Cette homélie est une des
plus belles de saint Basile par la vivacité des mouvements, le pathétique des
sentiments, la beauté des pensées, la richesse des expressions. Il n'a pas
suivi de plan marqué, suivant son usage. Il attaque avec force, dans la
personne du riche de l'Evangile, la folie et le crime de l'homme avare et
cupide, à qui ses richesses ne causent que des soucis et des inquiétudes; qui
n'use de ses biens que pour satisfaire sa sensualité; qui, au lieu de rendre
grâces à un Dieu bienfaisant, l'irrite par de honteuses débauches; qui, malgré
l'incertitude d'une vie aussi courte, se prépare de longues jouissances; qui,
loin de soulager les misérables, trafique de leurs misères; qui prétend jouir seul de ce qui lui a été donné pour le partager avec les
autres; que ni le plaisir de soulager les malheureux, ni lei récompenses
promises aux Oeuvres de miséricorde, ni les peines réservées à la dureté du
riche impitoyable, ne peuvent rendre sensible aux infortunes d'autrui; dont
toute la conduite enfin tend à lui attirer, dans les jours de la justice, les
malédictions du souverain Juge. On voit dans ce discours, le plus touchant
tableau d'un père infortuné, qui, pressé par le besoin, se détermine à vendre
un de ses fils.
Il est parmi nous deux sortes
d'épreuves. Nous sommes attaqués dans ce monde, ou par l’affliction, qui,
comme l'or dans le creuset, éprouve notre aie et fait connaître sa force en
exerçant sa patience, ou par la prospérité même, qui est un autre genre
d'épreuve. Car il est également difficile, et de ne pas nous laisser abattre
dans les peines de la vie, et de ne pas nous laisser emporter par l'orgueil
dans l'excès du bonheur. Job nous fournit un exemple de la première sorte
d'épreuve. Cet athlète généreux et invincible, qui, lorsque le démon venait
fondre sur lui comme un torrent impétueux, a soutenu tous ses efforts avec un
coeur ferme et inébranlable, s'est montré d'autant plus grand, d'autant plus
élevé au-dessus des disgrâces, que son ennemi lui livrait des combats plus
rudes et plus cruels. Le riche de l'évangile qu'on vient de lire, nous offre un
exemple, entre mille autres, de l'épreuve dans les heureux succès; ce riche
qui possédait déjà de grandes richesses, et qui en espérait de nouvelles, parce
qu'un Dieu bon n'avait point puni d'abord son ingratitude, mais qu'il ajoutait
tous les jours à ses biens, pour essayer si en rassasiant son coeur, il pourrait le tourner
vers la sensibilité et la bienfaisance.
Les terres d’un homme riche, dit l'Evangile, lui ayant rapporté des fruits en abondance, il se
disait à lui-même : Que ferai-je ? Je détruirai mes greniers et j'en construirai
de plus grands (Luc 12,16 et suiv.). Pourquoi donc gratifier de cette
abondance de fruits, un homme qui n'en devait faire aucun bon usage ? c'est
pour qu'on vît se manifester avec plus d'éclat l'immense bonté de Dieu, qui
s'étend jusque sur de pareils hommes; qui fait pleuvoir sur les justes et sur
les injustes, et lever son soleil sur les méchants et sur les bons (Mt 5,45). Mais ce Dieu bon et patient amasse de plus grands supplices contre les
criminels qu'il diffère de punir. Il a envoyé des pluies sur une terre cultivée
par des mains avares, il a ordonné au soleil d'échauffer les semences et de les
multiplier au centuple. Un terrain fertile, une température favorable, des
semences abondantes, des animaux robustes, compagnons des travaux, et les
autres avantages qui font prospérer la culture : voilà les bienfaits dont Dieu a
comblé le riche de l'Evangile. Et que voyons-nous dans ce riche ? des mains
fermées à toute largesse, un coeur dur, insensible aux besoins et aux
souffrances d'autrui. Voilà comme il a reconnu les dons multipliés de son
bienfaiteur. Il ne s'est pas rappelé que les autres hommes sont ses semblables,
il n'a pas songé à faire part aux indigents de son superflu, il n'a tenu aucun
compte de ces préceptes: Ne cessez pas de faire du bien au pauvre; que la
foi et une charité bienfaisante ne vous abandonnent jamais; rompez votre pain
avec celui qui a faim (Pro 3,3 et 27 — ls 58,7). Les leçons, les
cris de tous les prophètes et de tous les docteurs ont été pour lui inutiles.
