Basile de Césarée
Saint Basile († 378) prononça cette homélie au début d’un
carême, entre 371 et 378, alors que le jeûne n’était pas une pratique
importante de ses auditeurs. Bien au contraire, la période de jeûne
s’annonçant, ils en profitaient pour manger et boire plus que de coutume.
Basile essaie de les convaincre de l’utilité spirituelle et corporelle du
jeûne.
Ce texte paraîtra certainement décalé, par endroits, à nombre de lecteurs d’aujourd’hui. Il n’est
cependant pas sans intérêt car si l’on peut sourire ici ou là, il est d’autres
moments qui invitent véritablement à un retour sur soi,et surtout à un retour vers Dieu.
Homélie
sur le jeûne
Sonnez
de la trompette en ce premier jour du mois, au jour célèbre de votre grande
solennité (Ps 80, 4). Telle est le commandement du roi-prophète (David).
Les
lectures qu’on vient de faire nous annoncent, d’une manière plus sensible et
plus éclatante que la trompette et que tous les instruments de musique, une
fête qui amène les jours du jeûne, dont Isaïe nous apprend les avantages, en
réprouvant la manière dont les Juifs jeûnaient, et en nous montrant quel est le
vrai jeûne : Votre jeûne, leur dit-il, se passe en disputes, en chicanes...
détachez plutôt les chaînes injustes (Is 58, 4.6.) Et que dit le Seigneur ?
Lorsque vous jeûnez, ne soyez pas tristes, mais lavez votre visage et parfumez
votre tête (Mt 6, 16). Pratiquons ces maximes : ne soyons pas tristes dans les
jours où nous allons entrer ; disposons-nous-y avec joie comme il convient à
des saints. Nul homme à qui on met la couronne sur la tête n’est abattu ; nul
n’érige un trophée avec la tristesse sur le front. Ne vous affligez point parce
qu’on travaille à vous guérir. Il est ridicule de ne pas se réjouir de la santé
de l’âme, de se chagriner du retranchement de quelques nourritures, et de montrer
plus d’empressement pour les plaisirs du corps que pour la sanctification de
l’âme.
Le
plaisir de manger satisfait le corps ; le jeûne tourne à l’avantage de l’âme.
Réjouissez-vous de ce que le médecin vous a donné un remède propre à détruire
le péché. Les vers qui fourmillent dans les entrailles d’un enfant en sont
chassés par des médecines amères : ainsi le jeûne pénétrant jusqu’au fond de
l’âme, en bannit et y fait mourir le péché.
Lavez
votre visage et parfumez votre tête. Ces paroles sont mystérieuses, et doivent
être entendues dans un sens spirituel. Lavez votre visage, c’est-à-dire,
effacez les péchés de votre âme. Parfumez votre tête, c’est-à-dire, répandez
sur votre tête l’huile sainte, afin que vous soyez participant de Jésus-Christ.
Approchez du jeûne avec ces dispositions. Ne déguisez pas votre visage à la
manière des hypocrites. On déguise son visage, lorsqu’on cache ses sentiments
sous de faux dehors, et qu’on les couvre, pour ainsi dire, d’un voile
d’imposture. Les hypocrites ressemblent aux comédiens, lesquels représentent
des personnages étrangers. Sur le théâtre, l’esclave est souvent maître, le
simple particulier est souvent roi. Dans la vie, comme sur le théâtre,
plusieurs se déguisent et annoncent à l’extérieur ce qu’ils n’ont point au fond
de l’âme. Ne déguisez pas votre visage. Montrez-vous tel que vous êtes ;
n’affectez pas un air triste et sobre pour vous donner la réputation d’un homme
abstinent. Un bienfait publié à son de trompe perd tout son mérite ; le jeûne
exposé aux yeux des hommes ne produit aucun avantage. Les bonnes œuvres faites
par ostentation ne fructifient point pour la vie éternelle, mais se terminent
aux vaines louanges des hommes. Accourez donc avec joie à la grâce du jeûne.
Le jeûne
est une faveur ancienne, qui ne vieillit pas avec le temps, mais qui se
renouvelle sans cesse, toujours dans sa première vigueur. Croyez-vous que je
tire de la Loi l’antiquité du jeûne ? Il est plus ancien que la Loi même ; et
vous en conviendrez, si vous voulez écouter ce que je vais vous dire. Ne pensez
pas que le jour de propitiation, que les Israélites célébraient le dixième jour
du septième mois, soit l’origine du jeûne : parcourez l’histoire plus haut pour
trouver son antiquité. Ce n’est pas une invention nouvelle ; c’est un trésor
qui nous a été transmis par nos premiers ancêtres. Tout ce qui est fort ancien
est vénérable.
