SAINT ATHANASE D’ALEXANDRIE

 
 
 
 
 
APOLOGIE A L'EMPEREUR CONSTANCE
 
1. – Te sachant chrétien depuis de longues années, et, dès tes ancêtres,  ami de Dieu, je te présente aujourd'hui avec confiance la justification de ma conduite. Si je me sers des paroles du bienheureux Paul, (cf. Ac 26,2) c'est pour m'en faire un intercesseur auprès de toi, n'ignorant pas qu'il est un héraut de la vérité et que tu aimes à entendre ses leçons, très pieux Auguste. Pour ce qui concerne les affaires ecclésiastiques et le complot ourdi contre moi, il suffit à ta Circonspection du témoignage souscrit par tant d'évêques;  il suffit même du repentir d'Ursaco et de Valens pour démontrer à tous que rien de ce que l'on avait intenté contre moi n'était vrai. Quel témoignage peut valoir celui qu'ils donnèrent par écrit ? «Nous avons menti, disent-ils, nous avons imaginé : tout ce que l'on a dit contre Athanase est plein de calomnie.» A cette éclatante démonstration, ajoute, si tu daignes l'apprendre, que les accusateurs n'ont rien prouvé contre le prêtre Macarios en ma présence, mais qu'en mon absence ils ont fait entre eux ce qu'ils ont voulu. Or, une telle procédure, comme le déclarent la loi divine et nos lois particulières, est absolument sans valeur. Et ainsi, tu le vois, ta Circonspection, amie de la vérité et de Dieu, me trouve à l'abri de tout soupçon et déclare ceux qui furent contre moi des sycophantes.
 
    2. – Quant à la calomnie soulevée contre moi devant ton Humanité au sujet du très pieux Auguste d'heureuse et éternelle mémoire, Constant, ton frère, calomnie que mes ennemis répandent sourdement et qu'ils ont osé écrire, il suffit de leurs premières accusations pour montrer que celle-ci n'est pas plus fondée. Si d'autres venaient tenir ce langage, l'affaire mériterait d'être appelée devant les tribunaux, et demanderait beaucoup de preuves et de confrontations. Mais, si elle est  l'ouvre des inventeurs des premières accusations, n'est-il pas naturellement démontré qu'elle est, comme elles, une imagination ? Aussi répètent-ils ce bruit loin de moi, dans la pensée de pouvoir surprendre ta Piété; mais ils se sont trompés. Tu ne les as pas écoutes, comme ils le voulaient; dans ta grandeur d'âme, tu as fait place à ma justification. Si, en effet, tu ne t'es pas aussitôt abandonné à ton émotion, si tu n'as pas réclamé de châtiment, ce fut uniquement pour attendre, comme il convient à un roi juste, la justification du calomnié. Si tu daignes l'écouter, j'ai confiance que, dans ce nouveau délit, tu condamneras les téméraires qui ne craignent pas le Dieu qui défend à la bouche de l'homme de mentir au roi.
 
    3. – Je rougis, en vérité, de me justifier de calomnies telles que, je le pense, l'accusateur lui-même n'oserait les renouveler devant moi. Car il sait bien qu'il ment, et que je ne suis pas assez insensé, que je n'ai pas assez perdu l'esprit pour être soupçonné d'avoir eu même la pensée d'un tel crime. C'est pourquoi, si d'autres m'eussent interrogé, je n'eusse pas répondu, pour ne point laisser en suspens, ne fut-ce que dans le temps de mon apologie, la pensée de mes auditeurs; mais, devant ta Circonspection, j'élève, je fais éclater ma voix pour me défendre, et, étendant la main, comme je l'ai appris de l'Apôtre : «Je prends Dieu à témoin contre mon âme.» (II Cor 1,23) Je m'écrie encore, comme il est écrit dans les Histoires des Rois : «Le Seigneur m'est témoin, son Christ m'est témoin» (I Rois 12,5) (permets-moi aussi de le dire), que jamais je n'ai mal parlé de ta Piété à ton frère d'heureuse mémoire, Constant, le très pieux Auguste; jamais je ne l'irritai contre toi, comme l'ont dit les calomniateurs; mais, si parfois, lorsque je me présentais devant lui, il me rappelait ton Humanité, par exemple, quand Thalassus vint à Pitybion, pendant mon séjour à Aquilée, le Seigneur est témoin de ce que je dis de ta Piété. Ces paroles, puise-t-il les révéler à ton âme, afin que tu reconnaisses la calomnie de mes dénonciateurs. Pardonne-moi mes paroles, très clément Auguste, et accorde-moi beaucoup d'indulgence; mais ni cet ami du Christ n'était assez facile, ni moi je n'étais un assez grand personnage, pour nous entretenir de telles choses, pour que j'osasse accuser un frère auprès d'un frère, mal parler d'un empereur à un empereur. Je ne suis pas insensé, ô prince; je n'ai pas oublié la divine parole qui dit : «Ne maudis pas le roi dans ta conscience; ne maudis pas le riche dans le secret de ta chambre, parce que l'oiseau du ciel lui reportera ta parole, et que le messager ailé lui annoncera ton discours» (Ex 10,20). Si les paroles prononcées dans le secret contre les rois ne restent pas cachées, n'est-il pas incroyable que, devant un empereur et une telle assistance, j'aie, parlé contre toi ? Car jamais, je n'ai vu seul ton frère; jamais il ne m'a entretenu seul. J'entrais toujours avec l'évêque de la ville où j'étais et ceux qui se trouvaient à sa cour; nous le voyions ensemble et ensemble nous nous retirions. C'est ce que peut affirmer Fortunatianus, évêque d'Aquilée; c'est ce que peuvent dire le vénérable Hosius, Crispinus de Padoue, Lucillus de Vérone, Denys de Leide, et Vincent, évêque de Campanie : et, puisque Maximin de Trèves et Protase de Milan sont morts, c'est ce que peut encore affirmer Eugène, alors maître de la Chambre; il se tenait devant le voile et entendait ce que nous demandions au prince et ce qu'il daignait nous répondre. C'en est assez pour la démonstration de mon innocence; accorde-moi néanmoins de te rendre compte de mes pérégrinations pour te faire condamner mes frivoles accusateurs.
    – Parti d'Alexandrie, je ne me rendis, ni à la cour de ton frère, ni vers certains personnages, mais seulement à Rome; et, après avoir confié, ce qui était mon seul souci, mes intérêts personnels à l'Église, je fréquentais les réunions de fidèles. Je n'écrivis point à ton frère, sinon lorsque les eusébiens lui adressèrent une lettre contre moi et me mirent dans la nécessité de me justifier d'Alexandrie où j'étais encore; je lui écrivis de nouveau lorsque, invité par lui à disposer en tableaux les divines Écritures, je lui envoyai mon travail car il me faut, dans cette apologie, tout dire à ta Piété. Trois ans se passèrent; à la quatrième année, il m'écrit, m'invitant à me présenter devant lui. Il était à Milan. Et moi, je m'informais du motif de cet honneur; car je ne le connaissais pas, le Seigneur en est témoin; et j'apprit qu'il était venu des évêques qui le priaient d'écrire à ta Piété pour la réunion d'un synode. Crois-moi, ô empereur, il en fut ainsi et je ne mens point. Je me rendis à Milan et je vis une grande humanité. Il daigna me voir, me dire qu'il t'avait écrit et envoyé des ambassadeurs demandant un synode. Je restais dans la ville que j'ai dite, quand de nouveau il me manda dans les Gaules, où se rendait aussi le vénérable Hosius, afin que de là nous prissions la route de Sardique. Après le synode, il m'écrit pendant mon séjour à Naïsse. J'en revins pour passer le reste de mon exil à Aquilée, où me trouva la lettre de ta Piété. Appelé encore une fois par le bienheureux, c'est seulement après être retourné dans les Gaules que je me rendis auprès de toi.
 