Ses greniers trop étroits et trop faibles, rompaient sous la multitude des
fruits dont ils étaient chargés; son âme avide n'était pas encore satisfaite. Ajoutant sans cesse à
ce qu'il avoir déjà, grossissant toujours ses biens par les productions de
chaque année, il tomba enfin dans un embarras et des perplexités dont il avait
peine à sortir. Son avarice ne lui permettait pas d'abandonner les anciennes
récoltes; il ne pouvait renfermer les nouvelles, vu leur abondance; il était
donc embarrassé, il ne savait à quoi se résoudre.
Qui n'aurait pas eu pitié de ce
riche, malheureux par sa propre richesse, misérable par les biens qu'il
possédait, plus misérable encore par ceux qu'il attendait ? Ce sont moins des
revenus que lui produisent ses terres, que des gémissements. Ce ne sont pas des
fruits qu'il amasse, mais des peines d'esprit, des inquiétudes et des embarras
cruels. Il se lamente comme le pauvre. Celui qui est pressé par l'indigence fait
entendre ces plaintes: Que ferai-je ? d'où tirerai-je ma nourriture et mes
vêtements ? Que ferai-je? dit aussi ce riche. Son âme est oppressée et agitée
par les soins et les soucis. Ce qui réjouit les autres inquiète l'avare.
L'abondance qui règne dans sa maison ne le satisfait pas; ses celliers qui
regorgent de biens lui causent une peine intérieure; il appréhende que venant
par hasard à jeter les yeux sur les objets qui l'environnent, il ne trouve une
occasion de soulager les indigents. Il me paraît être une parfaite image de ces
gourmands insatiables, qui aiment mieux charger leur estomac outre mesure et se
nuire à eux-mêmes, que d'abandonner leurs restes à celui qui est dans le
besoin.
Reconnaissez, ô riche, celui
dont vous tenez vos richesses; rappelez-vous qui vous êtes, quels sont les
biens que vous administrez, quel est celui dont vous les avez reçus, et
pourquoi il vous a préféré à tant d’autres. Vous êtes le dispensateur d'un
Dieu bon, l'intendant et l'économe de vos semblables. Ne croyez pas que les
productions abondantes de vos champs soient destinées uniquement à satisfaire
votre avidité. Ne regardez pas comme étant à vous les biens que vous avez entre
les mains; ces biens qui, après vous avoir réjoui quelques instants, ne
tarderont guère à être dissipés; ces biens dont on vous demandera un compte
rigoureux. Vous doublez les portes et les serrures pour les enfermer tous, vous
les scellez et les enchaînez de toutes parts; craintif et inquiet, vous
veillez à leur garde, et délibérant avec vous-même, prenant l'avis d'un mauvais
conseiller, vous vous demandez : Que ferai-je ? La réponse était prête et toute
simple: Je soulagerai la faim du pauvre, j'ouvrirai mes greniers, et
j'appellerai tous les indigents. A l'exemple de Joseph, je ferai retentir ces
paroles aussi pleines de grandeur que d'humanité : O vous tous qui manquez de
pain, accourez à moi, recevez chacun votre subsistance de la bonté de Dieu,
prenez votre part des biens qui coulent comme d'une fontaine publique (Gen 47). Mais vous êtes bien loin, oui, vous êtes bien loin de ressembler à Joseph,
vous qui enviez aux autres hommes la jouissance de vos possessions; vous qui,
tenant conseil au-dedans de vous-même, et prenant un parti funeste aux pauvres,
pensez non à soulager les besoins de chacun, mais à garder pour vous seul ce que
vous recueillez, et à priver tons les autres de l'avantage qu'ils pouvaient
tirer de vos richesses. On était près de redemander l'âme du riche de l'Evangile
(Luc 12,20), et il songeait à manger les fruits de ses terres; on devait
la lui redemander cette nuit même, et il imaginait des jouissances pour plusieurs années. On lui a permis de
consulter à loisir, et de manifester ses sentiments, afin de lui faire subir
la sentence digne de sa résolution criminelle.