Respectez
l’ancienneté du jeûne qui a commencé avec le premier homme, qui a été prescrit
dans le paradis terrestre. Adam reçut ce premier précepte : Vous ne mangerez
pas le fruit de l’arbre de la science du bien et du mal (Gn 2, 17). Cette
défense est une loi de jeûne et d’abstinence. Si Ève se fût abstenue de manger
du fruit de l’arbre, nous n’aurions pas maintenant besoin de jeûner. Ce ne sont
pas ceux qui sont en bonne santé, mais les malades qui ont besoin d’un médecin
(Mt 9, 12). Le péché nous a fait des blessures, guérissons-les par la pénitence
: or la pénitence sans le jeûne est inutile. La terre maudite vous produira des
ronces et des épines (Gn 3, 17). Vous êtes ici-bas pour vivre dans la tristesse
et non dans les délices. Satisfaites à Dieu par le jeûne.
Le
jeûne est une fidèle image de la vie du paradis terrestre, non seulement parce
que le premier homme vivait comme les anges et qu’il parvenait à leur
ressembler en se contentant de peu ; mais encore parce que tous ces besoins,
fruits de l’industrie humaine, étaient ignorés dans le paradis terrestre. On
n’y buvait pas de vin, on n’y tuait pas d’animaux, on n’y connaissait pas tout
ce qui tourmente l’esprit des malheureux mortels. C’est parce que nous n’avons
pas jeûné, que nous avons été chassés du paradis : jeûnons donc pour y rentrer.
Ne voyez-vous pas que c’est le jeûne qui a ouvert à Lazare l’entrée du ciel ?
N’imites pas la désobéissance d’Ève : ne suivez pas les conseils du serpent
perfide, qui lui suggéra de manger du fruit de l’arbre pour flatter ses sens.
Ne vous excusez ni sur votre faiblesse, ni sur votre santé : ce n’est pas à moi
que vous alléguez des excuses, mais à celui qui connaît tout.
Vous
ne sauriez jeûner, dites-vous ; mais vous savez bien manger sans aucune
retenue, et user votre corps en le chargeant de nourriture. Toutefois les
médecins ordonnent à leurs malades, non des mets variés, mais une diète
rigoureuse.
Quoi ! vous pouvez vous incommoder en mangeant, et vous ne pourriez vous
abstenir en manger ! passe-t-on mieux la nuit après s’être livré aux excès d’un
grand festin qu’après s’être contenté d’un repas frugal ? Chargé de vin et de
viande, vous vous tourmentez dans votre lit, vous vous tournez de tous côtés
sans savoir quelle position choisir.
Dira-t-on qu’un pilote conduit plus aisément un vaisseau chargé outre mesure,
qu’un vaisseau leste et dégagé. Le moindre soulèvement des flots submerge le
navire que son propre poids accable déjà : celui qui n’a qu’une charge médiocre
surnage aisément, parce que rien ne l’empêche de s’élever au-dessus des vagues.
Ainsi les corps appesantis par les viandes deviennent la proie des maladies :
au lieu que ceux qui ne prennent qu’une nourriture sobre et légère, échappent
aux menaces d’une maladie, comme à un soulèvement de flots, et dissipent
bientôt les maux actuels qui viennent les assaillir comme un violent orage.
Vous croirez donc qu’il y a plus de peine à être assis qu’à courir, à se tenir
en repos qu’à lutter, puisque vous dites que les délices conviennent mieux aux
personnes infirmes qu’une diète raisonnable ? La chaleur naturelle digère bien
une quantité modique de nourriture et en forme une bonne substance ; mais si on
lui donne plus d’aliments qu’elle n’en saurait porter, elle ne peut les digérer
entièrement ; et de là viennent toutes les maladies.
