LETTRE A L'AUGUSTE EMPEREUR THÉODOSE,
AMBROISE, ÉVÊQUE
1. Ils sont chers à mon cœur, les souvenirs d'une ancienne amitié; ils sont chers à mon cœur, les souvenirs de tant de bienfaits, de tant de grâces accordées par mes intercessions à une foule de malheureux. Non, je ne puis les oublier, et je ne vous les rappeler que pour vous donner l'assurance que je n'ai évité votre présence auparavant si désirée, ni par oubli, ni par ingratitude, ni par défaut d'attachement. Qu'en peu de mots je vous expose donc les motifs de cette conduite.
2. Je m'étais aperçu qu'au milieu de votre cour j'étais le seul à qui l'on enlevât le droit tout naturel d'entendre, pour me priver en même temps de celui de parler, et j'avais appris que vous vous étiez offensé de ce que quelques décisions prises au sein même de votre conseil étaient parvenues jusqu'à moi. Ainsi donc un droit commun à tout le monde me sera enlevé, encore que le Seigneur dise : «Il n'y a rien de si secret qui ne s’ébruite.» J’ai dès lors apporté tout mon soin à satisfaire, selon que je l'ai pu, aux volontés de l'empereur, soit en évitant dans ma conduite de fournir des sujets de mécontentement, soit en me dérobant aux révélations indiscrètes; en sorte que devant moi chacun se tait par crainte, qu'alors je ne puis rien entendre, et que j’encours la réputation d'un profond dissimulé. Que si quelques paroles se prononcent en ma présence, mes oreilles peuvent être ouvertes; mais il faut que ma voix reste muette, de peur d'exposer à des dangers ceux qui seront soupçonnés de perfidie.
3. Quel parti prendre ? ne rien écouler; mais pouvais-je me boucher les oreilles avec la cire dont parlent les anciennes fables ? Faire connaître le révélateur ? mais je savais quelle était la rigueur des ordres que vous aviez donnés, et je devais craindre l'effusion de sang que pouvaient produire mes paroles. Garderai-je le silence ? mais c'est de tous les partis le plus dangereux, puisque j'enchaîne ma conscience en enchaînant ma voix. Et n'est-ce pas dans quelque prophète que j'ai lu : Si le prêtre n’avertit pas le pécheur, le pécheur mourra dans le péché, mais le prêtre sera coupable et passible de la peine, pour ne l’avoir pas ramené de l'erreur.
4. Apprenez de moi cette vérité, auguste empereur, c'est que je ne puis nier que vous avez du zèle pour la foi, que je dois avouer que vous êtes rempli de la crainte de Dieu, mais que vous avez reçu un caractère impétueux, qui se tourne naturellement vers la clémence quand on cherche à le calmer, qui s'exaspère quand on l'irrite et se porte à d'irréparables excès. Plaise à Dieu que personne n'excite vos emportements, s'il ne se trouve personne pour les apaiser. Volontiers je m’en reposerais sur vous-même, car vous revenez à vous par votre propre impulsion, et la piété qui est en vous vous sert à contenir votre violence naturelle.
5. J'ai mieux aimé vous laisser à vos réflexions que m'exposer à soulever votre colère par quelque action qui eût du retentissement. J'ai mieux aimé paraître manquer aux bienséances qu'au devoir de la soumission, et encourir de la part des autres évêques le reproche de ne pas me servir de l’autorité que ma dignité me donne, que de la part de votre majesté le reproche de ne vous avoir pas rendu tout l'honneur qui vous est dû, Ainsi, vous laissant dans la libre disposition de vos esprits, vous pourrez mettre un frein à votre impétuosité, et mûrir, vos délibérations avec calme. J'en conviens, j'ai pris pour prétexte une raison de santé; mais le mal que je sens ne pourrait guère se guérir que parmi des hommes dont les mœurs fussent plus douces. Toutefois j'eusse plutôt souffert la mort que de ne pas attendre deux ou trois jours votre arrivée. Mais ce n'était pas là vraiment mon devoir.
6. La ville de Thessalonique a vu ce qui n'était nulle part arrivé de mémoire d'homme, ce qu'il n'a pas été en mon pouvoir d'empêcher, ce que je vous avais à l'avance représenté tant de fois comme un crime énorme, crime que votre repentir n'a pu réparer quand votre conscience a intérieurement crié, pour l'avoir commis, et que mon pouvoir sacré n'a pu pardonner. Ce fut au concile assemblé pour l’arrivée des évêques des Gaules, que fut d'abord annoncée cette triste nouvelle. Pas un ne put rapprendre sans émotion; pas un seul qui ne s'en soit montré profondément affligé. Saint Ambroise eût cessé d'appartenir à leur communion s'il eût pu vous absoudre d'un pareil forfait, et l'envie n'aurait pas manqué de m'imputer l’horreur de ce massacre, si je n'avais osé dire que la pénitence était nécessaire pour vous en purger et pour mériter votre réconciliation avec Dieu,
7. Aurez-vous honte, auguste empereur, d’imiter la résignation de David, d'un roi, d'un prophète, d'un aïeul de Jésus Christ selon la chair ? Nathan dit au saint roi : «Un riche qui possédait de nombreux troupeaux, pour traiter un ami qui était venu, loger dans sa demeure, enleva à un pauvre homme sa seule brebis et la lui tua.» Le prince comprit que cette parabole lui reprochait son crime; il le reconnut, et s’écria : «J'ai péché contre le Seigneur.» Ne vous offensez pas, grand empereur, si l'on ose vous dire : Vous avez fait ce que le prophète reprochait à David. Si vous écoutez ces réprimandes avec attention et que vous disiez aussi : «J'ai péché contre le Seigneur.» Si vous avez dans la bouche ce verset du roi-prophète : «Venez, adorons le Seigneur et prosternons-nous devant lui, versons des larmes aux pieds du Dieu qui nous a créés,» on ne manquera pas de vous dire aussi : Puisque vous avez fait pénitence, Dieu vous remet vos péchés, et vous ne mourrez point.