    5. – Quel lieu, quel temps l'accusateur assigne-t-il aux discours que me prête sa calomnie ? devant qui ai-je eu la démence d'articuler les paroles que m'attribue son mensonge ? qui l'assiste de sa parole et de son témoignage ? car, selon le commandement de la divine Écriture, la bouche doit dire ce qu'ont vu les yeux. Mais il ne trouvera pas de témoin de ce qui n'est point arrivé; et moi, j'ai pour témoin que je ne mens pas, avec la vérité, ta Piété même. Je te prie, connaissant ta grande mémoire, de te rappeler les paroles que je t'adressai, quand tu daignas me voir, à Viminacium d'abord, puis à Césarée de Cappadoce, et, enfin, à Antioche. T'ai-je mal parlé même des eusébiens qui m’avaient chagriné ? ai-je répondu par des accusations à leurs injustices ? Si je n'accusai même pas ceux contre lesquels j'avais le droit de parler, quelle eût été ma démence d'accuser un empereur auprès d'un empereur, et de mettre aux prises un frère avec un frère ? Je t'en supplie, fais-moi convaincre dans une confrontation on condamne les calomnies, et imite David : «Je poursuivais, dit-il, celui qui parlait en secret contre son prochain» (Ps 100,5). Autant qu'il dépendit d'eux, ils furent meurtriers car la bouche qui ment ôte la vie. Mais la victoire fut à ta patience, qui me donna la liberté de me défendre, afin que ces malheureux pussent être condamnés comme des amis de querelles et des sycophantes. J'en ai dit assez au sujet de ton très pieux frère d'heureuse mémoire; tu peux, dans la sagesse que tu as reçue de Dieu, beaucoup induire de ce peu de paroles et reconnaître l'artifice de l'accusation.
 
    6. – Au sujet de la seconde calomnie, si j'écrivis au tyran (je ne veux pas même dire son nom), je t'en supplie, examine et prononce, comme tu le voudras et par qui tu jugeras à propos. Car l'excès de la calomnie me met hors de moi et me jette dans une profonde stupeur. Et crois, empereur très ami de Dieu, que, réfléchissant en moi-même, je me suis souvent demandé avec incrédulité, s'il y avait quelqu'un d'assez insensé pour oser de tels mensonges. Mais quand je voyais les ariens répandre ce bruit et se vanter d'avoir produit une copie de ma lettre, j'étais encore plus hors de moi et, passant des nuits sans sommeil, je livrais des combats à mes accusateurs, comme s'ils eussent été présents; et tout-à-coup je poussais un grand cri, et aussitôt je priais Dieu, en gémissant avec larmes, de trouver tes oreilles bienveillantes. Je les ai trouvées telles avec la grâce du Seigneur, et pourtant je ne sais par où commencer mon apologie. En effet, toutes les fois que je tente de parler je suis arrêté par l'horreur du crime. Car, enfin, au sujet de ton bienheureux frère, il y avait un prétexte plausible aux yeux des calomniateurs. J'avais le privilège de le voir librement et il daignait écrire en ma faveur à ton affection fraternelle; présent, il m'a souvent honoré; absent, il m'appelait. Mais cet infernal Magnence, le Seigneur et son Christ me sont témoins que je ne le connais pas, qu'il m'est absolument étranger. Quelle liaison entre un inconnu et un inconnu ? Quel motif me pressait d'écrire à un tel homme ? Quel eût été le début de ma lettre ? Lui aurais-je dit : Tu as bien fait de tuer celui qui me comblait d'honneurs et dont je n'oublierai jamais l'amitié. Je t'aime d'avoir fait périr mes amis, des chrétiens, les plus fidèles dés hommes. Je t'aime d'avoir égorgé ceux qui, dans Rome, m'accueillirent avec tant de faveur, ta bienheureuse tante vraiment digne du nom d'Eutropie3 , le noble Abutérius, Spérantius, si fidèle, et tant d'autres hommes de bien.
 
    7. – Le seul soupçon d'un tel forfait n'est-il pas pour mon accusateur un acte de démence ? Car qu'est-ce qui me persuadait de me fier à cet homme ? Quelle sécurité trouvais-je en lui ? Est-ce parce qu'il avait tué son maître, trahi ses amis, violé ses serments et commis l'impiété contre Dieu, en recourant, malgré la décision divine, aux magiciens et aux enchantements ? Avec quelle conscience l'aurais-je salué, lui dont la fureur et la cruauté m'avaient plongé dans la douleur et, avec moi, la partie de la terre que forme notre empire ? Je lui devais, sans doute, beaucoup de reconnaissance pour avoir égorgé ton bienheureux frère qui remplissait les églises d'offrandes ! En vain, le scélérat voyait ces bienfaits : il ne les respecta pas; il ne redouta pas la grâce que le baptême avait communiquée au bienheureux; mais, comme un démon exterminateur, il s'élança avec fureur contre lui. Pour le  bienheureux, ce fut le martyre, et lui depuis, semblable à un captif, gémissant et tremblant comme Caïn, se vit poursuivi, jusqu'à ce que, devenu son propre bourreau, il imitât Judas dans sa mort et s'attirât un double châtiment dans le jugement qui suit cette vie.
 
    8. – C'est d'un tel homme que le calomniateur m'a cru l'ami; ou plutôt il ne l'a pas même cru, mais, en ennemi, s'est porté à cette incroyable imagination : car il sait parfaitement qu'il a menti. Quel qu'il soit, je voudrais qu'il fût ici présent, et l'interroger au nom de la vérité : car tel est le serment des chrétiens; nous parlons comme si nous étions en présence de Dieu. Quel est de nous deux celui qui se réjouissait de la vie du bienheureux Constant, qui faisait pour lui les plus ferventes prières ? C'est ce que montre la première accusation; c'est ce qui est clair pour tous. II est le premier à parfaitement savoir que, dans une telle affection, l'homme qui aimait de cour le bienheureux Constant, n'était pas l'ami de son ennemi; et, s'il étais dans d'autres sentiments que moi, je crains qu'il ne m'ait faussement imputé ce qu'il avait conçu dans sa haine pour le prince.
 
    9. – Je suis ici en terre étrangère et ne sais ce qu'il faut dire pour mon apologie; seulement je me condamne moi-même à mille morts, si le moindre soupçon tombe sur moi. Mais devant toi, ô empereur ami de la vérité, je me justifie avec confiance. Je t'en supplie, comme je l'ai déjà dit, fais une enquête. Tu as d'excellents témoins, les ambassadeurs qu'autrefois t'envoya cet homme, les évêques Servatius et Maxime, et ceux qui les accompagnaient, Clément et Valens. Apprends, je t'en conjure, s'ils m'apportèrent des lettres qui eussent été un motif d'écrire à mon tour. Mais, s'il ne m'a pas écrit, s'il ne me connaissait pas, comment lui eusse-je écrit, moi qui ne le connaissais pas davantage ? Demande si, à la vue de Clément, je ne rappelai point le prince d'heureuse mémoire; si, comme il est écrit, (cf. Ps 6,7) je ne mouillai point mes vêtements de larmes, pensant à cette âme si humaine et amie du Christ. Apprends comme, au récit de la cruauté du monstre, quand je voyais Valens s'avancer à travers la Libye, je tremblais qu'il ne tentai quelque coup d'audace et, comme un brigand, ne massacrât ceux qui conservaient l'amour et le souvenir du bienheureux : et, parmi eux, je prétends ne venir après personne.
 
    10. – Quand je redoutais de tels sentiments, est-ce que je ne priais pas avec plus d'ardeur pour ton Humanité ? J'aimais donc le meurtrier et je te voyais avec chagrin, toi, un frère qui vengeait la mort de ton frère ? J'avais souvenir du crime, et j'oubliais ta bonté et pourtant, après la mort du bienheureux, tu daignais m'assurer par une lettre qu'elle serait toujours pour moi telle qu'elle avait été de son vivant. De quels yeux regardais-je l'assassin ? et comment, priant pour ton salut, ne pas croire que je voyais encore le bienheureux ? car des frères, par la conformité de leur nature, sont l'un pour l'autre comme des miroirs. C'est pourquoi, te voyant en lui, jamais je ne te calomniai; et, le voyant en toi, jamais je n'écrivis à son ennemi; mais plutôt je priais pour ton salut. J'en prends à témoin le Seigneur, qui m'exauça et, dans ses complaisances, te donna l'héritage de tes pères; j'en prends à témoins ceux qui se trouvèrent alors présents, Félicissimus, chef militaire d'Égypte, Rufinus et Stéphanus, l'un vérificateur des finances, l'autre maître du palais; le comte Asténus, Palladius, autrefois maître du palais, Antiochus et Evagrius, préposés aux soies. Je disais seulement : «Prions pour le salut du très pieux Auguste Constance»; et tout le peuple criait d'une seule voix : «Christ, secours Constance !» et longtemps dura cette prière.
 
