Basile de Césarée : Réjouissez-vous
sans cesse !
Saint Paul recommande aux Thessaloniciens de se réjouir
toujours et de prier sans cesse (1 Thess 5, 16-18). L'homélie
de saint Basile de Césarée (mort en 378)
va essayer de montrer que cette exigence est effectivement pratiquable.
Saint Paul recommande de se
réjouir toujours.
Vous venez d'entendre les paroles de l'Apôtre, qui, dans la
personne des fidèles de Thessalonique, donne des règles à tout le genre humain.
Car les instructions de saint Paul étaient pour les fidèles qui s'adressaient à
lui dans diverses circonstances, mais leur utilité s'étend sur tous les hommes.
Réjouissez-vous toujours, dit-il, priez sans cesse, rendez grâces à
Dieu en toutes choses (1 Th 5, 16). Nous expliquerons tout à l'heure,
autant qu'il sera en nous, ce que veut dire cette joie, l'avantage qu'on en
peut retirer ; comment il est possible de prier sans cesse et de rendre
grâces à Dieu en toutes choses. Il faut d'abord répondre aux objections de nos
adversaires qui attaquent le précepte de saint Paul comme étant impossible dans
la pratique.
Un tel précepte n'est pas
praticable affirment les adversaires de Basile.
Quelle est cette vertu, disent-ils, de livrer son âme jour
et nuit à la joie et au contentement ? Est-il possible d'ailleurs d'y
parvenir au milieu de cette foule de maux imprévus dont nous sommes sans cesse
assaillis, qui attristent nécessairement l'âme, et qui font qu'il est plus
impossible d'être joyeux et satisfait, que de ne pas sentir de douleur lorsqu'on
est plongé dans une chaudière bouillante, ou qu'on est percé de la pointe d'une
épée. Parmi ceux qui nous écoutent maintenant, il est peut-être quelqu'un qui
déraisonne de la sorte, et qui, pour excuser sa lâcheté à observer les
préceptes, reproche au législateur qu'il ordonne des choses impossibles.
Puis-je, dit-il, goûter une joie perpétuelle, lorsque les sujets de me réjouir
ne dépendent pas de moi ? Ce qui cause de la joie est hors de nous et ne
dépend pas de nous ; la présence d'un ami, un long commerce avec ceux de
qui nous tenons le jour, des richesses qu'on acquiert, des honneurs qu'on
reçoit, le passage d'une maladie dangereuse à la santé, une maison qui regorge
de biens, une table chargée de mets délicats, des amis qui partagent notre
satisfaction, des paroles et des spectacles agréables, la santé des personnes
qui nous touchent le plus près, en un mot, toutes les prospérités et tous les
honneurs de la vie. Non seulement les choses fâcheuses qui nous arrivent à
nous-mêmes nous chagrinent, nous sentons encore les disgrâces de nos amis et de
nos proches. Ainsi la joie et le contentement de l'âme résultent du concours de
tous ces objets. Outre cela, si nous voyons la chute de nos ennemis, des
accidents arrivés à ceux qui nous ont fait du mal, les succès de ceux qui nous
ont obligés, enfin si nous n'éprouvons ni ne craignons aucun des maux qui
troublent notre vie, c'est alors que notre âme pourra être dans la joie.
Comment donc nous donne-t-on un précepte qui ne dépend pas de nous, mais de
causes étrangères ? Comment aussi prierai-je sans cesse, lorsque les
nécessités corporelles cause à l'âme une infinité de distractions, et l'occupent
tellement qu'il lui est impossible, vu les bornes de sa nature, de se livrer à
d'autres soins ? Il m'est encore ordonné de rendre grâce à Dieu en toutes
choses. Lui rendrai-je donc grâce étant mis à la torture, déchiré de coups de
fouet, étendu sur la roue, attaché au chevalet, les yeux arrachés, diffamé par
un ennemi, mourant de froid et de faim, privé tout à coup de mes enfants ou de
ma femme, ruiné subitement par un naufrage, tombé entre les mains des voleurs
ou des pirates, couvert de blessures, noirci de calomnies, menant une vie
errante ou languissant dans une prison ? Voilà, sans parler de beaucoup d'autres,
les reproches qu'on fait au législateur ; voilà comment on croit excuser
ses fautes, en décriant les préceptes comme impossibles.
