : Il est bon que les enfants viennent au temple, mais avec vous et non pas seuls.

Voyez les Ninivites : ils voulaient apaiser Dieu par la repentir; ils pleuraient les péchés contre lesquels Jonas, au sortir du sein de la baleine s'était élevé avec force; ils ne se contentèrent pas d'obliger leurs enfants à faire pénitence, tandis qu'ils vivaient dans les délices et dans les festins : mais après avoir commencé eux-mêmes par s’imposer le jeûne le plus austère et l'abstinence la plus rigoureuse, ils contraignirent leurs enfants, comme par surcroît, à pleurer aussi, afin que la tristesse de la pénitence s'étendit sur tous les âges depuis le plus tendre, et que tout le monde sans distinction y participât, les uns de bonne volonté, les autres par contrainte. Lorsque le Seigneur vit les Ninivites humiliés s'infliger à eux-mêmes les peines les plus sévères, touché de compassion, il révoqua la sentence prononcée contre eux, et fit succéder la joie à une tristesse si raisonnable. O pénitence bien réfléchie, ô affliction sage et prudente ! ils firent partager leur jeûne aux animaux eux-mêmes, et trouvèrent un moyen pour les obliger de crier comme eux au Seigneur. Le veau fut séparé de la génisse, l'agneau fut éloigné de la brebis qui l'allaitait. Les mères et les enfants, renfermés dans des étables particulières, se répondaient, les uns aux autres par des voix lamentables. Les petits altérés redemandaient en criant les sources de lait ou ils puisaient leur nourriture. Pénétrées d'une affection naturelle, les mères appelaient par des cris pitoyables leur tendre progéniture. Parmi les hommes pareillement, les enfants à la mamelle étaient arrachés des bras de celles qui leur avaient donné le jour. Pressés par la faim et par la soif, ils se tourmentaient et criaient jusqu'à perdre haleine. Les mères sentaient leurs entrailles déchirées par de vives douleurs. Voilà pourquoi la divine Ecriture a consigné dans ses livres la pénitence des Ninivites pour servir d'exemple à toute la terre. Les vieillards se lamentaient et arrachaient leurs cheveux blancs; les jeunes gens versaient des larmes amères; les pauvres gémissaient; les riches, oubliant leurs délices, se livraient à une affliction méritoire : le prince lui-même changea en une humiliation utile toute sa pompe et toute sa magnificence; il déposa la couronne et se couvrit la tête de cendre; il quitta la pourpre et se revêtit d'un sac; il descendit du trône et se coucha par terre dans un extérieur misérable; il renonça aux délices, compagnes ordinaires de la royauté, et gémit avec le peuple, comme un homme du commun, parce que le Seigneur de tous les hommes était irrité.

Voilà comme se conduisit un peuple sensé; voilà comme des pécheurs firent pénitence. Pour nous, nous sommes aussi faciles et aussi ardents à commettre le péché, que lâches et négligents à en faire pénitence. Qui de nous en priant verse des larmes, afin d'obtenir une pluie salutaire ? qui est-ce qui, pour effacer ses péchés, arrose son lit de ses pleurs, à l'exemple der bienheureux David (Ps 6,7) ? Qui est-ce qui lave les pieds des étrangers et essuie la poussière qu'ils ont amassée dans le voyage, afin d’apaiser à propos un Dieu qui nous châtie par une sécheresse désolante ? qui est-ce qui nourrit le pauvre orphelin, afin que Dieu nourrisse le blé altéré et desséché par l’intempérie de l'air ? qui est-ce qui secourt les veuves dans leur détresse, afin de recevoir du ciel les aliments dont il a besoin ? Déchirez toute obligation injuste, afin d'effacer par-là vos fléchés. Détruisez ces contrats qui enfantent de funestes usures, afin que la terre produise ses fruits accoutumés. C'est parce que l'or et l'airain, stériles par leur nature, deviennent féconds entre vos mains, que la terre, naturellement féconde, est condamnée à la stérilité pour punir ses coupables habitants. Que ces hommes qui honorent la cupidité et l'avarice, qui grossissent sans fin leurs richesses, nous montrent le pouvoir et l'utilité de leurs trésors, si le Seigneur irrité prolonge plus longtemps le fléau dont il nous