8. David ayant encore ordonné le dénombrement du peuple, ressentit en lui-même un violent remords, et dit au Seigneur : «J’ai grandement péché par mes actions; maintenant, ô mon Dieu, ôtez de devant vos yeux l'iniquité de votre serviteur, car il a grandement péché.» Le prophète Nathan lui fut envoyé de nouveau pour lui offrir le choix entre trois fléaux, savoir une famine durant l’espace de trois ans, ou la fuite devant ses ennemis ,durant trous mois, ou dans ses états la peste durant trois jours. David répondit : «L'alternative est terrible, mais que je tombe, je le préfère, entre les mains du Seigneur, parce qu'il est plein de miséricorde, plutôt que de tomber entre les mains des hommes.» Et cependant quelle était sa faute ? il avait voulu savoir le nombre d'hommes que contenait son royaume, et il devait comprendre que cette science était réservée à Dieu seul.
9. Lorsque déjà la mort moissonnait le peuple, le premier jour, à l’heure du dîner, David apercevant l’ange qui frappait sur la multitude, s’écria : «C'est moi qui ,ai péché, c'est moi qui suis le pasteur et qui ai fait tout le mal; mais mon troupeau, hélas ! qu'a-t-il fait ? que votre bras se tourne contre moi et contre la maison de mon père.» Alors le Seigneur suspendit sa colère, et ordonna à l’ange d'épargner le peuple, à David d'offrir un sacrifice; car alors c'était par le sacrifices que s'expiaient le fautes, comme aujourd'hui on les expie par la pénitence. Cette humilité le rendit plus agréable à Dieu. Et en effet le péché est dans la nature de l'homme; ce qui le rend surtout coupable, c'est de s'obstiner, à ne pas reconnaître ses fautes, à ne pas s’humilier devant Dieu,
10. Le saint homme Job, qui était aussi une des puissances de son siècle, a dit : «Je n'ai pas caché mon péché, je l'ai confessé devant tout un peuple.» Jonoathas, fils de Saül, dit à son père, ce roi cruel : «Ne péchez point contre votre serviteur David.» Et dans un autre endroit : «Pourquoi voulez-vous maintenant vous souiller d'un crime en versant le sang innocent.» Quoique roi, il ne péchait pas moins s'il faisait mourir on innocent ? Enfin David, déjà devenu maître de son royaume, apprenant que l'innocent Abner avait été tué par Joab, général de ses armées, s’écria : «Dès ce jour et dans tous les siècles, moi et mon peuple, nous demeurons purs du sans d'Abner, fils de Ner;» et il se condamna au jeûne et aux larmes.
11. Je ne vous écris point en ces termes pour vous humilier, mais pour vous exciter par l'exemple des rois à effacer par la pénitence cette tache de votre règne, et à élever humblement votre âme vers le Seigneur. Vous êtes homme et dès lors en butte à l'attaque des tentations, il faut en triompher. Le péché ne s'efface que par les larmes de la pénitence. Ni le pouvoir des anges, ni celui des archanges ne peuvent le remettre. Le Seigneur lui-même, qui seul peut dire :«Je suis au milieu de vous,» ne nous pardonne nos péchés que par la rémission de la pénitence.
12. Je vous avertis, je vous conseille, je vous prie, je vous conjure si instamment, parce que mon affliction est grande de penser qu'un prince jusque là le modèle de la plus haute piété, qui avait atteint la perfection dans la clémence, qui ne souffrait pas que l'innocence fût entourée de dangers et de pièges, mon affliction est grande de penser que ce prince reste indifférent au massacre de tant d’innocents. Votre bravoure dans les combats, si souvent couronnée de succès, votre conduite dans tous les autres côtés de votre vie, méritent sans doute les plus grands éloges; mais c'est surtout de votre piété que vos actions avaient reçu toujours le plus d’éclat. Le démon vous a envié ce triomphe. Domptez, surmontez le démon, tandis qu'il vous en reste encore la force. N'ajoutez pas à votre péché celui de vous attribuer ce que tant d'autres ne se sont attribué que par la perte de leur âme.