Réfutation : il n'est pas
impossible de se réjouir toujours.
Que dirons-nous à cela ? Sans doute saint Paul a-t-il d'autres
objets en vue, lorsqu'il s'efforce d'élever en haut et de porter à la
contemplation des choses célestes nos âmes qui rampent sur la terre ; des
hommes qui ne peuvent atteindre les hautes pensées du législateur, qui,
semblables à des animaux vivant dans la boue, se plongent dans des passions
charnelles et terrestres, demandent si les préceptes de l'Apôtre sont
possibles. Saint Paul demande de se réjouir toujours, non à des hommes
ordinaires, mais à ceux qui lui ressemblent, à ceux qui ne vivent plus dans
leur chair, mais qui ont Jésus-Christ vivant en eux, parce que l'union étroite
avec le souverain bien ne permet pas de sentir les maux qui affligent la chair.
Oui, quand bien même la chair serait coupée en morceaux, le mal reste dans le
corps, sans pouvoir arriver jusqu'à la partie intelligente de l'âme. Si,
suivant le précepte de l'Apôtre, nous avons mortifié nos membres terrestres (Col
3, 5), si nous portons dans nos corps la mortification du Seigneur Jésus (2 Co 4, 10), il arrivera nécessairement que les coups
portés à un corps mortifié ne parviendront pas jusqu'à l'âme qui n'aura plu
avec le corps aucune communication. Les affronts, les pertes de biens, les
morts des proches, n'iront pas jusqu'à l'âme, et ne l'abaisseront pas à s'inquiéter
des maux corporels. Si ceux qui tombent dans des malheurs pensent comme l'homme
parfait, ils ne lui causeront point de peine par leurs chagrins, puisqu'eux-mêmes supportent sans peine ce qui leur arrive.
S'ils vivent suivant la chair, ils ne lui causeront pas encore de peine, mais
ils seront jugés par lui dignes de pitié, moins à cause des disgrâces qu'ils
éprouvent, qu'à cause de leur mauvaise disposition. En général, une âme
parfaitement soumise aux volontés du Créateur, qui met son plaisir à contempler
les beautés célestes, ne perdra point sa joie et son contentement au milieu de
toute cette foule de maux qui affligent la chair ; mais ce qui est pour
les autres un sujet de tristesse, sera pour elle un surcroît de satisfaction.
Tel était l'Apôtre, qui se complaisait dans ses faiblesses, dans ses
afflictions, dans ses persécutions, qui se glorifiait de sa pauvreté et de ses
besoins. Il s'applaudissait de la faim, de la soif, du froid, de la nudité, des
détresses, enfin de tous les maux qui rendent les autres insupportables à
eux-mêmes et leur font trouver la vie ennuyeuse.