    11. – Non, jamais je n'écrivis au meurtrier et n'en reçus jamais de lettre. J'en ai appelé au témoignage de Dieu et de son Verbe, son Fils unique, notre Seigneur Jésus Christ; mais accorde-moi d'adresser aussi quelques questions à mon accusateur. Comment est-il parvenu à cette connaissance ? prétendrait-il avoir des autographes de lettres ? car c'est un bruit que les ariens se sont travaillés à répandre. D'abord qu'il produise des caractères semblables aux miens. Et encore n'est-ce pas infaillible : il est d'habiles faussaires qui, plus d'une fois, imitèrent jusqu'à l'écriture de vos mains impériales. Aussi la ressemblance des caractères est-elle sans autorité, si ceux qui ont l'habitude d'en former de pareils ne viennent aussi rendre témoignage à leurs lettres. Je veux encore demander aux sycophantes qui leur a livré ces lettres et où elles furent trouvées ? Car j'avais des secrétaires qui écrivaient sous ma dictée, et cet homme en avait qui recevaient ce qu'on lui adressait et le lui remettaient. Mes secrétaires sont présents; daigne faire appeler ceux de Magnence, qui doivent vivre encore. Informe au sujet de ces lettres, examine comme si tu étais en présence de la vérité, la sauvegarde des rois et surtout des rois chrétiens. Avec elle, vous régnez en sécurité : car, dit la sainte Écriture : «La miséricorde et la vérité sont la garde d'un roi; elles entourent son trône de justice» (Pro 20,28). C'est en s'en faisant un bouclier que triompha le sage Zorobabel, et tout le peuple s'écria : «Grande est la vérité, et elle prévaut» (4 Esdras 4,41).
 
    12. – Si la calomnie s'était adressée à d'autres, je ferais appel à ta Piété, comme l'Apôtre fit appel à César pour voir cesser les complots de ses ennemis; mais puisque c'est près de toi qu'on ose m'accuser, à qui appellerai-je de ton tribunal ? au Père de Celui qui dit : Je suis la vérité , afin qu'il incline ton coeur à la bienveillance. Maître tout-puissant, roi des siècles, père de notre Seigneur Jésus Christ, c'est toi qui par ton Verbe as donné cet empire à ton serviteur Constance. Éclaire son coeur, afin qu'il reconnaisse la calomnie ourdie contre moi et accueille avec bonté mon apologie; qu'il ne laisse ignorer de personne que ses oreilles sont affermies dans la vérité, et que, selon l'Écriture, seules, les lèvres justes sont agréées du roi. C'est ainsi, en effet, que prospère le trône de la royauté, comme tu l'as fais dire par Salomon.
    Ainsi donc, interroge, et que les accusateurs apprennent que tu te préoccupes de découvrir la vérité. Observe si la couleur de leur visage ne dévoile pas leur calomnie : car c'est un indice de la conscience. «Le visage, dit l'Écriture, s'épanouit dans la joie du coeur; mais, dans le chagrin, il est triste» (Pro 15,13). Ainsi la conscience trahit les complots des frères de Joseph; ainsi le visage de Laban montra sa méchanceté contre Jacob. Aussi vois-tu le soupçon chez ceux qui fuient et se cachent, et, en nous, la liberté de la justification : car il ne s'agit pas aujourd'hui de biens de fortune, mais de la gloire de l'Église. Celui qui est frappé d'une pierre, cherche le médecin; mais les coups de la calomnie sont plus aigus que ceux des pierres : «La calomnie, dit Salomon, est une massue, un glaive, un javelot aiguisé» (Pro 25,18). Contre eux, il n'est de remède que la vérité. La néglige-t-on : les blessures s'aggravent plus terriblement.
 
    13. – De là le trouble de toutes les Églises. On imagine des prétextes, et des évêques si considérables et d'un tel âge sont exilés, parce qu'ils sont en communion avec moi. Et si tout devait s'arrêter là, l'attente serait bonne : car tu es humain. Puisse, pour que le mal n'aille pas plus loin, la vérité prévaloir en toi ! Ne laisse pas le soupçon s'élever sur toute l'Église, quand des chrétiens, et surtout des évêques, osent de tels complots et de tels écrits. Si tu ne vaux pas faire de recherches, il est plus juste d'ajouter foi à ma justification qu'à la calomnie. Les calomniateurs font le mal en ennemis; moi, je combats et j'apporte des preuves. J'admire vraiment la réserve de mes paroles et l'impudence où en sont venus mes adversaires, de mentir à un empereur ! Mais examine dans l'intérêt de la vérité et, comme il est écrit, en recherchant, recherche, devant nous, d'où viennent ces propos et où furent trouvées les lettres. Mais on ne convaincra pas un de mes secrétaires, et pas un de ceux du tyran ne parlera : car c'est une imagination. Et peut-être convient-il de ne pas chercher davantage : car on ne le veut pas, de crainte que celui qui écrivit les lettres ne soit nécessairement découvert. Quel est-il ? Seuls les calomniateurs le savent.
 
    14. – Puisque la grande église est aussi devenue un sujet d'accusation, parce que la synaxe y aurait été célébrée avant l'achèvement de l'édifice, je présenterai une nouvelle apologie à ta Piété; car j'y suis réduit par les sentiments hostiles de mes adversaires. Oui, je le confesse, cette synaxe fut célébrée; jusqu'ici je n'ai point menti; je ne vais point maintenant nier la vérité. Mais la chose s'est faite autrement que ne l'ont rapportée les accusateurs. Permets-moi de le dire, nous ne célébrâmes point de jour de dédicace, très pieux Auguste : il nous était interdit de le faire avant d’avoir reçu ton ordre; ce n'est point non plus par préméditation que nous en vînmes à cet acte : aucun évêque, aucun clerc, n'avait été appelé, et les travaux étaient loin d'être terminés. La synaxe ne fut pas même annoncée, pour ne point donner de prétexte à l'accusation. Tous savent ce qui s'est passé; écoute néanmoins avec ta douceur et ta patience. C'était la fête de Pâques. Le peuple était immense et tel que pourraient le désirer dans une ville chrétienne des empereurs amis du Christ. Les églises se trouvant peu nombreuses et trop étroites, il y avait un grand trouble; on demandait à se réunir dans la grande église et que là tous priassent pour ton salut : ce qui se fit. Je les exhortais, à attendre et à se réunir, en se pressant dans les autres églises; ils n'écoutèrent pas et étaient prêts à sortir de la ville et à se rassembler dans le désert, sous le soleil, aimant mieux supporter la fatigue de la route que de célébrer la fête dans le chagrin.
 
    15. – Crois-moi, ô empereur, et ici reçois encore le témoignage de la vérité. Dans les synaxes de la sainte Quarantaine, à cause de l'exiguïté des édifices et de la grande multitude des peuples, beaucoup d'enfants et de nombreuses jeunes femmes, beaucoup de vieilles et de nombreux jeunes hommes, violemment pressés, furent rapportés chez eux : grâce à Dieu, aucun ne mourut ! mais tous murmuraient et demandaient la grande église. Si, avant la fête, telle fut la presse, que fût-il arrivé le jour même de la fête ? toutes choses encore plus fâcheuses. Il ne convenait pas que la joie se changeât pour les peuples en chagrin, l'allégresse en deuil, la fête en pleurs, surtout quand je savais avoir l'exemple des Pères. Le bienheureux Alexandre, quand les églises étaient trop étroites, et que lui-même bâtissait, sous le nom de Théonas, celle qui alors était regardée comme trop grande, y réunissait les fidèles et, malgré les assemblées, n'interrompait pas les travaux.
    J'ai vu la même chose à Trèves et à Aquilée; là aussi, les jours de fête et à cause de la multitude, les évêques faisaient les assemblées dans des lieux encore en construction, et ils ne trouvaient point d'accusateurs. Ton propre frère, d'heureuse mémoire, fit partie, dans Aquilée, d'une telle synaxe. Ainsi je fis moi-même; ce ne fut pas une inauguration, mais une assemblée de prière. Aussi, je le sais, ami de Dieu, tu accueilles avec faveur l'empressement des peuples et me pardonnes de ne pas avoir mis d'obstacle aux prières d'une telle multitude.
 