Mais
reprenons l’histoire de l’antiquité du jeûne, et montrons comment tous les
saints, le recevant les uns des autres comme un patrimoine, il s’est transmis
jusqu’à nous de pères en fils par une succession ininterrompue. On ne
connaissait pas le vin dans le paradis terrestre, on n’y tuait pas d’animaux,
on n’y mangeait pas de chair. C’est après le déluge que le vin a été connu ;
c’est après le déluge qu’il a été dits aux hommes : Nourrissez-vous de tout ce
qui a vie et mouvement ; je vous l’abandonne, comme les légumes et les herbes
de la campagne (Gn 9, 8). C’est lorsqu’on a désespéré de leur perfection, qu’on
leur a accordé cette jouissance. Ce qui prouve qu’on n’avait aucune expérience
du vin, c’est que Noé en ignorait l’usage. Cette liqueur n’avait pas encore été
introduite dans le monde, et les hommes n’étaient pas accoutumés à s’en servir.
Comme donc Noé n’avait vu personne en boire, et qu’il ne l’avait pas éprouvée
lui-même, il se trouva pris sans qu’il pût s’en garantir. Noé planta la vigne,
dit l’Écriture, il but de son fruit, et s’enivra (Gn 9, 20) : non qu’il fût
coupable, mais il ignorait la quantité de vin qu’on pouvait se permettre. Ainsi
les hommes n’ont connu le vin qu’au sortir du paradis terrestre, tant la
dignité du jeûne est ancienne.
Nous
savons que c’est par le jeûne que Moïse s’est approché de la montagne. Jamais
il n’eût osé monter sur cette cime fumante, jamais il n’eût eu la hardiesse de
pénétrer dans la nuée, s’il n’eût été muni du jeûne (Ex 24, 18 - 34, 28). C’est
le jeûne qui a fait recevoir la Loi écrite de la main de Dieu même sur des
tables. Au haut de la montagne le jeûne obtenait du Seigneur la Loi, tandis
qu’au bas la gourmandise précipitait le peuple dans tous les excès de
l’idolâtrie. Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et il se leva pour
jouer (Ex 32, 6). Ce qu’un fidèle serviteur avait obtenu en priant et en
jeûnant durant quarante jours, la seule intempérance le rendit inutile ; et les
tables écrites de la main de Dieu qu’avait reçues le jeûne, l’excès du vin les
brisa, le prophète ne jugeant pas qu’un peuple ivre fût digne de recevoir du
Seigneur ce riche trésor. Un peuple que Dieu avait instruit par les plus grands
prodiges, fut plongé par la gourmandise dans l’idolâtrie des Égyptiens. Faites
le parallèle, et voyez comment le jeûne nous approche de Dieu, comment les
délices nous perdent.
Poursuivons,
et avançons dans l’histoire sainte. Qu’est-ce qui a avili Ésaü, et l’a rendu
esclave de son frère ? n’est-ce pas un seul potage qui lui a fait vendre son
droit d’aînesse ? Pour Samuel, n’a-t-il pas été accordé à la prière et au jeûne
de sa mère ? Qu’est-ce qui a rendu invincible le brave Samson ? n’est-ce pas
encore le jeûne ? C’est par le jeûne qu’il a été conçu dans le ventre de sa
mère ; le jeûne l’a mis au monde, le jeûne l’a nourri, le jeûne l’a fortifié
jusqu’à ce qu’il fût devenu homme. Il s’est montré fidèle à ce précepte de
l’ange : Il ne mangera pas du fruit de la vigne, il ne boira pas de vin, ni
d’aucune liqueur fermentée (Jg 13, 14). Le jeûne enfante les prophètes et
fortifie les puissants. Le jeûne instruit les législateurs ; il est la
merveilleuse garde de l’âme, le plus sûr compagnon du corps, l’armure des gens
braves, le gymnase des athlètes ; il chasse les tentations, excite à la piété,
fait aimer la sobriété, inspire la modestie ; il donne du courage dans la
guerre et apprend à chérir la paix ; il sanctifie les nazirs, il consacre les
prêtres, qui ne pourraient sans lui, offrir le sacrifice dans le culte mystique
et véritable de nos jours, qui ne le pouvaient pas même dans celui qui a
précédé et qui n’en était que la figure.