Ceux donc qui n'entrent pas dans les sentiments de l'Apôtre,
qui ne comprennent pas qu'il nous exhorte à mener une vie évangélique, ont la
hardiesse de lui faire des reproches, comme s'il nous ordonnait des choses
impossibles. Qu'ils sachent que, par la bonté de Dieu, nous avons mille sujets
de nous réjouir. Nous sommes passés du néant à l'existence ; nous avons
été faits à l'image du Créateur ; nous avons reçu l'esprit et la raison,
qualités qui sont la perfection de l'homme et qui l'élèvent à la connaissance
du Très-Haut. Les beautés des créatures visibles sont comme un livre ouvert à
nos yeux, dans lequel nous pouvons lire et apprendre la providence universelle
et la grande sagesse du Dieu au-dessus de tout. Nous avons la faculté de
discerner le bien d'avec le mal, instruits par la nature même à choisir ce qui
nous est convenable, et à fuir ce qui nous est nuisible. Éloignés de Dieu par
le péché, nous avons été réconciliés par le sang de son Fils unique, qui nous a
délivrés d'une honteuse servitude. Nous avons l'espérance de ressusciter un
jour, de participer au bonheur des anges, au royaume céleste, aux biens que
Dieu nous a promis, qui surpassent tout ce que la raison peut imaginer. Tous
ces avantages ne sont-ils pas de nature à nous combler de joie et à nous causer
une satisfaction inaltérable ? Croirons-nous que celui qui se livre aux
plaisirs de la bonne chère, dont les oreilles sont flattées par les sons de la
musique, qui se couche et s'endort dans un lit délicat, goûte vraiment un
contentement ? Pour moi, je pense que les personnes sensées doivent
déplorer le malheur d'un tel homme, et que ceux-là seulement sont heureux qui
supportent les peines de la vie présente dans l'espoir d'une vie future, qui sacrifient les choses passagères pour mériter les
éternelles. Quand ils seraient au milieu des flammes comme les trois enfants de
Babylone, quand ils seraient enfermés avec des lions, quand ils seraient
dévorés par une baleine, pourvu qu'ils soient étroitement avec Dieu, nous
devons croire qu'ils jouissent d'un parfait bonheur et qu'ils vivent dans la
joie, peu touchés des maux présents, réjouis par l'espérance des biens qu'ils
attendent. Un généreux athlète, une fois entré dans l'arène de la piété, doit
supporter avec courage les coups de ses adversaires, animés par l'espoir d'une
couronne glorieuse. Dans les combats gymniques, les athlètes accoutumés à de
pénibles exercices ne sont pas effrayés des blessures qu'ils peuvent recevoir,
mais ils attaquent de près leurs antagonistes, et ne comptent pour rien toutes
les peines qu'ils endurent par le désir d'une proclamation honorable. Ainsi,
quelque malheur qui arrive à l'homme vertueux, il ne peut troubler la joie qu'il
goûte, parce que, sans doute, l'affliction produit la patience, la patience
l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que cette espérance n'est point trompeuse
(Ro 5, 3). Aussi le même saint Paul nous
exhorte-t-il ailleurs à être patients dans les afflictions, et à nous réjouir
dans l'espérance (Ro 12, 12). Or c'est l'espérance
qui rend la joie éternelle compagne de la vertu.
Être dans la joie n'empêche pas d'être
dans la peine.
Mais le même Apôtre nous engage à pleurer ceux qui pleurent
(Ro 12, 15). Écrivant aux Galates, il pleurait
sur les ennemis de la croix du Christ (Ph 3,
18). Qu'est-il besoin de citer Jérémie, qui a tant pleuré ; Ézéchiel, qui,
par l'ordre de Dieu, écrit les lamentations des princes (Éz
2, 9 - 7, 27), et beaucoup d'autres saints qui versent des larmes ? Hélas !
ma mère, pourquoi m'avez-vous mis au monde ?
(Jr 15, 10) Hélas ! on
ne trouve plus de saint sur la terre ; parmi les hommes on n'en trouve
plus aucun qui agisse avec droiture. Hélas ! je
suis comme un homme qui dans la moisson ne recueille qu'une vile paille (Mi
7, 1-2). En un mot, examinez les paroles des justes ; et si vous trouvez
que partout ils font entendre une voix triste, vous serez convaincu que tous
déplorent les misères de ce monde, et les maux de cette vie malheureuse. Hélas !
dit saint Paul avec David, pourquoi mon pèlerinage a-t-il été prolongé (Ps
119, 5) ? Il désire d'être dégagé des liens du corps et de vivre avec
Jésus-Christ (Phi 1, 23) : il s'afflige donc de la durée de son
pèlerinage comme étant un obstacle à la joie éternelle qu'il attend. David,
dans ses cantiques, nous a laissé une lamentation sur la mort de son ami
Jonathan. Il a pleuré même son ennemi. Votre mort me pénètre de douleur, ô
mon frère Jonathan ! Filles d'Israël, pleurez sur Saül (2 R 1,
24.26). Il pleure ce prince comme étant mort dans le péché, et Jonathan comme
lui ayant été uni étroitement durant toute sa vie. Qu'est-il nécessaire de
rapporter d'autres exemples ? Le Seigneur lui-même a pleuré sur Lazare et
sur Jérusalem (Jn 11, 35 ; Lc 19, 41) : il trouve heureux ceux qui s'affligent
et qui pleurent (Mt 5, 5 ; Lc 6,
21). Or, dira-t-on, comment ces exemples s'accordent-ils avec le précepte de l'Apôtre :
Réjouissez-vous toujours ? Les larmes et la joie ne viennent pas du
même principe. Les larmes sont causées par l'impression d'un accident
imprévu : c'est comme un coup qui frappe l'âme, qui la resserre, qui fait
que le sang se rassemble et se presse dans le coeur. La joie est un transport
de l'âme qui est agréablement flattée par quelque événement heureux. Le corps
offre différents symptômes de la joie et de la tristesse. Un chagrin violent
fait pâlir le visage, le rend livide et le refroidit. Dans la joie, il devient
brillant, il se peint d'une couleur vermeille ; on dirait que l'âme veut s'échapper,
et que le plaisir qu'elle éprouve se répand au-dehors.