    16. – Mais je veux encore adresser une question à mon accusateur. Où convenait-il que les peuples priassent, dans le désert ou dans un lieu de prière en construction ? Quel était le lieu convenable, le lieu saint, où le peuple pût répondre amen ? le désert ou l'endroit qui déjà portait le nom du Seigneur ? Et toi, très pieux empereur, où eusses-tu voulu que les peuples levassent les mains et priassent pour toi ? sur le passage des hellènes ou dans un édifice qui, sous ton nom, est désormais, ou plutôt depuis sa première fondation, appelé la maison du Seigneur ? Je sais que tu t'empresses de répondre en faveur de ton église car tu souris, et ton sourire me montre ton sentiment. Mais, dit l'accusateur, il fallait prier dans les églises. Je l'ai dit, elles sont toutes trop petites et trop étroites pour les peuples. Comment convenait-il de faire les prières ? Valait-il mieux que le peuple assistât, par parties et en se divisant, à une prière périlleuse, ou, du moment qu'il y avait désormais un édifice capable de recevoir tous les fidèles, qu'une seule et même voix s'y fît entendre dans une universelle symphonie ? n'était-ce pas préférable ? Ainsi se montrait l'unanimité de la multitude; ainsi sommes-nous plus vite entendus de Dieu. Car, selon la promesse du Sauveur, si deux personnes unissent leurs voix pour tout ce qu'elles pourront demander, il leur sera accorde. Que sera-ce si d'une telle réunion de peuples il s'élève une seule voix disant à Dieu amen ? Qui ne fut dans l'admiration ? Qui ne te félicita à la vue d'un tel peuple assemblé dans un seul lieu ? et les peuples, avec quelle joie ils se regardaient mutuellement, eux qui auparavant se réunissaient en des lieux divers ! Ce fut pour tous du bonheur; seul, le calomniateur fut affligé !
 
    17. – Il me reste à prévenir une autre objection. L'édifice n'était pas achevé, dit l'accusateur, et il n'était pas permis d'y faire des prières. Lorsque tu pries, dit le Seigneur, entre au fond de ta demeure et ferme les portes. Maintenant que dira l'accusateur ? ou plutôt que diront les sages et les vrais chrétiens ? Interroge-les, ô empereur : car c'est de l'un qu'il est écrit : «Le fou dira des folies» (Is 32,6), et des autres : «Prends conseil de tout homme de sens» (Tobie 4,19). Quand les églises étaient trop étroites, quand les peuples étaient si nombreux et voulaient s'en aller au désert, que fallait-il faire ? Le désert n'a point de portes et est accessible à qui veut venir; le lieu du Seigneur, au contraire, a des murs et des portes; il fait la distinction des pieux et des profanes. Tout homme sensé, ô empereur, n'en convient-il pas avec ta Piété ? Ici, on le sait, il y a légitime prière; là, soupçon de désordre : excepté pourtant si, privés de sanctuaires, ceux qui prient, comme Israël, habitaient la solitude; encore Israël, en élevant le tabernacle, avait-il désormais circonscrit le lieu de prière. O maître et vrai roi des rois, Christ, Fils unique de Dieu, Verbe et Sagesse, du Père, c'est parce que le peuple implora ta clémence, c'est parce que par toi il invoque ton Père, le Dieu suprême, pour le salut de ton serviteur, le très pieux Constance, qu'aujourd'hui je suis accusé. Je rends grâce à ta bonté qu'on me fasse un crime de l'observance de tes lois. Tout autre eût été l'accusation, et véritable le grief, si, laissant là l'édifice élevé par l'empereur, nous eussions cherché le désert pour prier. Comme alors l'accusateur eût donné carrière à son bavardage ! Comme il eût été persuasif, en disant : Il a méprisé ton lieu de prière; il est contre ton oeuvre; il a ri en passant outre; il a indiqué le désert pour suppléer au manque d'espace; les peuples voulaient prier, il les en a empêchés. Voilà ce qu'il voulait dire; voilà ce qu'il cherchait; il ne supporte pas de ne rien trouver et finit par imaginer des paroles. Si ! tenait ce langage, il me couvrirait de confusion, comme aujourd'hui il me fait injure, quand, à l’exemple du diable, il observe ceux qui prient. Il s'est mépris en lisant l'histoire de Daniel; il t'a cru, l'ignorant ! possédé de l'esprit de Babylone, et ne savait pas que tu es l'ami du bienheureux Daniel, que tu adores le même Dieu que lui, que, loin de les empêcher, tu veux que tous prient pour ton salut et la paix de tout ton règne.
 
    18. – Telles sont mes plaintes contre mon accusateur. Toi, très pieux Auguste, puisses-tu voir revenir de nombreuses années et célébrer la dédicace de notre église ! Les prières que tous ont faites pour ton salut ne sont point un obstacle à cette solennité. Qu'ils se gardent de ce mensonge, les ignorants ! qu'ils apprennent des Pères et lisent les Écritures, ou plutôt qu'ils apprennent de toi, un ami des lettres, ce que firent le fils de Josédec, le prêtre Jésus, et ses frères, le sage Zorobabel, fils de Salathiel, et Esdras, un prêtre, un scribe de la loi. Quand, après la captivité, le temple se relevait, à la fête des Tabernacles, jour de grande solennité et de prière pour Israël, ils rassemblèrent le peuple d'un commun accord dans le vaste vestibule de la principale entrée, tournée vers l'Orient, y disposèrent l'autel de Dieu, firent les offrandes et célébrèrent toute la solennité (I Es 3,10-11). Et ainsi, dans la suite, firent-ils les sacrifices les jours de sabbat et de renouvellement du mois, et les peuples élevaient leurs prières. Et l'Écriture dit clairement que ces choses se faisaient et que le temple de Dieu n'était pas encore bâti; ou plutôt il s'élevait et s'accroissait, au milieu de ces prières. Ni l'attente de la dédicace ne fut un empêchement aux prières, ni les prières des assemblées ne furent un obstacle à la dédicace. Le peuple continuait de prier, et lorsque tout l'édifice fut achevé, on fit la dédicace, on offrit les victimes de l'inauguration, et tous fêtèrent la fin des travaux. C'est ce que firent aussi le bienheureux Alexandre et les autres pères. Ils avaient déjà assemblé le peuple dans leurs églises, quand, après leur achèvement, ils rendirent grâce au Seigneur par la célébration de la dédicace. C'est aussi ce qu'il te convient de faire, ô empereur : l'édifice est prêt; il a été purifié par nos prières; il n'attend plus que la présence de ta Piété, la seule chose qui manque à sa parure. Puisses-tu remplir ce désir et, après avoir élevé une demeure à Dieu, lui offrir la prière qui lui est due ! Tel est le voeu de tous.
 