Craignez de tomber dans la même
faute. L'Ecriture nous offre son exemple, afin que nous évitions son erreur.
Imitez la terre, produisez comme elle, et ne vous montrez pas inférieur à un
être inanimé. Observez cependant que ce n'est point pour sa propre jouissance,
mais pour votre usage, que la terre fait éclore ses fruits; tandis que vous,
vous amassez pour vous-même les fruits de bienfaisance que vous faites paraître
au-dehors : car tout l'avantage des bonnes oeuvres re-tourne à celui qui les
fait. Vous avez nourri l'indigent; ce que vous lui avez donné vous revient avec
usure. Et comme la semence qui tombe sur la terre, profite à celui qui la jette
; de même le pain jeté dans le sein du pauvre, est du plus grand rapport pour
celui qui le donne. Ayez pour fin dans vos cultures de recueillir la semence
céleste. Semez, dit un prophète, semez pour vous-même dans la
justice (Os 10,12). Pourquoi vous tourmenter ? pourquoi vous fatiguer ?
pourquoi cet empressement à enfermer vos biens dans des murs de boue et de
briques ? Une bonne réputation vaut mieux que de grandes richesses (Prov 22,1). Si vous les estimez, ces richesses, pour les honneurs qu'elles
procurent, considérez combien il importe plus à votre gloire d'être appelé le
père d'un millier de pauvres, que de compter dans votre bourse mille pièces de
monnaie. Vous laisserez vos biens sur la terre malgré vous; mais l'honneur qui
vous reviendra de vos bonnes oeuvres, vous le transporterez dans le ciel,
lorsque tout le peuple, environnant le tribunal du souverain Juge, vous appellera son père nourricier,
son bienfaiteur, et vous donnera les autres noms que vous aura mérités votre
bienfaisance. Vous voyez des hommes, jaloux de donner des spectacles de baladins
et d'athlètes, spectacles qu'on doit avoir en horreur, vous les voyez prodiguer
l'or pour repaître leur vanité d'un honneur frivole, pour entendre les cris et
les applaudissements du peuple : et vous, vous épargnez la dépense lorsque vous
devez obtenir une gloire que rien n'égale. Un Dieu qui reçoit vos présents, les
anges qui applaudissent à votre libéralité, les hommes de tous les siècles qui
envient votre bonheur, une gloire éternelle, une couronne incorruptible, le
royaume des cieux; telle est la récompense dont sera payée la distribution que
vous aurez faite de quelques matières périssables. Vous ne pensez à aucun de ces
avantages, et votre amour pour les biens présents vous fait oublier les biens
futurs.
Distribuez ici-bas vos
richesses pour les besoins du pauvre, et soyez jaloux de vous distinguer dans
ces pieuses dépenses. Qu'il soit dit de vous : Il a répandu ses biens dans le
sein des indigents, sa justice subsistera dans tous les siècles (Ps 3,9). N'aggravez pas les nécessités des misérables, en faisant augmenter le
prix de leur subsistance. N'attendez pas la disette pour ouvrir vos greniers. Le monopoleur est maudit du peuple (Pro 2,26). Que la soif de l'or ne
vous fasse pas épier la famine; que la passion de vous enrichir ne vous fasse
point profiter de la misère commune, et craignez de trafiquer des calamités de
vos semblables. Que la colère divine ne soit pas pour vous une occasion de
grossir vos trésors, n'aigrissez pas les plaies des malheureux qu'affligent de cruels fléaux. Mais vous ne considérez que l'or, et
jamais votre frère. Vous connaissez les marques de la monnaie, vous savez
distinguer celle qui est bonne de celle qui est fausse; et vous affectez de
méconnaître votre frère dans le besoin. L'éclat de l'or vous réjouit; et vous
ne faites aucune attention au pauvre qui voudrait vous faire entendre ses
gémissements.