châtie. Non, ils ne tarderont pas à devenir plus pâles que cet or qu'ils accumulent, s'ils viennent à manquer de ce pain qu'ils méprisent aujourd'hui, parce qu'ils l'ont en abondance. Qu'il n'y ait plus de blés dans les magasins, qu'il n'y ait plus personne pour en vendre, à quoi vous servira, dites-moi, d'avoir vos bourses pleines ? ne serez-vous pas enterré avec cet or qui n'est proprement que de la terre une boue inutile ne reposera-t-elle pas auprès de votre corps qui n'est que de la boue ? Vous avez tout d’ailleurs, et la seule chose nécessaire vous manque, la faculté de vous nourrir vous-même. Avec toutes vos richesses formez une seule nuée, faites descendre quelques gouttes de pluie, obligez la terre à vous donner ses productions, étalez votre faste insolent pour faire cesser la calamité publique. Peut-être implorerez-vous quelque homme de bien, afin que par ses prières il arpète le cours de nos malheurs; un homme qui, comme le prophète Elie (3 Rois 18), soit pauvre, rendu pâle par la faim, sans maison, sans lit, sans chaussure, sans ressource, vêtu d'un seul habit et d'un seul manteau, n'ayant pour compagnon et pour associé que la prière et le jeûne. Si en priant un tel homme vous eu obtenez quelques secours, ne dédaignerez-vous pas ces possessions, sources d'inquiétudes ? ne mépriserez-vous pas l’or ne jetterez-vous pas comme un vil fumier cet argent que vous regardiez comme le plus puissant mobile, comme le meilleur ami, et que vous reconnaîtrez être d'un bien faible secours dans de tels besoins. C'est à cause de vous que Dieu nous envoie une calamité funeste; c'est parce qu'étant riche vous ne donnez rien aux pauvres; c'est parce que vous négligez de nourrir ceux qui ont faim, de consoler ceux qui sont affligés; c'est parce que vous n'avez nulle compassion du malheureux prosterné à vos genoux. Les crimes de quelques particuliers entraînent souvent les maux de tout un peuple qui expie la faute d'un seul homme. Toute une armée fut punie pour le sacrifice d'Achan (Jos 17). Zambri se prostitue à une Madianite, et tout Israël en porte la peine (Nomb 25).

Ainsi tous examinons nos consciences en particulier et en public. que la sécheresse soit pour chacun de nous un maître qui l'avertisse de ses fautes. Prononçons cette parole pleine de sens du bienheureux Job: c'est la maux du Seigneur qui ma frappé (Job 19,21) Croyons avant tout que nos péchés sont la cause de la calamité présente. On peut ajouter encore que de pareilles afflictions sont quelquefois envoyées aux hommes pour les éprouver, soit qu'ils soient pauvres, soit qu'ils soient riches, afin que la patience les fasse connaître parfaitement tels qu'ils sont. C'est surtout dans la conjoncture présente que l'on voit si les uns sont charitables et amis de leurs frères, si les autres sont disposés à remercier Dieu loin du s'en plaindre, s'ils ne changent pas de sentiments dans les diverses révolutions de la vie. J'en ai connu plusieurs qui, lorsqu'ils étaient dans l'abondance, et qu'ils avaient, comme on dit, tout à souhait, rendaient grâces à un Dieu. bienfaiteur, et lui témoignaient une reconnaissance, sinon parfaite, du moins louable: mais si les choses venaient à changer de face, s'ils perdaient leurs richesses, leur santé, leur réputation; s'ils devenaient pauvres, malades et décriés, ils se plaignaient de Dieu, éclataient contre lui en murmures, dédaignaient de le prier, le regardaient comme un débiteur qui différait de s'acquitter entiers eux, et non comme un maître qui leur faisait sentir son courroux. Mais bannissez de votre esprit des pensées si injustes; et lorsque vous voyez Dieu nous refuser ses bienfaits ordinaires, dites en vous-mêmes : Dieu manque-t-il donc de puissance pour nous fournir notre nourriture? et comment en manquerait-il, lui qui est le maître du ciel, de la terre, et de toutes les beautés qu'ils renferment; lui dont la sagesse gouverne l'univers, règle les saisons, les fait succéder les unes aux autres avec une harmonie admirable, afin que leur diversité nous serve dans nos différents besoins, afin que le chaud et