    19. – Accorde-moi d'examiner la dernière calomnie et permets-moi de m'en justifier. Ils ont osé m'accuser d'avoir résisté à tes ordres, en refusant de sortir de mon église. Je les admire de ne point se fatiguer de calomnier; comme eux, je ne me fatigue point, on plutôt je suis heureux de me justifier : car plus il y a d'apologies, plus ils peuvent être connus.
    J'aurais résisté aux ordres de ta Piété ? à Dieu ne plaise ! Moi qui ne suis pas un assez grand personnage pour résister même au questeur de ville, j'aurais désobéi à un si grand empereur ! Et, à ce sujet, qu'est-il besoin de tant de paroles ? Toute la ville me rend témoignage. Néanmoins permets-moi de
reprendre l'affaire dès le principe. Si tu m'écoutes, tu admireras, j'en suis sûr, la dextérité de mes ennemis. Montanus vint m'apporter une lettre, comme si je t'avais écrit pour aller en Italie et pouvoir combler les vides que je crois voir dans l'ordre ecclésiastique. Je rends grâce à ta Piété d'avoir daigné consentir, comme si je t'avais écrit, et pourvu à ce que je pusse entreprendre ce voyage et l'achever sans fatigue; mais j'admire que ceux qui mentirent à tes oreilles n'aient pas tremblé, à la pensée que le mensonge est le propre du diable et que les menteurs sont étrangers à Celui qui dit : Je suis la vérité. Je n'avais point écrit; une telle lettre, mon accusateur ne saurait la trouver; et, quand il m'eût fallu écrire chaque jour pour jouir de ta vue bienveillante, il n'est ni saint d'abandonner les églises, ni juste d'être importun à ta Piété, surtout quand, même absent, je te vois acquiescer aux demandes qui concernent l'Église. Ordonne-moi de lire les ordres que m'apportait Montanus. Les voici …
 
    20. – Où donc trouvèrent-ils encore cette lettre, ceux qui m'ont accusé ? Je voudrais leur entendre dire qui la leur a donnée. Fais-les interroger, et tu apprendras qu'ils l'ont imaginée comme celle dont ils faisaient tant de bruit sous l'exécrable nom de Magnence. S'ils sont encore pris en délit de mensonge, à quelle justification nous réduiront-ils désormais ? Car tel est leur souci, telle est, je le vois, leur ardeur : tout agiter et tout troubler. Peut-être, à force de propos, t'irritent-ils enfin contre moi; mais de tels, hommes, il est juste de les repousser et de les haïr, parce qu'ils regardent comme leur ressemblant ceux dont ils sont écoutés et pensent que leurs calomnies pourront prévaloir même sur toi. Ainsi prévalut autrefois celle de Doëg contre les prêtres de Dieu (I Roi 22,9); mais celui qui l'écouta était l'injuste Saül. Ainsi Jézabel, par ses calomnies, put nuire au très religieux Naboth (III Rois 21,7); mais celui qui l'écouta était Achab, le méchant et l'apostat. Quant à David, le très saint David, dont il te convient d'être l'imitateur, comme tous le désirent, non seulement il n'admettait pas de tels hommes, mais il les écartait comme des chiens enragés : «Celui qui parlait en secret contre le prochain, je le poursuivais» (Ps 100,5). Et ainsi observait-il le précepte : «Tu n'accueilleras pas de vains bruits» (Ex 23,1). Et vains aussi furent leurs propos auprès de toi; car, comme Salomon, tu demandas au Seigneur, qui t'a exaucé, crois-le, d'éloigner de toi toute parole vaine et mensongère.
 
    21. – Du moment que cette lettre était une oeuvre de calomnie et ne renfermait pas même l'ordre de venir, j'ai reconnu que ce n'était pas une volonté de ta Piété que je me rendisse auprès de toi. Tu ne m'invitais pas ouvertement à venir, tu m'écrivais comme si je t'avais moi-même écrit; tu voulais redresser ce qui semblait défectueux : il était clair, sans que personne le dît, que la lettre apportée n'était pas l'expression de ta Mansuétude. C'est ce que tous reconnurent; c'est ce que j'indiquai par écrit; et Montanus sut que je ne refusais pas de partir, mais que je ne pensais pas qu'il me convînt que ce fût sur ma demande, afin de ne point faire trouver aux sycophantes un nouveau prétexte de dire que j'étais importun à ta Piété. Il est certain que je fis mes préparatifs, comme le sut encore Montanus; j'étais prêt, si tu avais daigné m'écrire, à partir sur-le-champ et à m'empresser de me rendre à ton appel. Je n'étais pas un insensé pour résister à un tel ordre. Ta Piété ne m'écrivit pas. Pouvais-je me présenter sans avoir été appelé ? Que parlent-ils de ma désobéissance, puisqu'il n'y eut point de commandement ? N'est-ce pas encore une calomnie de mes ennemis, qui, dans leur imagination, donnent comme réalité ce qui est sans réalité ? Et maintenant que je me justifie, je crains qu'ils ne bourdonnent partout, comme si je ne daignais pas me justifier, tant je suis pour eux un facile sujet d'accusation, tant ils sont prompts à la calomnie, au mépris de l'Écriture qui dit : «N'aime pas à mal parler, pour ne point être enlevé» (Pro 11,13).
 
    22. – Lorsque Montanus fut parti, vingt et un mois après, arriva Diogène le notaire. Il ne me remit pas de lettre, nous ne nous vîmes point, et il ne me signifia rien qui fit supposer un ordre. Quand Syrianus, le chef de l'armée, entra dans Alexandrie, comme les ariens répandaient certaines rumeurs et annonçaient que tout allait se faire à leur gré, je lui demandai s'il avait une lettre qui autorisât leurs propos. Oui, je le confesse, je demandais une lettre qui fût un ordre. Il me répondit qu'il n'en avait point; je demandai alors que Syrianus ou le préfet de l'Égypte, Maximus me donnassent cet ordre par écrit. Si je mettais une telle insistance, c'est que ton Humanité m'avait écrit de n'être troublé de rien, de ne point faire attention à ceux qui voudraient m'effrayer et de rester sans inquiétude dans les églises. Ceux qui m'avaient apporté cette lettre sont Palladius, autrefois maître du palais, et Astérius, qui fut chef militaire d'Arménie. Permets-moi de te lire la copie de ta lettre; la voici.
 
    23. – «Constance, vainqueur, Auguste, à Athanase. Il n'a pas échappé à ton intelligence que j'ai toujours souhaité le bonheur de mon frère Constant. Quand je sus qu'il avait été enlevé par un complot des plus monstrueux des hommes, dans quelle tristesse fus-je plongé ! Votre prudence en peut juger aisément. Mais, puisque, dans la présente circonstance, il se trouve des gens pour tenter de t'effrayer de ce drame lamentable, j'ai cru devoir envoyer la présente lettre  à ta Dignité. Je t'exhorte à pratiquer le devoir d'un évêque : instruis le peuple à se réunir dans la vraie religion et vaque avec lui aux prières consacrées. Ainsi nous est-il agréable : nous voulons que, conformément à notre décision, tu sois en tout temps évêque dans ton Église.» Et d'une autre main : «Que la Divinité te conserve pendant de longues années, Père très aimé !»
 
    24. – Ils parlèrent de cette lettre avec les juges; mais moi qui l'avais en main, n'avais-je pas raison de demander un écrit et de ne point me prêter téméraire ment à leurs prétextes ? Et eux, en ne montrant point d'ordre de ta Piété, n'allaient-ils pas droit contre la pensée de ta lettre ? Ils ne présentaient pas d'écrit, et moi je ne pensais pas que, sans écrit, leurs paroles fussent conformes à la lettre de ton Humanité : c'est, en effet, contre de telles paroles qu'elle me mettait en garde. Ma conduite fut donc juste, ô Auguste très ami de Dieu : j'étais rentré dans ma patrie avec une lettre; je n'en devais sortir qu'avec une lettre. Il ne fallait pas que j'eusse un jour à répondre d'avoir fui de mon église, mais que, parti par ordre, je pusse donner la raison de ma retraite. C'est ce que pensaient aussi le peuple et les prêtres, et, avec eux, une très grande partie de la ville, pour ne pas dire plus, quand ils se rendirent auprès de Syrianus, près duquel se trouvait le préfet de l'Égypte, Maximus. Ils demandaient qu'on m'écrivît et qu'on  m'envoyât une lettre, ou qu'on cessât de troubler les églises jusqu'à ce qu'ils eussent député vers toi. Comprenant la justice de ces vives instances, Syrianus prit ton salut à témoin et assura devant Hilaire qu'il ne nous troublerait plus, mais en référerait à ta Piété. C'est ce qui ne fut ignoré ni de la suite du général, ni de celle du préfet de l'Égypte. Le prytane de la ville conserve les termes mêmes, et tu peux apprendre que ni moi, ni aucun autre, n'avons résisté à un ordre de toi.
 