C’est
par le jeûne qu’Élie fut favorisé d’une vision extraordinaire. Il purifia son
âme en jeûnant quarante jours ; et il mérita de voir le Seigneur dans la caverne
de l’Horeb, autant qu’il est possible à un homme. C’est après avoir jeûné qu’il
rendit l’enfant à la veuve, et qu’il sut triompher de la mort même. la parole
sortie d’une bouche sobre ferma le ciel pendant trois ans et six mois pour
punir un peuple prévaricateur. Il s’exposa lui-même avec les autres à cette
calamité, pour amollir des âmes dures et intraitables. Vive le Seigneur,
dit-il, il ne tombera de pluie sur la terre que selon la parole qui sortira de
ma bouche (1 Ch 17, 1). Il obligea par la famine tout un peuple à jeûner, afin
de corriger les désordres, suites des délices et d’une vie dissolue. . Et le
prophète Élisée, comment vivait-il ? comment fut-il reçu chez la Sunamite ?
comment lui-même traita-t-il les prophètes ? il leur donna des herbes sauvages
et un peu de farine. On avait mêlé parmi ces herbes de la coloquinte, et tous
ceux qui en mangèrent eussent été en danger de périr, si le jeûne et les
prières des prophètes n’eussent amorti la force du poison. Enfin c’est le jeûne
qui a conduit tous les saints à une vie selon Dieu.
Il
est une sorte de pierre appelée amiante, qui ne peut être consumée par le feu ;
qui, jetée dans les flammes, paraît être réduite en charbon, mais qui en étant
tirée n’en est que plus pure comme si elle eût été lavée dans l’eau. Tels
étaient les corps des trois enfants de Babylone ; le jeûne leur donnait la
vertu de l’amiante. Au milieu d’une ardente fournaise, supérieurs au feu comme
s’ils eussent été d’or, ils n’en reçurent aucun dommage : ils parurent même
plus puissants que l’or, puisque le feu, loin de fondre leurs chairs, les
conservait intacts. Cependant rien alors ne résistait à une flamme, dont la
violence redoublée par des amas des sarments, de soufre et de bitume,
s’étendait à quarante-neuf coudées, dévora tous les objets environnants, et
consuma nombre de Chaldéens. Entrés avec le jeûne dans un incendie aussi
terrible, les trois jeunes hommes le foulèrent aux pieds : ils respiraient un
air doux et suave au milieu d’un feu violent, qui respecta même leur chevelure,
parce que c’était le jeûne qui l’avait nourrie et entretenue. Daniel, cet homme
de désir, après avoir passé trois semaines sans manger de pain et sans boire de
vin, apprit aux lions à jeûner dans la fosse : leurs dents ne purent entamer
son corps, comme s’il eût été de pierre, ou de fer, ou de quelque autre matière
plus dure. Le jeûne avait donné au corps du Saint une trempe de nature à
émousser les dents de ces animaux féroces, qui n’entreprirent pas même de le
dévorer. Ainsi le jeûne éteint les flammes et adoucit les lions.
Le
jeûne sert d’ailes à la prière pour s’élever en haut et pénétrer jusqu’aux
cieux. Le jeûne est le soutien des maisons, le père de la santé, l’instituteur
de la jeunesse, l’ornement des vieillards, l’agréable compagnon des voyageurs,
l’ami sûr des époux. Un mari ne soupçonne pas la fidélité de sa femme, quand il
la voit faire du jeûne ses délices ; une femme n’est pas jalouse de son mari,
quand elle le voit chérir et embrasser le jeûne.
Le jeûne n’a jamais ruiné une maison. Comptez ce que vous avez de bien
aujourd’hui ; compter encore par la suite, et vous ne trouverez pas que le
jeûne ait rien diminué de votre fortune.
Lorsque l’abstinence règne, nul animal ne déplore son trépas ; le sang ne coule
nulle part, nulle part une voracité impitoyable ne prononce une sentence
cruelle contre les animaux : le couteau des cuisiniers se repose ; la table se
contente des fruits que donne la nature.
Le sabbat avait été donné aux Juifs, pour qu’ils laissassent reposer leurs
bêtes de somme et leurs serviteurs (Ex 10, 10). Que le jeûne donne quelque
relâche à ceux qui vous servent toute l’année, qu’ils respirent de leurs
continuels travaux.
