SAINT ATHANASE, PATRIARCHE D'ALEXANDRIE
APOLOGIE DE SA FUITE DEVANT LA PERSÉCUTION DU DUC SYRIANUS
(A. D. 357 ou 358)
J'entends dire que Léontius d'Antioche, Narcisse de Nérona, Georges de Laodicée et les ariens leurs comparses, murmurent contre moi, m'insultent et me traitent de timide, parce que je ne me suis pas spontanément offert à leurs coups, alors qu'ils voulaient me tuer. Au sujet de ces injures et de ces calomnies, je pourrais écrire bien des choses qu'ils seraient incapables de contredire. Mais ceux qui les ont entendues les connaissent déjà; aussi me contenterai-je de leur rappeler la parole du Sauveur et celle de l'Apôtre : «Le mensonge vient du démon. Les calomniateurs n'auront point part au royaume de Dieu.» N'est-ce pas là une preuve suffisante qu'ils ne pensent ni n'agissent selon l'évangile ? mais, persuadés que tout ce qui leur plaît est bon, ils le mettent en pratique.
Puisqu'en outre ils affectent de me reprocher ma lâcheté, je crois nécessaire de parler : je rendrai par là manifeste leur iniquité; il apparaîtra de plus clairement qu'ils n'ont même pas lu la sainte Écriture, ou que, s'ils l'ont lue, ils ne croient pas ses oracles inspirés de Dieu. Car, s'ils avaient la foi, ils n'oseraient pas s'afficher ainsi contre les saintes Lettres, et ils n'imiteraient pas, comme ils font, la perfidie des Juifs déicides. Dieu en effet leur avait donné ce précepte : «Honore ton père et ta mère», et encore : «Celui qui injurie son père et sa mère sera frappé de mort». Malgré cela, les Juifs agissaient contre la loi, changeant l'honneur en l'insulte, les fils mettant à leur usage personnel les ressources pécuniaires dues à leurs parents; ils connaissaient pour l'avoir lu l'exemple de David, mais ne le mettaient pas en pratique, car ils faisaient un crime à des gens innocents de ce qu'ils arrachaient des épis et les froissaient dans leurs mains le jour du Sabbat. Or ils n'avaient cure ni de la loi ni du Sabbat. Mais, méchants comme ils l'étaient, ils jalousaient les disciples qu'ils voyaient sauvés, et ne voulaient qu'une chose, le triomphe de leurs idées. Aussi recueillirent-ils le fruit de leur iniquité en devenant un peuple profane et en se rendant dignes d'être appelés princes de Sodome, peuple de Gomorrhe.
Non moins qu'eux, ils me semblent avoir aussi reçu déjà leur châtiment, en ce qu'ils ignorent leur propre folie. Ils ne savent plus ce qu'ils disent et ils croient savoir ce qu'ils ne connaissent pas. Le seul talent qui leur reste est celui de faire le mal et de trouver chaque jour à faire quelque chose de pire. Ils me font un crime de ma fuite, car ils refusent d'admettre que j'ai agi en homme de cœur. D'où vient donc cette prétention chez des ennemis à l'égard de ceux qui ne veulent pas se prêter à leurs mauvais desseins ? Dissimulés comme ils le sont, ils font beaucoup de bruit autour de cette fuite, leurs chefs croyant, dans leur réelle naïveté, me contraindre par injures à me livrer à eux. Ils le voudraient bien et pour l'obtenir ils courent partout; ils se disent mes amis, mais ils me traquent en ennemis; car, déjà enivrés de sang, ils veulent me faire disparaître moi aussi, et cela parce que j'ai toujours haï leur impiété comme je la hais encore aujourd'hui, et qu'après les avoir convaincus d'hérésie, je les cloue comme tels au pilori.
Pourrait-on citer quelqu'un qui, poursuivi et pris par eux, n'ait eu à subir leurs capricieuses avanies ? quelqu'un qui, recherché et enfin découvert, n'ait été traité de façon qu'il pérît misérablement ou qu'il reçût de partout des outrages ? car ce que l'on croit fait par les juges est leur œuvre propre; bien plus, les juges mêmes sont les serviteurs de leur volonté, de leur perversité. Quel est donc le lieu qui n'ait conservé le souvenir de leur malice ? Quel est l'homme qui ait pu avoir un avis différent du leur, sans qu'ils l'aient entouré d'embûches, simulant de bonnes raisons à la façon de Jézabel ? Quelle Église n'a pas à déplorer leurs mauvais procédés à l'égard de son pasteur ?