À cela nous dirons que les pleurs et les gémissements des
saints procédaient de leur amour pour Dieu. Ainsi, les yeux toujours fixés sur
cet objet de leur affection, et puisant leur joie dans cette source, ils s'occupaient
de la conduite de leurs frères, pleurant sur les pécheurs, cherchant à les
ramener par les larmes. Et comme des personnes sur le rivage, qui s'attendrissent
en voyant des malheureux près d'être engloutis dans les flots, ne perdent pas
leur sûreté propre par le tendre intérêt qu'elles prennent à leurs
périls : ainsi les justes qui s'affligent à cause des péchés de leur
prochain, loin d'altérer par là leur joie, ne font que la rendre plus parfaite,
les larmes qu'ils répandent pour leurs frères leur méritant d'entrer dans la
joie du Seigneur. Ceux qui s'affligent et qui pleurent sont heureux, parce qu'il seront consolés et qu'ils riront. Le rire dont parle l'Évangile
ne consiste nullement dans le bruit et l'éclat que fait la bouche lorsque le
sang s'échauffe, mais dans une joie sincère qui n'est altérée par aucun mélange
de tristesse. L'Apôtre nous permet donc de pleurer
avec ceux qui pleurent, parce que ces larmes sont comme la semence d'une joie
éternelle, que cette joie est comme l'intérêt de ces larmes. Élevez-vous en
esprit dans le ciel, pour contempler le bonheur des anges. Ce bonheur est-il autre
chose que la joie et la satisfaction qu'ils éprouvent, parce qu'ils sont sans
cesse en présence de Dieu, et qu'ils jouissent des beautés ineffables de la
gloire de notre Créateur ? C'est à cette vie que veut nous porter le
bienheureux Paul, quand il nous ordonne de nous réjouir toujours.
Quant à ce que l'on objecte que le Seigneur a pleuré sur
Lazare et sur Jérusalem, nous pouvons dire qu'il a mangé et qu'il a bu sans qu'il
en eût besoin, mais qu'il l'a fait pour nous apprendre à régler nos affections
naturelles. Ainsi il a pleuré pour montrer aux personnes qui se permettent des
excès dans le deuil et les gémissements, comment elles doivent les modérer et
ne pas se laisser abattre par la douleur. Car c'est surtout dans les larmes qu'on
doit garder des mesures ; il faut peser toutes les circonstances, examiner
les raisons pourquoi l'on pleure, le temps, le lieu, la manière. Or que le
Seigneur ai pleuré, non pour manifester un sentiment, mais pour nous donner une
leçon, en voici la preuve. Notre ami Lazare dort, dit-il, mais je
vais le réveiller (Jn 11, 11). Qui de nous
pleure un ami qui dort et qu'il sait devoir bientôt se réveiller ? Lazare,
sortez de votre tombeau (Jn 11, 43), et le
mort ressuscita sur le champ, il marcha quoique lié. C'est un double prodige,
de ressusciter, et que les bandes qui liaient ses pieds ne l'empêchassent pas
de se mouvoir. Une force supérieure faisait disparaître tout obstacle. Comment
donc Jésus-Christ, qui devait opérer ce miracle, l'aurait-il jugé digne de ses
larmes ? n'est-il pas clair que voulant fortifier
de toutes parts notre faiblesse, il a renfermé dans de justes bornes les
affections naturelles ? Il n'affecta point une insensibilité qui ne
convient qu'à des bêtes féroces ; il rejeta ces excès dans les larmes et
les gémissements, qui sont indignes d'un être raisonnable. Il montra qu'il
était homme en pleurant la mort d'un ami ; et il nous enseigna à éviter
les extrêmes, à ne pas nous laisser abattre dans les maux sans nous piquer d'être
insensibles. Comme donc le Seigneur a bien voulu souffrir la faim et la soif,
lorsque les aliments solides étaient digérés, ou lorsque l'humidité du corps
était épuisée ; comme il a voulu sentir la lassitude, lorsque la longueur
du chemin avait tendu les muscles et les nerfs outre mesure, non que la