Comment vous mettrai-je sous
les yeux sa situation déplorable ? Après avoir examiné autour de lui quelles
peuvent être ses ressources, il ne se voit ni argent, ni espérance d'en
acquérir. Un petit nombre d'habits et de meubles, qui tous ensemble valent à
peine quelques oboles, voilà tout ce que possède son indigence. Il finit par
tourner ses regards vers ses enfants; il songe à les conduire au marché (1),
pour suspendre la mort qui le menace. Imaginez-vous un combat entre la faim qui
le presse et l'affection paternelle. La faim lui présente la mort la plus triste
, la nature le retient et lui persuade de mourir avec ses enfants. Souvent
poussé, souvent arrêté, enfin il cède, forcé et vaincu par une nécessité
impérieuse et un besoin pressant. Entrons dans le coeur d'un père pour y voir
les réflexions qui l'agitent, Qui vendrai-je le premier ? qui d'entre eux un dur
marchand de grains verra-t-il avec plus de plaisir ? Choisirai-je l'aîné ? mais
je respecte son aînesse. Irai-je au plus jeune ? mais j'ai pitié de son âge
tendre qui ne sent pas encore son malheur. Celui-ci est la plus parfaite image
de ses parents : cet autre est propre aux sciences. Quel cruel embarras ! que devenir? que faire
? qui de ces infortunés dois-je attaquer ? me dépouillerai-je des sentiments
humains ? prendrai-je ceux d'une bête féroce ? Si je veux conserver tous mes
enfants, je les verrai tous périr de faim. devant moi. Si j'en abandonne un
seul, de quel oeil verrai-je ceux qui resteront, auxquels je ne serai devenu
que trop suspect ? comment habiterai-je ma maison, après m'être privé moi-même
de mes enfants ? comment me présenterai-je à une table où sera servi un pain
acheté à un tel prix ? Il part donc en versant un torrent de larmes, pour aller
vendre le plus cher de ses enfants. Son affliction ne vous touche pas, vous ne
pensez pas qu'il est homme comme vous. La faim presse ce malheureux père; et
vous marchandez avec lui, vous le retenez, vous prolongez les douleurs qui le
déchirent. Il vous offre ses propres entrailles pour vous payer sa nourriture;
et, loin que votre main tremble en recevant de son infortune ce qu'elle vous
vend. de plus précieux, vous disputez avec lui, vous craignez d'acheter trop
cher, vous cherchez à recevoir beaucoup en donnant peu, aggravant ainsi de
toutes parts les disgrâces de cet infortuné. Insensible à ses pleurs et à ses
gémissements, votre coeur dur et cruel est fermé à la commisération. Vous ne
voyez que l'or, vous n'imaginez que l'or. L'est la pensée qui vous occupe
pendant votre sommeil, c'est la pensée qui vous occupe encore à votre réveil. Et
comme les personnes dont la tête est dérangée par la folie, ne voient pas les
objets mêmes, mais ceux quo leur présente une imagination malade; de même
votre âme, vivement frappée de l'amour des richesses, ne voit que l'or, ne
voit que l'argent. Vous préféreriez la vue de l'or à la vue même du soleil. Vous souhaitez que tout se convertisse en or sous
vos mains, et vous faites tout ce qui est en votre pouvoir pour que votre voeu
s'accomplisse. Que de moyens n'employez-vous pas pour avoir de l'or ? pour vous
le blé devient or, le vin se durcit en or, la laine se transforme en or. Tous
vos commerces, tous vos projets, vous apportent de l'or; enfin l'or même,
multiplié par l'usure, vous produit de l'or.
Les désirs de l'avarice ne
peuvent être rassasiés ni satisfaits. Nous laissons quelquefois des enfants
gourmands se gorger à leur volonté de ce qu'ils aiment davantage, et nous
parvenons à les dégoûter en les rassasiant. Il n'en est pas ainsi de l'avare.