le froid, le sec et l'humide se remplacent mutuellement, et soient répandus dans l'année avec un heureux mélange ? C'est donc une chose certaine et reconnue, que Dieu ne manque point de pouvoir. Manquerait-il de bonté? on ne peut pas non plus le dire. Car s’il n'était pas un être bon, quelle force aurait pu le contraindre dans l'origine à créer l'homme ? qui est-ce qui aurait pu l’obliger malgré lui à prendre de la terre, pour faire avec du limon un si bel ouvrage ? qui est-ce qui l'a amené par nécessité à former l'homme à sa ressemblance, à lui donner la raison, et par-là à le rendre capable de s'instruire dans les arts, et de raisonner soir les matières les plus sublimes auxquelles ses sens ne peuvent atteindre? Ces réflexions doivent vous convaincre que la bonté est naturelle à Dieu, et: qu'elle se fait sentir même dans ce temps de calamité. Et pourquoi, je vous le demande, la sécheresse actuelle n'est-elle pas un embrasement général ? pourquoi le soleil, s'écartant un peu de sa route ordinaire, ne s'approche-t-il pas des corps terrestres, et ne brûle-t-il pas en un moment tout ce que nous voyons ? ou pourquoi ne tombe-t-il pas du ciel une pluie de feu comme il en tombait jadis pour punir des mortels coupables. Rentrez donc en vous-mêmes, ô hommes, et faites de sages réflexions. N'imitez pas ces enfants sans raison, qui, lorsqu'ils sont châtiés par leurs maîtres, s'en prennent dans le dépit à leurs livres; qui arrachent l'habit de leur père, parce que, pour leur bien il défend de leur donner à manger; qui déchirent avec leurs ongles le visage de leur mère. La tempête fait connaître le pilote, la lice l'athlète, le combat le capitaine, la calamité l'homme magnanime; les malheurs sont l'épreuve du chrétien. Lame est éprouvée par l'adversité, comme l'or par le feu. Vous êtes pauvre! ne vous laissez pas abattre. L'excès de la tristesse jette dans le péché, parce que l’âme noyée d'ennuis tombe aisément dans le désespoir, et que le désespoir porte à l'ingratitude. Ayez une ferme espérance dans la bonté de Dieu. Il regarde votre détresse: il tient dans ses mains votre nourriture, et il ne diffère à vous la donner que pour éprouver votre constance, que pour voir si vous ressemblez à ces ingrats parasites, qui, lorsqu'ils sont assis à la table d'un riche, le louent, le flattent, l'admirent; et qui, aussitôt qu'ils en sont exclus, déchirent par de sanglantes médisances celui que les délices de ses repas leur faisaient honorer peu auparavant à l'égal d'un dieu.

Parcourez l'Ancien et le Nouveau Testament: vous y verrez des marques de cette divine providence qui a nourri ses serviteurs par des voies extraordinaires. Le prophète Elie s'était retiré au Carmel, montagne élevée et déserte, n'ayant pour toute possession que sa grande âme, pour toute nourriture que l'espérance en Dieu. Cependant il ne périt pas de faim: les plus rapaces et les plus .aides des oiseaux étaient chargés de le nourrir (3 Rois 17). Ils devinrent les ministres et les officiers de l'homme juste; et tout portés qu'ils sont à enlever les vivres d'autrui, ils lurent, par l'ordre de Dieu, les gardiens fidèles de la subsistance du prophète. Nous savons par les Livres saints que des corbeaux lui apportaient à manger. La fosse de Babylone (Dan 14) renfermai un jeune Israélite, prisonnier par le malheur des circonstances, mais libre par la grandeur de ses sentiments. Qu'arriva-t-il ? les lions s'abstinrent de le dévorer, malgré leur férocité naturelle; Abacuc, chargé de le nourrir, fut porté dans les airs par un ange avec des vivres; et pour que le juste ne mourût pas de faim, le prophète fit en un moment le trajet de Judée à Babylone. Et le peuple que Moise conduisait dans le désert, comment vécut-il durant l'espace de quarante ans ? Il n'y avait là ni laboureur jetant la semence, ni boeuf traînant la charrue, ni grange, m pressoir, ni cellier, ni grenier. Les Israélites, sans labourer ni semer, trouvaient leur nourriture : un rocher leur fournissait une eau qu'il ne contenait pas auparavant, mais qu'il faisait jaillir pour leurs besoins.