divinité fût vaincue par la fatigue, mais le corps éprouvait ce qui était une
suite de sa nature : ainsi il a permis à ses larmes de couler. On pleure
lorsque les concavités du cerveau étant remplies de vapeurs que la tristesse a
condensées, ces vapeurs se déchargent par les yeux comme par des espèces de
canaux. De là ces tintements, ces vertiges, ces éblouissements, lorsqu'on est
frappé par quelque nouvelle désagréable qu'on n'attendait pas. La tête tourne
par la force des vapeurs qu'élève en haut la chaleur qui se resserre. Ensuite
ces vapeurs épaissies se distillent en larmes, comme l'air condensé se résout
en pluie. De là, ceux qui sont dans la tristesse ont quelque plaisir à pleurer,
parce que les pleurs déchargent la tête qui est appesantie. L'expérience
confirme ce que nous disons. On a vu des personnes accablées des plus affreuses
disgrâces, tomber dans des affections apoplectique et paralytiques, parce qu'elles
s'étaient obstinées à retenir leurs larmes. On en a vu d'autres expirer et succomber
sous leur chagrin, parce que leurs forces étaient dépourvues de ce faible
appui. La flamme s'étouffe dans sa propre fumée, lorsque cette fumée n'ayant
point d'issue pour sortir roule sur elle-même : ainsi l'on prétend qu'une
douleur trop violente affaiblit et éteint les facultés vitales, lorsque cette
douleur ne saurait s'exhaler au-dehors. Ceux donc qui s'abandonnent à la
tristesse et aux larmes ne doivent pas s'autoriser de l'exemple du Seigneur.
Les nourritures qu'il a prises ne sont pas une raison pour rechercher des mets
délicats, mais plutôt une règle suprême de tempérance et de frugalité. De même
les larmes qu'il a répandues ne nous imposent pas l'obligation de pleurer, mais
sont la plus belle et la plus exacte mesure suivant laquelle nous devons
supporter les maux avec dignité et décence, en nous tenant dans les bornes de
la nature.
Il n'est donc permis ni aux femmes, ni aux hommes, de se
livrer aux lamentations et aux pleurs : on ne leur défend pas néanmoins de
s'affliger dans leurs peines, ni même de verser quelques larmes, pourvu qu'ils
le fassent doucement, sans éclats et sans cris, sans déchirer leurs vêtements,
sans se rouler dans la poussière, sans se jeter dans toutes les extravagances
que se permettent ceux qui ignorent les choses célestes. Quiconque est épuré
par les instructions divines doit se fortifier par la droite raison comme par
un mur solide, repousser avec courage les attaques de ces douleurs immodérées
et trop humaines, craindre qu'elles ne viennent assaillir l'âme faible et abattue
comme sur un penchant où elles la précipiteraient sans peine. C'est une marque
de faiblesse et de peu de confiance en Dieu de se laisser vaincre par les maux
et de succomber à l'adversité. La tristesse s'empare des âmes molles comme les
vers naissent surtout dans les bois tendres. Job avait-il un coeur de
diamant ? ses entrailles étaient-elles de
pierre ? il perdit en un instant dix enfants, qui
furent écrasés d'un seul coup dans un maison où ils célébraient un festin, et
que le démon fit écrouler sur eux. Ce père infortuné vit la table teinte de
sang de ses enfants malheureux ; il vit ces enfants nés à différentes
époques subir à la fois le même sort. Il ne se lamenta point, il ne s'arracha
point les cheveux, il ne proféra aucune parole qui marquât de la faiblesse et
de la lâcheté ; mais il fit entendre ces actions de grâces si célèbres et
si connues : Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté, il est
arrivé ce qui a plu au Seigneur, que le nom du Seigneur soit béni (Job
1, 21). Job était-il insensible ? non, sans