Plus il se remplit d'or, plus il en désire. Si les richesses abondent chez
vous, n'y attachez pas votre cœur, vous dit le roi Prophète (Ps 1). Mais
vous les retenez lorsqu'elles débordent, et vous fermez exactement tous les
passages. Enfermées et retenues de force dans la maison du riche, que font-elles
? elles rompent toutes les digues, se répandent malgré lui, et faisant violence
comme un ennemi qui vient fondre tout-à-coup, elles renversent et détruisent ses
magasins et ses greniers. Il en construira de plus grands, dira-t-on. Mais qui
est-ce qui l'assure qu'il ne les laissera pas à son héritier, avant qu'il les
ait rétablis ? car il pourra être enlevé du milieu des vivants, avant qu'il ait
pu relever, selon ses désirs avares, les édifices où il renferme ses récoltes.
Le riche de l'Evangile a trouvé une fin digne de ses résolutions iniques. O vous
qui m'écoutez, suivez mes conseils : ouvrez toutes les portes de vos greniers et
de vos maisons; donnez de toutes parts à vos richesses de libres issues. Comme
on pratique des milliers de canaux pour que les eaux d'un grand fleuve se
distribuent également dans une terre qu'elles fertilisent; de même
ouvrez à vos richesses divers passages, pour qu'elles se répandent dans la
maison des pauvres. Les eaux des puits n'en deviennent que plus belles et plus
abondantes lorsqu'on y puise souvent; trop longtemps reposées, elles
croupissent. L'or arrêté dans les coffres n'est qu'un fonds mort et stérile;
mis en mouvement par la circulation, il devient fructueux et se divise pour
l'utilité commune. Quels éloges ne mérite-t-il pas à celui qui le répand pour le
bien de ses frères? ne dédaignez point ces éloges. Quelle récompense ne lui
obtient-il pas du juste Juge ? regardez cette récompense comme assurée.
Que l'exemple du riche condamné
dans l'Evangile, se présente sans cesse à vous. Attentif à garder les biens
dont il jouit déjà, inquiet pour ceux qu'il s'attend de recueillir, sans savoir
s'il vivra le lendemain, il prévient ce lendemain par les fautes qu'il commet
dès aujourd'hui. Le pauvre n'est pas encore venu le supplier, et il manifeste
déjà la dureté de son coeur; il n'a pas recueilli ses fruits, et il donne déjà
des marques de son avarice. La terre officieuse et libérale lui offrait toutes
ses productions; elle lui montrait dans ses champs des moissons épaisses; dans
ses vignes, les ceps chargés de raisins; dans ses divers plants, les oliviers et
les autres arbres, dont les branches courbées sous les fruits, lui annonçaient
une pleine abondance. Pour lui, il était déjà dur et. resserré; il enviait
déjà à l'indigent ce qu'il n'avait pas encore. Toutefois, de quels périls ne
sont pas menaces les fruits avant leur récolte ! souvent la grêle les brise et
les écrase, une sécheresse mortelle nous les arrache des mains, des pluies
excessives qui fondent des nues, les noient et les submergent.
Que n'adressez-vous donc vos prières au Souverain des
cieux, pour qu’il accomplisse ses faveurs ? Mais vous vous rendez d'avance
indigne des biens qu'il vous destine. Vous parlez en secret au-dedans de
vous-même; et le Ciel a jugé vos paroles, et il vous vient d’en haut des
réponses terribles. Mais que se dit à lui-même l'avare ? Mon âme, tu as
beaucoup de biens en réserve; bois, mange, réjouis-toi tous les jours (
Luc 12,19). Quelle étrange folie ! Si vous aviez l’âme d'une bête immonde,
quel autre plaisir lui prépareriez-vous ? Vous êtes si courbé vers la terre,
vous comprenez si peu les biens spirituels, que vous offrez à votre âme de
grossières nourritures, et que vous lui destinez, ce que les entrailles mêmes
rejettent. Si votre âme était décorée de vertus, pleine de bonnes oeuvres et
amie de Dieu, elle serait comblée de biens, elle goûterait une volupté légitime
et pure. Mais puisque vous n'avez que des idées terrestres, que vous vous faites
un dieu de votre ventre, que vous êtes tout charnel, entièrement asservi à vos
passions, écoutez la réponse qui vous convient; ce n'est pas un homme, c'est
le Seigneur qui vous la fait lui-même. Insensé, on vous redemandera cette
nuit votre âme, et ce que vous avez mis en réserve, à qui reviendra-t-il (Luc 12,20)?