    25. – Tous demandaient qu'on leur montrât une lettre de ta Piété. Sans doute, une seule parole de l'empereur a la même autorité qu'un écrit de sa main, surtout quand celui qui la transmet ose écrire ce qu'elle ordonne. Mais, du moment que ces hommes ne disaient point clairement qu'il y eût un ordre, qu'ils ne le donnaient pas par écrit, comme on le demandait, et paraissaient tout faire d'eux-mêmes, je le confesse et le dis avec sincérité, je conçus des soupçons contre eux. II y avait autour d'eux beaucoup d'ariens; ils mangeaient et prenaient conseil avec eux; plus de liberté dans leurs actions; ils n'avaient souci que de me tendre des embûches et des pièges. Rien dans leurs actes qui parût résulter d'un ordre de l'empereur; ils prouvaient eux-mêmes qu’ils agissaient à la demande de mes ennemis. Cette conduite me forçait d'exiger une lettre avec plus d'instance; tout m'était suspect, leurs tentatives et leurs projets; et, rentré dans mon église avec tant de lettres, il ne me convenait pas d'en sortir sans lettre.
    Sur la foi de Syrianus, tous les fidèles se réunissaient dans les églises avec joie et sans inquiétude. Mais, vingt-trois jours après avoir donné sa parole, il envahit l'église avec des soldats, pendant que nous faisions les prières habituelles : c'est ce qu'ont vu ceux des soldats qui sont entrés; on célébrait la veillée de la synaxe du lendemain. Il arriva dans cette nuit des choses telles que les voulaient et d'avance les avaient annoncées les ariens. Ils formaient l'escorte du général, quand il entra; ils étaient les chefs et les conseillers de l'irruption. Conduite qui n'a rien d'incroyable, Auguste très ami de Dieu : car ils n'échappèrent point aux yeux, et tout fut divulgué. A la vue de l'invasion, j'invitai d'abord les peuples à se retirer, et c'est seulement après eux que, caché et conduit par Dieu, comme l'ont vu ceux qui étaient avec moi, je me retirai moi-même. Depuis ce temps, je restai caché, sûr de me justifier auprès de Dieu et de ta Piété. Non, je n'ai point fui, je n'ai point abandonné mon peuple, et j'ai pour témoin de la persécution l'irruption du général, qui fut pour tous le plus grand sujet d'étonnement. Il lui fallait ou ne pas engager m parole, ou après l'avoir engagée, ne point mentir.
 
    26. – Que voulaient-ils donc ? pourquoi la ruse et ces embûches, quand ils pouvaient commander et n'avaient qu'à écrire ? car quelle assurance ne donne pas un ordre de l'empereur ! Mais cette volonté de se dérober rendait plus clair le soupçon qu'ils n'avaient point d'ordre. Que demandais-je de déplacé, ô empereur ami de la vérité ? qui ne conviendrait qu'une telle demande était bien dans la bouche d'un évêque ? Tu sais, toi qui lis les Écritures, quel crime c'est pour un évêque de déserter son église et de ne pas prendre soin du bercail de Dieu. L'absence des pasteurs n'est-elle pas pour les loups une occasion de se jeter sur le troupeau ? C'est ce que cherchaient les ariens et les autres hérétiques, afin que, par mon absence, ils trouvassent le champ libre pour tromper les peuples et les jeter dans l’impiété. Si j'avais fui, quelle apologie présenterais-je aux vrais évêques ? ou plutôt à celui qui m'a confié le troupeau, à celui qui juge toute la terre, au véritable et souverain roi, notre Seigneur Jésus Christ, le Fils de Dieu ? N'aurait-on pas raison de me faire un crime d'avoir négligé mon église ? Ta Piété ne m'adresserait-elle pas ce juste reproche ? Pourquoi, après être rentré avec une lettre, te retires-tu sans lettre et abandonnes-tu les peuples ? Et les peuples, au jour du jugement, ne rejetteraient-ils pas sur moi leur abandon ? ne diraient-ils pas : Il a fui, celui qui nous surveillait, et nous fumes négligés; il n'était personne pour nous avertir. A ces plaintes que répondrais-je ? car tel était le reproche qu'adressait Ezéchiel aux anciens pasteurs; telle est la pensée du bienheureux apôtre Paul, quand, s'adressant à son disciple, il dit à chacun de nous : «Ne néglige pas la grâce qui est en toi, la grâce qui t'a été donnée par l'imposition des mains des prêtres» (I Tim 4,14) Telle était aussi ma crainte, quand je ne voulais pas fuir, mais recevoir un ordre, si telle était la volonté de ta Piété. Je ne reçus point ce que je demandais avec justice, et c'est à tort qu'aujourd'hui je suis accusé devant toi. Non, je ne résistai pas à un ordre de ta Piété et je ne tenterai pas de rentrer dans Alexandria, sans que ton Humanité le veuille. Je m'empresse de le déclarer, afin que les sycophantes ne trouvent point prétexte à une nouvelle attaque.
 
    27. – Ces considérations m'empêchaient de me trouver coupable et je m'empressais avec cette apologie vers ta Piété, connaissant ta clémence, gardant le souvenir de tes infaillibles promesses et plein de confiance dans ces mots des divins Proverbes : «Les justes raisons sont accueillies d'un roi ami des hommes» (Pro 16,13). Déjà je me mettais en chemin et je sortais du désert, quand tout-à-coup se répandit un bruit, qui d'abord semblait incroyable, mais dont la suite a montré la vérité. On disait partout que Libère, évêque de Rome, le grand Hosius d'Espagne, Paulin des Gaules, Denys et Eusèbe d'Italie,
Lucifer de Sardaigne, d'autres évêques, des prêtres, des diacres avaient été bannis, parce qu'ils se refusaient à souscrire contre moi. Pendant qu'ils partaient pour l'exil, Vincent de Capoue, Fortunatianus d'Aquilée, Hérémius de Thessalonique et tous les évêques d'Occident avaient souffert une violence peu commune, une grande contrainte et de cruelles injures, jusqu'à ce qu'ils eussent promis de renoncer à ma communion.
    J'étais dans la stupeur et l'hésitation, et voilà que d'Égypte et de Libye arrive une autre nouvelle. Près de quatre-vingt-dix évêques avaient été persécutés et leurs églises livrées à ceux qui confessent les dogmes d'Arius; seize avaient été exilé; les autres avaient pris la fuite ou s'étaient vus contraints de feindre. Telle était, disait-on, la violence de la persécution, qu'à Alexandrie, pendant que les frères priaient, le jour de Pâques et les dimanches, dans un lieu désert, près du cimetière, le chef militaire, avec plus de trois mille soldats portant des armes, des épées nues et des traits, s'était précipité sur les chrétiens et avait donné lieu à ce qu'on devait attendre d'une telle irruption contre des femmes et des enfants qui ne faisaient que prier Dieu. Peut-être ne convient-il pas aujourd'hui de raconter ces choses, de crainte que leur seul souvenir ne fasse venir des pleurs à tous les yeux. Telle fut la cruauté, que des vierges furent dépouillées de leurs vêtements, et que les corps de ceux qui avaient succombé aux coups ne furent pas immédiatement remis pour être ensevelis, mais jetés dehors en pâture aux chiens, jusqu'à ce que les parents les dérobassent, avec beaucoup de péril, en cachette et en grande peine d'être découverts.
 