Je n'entre pas dans le détail des prodiges qu'a opérés un Dieu attentif, ou plutôt un père tendre, pour témoigner l'amour qu'il porte aux hommes; mais je vous exhorte à supporter patiemment la calamité présente. Imitez le courage de Job, ne vous laissez pas abattre par la tempête; ne perdez rien des vertus que vous portez avec vous; conservez, comme le plus précieux des trésors, cette disposition de l’âme qui nous fait rendre grâces à Dieu, laquelle vous vaudra plus que toutes les délices. Souvenez-vous de cette parole de l'apôtre: Rendez grâces à Dieu en toute chose (Thess 5,18). Vous êtes pauvre ! un autre est plus pauvre que vous. Vous avez du pain pour dix jours, il n'en a que pour un jour. Faites part libéralement de votre superflu à celui qui ira rien. Ne sacrifiez pas le salut de tons à votre intérêt personnel. Toute votre subsistance se réduit-elle à un pain si un pauvre se présente à votre porte, tirez de votre garde-manger ce pain unique, et levant les mains au ciel, adressez à Dieu ce discours aussi touchant que raisonnable : Je n'ai que ce pain que vous voyez, Seigneur, le péril est évident; mais je sacrifie tout à votre précepte, et je donne du peu que j'ai à mon frère qui a faim : assistez vous-même votre serviteur qui est en péril. Je connais votre bonté, je me repose sur votre puissance, vous n'avez pas coutume de différer vos grâces; vous répandez vos dons lorsqu'il vous plaît. Si vous parlez et agissez de la sorte, le pain que vous donnerez dans votre détresse produira des fruits multipliés; il sera le germe d'une moisson abondante, le gage de votre nourriture, le garant de la miséricorde divine. Rappelez-vous à propos l'histoire de la veuve de Sidonie, et répétez les paroles qu'elle prononçait dans une circonstance semblable : Vive le Seigneur Dieu ! je n’ai que ce pain dans ma maison, pour me nourrir moi,et mon fils (3 Rois 17,12). Si vous donnez de votre indigence, vous aurez, comme elle, un vase d'huile qui nec diminuera jamais, et une mesure de froment qui. ne s'épuisera pas. La libéralité de Dieu sur ses serviteurs fidèles rend le double de ce qu'elle reçoit; elle ressemble aux eaux vives, dans lesquelles ou puise toujours sans que jamais elles, s'épuisent. Vous qui êtes pauvre, prêtez à un Dieu riche. Confiez-vous à celui qui reçoit pour lui-même ce que vous donnerez aux malheureux, et qui se charge d'acquitter sa dette. C'est une excellente caution que cet être dont les trésors s'étendent sur la terre et sur la mer. Quand vous lui demanderiez votre dette dans le cours d'one. navigation, il vous satisferait avec usure au milieu des ondes; car il s'acquitte libéralement de ce qu'il doit.

Quoi de plus triste que la faim! c'est la plus horrible de toutes les misères humaines; c'est la plus affreuse de toutes les maladies; c'est la plus cruelle de toutes les morts. Le tranchant de l'épée en un instant met fin à nos jours; la violence du feu nous arrache promptement la vie; les dents des bêtes féroces déchirent nos principaux membres et ne nous font pas languir longtemps: la faim est un long martyre, une douleur prolongée, une maladie sourde et interne, une mort toujours présente et qui tarde toujours à frapper le dernier coup, Elle épuise l'humeur radicale, éteint la chaleur naturelle, consume tout l'embonpoint, mine peu à peu les forces. La chair flétrie s'attache aux os; le teint perd sa fleur; le rouge disparaît avec le sang qui diminue; le blanc s’évanouit par la maigreur qui noircit la peau; le corps livide offre un triste mélange de noirceur et de pâleur. Les genoux tremblants ne se remuent qu'avec peine; la voix