La conduite du riche de l'Evangile
est plus extravagante que le supplice éternel n'est rigoureux. Il va être enlevé
de ce monde, et quel est le projet qu'il inédite ? Je détruirai mes greniers
et j'en construirai de plus grands. Je détruirai mes greniers ! Vous ferez
bien, pourrais-je lui dire. Les magasins d'iniquité ne méritent chue trop
d'être détruits. Renversez de vos propres mains ce que vous avez élevé
criminellement. Ruinez ces celliers dont personne ne se retira jamais soulagé. Faites disparaître toute votre
maison, l'asile et le refuge de votre avarice. Enlevez les toits, abattez les
murs, montrez au soleil le blé que vous laissez pourrir : tirez de leurs prisons
les richesses qui y sont enchaînées : exposez aux yeux du public ces cachots
ténébreux où vous tenez vos trésors. Je détruirai mes greniers et j'en
construirai de plus grands. Mais si vous remplissez encore ceux-ci, quel
parti prendrez-vous ? les détruirez-vous de nouveau, et en construirez-vous
d'autres ? Eh ! quoi de plus insensé que de se tourmenter sans lin, que de
construire et de détruire sans cesse avec la même ardeur ? Vous avez, si vous
voulez, des greniers, les maisons des pauvres. Amassez-vous des trésors
dans le ciel (Mt 5,20) : ce que vous y mettrez en réserve ne sera ni
mangé par les vers, ni rongé par la rouille, ni pillé par les voleurs. Je
donnerai aux pauvres, direz-vous, lorsque j'aurai construit de nouveaux
greniers. Vous fixez un long terme à votre vie. Prenez garde que la mort ne se
presse et ne devance ce terme. Promettre de faire du bien annonce plutôt un
coeur dur qu'une âme bienfaisante. Vous promettez, non pour donner par la suite
, mais pour vous débarrasser dans le moment. Car enfin, qui vous empêche de
donner dès aujourd'hui le pauvre n'est-il pas à votre porte? vos greniers ne
sont-ils pas pleins ? la récompense n'est-elle pas prête ? le précepte n'est-il
pas clair ? L'indigent périt de faim, le pauvre nu tremble de froid,
l’infortuné débiteur est traîné en prison; et vous remettez l'aumône au
lendemain ! Ecoutez Salomon : Ne dites pas à celui qui vous demande: Revenez,
et je vous donnerai demain; car vous ignorez ce qui arrivera le jour suivant (Pro 3,28 - 27,1). Quels préceptes vous méprisez, parce que l'avarice vous bouche
les oreilles! Vous devriez rendre grâces à votre bienfaiteur, être joyeux et
content, vous applaudir de n'être pas obligé vous-même d'aller assiéger les
portes d’autrui, mais de voir les malheureux se tenir à la Vôtre: et vous êtes
triste, abattu, d'un abord difficile, évitant d'être rencontré, de peur que
le moindre don ne vous échappe des mains malgré vous. Vous ne connaissez que
cette parole : Je n'ai rien, je ne donnerai pas, je suis pauvre moi-même. Oui,
vous êtes réellement pauvre et dénué de tout bien spirituel. Vous êtes pauvre de
charité, pauvre de bienfaisance, pauvre de confiance en Dieu, pauvre
d'espérance éternelle. Ah! partagez vos récoltes avec vos frères; donnez à
celui qui a faim un blé qui demain sera pourri. C'est le genre d'avarice le plus
cruel de tous, de ne pas faire part aux indigents, même des choses qui se
corrompent.
Quel tort fais-je, direz-vous
peut-être, de garder ce qui est à moi ? Comment à vous ? où l'avez-vous pris ?
d'où l'avez-vous apporté dans ce mon-de ? C'est comme si quelqu'un, s'étant
emparé d'une place dans les spectacles publics, voulait empêcher les autres
d'entrer, et jouir seul, comme lui étant propre, d'un plaisir qui doit être
commun. Tels sont les riches. Des biens qui sont communs, ils les regardent
comme leur étant propres, parce qu'ils s'en sont emparés les premiers. Que si
chacun, après avoir pris sur ses richesses de quoi satisfaire ses besoins
personnels, abandonnait son superflu à celui qui manque du nécessaire, il n'y
aurait ni riche ni pauvre. N'êtes-vous pas sorti nu du sein de votre mère ? ne
retournerez-vous pas nu dans le sein de la terre Et d'où vous viennent les biens
dont vous êtes possesseur ?