    28. – Peut-être le reste paraîtra-t-il incroyable, et, à force d'atrocité, frappera tous les hommes de stupeur. Il faut cependant parler, afin que ta sollicitude et ta piété amies du Christ apprennent que toutes ces calomnies et ces délations n'ont d'autre but que de me chasser des églises et d'y introduire l'impiété. Quand ces vrais et vénérables évêques eurent été bannis ou réduits à fuir, des païens, des catéchumènes, les premiers du sénat et les plus illustres par la richesse, reçoivent des ariens l'ordre d'enseigner, à la place des chrétiens, la foi pieuse. On ne cherchait plus, suivant le précepte de l'Apôtre, si quelqu'un était irrépréhensible; mais, à la manière de l'impie Jéroboam, celui qui donnait plus d'or était nommé évêque. Et peu leur importait qu'il fût païen, pourvu qu'il donnât de l'or. Les évêques, ordonnés par Alexandre, des moines et des ascètes, furent exilés, et ces habiles artisans de calomnies ne négligèrent rien pour violer la constitution apostolique et souiller les églises. Quel fut le fruit de leurs calomnies ? Il leur fut donné de transgresser la loi et de se porter à ces extrémités en ton temps : aussi est-ce contre eux qu'il a été écrit : «Malheur à vous par qui mon nom est blasphémé parmi les nations.» (Rom 2,24)
 
    29. – Malgré ces rumeurs et le bouleversement de toutes choses, je ne ralentis pas mon empressement et je me mis en route pour me rendre auprès de ta Piété; je mettais d'autant plus d'ardeur que j'étais convaincu que ces choses se faisaient contre la pensée de ta Piété. Je me disais que, si ton Humanité apprenait ce qui se passait, elle l'empêcherait de se renouveler à l'avenir car un religieux empereur ne peut vouloir que des évêques soient bannis, des vierges dépouillées et les églises jetées dans le trouble. Telles étaient mes réflexions et je m'empressais sur les chemins; mais voici que m'arrive une troisième nouvelle. On dit que des lettres ordonnent aux tyrans d'Axum de renvoyer l'évêque Frumentius,  de me rechercher jusque chez les barbares, de m'amener sous escorte conformément au formulaire des préfets, de contraindre les peuples et les clercs de communiquer avec l'hérésie arienne, et, s'ils n'obéissaient pas, de les faire périr. Et ce n'était pas une simple rumeur; les faits mêmes parlaient. Si ton Humanité le permet, voici la lettre que ces malheureux lisaient sans cesse, avec menace de mort.
 
    30. – «Constance vainqueur, très grand, Auguste, aux Alexandrins.
 
    Votre ville, fidèle à ses antiques traditions et au souvenir de la vertu de ses fondateurs, vient encore aujourd'hui de montrer son habituelle obéissance. Quant à nous, si nous n'effacions même Alexandre par notre sollicitude pour elle, nous ne nous ferions pas de faibles reproches. C'est le propre d'un esprit sain de montrer sa réserve en tout; mais, accordez-moi de le dire, il appartient à la royauté de saluer avant toutes choses votre vertu. Vous avez été les premiers à établir des maîtres de sagesse et à comprendre la voix de Dieu, vous qui avez choisi les meilleurs guides, accueilli avec empressement notre décret, chassé, comme il le méritait, le trompeur et l'imposteur, adhéré, comme il convenait, à des docteurs d'une gravité et d'une vertu merveilleuse.
    La plupart des citoyens étaient aveuglés : on voyait dominer un homme qui, s'élançant des profondeurs de l'abîme et comme s'il était en pleines ténèbres, entraînait au mensonge les âmes avides de vérité, n'offrait jamais une parole fructueuse et séduisait à force de prestiges. Les flatteurs acclamaient, applaudissaient, s'émerveillaient; à cette heure, ils grondent encore entre les dents; les simples suivaient. C'était un débordement qui, au milieu de la négligence universelle, emportait tout. En tête de la foule était un homme qui, pour parler en toute vérité, ne différait en rien des artisans sédentaires et ne rendait à la ville d'autre service que de ne point précipiter ses citoyens dans des gouffres. Mais ce généreux et illustre personnage n'a pas attendu la sentence; il s'est lui-même condamné en prenant la fuite. Il est de l'intérêt même des barbares de le faire disparaître, de peur qu'il ne persuade l'impiété à quelques-uns d'entre eux, pleurant ses malheurs, comme dans un drame, devant les premiers venus. On lui dira donc un long adieu.
    Pour vous, il me faut vous ranger avec un petit nombre, ou plutôt vous honorer seuls entre tous, vous qui êtes aussi supérieurs en vertu et en intelligence que le proclament vos actes, célébrés, peu s'en faut, par toute la terre. Quelle prudence ! Puissé-je entendre encore autant de messagers raconter et glorifier votre conduite, ô vous qui, par votre ardeur pour la vertu, avez surpassé vos ancêtres et donnez à vos contemporains et à la postérité un si bel exemple ! Vous avez été seuls à choisir, à cause de ses moeurs, le guide le plus parfait pour la parole et la conduite des âmes. Vous n'avez point hésité, vous avez virilement changé de sentiments, vous vous êtes unis au reste de l'Église. De ces soucis terrestres, vous vous êtes élevés aux choses célestes, sous la conduite du vénérable Georges, le plus expérimenté des hommes dans de tels exercices. Puissent ensemble tous les habitants de votre ville se fixer à sa voix comme à une ancre sacrée, afin que nous n'ayons plus besoin d'employer le fer ou le feu à la guérison des âmes souillées ! Nous leur conseillions de renoncer à leur zèle pour Athanase, d'oublier ce bavardage redondant, et de se rappeler qu'ils s'exposent aux derniers dangers. Se trouvera-t-il un homme, même parmi les plus habiles, pour en sauver les séditieux ? Il serait absurde de poursuivre de contrée en contrée le misérable Athanase, pris en flagrant délit d'infamie, pour lui infliger le supplice qu'il mérite, quand il faudrait lui enlever dix fois la vie, et de laisser s'agiter ses flatteurs et ses ministres, des charlatans, des hommes tels qu'il est honteux de les nommer et que depuis longtemps les juges ont reçu l'ordre de mettre à mort. Peut-être ne mourront-ils pas encore, si, renonçant à leurs premières fautes, quoique tard, ils reviennent enfin à résipiscence. Ils avaient pour chef le scélérat Athanase, le fléau de la République, qui porta sur les hommes les plus saints ses mains impies et criminelles.»
 
    11. – Voici la lettre écrite au sujet de Frumentius, évêque d'Aium, aux tyrans de ce pays.
 
    «Constance vainqueur, très grand, Auguste, à Aizanas et Sazanas.
 
    Le principal objet de notre souci et de notre ardeur est la connaissance du Tout-Puissant. Car, je le pense, en de telles choses, la commune espèce des hommes mérite une égale sollicitude, pour vivre dans l'espérance, avec la connaissance de Dieu et sans désaccord sur la recherche du juste et du vrai. Pour vous honorer de la même vigilance et vous faire participer aux mêmes biens que les Romains, nous ordonnons qu'un seul et même dogme soit en vigueur dans les églises des deux peuples. C'est pourquoi envoyez au plus vite l'évêque Frumentius en Égypte devant le très vénérable Georges et les autres évêques d'Égypte, qui, en fait d'ordinations et de semblables jugements, sont des maîtres plus autorisés.
    Vous savez sans doute et vous vous rappelez, à moins que vous ne feigniez d'être seuls à ignorer ce qui est dans toutes les bouches, que ce Frumentius a été élevé à ce rang de la vie par Athanase, un homme couvert de crimes, qui, incapable de se justifier des accusations portées contre lui, fut aussitôt précipité de son siège, et, ne pouvant vivre nulle part, erre d'un pays dans un autre, comme pour échapper à sa méchanceté. Si Frumentius s'empresse d'obéir, prêt à rendre compte de toute la situation, il sera clair pour tous qu'il n'est pas en désaccord avec la loi de l'Église et la foi dominante. Après avoir été jugé, fait ses preuves et rendu compte dé toute sa vie, il sera institué par les évêques, s’il veut être réellement et justement évêque.
    S'il diffère et fuit le jugement, il est bien clair que, séduit par les discours du pervers Athanase, il est impie envers Dieu, avec la même préméditation dont a été convaincu ce scélérat. Il est à craindre qu'il ne passe à Axum et ne corrompe vos peuples par ses discours impies et criminels, et que, non content de troubler, de bouleverser les églises, de blasphémer contre le Tout-Puissant, il ne soit pour chacun de vos peuples en particulier une cause de renversement et de ruine. Mais nous savons qu'après avoir ajouté à son instruction et retiré une grande et commune utilité du commerce du très vénérable Georges et des autres évêques, très versés dans de tels enseignements, il reviendra sur son siège avec une très exacte connaissance de toutes les choses ecclésiastiques. Que Dieu vous garde, frères très honorés !»
 