devient faible et grêle; les yeux creusés et enfoncés dans leur orbite, ressemblent à la noix desséchée dans son écorce; le ventre vide, rétréci, défiguré, entièrement abattu et retiré par le desséchement des entrailles, n'est plus attaché l'épine du dos. Celui qui rencontre un homme dans un état si pitoyable, et qui passe sans être touché, de duel excès de cruauté ne sera-t-il, pas capable ? ne doit-il pas être compté parmi les bêtes farouches, regardé comme un scélérat et un assassin? oui, celui qui ne remédie pas, quand il le peut, à un mal aussi funeste, et qui diffère par avarice, pourvoit être condamné comme homicide. La faim en a réduit plusieurs à manger les corps de leurs concitoyens. On a vu une mère dévorer son propre enfant, et faire rentrer dans ses entrailles, celui qui était sorti de ses entrailles. L'histoire des Juifs, composée par Josèphe (1), écrivain fort exact, nous offre cette aventure tragique, qui eut lieu lorsque les plus grands maux vinrent fondre sur les habitants de Jérusalem, pour les punir de leur attentat contre le Seigneur Jésus. Vous voyez que le Fils de Dieu lui-même, souvent moins sensible aux autres misères humaines, est vivement touché du sort de ceux qui ont faim. J’ai compassion, dit-il, de ce peuple (Mt 13,32). Aussi, dans le jugement dernier, lorsque le Seigneur appelle les justes, celui qui donne aux pauvres obtient le premier rang; celui qui les nourrit est le premier récompensé; celui qui donne du pain est appelé avant tous; l'homme bienfaisant et libéral est envoyé à la vie éternelle avant les autres justes l’avare au contraire, qui ne donne rien, est livré avant tous aux flammes éternelles ( Mt 25,34 et 41).

Voici le temps de pratiquer le premier de tous les préceptes; prenez bien garde de laisser échapper l'occasion de vous enrichir par un trafic utile. Le temps coule sans attendre celui qui diffère; les jours se pressent et devancent celui qui marche lentement. Il est impossible d'arrêter le cours d'un fleuve, à moins qu'on n'arrête à propos les premières eaux à sa source : ainsi on ne peut retenir le temps dont les flots sont poussés par eut cours nécessaire; on ne peut le rappeler lorsqu'il est passé, il faut nécessairement le saisir lorsqu'il s'avance. Pratiquez donc et arrêtez, pour ainsi dire, le précepte qui fuit, serrez-le étroitement. entre vos bras. Donnez peu pour obtenir beaucoup, effacez avec un morceau de pain la tache de l'ancien péché. Adam nous a transmis sa faute en mangeant contre l'ordre du Seigneur : nous effacerons cette même faute, suite malheureuse d'une gourmandise coupable, si nous soulageons les besoins et la faim de notre frère. Ecoutez, peuples; chrétiens, prêtez l'oreille. Voici ce que dit le Seigneur, sinon par sa propre bouche, dei moins par celles de ses ministres qui lui servent d'organes. Nous qui avons reçu la raison en partage, ne nous montrons pas plus cruels que les brutes qui en sont dépourvues. Elles jouissent en commun des productions de la terre qu'elles ont reçues de la nature. Des troupeaux de brebis, paissent sur la même montagne; de grands haras de chevaux se nourrissent dans le même champ; tous les autres animaux se cèdent mutuellement la jouissance des nourritures nécessaires : les hommes s’approprient et retiennent dans leur sein ce qui est commun; ils prétendent posséder seuls ce qui appartient à un grand nombre. Que les exemples d’humanité qu'on rapporte des Gentils nous fassent rougir. Il est chez eux des peuples qui se font une loi de n'avoir qu'une table, des aliments communs, et de ne faire qu'une seule famille de toute une grande multitude.