Antioche pleure son confesseur Eustathe, modèle de l'orthodoxie; Balanée, l'admirable Euphration; Paltos et Antarados gémissent sur le sort de Cymatius et de Carterius; Adrianopolis porte à la fois le deuil et de l'ami du Christ Eutrope, et de son évêque Lucius, qui mourut sous le poids des chaînes dont ils le chargèrent à plusieurs reprises. Ancyre déplore la perte de Marcel, Bérée celle de Cyr, et Gaza celle d'Asclépias, que ces gens de mauvaise foi, après leur avoir fait subir toute sorte d'outrages, firent envoyer en exil; ils nous firent aussi rechercher, Théodule, Olympe de Thrace et moi-même et mes prêtres, dans le dessein de nous faire périr dès qu'ils nous auraient trouvés. Nous aurions sans aucun doute trouvé la mort sans retard, si nous n'avions fui à leur insu, car tel était le sens des lettres envoyées au proconsul Donatus contre Olympe, et à Philagrius contre nous-mêmes. Et ce fut le sort de Paul de Constantinople qu'ils cherchèrent aussi et parvinrent à trouver, et qu'ils firent étrangler publiquement à Cucuse de Cappadoce, par les mains de l'ex-préfet de la ville Philippe, un des défenseurs de leur hérésie, et exécuteur de leurs volontés perverses.
Du moins furent-ils rassasiés après ces exploits, et se tinrent-ils tranquilles ? Pas le moins du monde. Bien loin de s'arrêter, semblables à la sangsue dont parlent les Proverbes, ils puisaient dans le crime une nouvelle vigueur, en s'attaquant à des diocèses plus importants. Qui pourrait dire ce qu'ils commirent ou rappeler tous leurs méfaits ? À ce moment, les Églises étaient en paix et les fidèles pouvaient prier librement dans leurs assemblées : subitement l'évêque de Rome, Libère, le métropolitain des Gaules, Paulin, Denys, métropolitain d'Italie, Lucifer, métropolitain de Sardaigne, et Eusèbe, évêque d'Italie, furent enlevés et envoyés en exil, et cela pour cette seule raison qu'ils répudiaient l'hérésie arienne et qu'ils refusaient de souscrire aux calomnies et aux mensonges forgés contre moi.
Parler de l'illustre et très vénérable vieillard, et vraiment confesseur, Hosius, est chose bien superflue : car personne n'ignore qu’ils lui ont fait subir aussi la peine de l'exil. Bien loin d'être un inconnu, ce vieillard est l'homme le plus en vue de notre époque. Et en effet, combien de synodes n'a-t-il pas réunis ! La sûreté doctrinale de sa parole n'a-t-elle pas été pour tous un guide autorisé ? Quelle Église n'a pas gardé de son gouvernement le plus précieux souvenir ? Est-il un homme qui ait jamais été le trouver, l'âme dans la tristesse, et qui ne l'ait quitté tout consolé ? En est-il qui lui ait mendié ce dont il avait besoin et qui ne se soit retiré satisfait ? Contre ce saint homme, les ariens se sont permis toutes les indignités, parce que lui aussi, connaissant les calomnies que leur fait commettre leur perversité, a refusé de souscrire aux embûches qu'ils dressent contre moi. Et si par les coups sans nombre dont ils l'ont accablé, par les tracasseries qu'ils ont fait subir à ses proches, ils en ont eu raison un moment, vu son grand âge et la faiblesse de ses forces physiques, ils ont par là même montré leur méchanceté et le zèle qui les porte à prouver qu'ils ne sont même pas chrétiens.
Dans la suite, ils envahirent de nouveau Alexandrie, toujours dans le dessein de me tuer, en sorte qu'à partir de ce jour ma situation devint pire qu'auparavant. Un jour, des soldats cernèrent l'église à l'improviste; le calme de la prière fit alors place au tumulte des armes. Bientôt après, durant le carême, l'agent des ariens, Georges de Cappadoce, entra dans la ville et renchérit encore sur le mal qu'ils lui avaient appris à faire.
Après la semaine de Pâques, en effet, les vierges furent incarcérées, les évêques chargés de chaînes et emmenés par les soldats, les orphelins et les veuves privés de leur pain et de leurs demeures. L'assaut était donné aux maisons des chrétiens; en pleine nuit on les chassait de chez eux; l'on désignait leurs demeures aux destructeurs, et ceux qui avaient des frères dans le clergé étaient en péril à cause d'eux. C'étaient déjà là choses horribles : les attentats qui suivirent furent plus atroces encore. La semaine après la Pentecôte, les jeûnes accomplis, les fidèles s'étaient réunis pour la prière dans le cimetière, car ils répugnaient tous à entrer en communion avec Georges; mais ce criminel en eut connaissance; aussitôt il lança contre eux le général Sébastien, un manichéen, qui, suivi d'une multitude de soldats armés de glaives, de flèches et de pieux, fit irruption dans l'église même : il n'y trouva que peu de personnes vaquant à la prière, car, à cette heure tardive, la plupart s'étaient retirées; mais il y commit toutes les horreurs que l'on pouvait attendre d'un homme qui s'était fait l'instrument des ariens, Il fit allumer un immense brasier, puis, faisant amener les vierges devant le feu, il les somma de confesser la foi arienne. Lorsqu'il vit qu'elles ne se laissaient pas vaincre par ses menaces, ni intimider par le feu, il les fit dépouiller et frapper au visage, si bien que pendant quelque temps elles furent à peine reconnaissables.