doute ; il disait de lui-même : J'ai pleuré sur tous ceux qui
étaient dans l'affliction (Job 30, 25). Mentait-il en se rendant ce
témoignage ? mais la vérité même atteste que
parmi les autres vertus il possédait l'amour de la vérité. C'était, dit
l'Écriture, un homme irréprochable, juste, pieux, ami de la vérité (Job
1, 1). Pour vous, vous faites retentir l'air de chants lamentables et d'élégies
qui attristent davantage votre âme. Vous imitez les comédiens qui contrefont
toute sorte de personnages et qui accommodent leur extérieur au rôle qu'ils
jouent quand ils paraissent sur la scène. Vous voulez que la couleur de vos
habits répondent à vos sentiments ; vous
paraissez vêtus de noir, avec des cheveux hérissés ; vous maison est
ensevelie dans les ténèbres, malpropre et remplie de cendre ; elle
retentit de chants lugubres propres à nourrir votre tristesse et à rouvrir
votre plaie. Laissez toutes ces folies à ceux qui n'ont point d'espérance. Vous
savez ce qu'il faut croire des fidèles qui sont endormis en Jésus-Christ ;
vous savez que le corps, comme une semence, est mis en terre plein de
corruption pour ressusciter incorruptible, tout difforme pour ressusciter tout
glorieux, privé de mouvement pour ressusciter plein de vigueur, tout animal pour
ressusciter tout spirituel (1 Co 15, 42).
Pourquoi donc pleurez-vous quelqu'un qui sort de la vie pour changer d'état ?
Ne vous affligez pas comme si vous étiez privé d'un grand secours par sa
perte : il vaut mieux, dit le Roi Prophète, se confier dans le
Seigneur que dans un simple homme (Ps 117, 8). Ne vous lamentez pas
comme s'il eût souffert un grand mal : la trompette céleste le réveillera
bientôt de son sommeil (1 Co 15, 52), et vous
le verrez devant le tribunal de Jésus-Christ.
Laissez donc ces plaintes indignes d'un homme qui a de la
force et de l'instruction. Hélas ! quel malheur
imprévu ! qui jamais l'eût pensé ? qui l'eût dit que je dusse renfermer dans le tombeau une
tête si chère ? Nous devrions rougir de honte même lorsque nous entendons
les autres se plaindre de la sorte, puisque le récit du passé et l'expérience
du présent nous apprennent que les disgrâces, suites de notre nature, sont
inévitables. Ainsi les morts subites et tous les autres accidents qui
surprennent, ne nous étonneront point si nous sommes instruits des maximes de
la piété. Par exemple, j'avais un fils dans la fleur de l'âge, l'unique
héritier de mes biens, la consolation de ma vieillesse, l'ornement de ma
famille, la fleur et l'élite des autres jeunes gens ; c'était le soutien
de ma maison, il était dans l'âge le plus aimable : la mort me l'a enlevé
tout à coup ; il n'est plus que cendre et poussière, ce cher enfant qui,
il n'y a que peu de jours, faisait entendre des paroles si agréables, était un
spectacle si doux pour les yeux d'un père. Que ferai-je dans cette triste
circonstance ? déchirerai-je mes habits ? me roulerai-je par terre ? me
plaindrai-je à Dieu ? m'indignerai-je ? me comporterai-je à la vue de tout le monde comme un enfant
qui crie de toute sa force et qui s'agite de toutes les manières quand on le
châtie ? ou plutôt m'attachant à considérer la nécessité des événements,
faisant attention qu'il est impossible d'éviter la mort, qu'elle n'épargne
aucun âge, qu'elle ruine et détruit tout, prendrai-je le parti de n'être pas
étonné de ce qui arrive, de conserver mon âme tranquille, sans me laisser
abattre par un coup inattendu, moi qui sais depuis longtemps que mortel j'ai
engendré un fils mortel ; qu'il n'y a rien de stable sur la terre ;
qu'on n'y possède rien pour toujours ; que les plus grandes villes, les