Qu’on n’entendent plus dans votre maison tout ce tumulte, que la fumée et
l’odeur des viandes en soient bannies ; que celle foule d’hommes diversement
employés au service de la table, qui vont et qui viennent sans cesse pour
exécuter les ordres du ventre, de ce maître dur et sans pitié, se tiennent
enfin tranquilles. Les collecteurs des tributs laissent au moins quelques
moments de repos à ceux qui sont sous leur juridiction : que le ventre fasse au
moins avec nous une trêve de cinq jours, ce ventre insatiable, qui demande
toujours et n’est jamais satisfait, qui a déjà oublié aujourd’hui ce qu’on lui
donna hier, qui raisonne sur la tempérance lorsqu’il est rempli, et ne songe
plus à ses beaux préceptes dès qu’il a digéré. Le jeûne ne connaît pas l’usure
; ces intérêts accumulés, qui se replient comme des serpents, sont ignorés à la
table de l’homme sobre. Ses enfants non plus ne recueillent pas le triste
héritage de ses dettes.
Le
jeûne d’ailleurs est propre à inspirer la joie et la satisfaction. On boit avec
plaisir quand on a soif, la faim assaisonne tous les mets : ainsi l’abstinence,
qui interrompt le cours de la bonne chère, réveille l’appétit, et donne du goût
aux viandes. Si donc vous voulez trouver agréable ce que vous mangez, faites
diversion par le jeûne. La satiété des délices en émousse le goût, et l’excès
du plaisir le fait disparaître. Les meilleures choses fatiguent par la
continuité de la jouissance. On jouit avec empressement de ce qui ne s’offre
que de loin en loin. C’est ainsi que le Créateur nous a ménagé par la
vicissitude un plus vif agrément dans les faveurs journalières dont il nous
comble. Le soleil paraît plus brillant après la nuit, le réveil est plus
agréable après le sommeil, la santé est plus douce après la maladie ; la table
de même est plus satisfaisante après le jeûne, pour le riche dont la table est
somptueuse, comme pour le pauvre dont la nourriture est simple et frugale.
Craignez
le malheur de ce riche de l’Évangile, que les délices ont plongé dans les
enfers (Lc 16, 19). Ce n’est point pour ses injustices, mais pour sa vie molle
qu’il a été condamné à un feu éternel. Pour éteindre ce feu, il faut de l’eau.
Ce n’est pas seulement pour la vie future que le jeûne est utile ; il contribue
encore à la santé dans cette vie. Un excessif embonpoint est sujet à bien des
retours, parce que la nature qui succombe ne peut en soutenir le poids. Vous
dédaignez maintenant de boire de l’eau ; prenez garde d’avoir par la suite,
comme le mauvais riche, à en désirer une seule goutte. L’eau n’a jamais enivré
personne ; l’eau ne charge pas la tête, elle ne lie ni les pieds ni les mains :
quand on boit de l’eau, on n’a jamais besoin pour marcher du secours d’autrui.
Les mauvaises digestions, suite de l’intempérance, occasionnent des maladies
fâcheuses. L’extérieur de l’homme qui jeûne n’a rien que de vénérable. Son
teint n’est pas fleuri, ni coloré d’un rouge insolent, mais décoré d’une pâleur
modeste ; ses yeux sont doux, sa démarche grave, son air réfléchi : il ne se
permet pas un repas immodéré ; son langage est aussi tranquille que son âme est
pure.
Rappelez-vous
les saints des siècles passés, dont le monde n’était pas digne, qui erraient
couverts de peaux, manquant de tout, persécutés, affligés (He 11, 37-38).
Imitez leur conduite, si vous voulez obtenir leur gloire. Qu’est-ce qui a fait
reposer Lazare dans le sein d’Abraham ? n’est-ce pas le jeûne ? Toute la vie
Jean-Baptiste n’était-elle pas un jeûne continuel ? il n’avait ni lit, ni
table, ni terre labourable, ni bœuf pour labourer, ni grains, ni serviteur pour
les moudre, en un mot aucune des choses nécessaires à la vie. C’est pour cela
que parmi ceux qui sont nés des femmes, il n’en est point paru de plus grand
que Jean-Baptiste (Mt 11, 11). Entre toutes les tribulations dont se glorifiait
Paul, c’est surtout le jeûne qui l’a transporté au troisième ciel. Enfin
Jésus-Christ notre Seigneur, après avoir fortifié, par le jeûne, la chair qu’il
a prise pour nous, a voulu soutenir dans cette même chair les attaques du
démon, afin de nous apprendre comment nous devons nous disposer et nous exercer
aux combats des tentations. Comme la divinité du Fils de Dieu le rendait
inaccessible à l’esprit tentateur, il s’est assujetti à nos besoins, afin de
lui donner occasion de l’attaquer par cette apparence de faiblesse. Près de
monter aux cieux, s’il a pris de la nourriture, ce n’était que pour fournir des
preuves de sa résurrection.