13. Pour moi, je me sens pour tout le reste dévoué à votre majesté; et ne vous suis-je pas lié par la reconnaissance ? Votre piété me fut plus chère que celle de tous les autres empereurs, et je ne la comparais qu'à la piété de l'un d'entre, eux. Pour moi, je l'avoue, je n'ai aucun sujet de me plaindre, je n'ai aucun sujet d'outrage à vous reprocher, mais je ne suis pas sans crainte pour l'avenir, et je me vois contraint de vous le déclarer, je n'ose pas offrir le saint sacrifice alors que je sais que vous voulez y assister. Ce qui ne saurait m'être permis devant celui qui a versé le sang d'un seul homme pourrait-il me l'être en présence de celui qui a répandu le sang d'une foule innocente ? Non, je ne puis le croire,
14. Enfin, je vous écris de ma propre main une lettre que vous lirez tout seul. Puissé-je par cette voie être délivré de toutes mes tribulations ! car sachez bien que cette défense de sacrifier ne m'a point été intimée ni par un homme ni à cause d'un homme, et que néanmoins elle m'a été manifestement déclarée. Au milieu de mon agitation inquiète, la nuit même où je disposais les préparatifs de mon départ, vous m'avez apparu vous avançant vers l'église; mais moi, il ne m'a pas été permis d'approcher de l'autel et de célébrer le saint sacrifice. Je passe sous silence d'autres visions que j'ai détournées autant que j'ai pu, mais que j'ai souffertes, je crois, pour l'amour de vous, Dieu veuille que tout se termine avec tranquillité; ses avertissements nous arrivent de toutes parts, soit par les signes célestes, soit par les commandements des prophètes; par les visions mêmes des pécheurs; il veut nous faire entendre qu'il est dans nos devoirs de lui adresser des prières pour qu'il éloigne de nous les désastres et les calamités; pour qu'il maintienne la paix durant le règne des princes et perpétue la foi et le repos de l'Église, à qui il importe par-dessus tout de posséder des empereurs et chrétiens et pieux.
15. Certainement vous voulez obtenir la grâce de Dieu : eh bien ! chaque chose a son temps, et l’Écriture dit : «Seigneur, il est temps d'agir.» Et puis, «Voici le temps, ô mon Dieu, de faire éclater ta bonté.» Alors vous offrirez votre don lorsque vous aurez reçu la permission de sacrifier, et que le Seigneur daignera accepter votre offrande. Et n'éprouverais-je pas de la joie d'avoir les bonnes grâces de l'empereur en me conformant à ses volontés, si la nature de cette cause pouvait le souffrir ! Apprenez qu'une simple oraison est aussi un sacrifice, et que ce sacrifice de la prière vous obtient le pardon tandis que l'entrée du temple, comme vous le désirez, est un sujet d'offense. La prière est une preuve d'humilité, l'offrande d'un sacrifice en état de péché une preuve de mépris; car il y a une parole de Dieu qui nous dit : «Observez mes commandements plutôt que de m'offrir des sacrifices.» C'est là ce que Dieu nous fait entendre, ce que Moïse enseigne à son peuple, ce que l'apôtre saint Paul prêche aux nations. Accomplissez donc ce que vous comprenez qu'il est temps d'accomplir. «J'aime mieux faire miséricorde que de recevoir des sacrifices,» a dit le Seigneur. Pourquoi ne serait-on pas meilleur chrétien en condamnant son péché, plutôt qu'en s'efforçant de le justifier ? «Le juste est son propre accusateur dès le commencement de son discours.» Il devient juste celui qui s'accuse de son péché, et non pas celui qui a la hardiesse de s'en applaudir.
16. Pourquoi, avant cet événement funeste, ne me suis-je pas reposé sur mes propres pensées plutôt que sur votre coutume d’agir ? Quand je réfléchis combien vous pardonnez promptement, combien vous vous hâtez de révoquer des ordres sanguinaires, ce qui vous est arrivé si souvent, je reconnais qu’on a prévenu vos retours de clémence en précipitant l’exécution, et je vois que je n'ai pu détourner un malheur contre lequel je ne devais pas me tenir en garde. Toutefois rendons grâces à Dieu, qui se plaît à châtier ceux qui le servent, mais qui ne veut pas les perdre. En vous parlant ainsi j'imite la conduite des prophètes; en vous humiliant par la pénitence vous imiterez la conduite des saints.
17. Ne doutez pas que le père de Gratien ne me soit plus cher que mes propres yeux, et que vos autres enfants, ces chers et aimables sages de votre tendresse, n'obtiennent mon pardon. En leur portant la même affection, j'ai déjà commencé par leur donner un nom qui m'est bien doux, celui de jeunes empereurs. Pour vous, je vous aime, je vous chéris; vous êtes l'objet et de mes vœux et de mes prières. Si vous avez foi en mes paroles, suivez la route que j'indique; si, dis-je, vous avez foi en mes paroles, reconnaissez la vérité que j’annonce. Mais si vous ne croyez pas en moi, pardonnez-moi ma conduite, qui ne me donne d'autre tort que celui de placer Dieu avant toutes choses, et qui ne m'empêche pas de souhaiter, auguste empereur, que vous et vos chers enfants, vous jouissiez d'une paix durable et d'un règne heureux et florissant.