Pour quarante hommes dont il s'était emparé, il inventa un supplice d'un nouveau genre : à l'aide de verges de palmier fraîchement coupées et encore toutes garnies de leurs piquants, il les fit frapper sur le dos, en sorte que plusieurs d'entre eux durent ensuite recourir au médecin, en raison des piquants qui leur étaient entrés dans les chairs; certains même périrent dans ce tourment au-dessus de leurs forces. Tous les survivants furent ensuite envoyés en exil, en compagnie des vierges, dans la grande Oasis; quant aux cadavres de ceux qui avaient succombé, les bourreaux refusèrent d'abord de les livrer, même aux familles des suppliciés; mais ils les cachèrent soigneusement, croyant qu'en les privant de sépulture, ils pourraient dissimuler leur cruauté. Dans leur démence cependant, ils se trompaient grandement en agissant ainsi; car la preuve de leur perversité et de leur cruauté fut rendue bien plus manifeste par l'attitude même des parents des victimes, qui, d'une part, célébraient avec joie le martyre des leurs, et, d'autre part, se lamentaient sur la perte des cadavres.
Bientôt après ils envoyèrent en exil plusieurs évêques d'Égypte et de Libye, Ammonius, Micus, Gaius, Philon, Hermès, Plenius, Psenosiris, Nelammon, Agathus, Anagamphus, Marc, Ammonius, un autre Marc, Dracontius, Adelphius et Athénagore; et aussi les prêtres Hierax et Dioscore. Ils les traitèrent même si durement que plusieurs périrent, les uns sur la route, d'autres dans le lieu de leur exil. Ils firent en outre partir plus de trente évêques, animés qu'ils étaient, comme Achab, du zèle de supprimer la vérité s'ils le pouvaient. Tels furent tous les méfaits de ces impies !
À quelque temps de là les ariens marchaient avec les soldats pour les exciter et pour me désigner à eux, car je leur étais inconnu… Il faisait nuit; quelques fidèles célébraient avec nous la vigile de la synaxe du lendemain. Le général Syrianus survint tout à coup, accompagné de plus de cinq mille hommes armés d'épées, de glaives nus, d'ares, de flèches et de matraques, comme dans la première agression racontée plus haut. Il cerna de près l'église, disposant ses soldats tout autour, afin qu’aucun de ceux qui en sortiraient ne pût franchir leur cordon. Pour moi, il me parut peu raisonnable d'abandonner les fidèles au milieu de cette bagarre, et de ne pas m'exposer au danger en leur place; je m'assit donc sur mon siège, je priai le diacre de lire à haute voix le psaume, à chaque verset duquel le peuple répondrait : «car sa miséricorde est éternelle». J'intimai en même temps aux fidèles l'ordre de se retirer tous pendant ce chant et de rentrer chez eux. Mais subitement le général fit irruption dans l'église, et ses soldats vinrent cerner le sanctuaire pour se saisir de moi : alors les clercs présents et tous les assistants poussèrent des cris; ils me conjurèrent de me retirer tout de suite. Mais je protestai que je ne me retirerais pas avant que chacun fût retourné chez lui. Je me levai, et, leur ayant indiqué une prière, je les suppliai à mon tour de se disperser les premiers, car, leur disais-je, je préfère me savoir exposé au péril, que de voir l'un de vous maltraité. Lorsque la plupart se furent donc retirés, suivis de près par tous les autres, les moines et les quelques clercs de mon entourage m'entraînèrent dans leur fuite : nous franchîmes ainsi (le fait est véridique) le double cordon de troupes qui cernait le sanctuaire et l'église; conduit et gardé par Dieu, j'ai pu fuir ainsi à leur insu, en glorifiant grandement le Seigneur de ce que je n'avais pas abandonné mon peuple, et que d'autre part, après l'avoir fait échapper au danger, j'avais pu mettre ma propre vie en sûreté, et fuir ceux qui cherchaient à me prendre.
Dans : Les Martyrs
R.P. Dom H. Leclerq
Tome 3 (pages 50-57)
publié en 1904