Et
vous, vous ne cesserez pas d’engraisser votre corps à l’excès, tandis que vous
ne vous embarrassez nullement de laisser dessécher votre esprit en négligeant
de le nourrir d’une doctrine salutaire et vivifiante ! Dans la mêlée, secourir
un parti, c’est faire succomber l’autre : ainsi se ranger du parti de la chair,
c’est combattre contre l’esprit ; comme passer du côté de l’esprit, c’est
assujettir la chair : car ce sont deux puissances opposées. Si donc vous voulez
fortifier l’esprit, il vous faut dompter la chair par le jeûne. C’est là ce qui
a fait dire à l’Apôtre : Plus l’homme intérieur se détruit en nous, plus
l’homme extérieur se renouvelle, et ailleurs : Lorsque je suis faible, c’est
alors que je suis fort (2 Co 4, 16 - 12, 10). Ne mépriserez-vous pas des
viandes corruptibles ? ne désirerez-vous pas la table du royaume céleste, que
vous préparera le jeûne d’ici-bas, ignorez-vous que l’intempérance vous
engendre une foule de vers rongeurs ? Qui jamais dans les délices continuelles
d’une table abondante, mérita de participer aux grâces spirituelles ? Il fallut
que Moïse se disposât par un second jeûne à recevoir une seconde fois les
préceptes de la Loi (Ex 34, 28). Les Ninivites n’auraient pu échapper à la
ruine totale dont ils étaient menacés s’ils n’eussent fait jeûner jusqu’à leurs
animaux. Quels sont les Juifs dont les corps sont restés étendus dans le désert
(He 3, 17) ? ne sont-ce pas ceux qui demandaient à manger de la chair ? Tant
qu’ils se contentèrent de la manne et de l’eau du rocher, ils vainquirent les
Égyptiens, ils passèrent la mer à pied sec, il n’y avait pas de malades dans
leurs tribus (Ps 104, 37) ; mais lorsqu’ils regrettèrent les chairs de l’Égypte
(Ex 16, 3), qu’ils se transportèrent dans ce pays par leurs désirs, ils furent
privés du bonheur de voir la terre promise.
Cet exemple ne vous fait-il pas trembler ? ne craignez-vous pas que votre amour
pour des viandes terrestres ne vous prive des biens éternels ? Le sage Daniel
n’eût pas eu des visions aussi merveilleuses, s’il n’eût purifié et éclairé son
âme par le jeûne. Les vapeurs et les fumées qui s’élèvent de la nourriture
grossière, sont comme un nuage épais qui offusque les lumières par lesquelles
l’Esprit Saint éclaire nos intelligences. Si les anges prennent quelque
nourriture, ce n’est pas du pain selon le témoignage du Prophète : L’homme a
mangé le pain des anges (Ps 77, 25), ils ne connaissaient ni la chair, ni le
vin, ni rien de ce que désirent avec tant d’ardeur les esclaves du ventre. Le
jeûne est une arme qui nous fait triompher de l’armée des démons. Cette sorte
de démons, dit Jésus-Christ, ne se chasse que par la prière et par le jeûne.
Tels sont les grands avantages que le jeûne nous procure.
L’intempérance est la source des plus affreux désordres. Les mets délicats et
les vins exquis nous portent à des passions brutales. Les délices irritent la
concupiscence et allument dans les hommes des désirs furieux qui les rendent
semblables à des chevaux indomptés. Les excès du vin nous font renverser
l’ordre de la nature, pervertir et corrompre l’usage des différents sexes. Le
jeûne au contraire entretient la modestie et la continence dans le mariage ; il
fait qu’on se retranche même les choses permises, et que deux époux se les
interdisent de concert pendant quelque temps pour vaquer plus librement à
l’oraison.
Prenez
garde néanmoins de borner l’avantage du jeûne à l’abstinence des viandes. Le
jeûne véritable est de s’abstenir des vices. Rompez tout lien d’iniquité (Is
58, 4.6) : pardonnez à votre prochain la peine qu’il a pu vous faire,
remettez-lui ses dettes ; ne jeûnez pas pour faire des procès et des querelles.
Vous ne mangez point de chair, mais vous dévorez votre frère. Vous vous
abstenez de boire du vin, mais vous ne modérez aucune des passions qui vous
emportent. Vous attendez le soir pour manger, mais vous consumez tout le jour
dans les tribunaux.