plus remarquables par la beauté de leurs édifices, par la force et le nombre de
leurs habitants, par l'abondance qui régnait dans leurs places publiques et
dans leurs campagnes, n'offrent plus que ruines, tristes reste de leur antique
grandeur ? Souvent un navire, après avoir échappé à mille périls, après
avoir mille fois parcouru de vastes étendues de mer, après avoir mille fois
rapporté de rares marchandises, est abîmé dans les flots par un seul coup de
vent et disparaît. Souvent des armées après s'être signalées par de grandes
victoires, deviennent, par un changement de fortune, un objet de compassion
pour ceux qui les voient ou qui en entendent parler. Des nations entières, des
îles puissantes, après des triomphes remportés sur terre et sur mer, après
avoir acquis d'immenses richesses par les dépouilles de leurs ennemis, ont été
détruites par la suite des temps, ou du moins réduites à une malheureuse
servitude. En général, il n'est point de maux, quelque affreux et quelque
insupportables qu'on les suppose, dont les siècles passés ne donnent des
exemples. Comme donc nous connaissons la pesanteur des corps en les mettant
dans une balance, comme nous discernons le bon or d'avec le faux en le frottant
à une pierre de touche : ainsi en nous rappelant les mesures prescrites
par le Seigneur, nous ne nous écarterons jamais des bornes de la sagesse. S'ils
vous survient quelque accident fâcheux ; d'abord votre esprit déjà préparé
à ce coup ne se trouble point ; ensuite, adoucissez les maux présents par
l'espoir des biens futurs. Les personnes qui ont la vue faible s'abstiennent de
regarder des objets trop volumineux ; elles reposent leurs yeux sur des
fleurs et sur la verdure : nous aussi ne devons pas occuper incessamment
notre esprit de tristes pensées ; mais sans attacher sa vue aux disgrâces
présentes, nous devons la porter vers la contemplation des biens véritables.
Vous pratiquerez le précepte de vous réjouir toujours, si
vos regards sont sans cesse tournés vers Dieu, et si l'espoir des récompenses
qu'il vous promet adoucit en vous les peines de la vie. On vous a fait un
affront : songez à la gloire qui vous attend dans le ciel, et que vous
mériterez par votre patience. Vous avez essuyé des pertes de biens :
envisagez les richesses éternelles, et ce vrai trésor que vous vous êtes acquis
par vos bonnes oeuvres. Vous avez été chassés de votre patrie : mais vous
avez pour patrie la Jérusalem céleste. Vous avez perdu un fils que vous
aimiez ; mais vous avez les anges avec lesquels vous vous réjouirez
éternellement devant le trône de Dieu. C'est en opposant le bonheur de la vie
future au malheur de la vie présente, que vous conserverez vôtre âme exempte de
chagrin et de trouble, comme vous y exhorte le précepte de l'Apôtre. Ne vous
livrez ni à des joies excessives dans la prospérité, ni dans l'adversité à une
tristesse qui ôte à votre âme toute sa joie et toute sa vigueur. Si vous ne
vous prémunissez de bons principes, vous mènerez
jamais une vie tranquille et paisible. Vous n'y parviendrez qu'autant que vous
aurez toujours devant les yeux le précepte qui vous exhorte à vous réjouir
toujours. Il faut pour cela calmer les révoltes de la chair, recueillir les
plaisirs de l'esprit, vous mettre au-dessus des maux passagers, vous remplir de
l'espoir des biens éternels, dont la seule idée suffit pour réjouir nos âmes,
et inonder nos coeurs de la joie des anges, en Jésus-Christ notre Seigneur, à
qui sont la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.
Sources :
Homélies, discours et lettres choisis de saint Basile le Grand, traduits par
M. l'Abbé Auger, Guyot, Lyon 1927, p. 130-145.
Texte grec : PG 31,
217-237