    32. – A la nouvelle de ces événements et les ayant presque sous les yeux par le récit douloureux de ceux qui les annonçaient, je le confesse, je repris le chemin du désert; je faisais cette réflexion que comprend ta Piété : Si l'on me recherche pour m'envoyer aux préfets, c'est un obstacle qui me ferme l'accès de la clémence impériale. Si ceux qui n'ont pas souscrit contre moi ont tant souffert; si, pour n'avoir pas voulu communiquer avec les ariens, des laïques ont été mis à mort, il n'est pas douteux que les sycophantes imagineront des supplices nouveaux et mille morts contre moi; et, après ma mort, mes ennemis formeront tel complot qu'ils voudront et contre qui ils voudront, mentant plus que jamais, bien surs de n'avoir plus personne pour les convaincre de faux. Je n'ai pas fui par crainte de ta Piété : je connais ta clémence et ton humanité; mais je voyais dans ces forfaits la fureur de mes ennemis et je réfléchissais que, dans la crainte d'être convaincus d'avoir agi contre la pensée de ta Probité, ils feraient tout pour me tuer.
    C'est seulement hors des villes et de l'éparchie que ton Humanité a ordonné de chasser les évêques; et voilà que ces hommes admirables, osant outrepasser tes ordres, ont relégué, au-delà de trois éparchies, dans d'horribles et incultes déserts, des vieillards, des évêques chargés d'années. Ceux de Libye ont été envoyés dans la grande oasis; ceux de la Thébaïde, dans l'oasis d'Ammon. Je le répète : je n'ai pas fui par crainte de la mort; aucun d'eux n'a le droit de m'accuser de lâcheté; mais le Sauveur nous a prescrit de fuir, si l'on nous poursuit; de nous cacher, si l'on nous recherche; de ne point nous livrer à un péril manifeste et enflammer davantage, en nous offrant à leur vue, la colère des persécuteurs. Il y a même crime à se tuer soi-même on à se livrer aux coups de ses ennemis. Fuir, c'est, suivant le précepte du Sauveur, connaître le temps et prendre le véritable intérêt des persécuteurs, afin que, dans leur empressement de sévir jusqu'à la mort, ils ne soient point responsables envers le précepte : Tu ne tueras pas. Et pourtant c'est surtout notre mal qu'ils veulent, quand ils nous calomnient. Ce qu'ils viennent de faire montre que tel est leur souci, tel leur sanguinaire dessein. Après avoir entendu, je le sais, très religieux Auguste, tu seras dans l'étonnement : car elle est vraiment digne de stupeur, cette audace. Quelle est-elle ? écoute en peu de mots.
 
    33. – Le Fils de Dieu, notre Seigneur et notre Sauveur Jésus Christ, qui, fait homme pour nous, a aboli la mort et affranchi le genre humain de la servitude, nous a, entre toutes ses grâces, fait celle d'avoir sur la terre une image de la sainteté des anges, je veux, dire la virginité. Aussi celles qui possèdent cette vertu sont-elles appelées fiancées du Christ par l'Église catholique. Les voyant, les hellènes les admirent comme des temples du Verbe : car chez les seuls chrétiens prospère cette vénérable et céleste institution, qui même est un grand témoignage que chez nous se trouve la réelle, la vraie vénération de Dieu. Ton père d'heureuse mémoire, le très pieux, l'auguste Constantin, les honorait entre toutes; ta Piété, dans ses lettres, les appela souvent honorables et saintes. Mais maintenant les admirables ariens qui nous calomnient et, entourent les évêques d'embûches, les traduisent devant les juges, leurs ministres dociles, les dépouillent de leurs vêtements, les suspendent aux hermétairies4  et leur frappent tant de fois les flancs de trois coups de suite, que jamais les vrais malfaiteurs ne subirent pareil supplice. Pilate autrefois, sollicitant la faveur des Juifs, perça d'un coup de lance un des flancs du Sauveur; eux, ils surpassent encore la fureur de Pilate : ce n'est pas un seul, mais les deux flancs qu'ils déchirent; car les membres des vierges sont par excellence les membres du Sauveur.
    Il suffit que l'on raconte de tels forfaits pour que tous frissonnent à leur récit; eux seuls, non seulement ils ne tremblent pas de dépouiller et de déchirer les membres purs que les vierges ont consacrés à notre seul Sauveur le Christ, mais encore, pour comble d'horreur, lorsque tous leur reprochent une telle cruauté, au lieu de rougir, ils prétextent un ordre de ta Piété : tant ils sont audacieux en tout et pervers dans leurs desseins ! Non, on n'a pas ouï que, même pendant les persécutions, il se soit rien fait de tel; et si un tel forfait s'est jamais rencontré, il ne convenait, quand tu es chrétien, ni que la virginité souffrît cette injure et ce déshonneur, ni que ces malheureux rejetassent leur cruauté sur ta Piété : car c'est un mal personnel aux seuls hérétiques d'être impies envers le Fils de Dieu et cruels envers ses saintes vierges.
 
    34. – Quand les ariens se livraient à tant et de tels crimes, je n'ai point failli en obéissant à la divine Écriture : «Cache-toi, dit-elle, pour un moment, jusqu'à ce que passe la colère du Seigneur.» (Is 26,20) Tel fut le nouveau motif de ma retraite, Auguste très ami de Dieu; je n'ai refusé ni de partir pour le désert, ni, s'il l'eût fallu, de descendre du haut du rempart dans une corbeille. J'ai tout supporté et j'ai habité avec les bêtes sauvages, jusqu'à ce que vous fussiez passés. J'attendais l'occasion d'un tel discours et j'avais la confiance que les calomniateurs seraient convaincus, que ton Humanité se montrerait. O bienheureux et très pieux Auguste, qu'eusses-tu préféré ? que je vinsse, quand mes calomniateurs me cherchaient, ardents de fureur ? ou, selon ce qui est écrit, que je me cachasse un moment, afin que, ce pendant, les sycophantes fussent convaincus d'hérésie et que ton Humanité se manifestât ? Eusses-tu voulu, ô empereur, que je comparusse devant tes juges, afin que, quand tu n'avais écrit qu'en vue d'une simple menace, sans comprendre ta pensée et excités par les ariens, ils me fissent périr en vertu de ta lettre, et, à cause de cette lettre, t'imputassent ma mort ? Il ne me convenait, ni de me présenter de moi-même, ni de me livrer pour qu'on versât mon sang; il ne convenait pas qu'un empereur, ami du Christ, prît à son compte des meurtres de chrétiens, des meurtres d'évêques.
 
    35. – Il a donc mieux valu me cacher et attendre cette occasion. Oui, je sais que, grâce à ta connaissance des divines Écritures, tu m'approuves et applaudis à ma conduite. Voilà que, dans le silence de ceux qui t'irritaient, a paru ta religieuse clémence; voilà qu'il a été démontré à tous que, même dans le principe, ce n'était pas toi qui persécutais les chrétiens, mais que c'étaient nos ennemis qui dévastaient les églises pour répandre partout leur impiété, et que, si je n'avais pris la fuite, j'aurais depuis longtemps été pris dans leurs complots. Car ceux qui n'ont pas refusé de proférer contre moi de telles calomnies devant un si grand prince, ceux qui se sont portés à de tels attentats contre des évêques et des vierges, poursuivaient évidemment ma mort. Mais grâces soient rendues au Seigneur qui t'a donné l'empire, tous ont proclamé ta clémence et leur méchanceté, qui m'a, dans le principe, fait prendre la fuite, afin que je pusse t'adresser cette justification et que tu trouvasses quelqu'un pour exercer ton humanité.
    Je t'en supplie, puisqu'il est écrit : «Une humble réponse écarte la colère» (Pro 15,1); puisqu'il est dit encore : «Les justes raisons sont accueillies du roi» (Pro 16,13), accueille cette apologie, rends tous les évêques et tous le clercs à leurs patries et à leurs églises. Ainsi sera dévoilée la méchanceté des calomniateurs, et toi, maintenant et au jour du jugement, tu pourras dire avec confiance au Seigneur, notre Sauveur et notre souverain roi, Jésus-Christ : «Je n'ai fait périr aucun des tiens». (Jn 18,9 Ce sont eux qui ont comploté contre tous ceux qui t'appartenaient; moi, je me suis affligé sur ceux qui sont morts, sur les vierges déchirées de coups, sur tous les maux faits aux chrétiens; j'ai rappelé les exilés et les ai rendus à leurs églises.