Malheur
à ceux que, non le vin, mais leurs passions enivrent (Is 51, 21). La colère est
une ivresse de l’âme ; elle la trouble et la transporte comme le vin. La
tristesse est aussi une ivresse, puisqu’elle enveloppe et ensevelit la raison.
la crainte est une autre ivresse, quand elle nous fait trembler mal à-propos.
Délivrez mon âme, dit David au Seigneur, de la crainte de mon ennemi (Ps 63,
2). En général, toute passion violente qui trouve et dérange la raison peut
être appelée ivresse. Voyez un homme emporté par la colère : cette passion le
rend ivre ; il n’est plus maître de lui-même, il ne se connaît plus, il ne
connaît aucun de ceux qui sont présents ; il se jette sur tous ceux qu’il
rencontre, comme dans un combat nocturne ; il parle au hasard, il ne peut se contenir,
il invective, il frappe, il menace, il crie, il s’emporte en jurons, il se
livre à toute sa rage. Évitez une pareille ivresse. Fuyez aussi celle que cause
le vin.
Ne
vous préparez pas à boire de l’eau en buvant du vin avec excès. Que l’ivresse
ne vous introduise pas dans les mystères du jeûne. Ce n’est pas l’ivresse qui
conduit au jeûne, comme ce n’est pas la cupidité qui conduit au
désintéressement, ni l’intempérance à la sagesse, ni en général le vice à la
vertu. Il est un autre chemin qui conduit au jeûne ; la frugalité mène au
jeûne, comme l’ivresse mène aux dissolutions. Les athlètes se préparent au
combat par des exercices ; on se dispose au jeûne en s’exerçant à l’abstinence.
Ne cherchez pas à éluder la loi, et à vous dédommager d’avance, par la
débauche, d’un jeûne de cinq jours. C’est en vain que vous mortifiez votre
corps, si vous ne rendez pas cette mortification utile en renonçant au vice.
Vous confiez des provisions à un cellier perfide : vous versez du vin dans un
tonneau percé. Le vin s’écoule par le passage qu’il trouve ouvert, et le péché
demeure.
Un esclave fuit le maître qui le frappe ; et vous ne vous éloignez pas du vin
qui attaque tous les jours votre tête. La meilleure mesure dans l’usage du vin,
c’est de n’en prendre que pour le besoin de son corps. Si vous passez
aujourd’hui les bornes, vous aurez demain la tête pesante, vous serez ennuyé,
étourdi, vous exhalerez une odeur désagréable, vous croirez que tous les objets
qui vous environnent tournent autour de vous. L’ivresse cause un sommeil qui
approche de la mort, et un réveil qui ressemble à un assoupissement.
Ne
songez-vous plus à celui que vous devez recevoir ? C’est lui qui nous fait
cette promesse consolante : Mon Père et moi nous viendrons, et nous ferons en
lui notre demeure (Jn 14, 23). Pourquoi donc recevez-vous d’abord l’ivresse, et
fermez-vous par là l’entrée au Seigneur ? pourquoi invitez-vous l’ennemi à
s’emparer des avenues de votre âme ? L’ivresse ne reçoit pas le Seigneur,
l’ivresse bannit l’Esprit Saint. L’intempérance chasse la grâce, comme la fumée
chasse les abeilles.
Le jeûne est l’ornement de la ville, le soutien du forum, la paix des maisons,
la sûreté des fortunes. Voulez-vous comprendre quelle est sa dignité ? comparez
le jour où nous sommes avec le jour suivant : vous verrez le bruit et le
tumulte se changer en calme profond. Je voudrais que nous fussions aussi sages
aujourd’hui que nous le serons demain, et que demain il régnât la même joie
qu’aujourd’hui.
Que
le Seigneur qui fait succéder les temps les uns aux autres, nous accorde, après
nous être exercés comme de braves athlètes, et avoir pratiqué constamment la
tempérance, d’arriver au jour où nous serons distribuées les couronnes : qu’il
nous accorde, après nous être conformés dans cette vie au Sauveur souffrant, de
recevoir dans la vie future la récompense de nos travaux, de la main du
souverain Juge, à qui soit la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Sources : Homélies, discours et lettres choisis de saint Basile le Grand, traduits par M. l’Abbé Auger, Guyot, Lyon 1927, p. 176-192. Texte grec : PG 31, 164-184