Si vous croyez les tenir du hasard, vous êtes un impie;
vous méconnaissez celui qui vous a créé; vous ne rendez pas grâces à celui qui
vous les a donnés. Si vous avouez qu'ils vous viennent de Dieu, dites-vous
pourquoi vous les avez reçus de ce Maître commun? Dieu ne serait-il pas injuste
d'avoir fait un partage aussi inégal des biens de ce monde? Pourquoi êtes-vous
riche, et votre frère est-il pauvre ? n'est-ce pas afin que vous receviez le
prix de votre bienfaisance et d'une administration fidèle, et que lui, il soit
abondamment récompensé de sa résignation et de sa patience? Vous qui
engloutissez tout dans le gouffre d'une insatiable avarice, vous croyez ne faire
tort à personne, lorsque vous privez du nécessaire tant de misérables. Quel est
l'homme injustement avide? n'est-ce point celui qui n'est pas satisfait
lorsqu'il a suffisamment? Quel est le voleur public? n'est-ce pas celui qui
prend pour lui seul ce qui est à chacun ? N'êtes-vous pas un homme injustement
avide, un voleur public, vous qui vous appropriez seul ce que vous avez reçu
pour le dispenser aux autres ? On appelle brigand celui qui dépouille les
voyageurs habillés : mais celui qui ne revêt pas l'indigent nu, mérite-t-il un
autre nom ? le pain que vous enfermez est à celui qui a faim; l'habit que vous
tenez dans vos coffres est à celui qui est nu; la chaussure qui se gâte chez
vous est à celui qui n'en a pas; l'or que vous enfouissez est à celui qui est
dans le besoin. Ainsi vous faites tort à tous ceux dont vous pouviez soulager
l'indigence.
Voilà de beaux discours,
direz-vous; mais l'or est plus beau. Ainsi, lorsqu'on parle de sagesse à ceux
qui vivent dans le désordre, le mal qu'on leur dit de la femme avec laquelle ils
ont un commerce criminel, ne fait, que réveiller le souvenir de
leur passion et les enflammer davantage. Que ne puis-je donc vous mettre sous
les yeux toute la misère du pauvre, afin que vous sentiez de quels gémissements
et de quelles larmes vous composer votre trésor ! De quel prix ne vous
paraîtront pas au jour du jugement ces paroles ! Venez, les bénis de mon
Père, possédez le royaume qui vous a été pi épuré depuis la constitution du
monde : car j'ai eu faire, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous
m'avez donné à boire; j'étais nu, et vous m'avez revêtu (Matth. 25. 34 et
suiv.). Combien ne frémirez-vous pas au contraire, quel sera votre terreur et
votre tremblement, quand vous entendrez cette condamnation ! Retirez-vous de
moi, maudits, allez dans les ténèbres extérieures qui étoffent préparées au
démon et à ses anges : car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger;
j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire; j'étais nu, et vous ne
m'avez pas revêtu (Matth. 25. 41 et suiv.). Ce n'est point celui qui a pris,
que l'Evangile condamne, mais celui qui n'a pas donné.
Je vous ai parlé pour vos vrais
intérêts : si vous suivez mes conseils, vous êtes assurés des biens qui vous
sont destinés et promis; si vous refusez de m'écouter, vous savez quelles sont
les menaces de l'Ecriture : je souhaite que vous ne les connaissiez point par
expérience, et que vous preniez de meilleurs sentiments, afin que vos richesses
deviennent pour vous la rançon de vos péchés, et que vous puissiez parvenir aux
biens célestes qui vous sont préparés, par la grâce de celui qui nous a appelés
tous à son royaume, à qui appartient la gloire et l'empire dans tous les siècles
des siècles. Amen.