Laissons les exemples des infidèles, et parlons de ces trois mille hommes qui furent d'abord convertis à Jésus Christ (Ac 2,41). Imitons l'union admirable de ces premiers chrétiens, chez qui tout était commun, qui n'avaient qu'une même vie, une même âme, une table commune, qui étaient unis par les liens d'une fraternité indivisible, d'une charité sincère, laquelle ne faisait qu'un corps de plusieurs, et identifiait plusieurs âmes par l'union des volontés. L'Ancien et le Nouveau Testament nous offrent beaucoup d'exemples de charité fraternelle qui doivent nous instruire. Si vous rencontrez un vieillard pressé par la faim, faites-le venir et nourrissez-le, comme Joseph a nourri Jacob. Si vous voyez votre ennemi dans la détresse, étouffez tout ressentiment, ne cherchez pas à vous satisfaire par la vengeance, et nourrissez votre ennemi comme le même Joseph a nourri ses frères qui l'avaient vendu. Si vous trouvez un jeune homme dans l'affliction, pleurez sur son sort comme Joseph a pleuré sur celui de Benjamin, le fils de la vieillesse de Jacob. Si la cupidité vous tente, comme la femme égyptienne tenta Joseph; si, vous tirant par votre manteau, elle vous presse de désobéir à Dieu, et d'avoir plus d'affection pour elle, qui n'aime que l'argent et le monde, que pour les ordres du souverain Maître; si, dis-je, il vous vient des pensées contraires aux divins préceptes, qui entraînent à l'amour de l'argent votre esprit sage et modeste, qui vous portent à vous attacher à elle et à négliger l'amour de vos frères, jetez votre manteau et retirez-vous indigné ; gardez la fidélité que vous devez à Dieu comme Joseph la garda à Putiphar. Pourvoyez à la disette d'une seule année, comme ce patriarche a pourvu à une disette de sept ans. Ne donnez pas tout au plaisir; accordez une partie de vos soins à votre âme. Imaginez-vous que vous avez cieux filles, la prospérité temporelle et la vie céleste, la vie conforme à la vertu. Si vous ne voulez pas tout donner à la meilleure, partagez du moins également entre celle qui est intempérante et celle qui est sage. Ne décorez pas l'une de tout le faste de l'opulence, tandis que l'autre, lorsqu'il vous faudra paraître devant Jésus-Christ et vous montrer aux yeux de ce souverain juge, sera nue et couverte à peine de vêtements misérables, elle qui a tout l'extérieur et le nom d'épouse. Ne présentez donc pas au divin Epoux une épouse sans beauté et sans parure, de peur qu'en la voyant il ne détourne son visage, il n'ait pour elle que du dégoût et ne lui refuse ses embrassements. Ornez-la d'une parure convenable, et conservez-la dans toute sa beauté jusqu'au jour des noces, afin qu'avec les vierges sages elle allume une lampe, dont le feu éternel sera formé par les plus saintes maximes et entretenu par l'huile des bonnes oeuvres. Ainsi seront confirmées les paroles divines du Roi-Prophète, qui conviendront parfaitement à votre âme : La reine s'est tenue à votre droite avec vos yeux, prêtez une oreille attentive; et le Roi sera épris de votre beauté (Ps 44,10). Le Prophète s'est servi de ces paroles pour exprimer la beauté du corps mais elles peuvent convenir à la beauté de l'âme de chaque fidèle, puisque l'assemblée de l'Eglise est formée de tous les membres qui la composent. Occupez-vous avec sagesse du présent et de l'avenir, et ne trahissez pas, pour un vil intérêt, vos espérances futures. Le corps par lequel vous comptez votre vie présente, vous abandonnera; et pour le jour où il vous faudra comparaître devant le grand Juge qui viendra certainement, vous vous serez enlevé à vous-mêmes les récompenses infinies et la gloire céleste; vous vous serez allumé un feu inextinguible; vous vous serez préparé l'enfer avec tous ses supplices, des éternités de peines et de douleurs, au lieu d'une vie éternelle et bienheureuse. Ne croyez pas que je cherche à vous effrayer par de vains épouvantails, comme ces mères et ces nourrices qui, lorsqu'elles voient; leurs petits enfants crier et pleurer outre mesure, cherchent à les apaiser par des récits fabuleux. Pour moi, ce ne sont pas des fables que je vous raconte; mais des vérités que je vous annonce, vérités sorties d'une bouche infaillible. Sachez, selon la prédiction de l'Evangile, que toutes les paroles du Fils de Dieu seront exécutées sans qu'il manque un seul iota ou un seul point (Mt 5,18) Le corps renfermé dans le tombeau ressuscitera, et l’âme qui aura été séparée du corps par le trépas, viendra l'habiter de nouveau. Toutes nos actions seront manifestées au grand jour; et il ne faudra contre nous-mêmes de témoin que notre propre conscience. Le juste Juge traitera chacun comme il le mérite : à lui appartiennent la gloire, l’empire et l’adoration dans les siècles des siècles. Amen.

 

(1) On peut voir dans Josèphe, Histoire des Juifs, liv. 7, chap. 8, cette circonstance du siége de Jérusalem, raconté de la manière la plus frappante.